CHAPITRE 31

Bien installée au fond du plus grand fauteuil du salon, un roman plutôt ennuyeux sur les genoux, je regarde distraitement par la fenêtre les oiseaux virevolter autour des arbres déjà parés des couleurs de l’automne. Les hirondelles ont abandonné la cabane de Gabrielle depuis belle lurette, mais lorsque survient un énorme geai bleu sur le perchoir de la mangeoire, les minuscules mésanges, les petites sittelles et tous les autres oiseaux de taille inférieure s’enfuient aussitôt sans même protester. Dure loi que cette loi de la nature, la loi du plus fort, la loi du geai bleu…

Les mois se sont additionnés pour former une année sans trop d’histoires, ni fantastiques ni pathétiques. Au printemps dernier, la femme de Maxime Sigouin a mis au monde une jolie petite fille en parfaite santé. Dès le début de sa grossesse, le médecin a prescrit une recherche génétique sur l’embryon afin de vérifier si le bébé était porteur ou non de la maladie de son père. En général, dans les cas de dystrophie musculaire, les filles en sont les porteuses mais n’en souffrent pas. Les tests s’avérant négatifs, mes amis Anne et Maxime sont finalement devenus parents d’un adorable trésor. Les parents les plus heureux du monde.

Quant à ma nouvelle existence de femme mariée, peu de changements sont survenus en réalité. Plus de treize mois se sont écoulés depuis notre mariage impromptu, et notre vie simple et normale suit son cours. Mon cher mari, s’il a complètement renoncé à ses idées de fuite, reste fidèle à lui-même et s’en remet à sa tendre épouse pour la thérapie et les exercices de son fils. J’en ai fait mon deuil avec l’aide de ma psychologue, et, depuis ce temps, l’atmosphère nous semble plus détendue. Jean-Patrick reste néanmoins un époux prévenant et un père aimant, adoré de tous les siens.

Gabrielle, quant à elle, commence à prendre des allures et des attitudes d’adolescente. Elle se montre de plus en plus indépendante et tournée vers elle-même au grand désespoir de son frère qui voudrait la voir se plier encore à ses caprices et se mêler avec autant d’intérêt qu’autrefois à ses jeux de cape et d’épée. Félix, lui, a beaucoup grandi et dépasse presque d’une tête certains élèves de son âge. Malgré nos problèmes familiaux réglés, la thérapie en orthophonie, la belle réussite dans sa classe de langage et la maturité venant avec l’âge, mon fils demeure un enfant différent, fragile et vulnérable, requérant des besoins bien particuliers.

La décision à prendre quant à son inscription scolaire pour cet automne ne s’est pas avérée facile. En dépit du succès indéniable de son intégration, l’an dernier, dans la classe de langage de mademoiselle Claire, valait-il mieux poursuivre dans une classe à effectif réduit ou bien l’inscrire au cours régulier ? L’enseignante nous a sagement conseillés, je crois.

— Félix est maintenant apte à affronter les exigences d’un enseignement normal. Évidemment, sa dysphasie serait davantage prise en considération dans une classe à effectif réduit d’un autre groupe d’âge, et ses apprentissages s’effectueraient plus facilement. Cependant, si vous l’inscrivez dans une deuxième année ordinaire, on pourra lui offrir une assistance pédagogique personnelle et des rencontres chez l’orthophoniste, non plus hebdomadaires mais toutes les deux semaines, cette fois. Selon moi, le plus vite il rejoindra une classe ordinaire, le mieux il bénéficiera de modèles normaux. Qu’en pensez-vous, madame Lapierre ?

Je me préparais à applaudir à la suite de ce discours quand a suivi la douche froide lancée sans ménagement.

— Félix maîtrise de mieux en mieux sa compréhension du langage et pour les matières académiques, il s’en tirerait assez bien, je crois, sauf naturellement en français pour lequel il recevrait de l’aide. Cependant, il ne saisit pas toujours du premier coup et, de temps à autre, il lui arrive de s’exprimer avec difficulté et hésitation. Tout cela peut risquer de le marginaliser quelque peu, je le crains.

— Ah ! mon Dieu… Pourrait-il souffrir d’intimidation de la part des autres élèves ?

— Tout est question de personnalité. Il s’agit de cultiver sa confiance en lui en travaillant ses habiletés sociales et en développant ses talents. La psychologue de l’école vous expliquerait cela mieux que moi. Et il importera d’en consulter une si jamais vous constatez cet état de choses. Malheureusement, les listes d’attente peuvent s’allonger jusqu’à six mois et même un an. À moins qu’il se trouve une psycho-éducatrice dans l’école de votre quartier pour faire le travail, ce qui n’est pas le cas partout.

Finalement, après réflexions et discussions, Jean-Patrick et moi avons néanmoins opté pour la classe ordinaire. Hélas, mademoiselle Claire ne se trompait pas. Après moins de deux mois d’école en deuxième année régulière, Félix rentre à la maison en pleurant, certains jours. On a ri de lui durant le cours d’éducation physique parce que, n’ayant pas bien compris la consigne, il a lancé le ballon dans son propre filet. L’autre jour, quand il a perdu le fil de son idée par nervosité lors d’un petit exposé oral pour lequel je l’avais pourtant bien préparé, il a fait l’objet de moqueries de la part de ses camarades. Dans la cour de l’école, certaines têtes fortes le surnomment cruellement « Ortho ». Trop souvent, il se retrouve seul dans son coin, laissé-pour-compte.

De plus, les dix heures d’aide pédagogique par semaine promises se réduisent à deux pour le moment, faute de personnel. Et on me laisse peu d’espoir de voir les choses s’améliorer dans un proche avenir malgré mes appels à répétition à la direction. Non seulement on manque de personnel, mais les budgets semblent de plus en plus limités. « Que voulez-vous, ma pauvre dame… »

Ce que je veux ? Surtout pas qu’on achète des meubles ou des chaises dans le salon du personnel avec l’argent qu’on devrait consacrer aux enfants en difficulté ! Tant et aussi longtemps que je n’obtiendrai pas gain de cause, la direction va entendre parler de Geneviève Martin-Lapierre, qu’on se le tienne pour dit ! La révolte gronde en moi. Pourquoi m’avoir promis ce qu’on savait très bien ne pas pouvoir offrir ? Même la psychologue, présente dans l’école uniquement deux jours par semaine, ne pourra nous recevoir avant le début du mois prochain.

En cet après-midi de congé où je devrais m’évader dans un roman me transportant au début du siècle et à l’autre bout de l’univers, je n’arrive pas à faire le vide. À la pensée de mon pauvre Félix, je sens monter la colère, une colère froide et insidieuse devant l’indifférence soudaine, sinon l’impuissance du milieu scolaire face aux problèmes des enfants handicapés.

Pendant encore combien d’années devrai-je me battre pour mener Félix vers la normalité ? Brusquement, je me lève et ferme les draperies d’une main rageuse. Je déteste les geais bleus et tous les gros oiseaux de la nature et je ne veux plus les regarder, fussent-ils les plus beaux. Qu’ils aillent au diable avec leur instinct de survie et leur rejet des plus petits !

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— Vous savez, madame, l’intégration d’enfants en difficulté dans une classe normale ne va pas sans problèmes. Les ressources pour accompagner les enfants ne sont pas toujours au rendez-vous, on a dû vous prévenir.

— Prévenir, prévenir… Ça ne change rien au problème et ça ne constitue pas une excuse, que je sache, même si on nous a avertis ! En fait, Félix se tire très bien d’affaire dans les matières scolaires de base. Nous venons vous consulter au sujet de l’intimidation dont il fait l’objet dans la cour de l’école. L’intimidation et parfois même le rejet méchant. Je jette un œil à Félix, assis à mes côtés. Il reste sans réaction, complètement détaché de la conversation, obnubilé par l’agitation d’un petit robot démontable offert par la psychologue.

Elle me regarde avec un certain détachement. Cette femme d’une quarantaine d’années, élégante et plutôt distante, se trouve confrontée quotidiennement à ce genre de choses comme moi, je le suis à mon bureau avec l’itinérance et les troubles de santé mentale. Elle ne va pas se mettre à brailler de sympathie, de toute évidence. Cela ne règlerait rien, de toute manière.

— Je comprends votre emportement, ma chère dame. Nous allons revoir tout cela ensemble, si vous le voulez bien. Bien sûr, il ne s’agit pas pour vous et moi de changer le système scolaire ni le comportement de ses compagnons et compagnes de classe. Ce dernier élément relève de son professeur et elle y voit, soyez-en certaine. Son rôle est de stimuler chez ses élèves la conscience des autres, le respect des différences et l’empathie. Mais la nature humaine étant ce qu’elle est, certains requins continuent et continueront toujours d’exister en dépit des discours de morale, des rappels à l’ordre, des copies et des retenues. Il incombe à Félix de faire sa place en changeant d’attitude et en s’imposant au lieu de s’écraser. Voilà sur quoi nous allons travailler. Une personne irradiant la confiance et le respect devient rarement victime d’intimidation. Écoutez-moi bien, ce que je vous dis là s’avère de prime importance.

— Comment voulez-vous que mon fils se montre sûr de lui alors qu’il ne saisit même pas tout ce qui se dit autour de lui et éprouve de la difficulté à s’exprimer lui-même ?

— Il s’agit premièrement de cultiver son estime de soi. Commençons d’abord à la maison. Comme la plupart des mères d’enfant handicapé, vous avez dû le surprotéger depuis sa naissance. Ai-je raison ?

— … Oui !

— Vous avez dû tout prévoir, régler, orchestrer votre vie de famille en fonction de Félix, n’est-ce pas ?

— On n’avait pas le choix, il me semble !

Oui, tout a été organisé à cause de son handicap. Où est l’erreur ? S’imagine-t-elle qu’on aurait pu agir autrement et se ficher de lui ? Du bébé qui ne savait pas téter et qui pleurait tout le temps, du bambin qui se roulait par terre en hurlant pour un rien, du jeune enfant pas fichu de comprendre ni de dire des mots, du petit garçon encore aux couches à cinq ans et incapable de réussir normalement sa maternelle, cette femme s’imagine-t-elle que sa mère n’allait pas s’en soucier ? « Surprotéger » est un mot que je refuse d’entendre.

L’envie me prend tout à coup de me lever et de m’en aller en lui faisant un doigt d’honneur. Et elle va me dire que j’oriente même mes réactions émotives en fonction de mon fils, je suppose ? Allons, ma vieille, garde ton calme. Pense plutôt à Félix, tu es venue pour lui, pour lui seul…

Prenant conscience de la froideur de mon silence, à la suite de ses paroles, la femme s’empresse d’ajouter un peu de baume à ses prétentions.

— L’équilibre n’a pas dû s’avérer facile à trouver, je peux très bien comprendre cela, madame. Il ne s’agit pas ici de blâmer qui que ce soit. Je veux simplement vous faire réaliser que, de nos jours, même dans les familles normales, règnent très souvent, pour l’enfant-roi, le « tout cuit dans le bec pour mon trésor », le « tout prévu pour mon pauvre petit » quand ce n’est pas le « tout permis pour mon adorable petit monstre ». Imaginez alors les familles comportant un enfant en difficulté ! Aujourd’hui, certains jeunes n’ont pas à se casser la tête pour organiser leurs temps libres, pas plus qu’ils doivent négocier pour faire valoir leur point de vue. Tout est anticipé, planifié et décidé à l’avance pour favoriser leur bien-être, leur plaisir et la réussite facile de leurs performances. On cherche le meilleur pour eux, quoi ! Je connais un père qui loue personnellement un aréna au complet, une heure par semaine, seulement pour améliorer les prouesses au hockey de son fils de huit ans ! Ce genre de zèle a pour conséquence de mal armer ces enfants-rois pour faire face aux vrais problèmes de la réalité, une fois à l’âge adulte. Cette réalité, vous le savez comme moi, ne ressemble pas toujours à un pique-nique ou à une partie de plaisir comme on a semblé vouloir le leur faire croire pendant des années.

— Mon fils a toujours fait valoir son point de vue à sa manière, vous saurez ! Des crises, il en a faites, probablement à cause de son incapacité à s’exprimer. La dureté de la vie, il la connaît déjà, n’en doutez pas un instant !

— Justement ! Le temps des crises doit s’estomper et Félix doit apprendre à faire valoir autrement sa façon de voir les choses.

— Mais il le fait depuis longtemps, madame ! Laissez-moi vous dire que ses crises deviennent des événements de plus en plus rares. Il sait maintenant se contrôler.

La femme se tourne vers lui et lui offre son plus beau sourire.

— Eh bien, bravo, mon Félix ! Tu deviens réellement un grand garçon raisonnable et je suis contente de toi !

Le grand garçon raisonnable, à cent lieues de notre conversation et toujours occupé à manipuler son jouet depuis une demi-heure, sursaute en s’entendant interpeller.

— Euh… quoi ?

L’idée me vient de lui répéter textuellement le compliment de la psychologue, mais cette dernière ne met pas de temps à m’interrompre.

— Excusez-moi, madame Lapierre, mais Félix peut très bien se débrouiller tout seul pour me répondre sans votre aide. Ainsi, il fera un nouveau pas vers l’autonomie. S’il n’a pas compris mon compliment, il est tout à fait en mesure de m’en aviser. Je reprendrai alors ma phrase et il se sentira fier de pouvoir échanger de lui-même avec moi, sans votre assistance.

Elle s’adresse alors à l’enfant.

— Dis donc, Félix, ta maman affirme que tu es devenu un grand garçon sage. Je te dis un beau bravo !

— Oui, moi sage. Bravo !

— Voilà ! Ainsi naît la fierté. Dorénavant, madame Lapierre, il vous faudra en faire le moins possible à sa place. À la longue, de petite victoire en petite victoire, à force de s’en tirer tout seul, il prendra de l’assurance et améliorera l’estime de lui-même. Voilà le meilleur conseil que je puisse vous donner au sujet de ces malheureuses provocations subies à l’école. Je vous le répète : ceux qui ont confiance en eux se font rarement intimider. Au contraire, ils s’attirent des amis. Quant aux élèves de sa classe, je vous promets d’insister auprès de sa prof. Elle y verra de plus près.

Je ravale ma salive. Même si cela me remue passablement, cette femme parle en connaissance de cause et a parfaitement raison. Je dois l’admettre et accepter la leçon. Mais, emportée par son désir de me convaincre, elle ne me laisse pas le temps de lui répondre et poursuit son discours.

— Donnez-lui plus de responsabilités à la maison. Ses proches devraient être les premières personnes à le considérer désormais comme un enfant normal à part entière et non comme un pauvre petit handicapé souffrant de dysphasie. Et je parle autant pour la grande sœur, probablement très maternelle, que pour ses parents.

— En effet, Gabrielle se montre plutôt surprotectrice… comme moi !

— Au lieu de continuer à cultiver ses talents de manipulateur auprès des siens, Félix doit maintenant développer ses autres qualités, ses aptitudes, ses habiletés, ses centres d’intérêt, et se faire valoir dans ses activités préférées. A-t-il des dispositions pour certains arts ? Ou pour les sports ?

— Rien ne ressort vraiment pour le moment, à part une certaine habileté à dessiner. Nous aurions aimé l’inscrire dans un sport d’équipe mais n’avons pas osé. Trop risqué d’y subir de la discrimination, justement, à cause de son incompréhension des consignes, des règlements et tout…

— Dans ce cas, il existe des sports individuels pour le valoriser. Je ne sais pas, moi, la natation ou le karaté, par exemple. Et pourquoi pas adhérer à un club de jeu d’échecs ou de philatélie ? Il importe que Félix excelle dans une sphère ou une autre, quelque chose bien à lui où il se sentira sûr de lui-même. Grâce à cette activité, il pourra épater ses compagnons.

Voilà une bonne idée et j’y pense depuis longtemps. D’entendre la psychologue me la répéter m’encourage à m’y mettre plus sérieusement. Ou plutôt à y mettre Félix plus sérieusement ! Pourquoi pas le racquetball ou le tennis ? Il adorerait jouer avec son père au club sportif. On pourrait l’inscrire à des cours. Et l’été prochain, il pourrait jouer au parc dans l’équipe du quartier.

Soudain, je vois la psy se lever et se pencher au-dessus de Félix en appuyant ses mains sur les bras de la chaise.

— Quant à toi, mon garçon, pas question de te laisser achaler par les autres, compris ? Et il ne faut jamais pleurer devant les méchants qui veulent te faire pleurer. Quand ils t’agacent ou se moquent de toi, tu leur montres ta main et tu leur réponds : « Parle à ma main ! Moi, je ne veux pas te parler ! » Es-tu capable de me répéter cela, mon Félix ?

— Parle à ma main ! Moi… pas te parler !

— Super ! Puis tu te retournes en leur disant : « Va-t’en, j’ai pas besoin de toi ! »

— Va-t’en… pas besoin toi !

— Parfait ! Si tu agis de la sorte, sais-tu ce qui va se passer ? Les méchants vont s’en aller, déçus de ne pas te voir pleurer. Et tu vas pouvoir te faire des amis avec les autres enfants plus gentils. Comprends-tu bien ce que je te dis ? Si tu fais cela, ça va aller mieux, tu vas voir. Tu reviens me voir dans un mois pour me raconter ça, compris ? Et tu m’apporteras aussi tes plus beaux dessins, je veux les voir !

Félix fait un grand signe affirmatif. J’ignore s’il a vraiment tout saisi, mais je me promets de poursuivre le discours dans le plus proche avenir, même si je ne suis pas complètement convaincue de son effet magique.

Je quitte le bureau finalement satisfaite des conseils positifs de la psychologue, fruits de sa vaste expérience en la matière. Un nouveau combat à livrer se présente, un combat différent mais réel pour gagner la normalité, encore une fois. Je jure de m’y engager corps et âme. En sortant de l’école, nous croisons une petite fille qui traverse le corridor en courant. Reconnaissant Félix, elle s’arrête pile devant lui.

— Salut, Félix ! Ça va ?

Le sourire dont elle affuble mon fils me paraît des plus charmeurs. Ouais… pas si démuni que ça socialement, le fils !