L’estime de soi de Félix m’a obsédée pendant plusieurs jours à la suite de notre visite chez la psychologue. Chaque jour, je scrutais son visage au retour de l’école. A-t-il passé une bonne journée ? S’est-on montré gentil avec lui ou bien l’a-t-on malicieusement molesté ? A-t-il été capable de leur répondre : « Parle à ma main » ? C’en est devenu une idée fixe. Je n’arrivais pas à y échapper et me retenais avec peine de téléphoner quotidiennement à son institutrice pour m’en informer. Mais infailliblement, le mot « surprotéger » remontait à la surface et ralentissait mes ardeurs. Pas facile de trouver l’équilibre entre protéger et surprotéger, et pas facile de renoncer à mes instincts naturels de mère poule ! Instinct de survie là aussi, sans doute !
Un soir, Jean-Patrick et moi en avons discuté sérieusement. Félix était de nouveau rentré de l’école avec la larme à l’œil, incapable de m’expliquer clairement ce qui s’était passé. Son père m’a paru aussi désarmé que moi devant les faits.
— C’est promis, demain, je vais lui acheter une raquette et l’emmener à mon centre sportif. De faire une sortie « entre hommes » va lui changer les idées et le valoriser.
De mon côté, je n’ai pas résisté à la tentation de le reconduire moi-même à l’école le lendemain matin. Alors que je parlais à son professeur à l’entrée de la classe pendant qu’il suspendait son manteau sur les crochets du vestiaire, j’ai bien vu deux enfants lui crier gentiment : « Allo, Félix ! » Cela m’a enlevé un poids sur les épaules. L’institutrice a achevé de me rassurer en précisant que les larmes de la veille ne résultaient pas d’une intimidation mais plutôt d’une réprimande bien méritée, car il n’arrêtait pas de faire le clown dans la classe pendant la leçon de mathématiques. Il a dû aller réfléchir dans le corridor pendant une quinzaine de minutes.
— Il faisait vraiment le clown ou bien les enfants riaient de lui à cause de sa dysphasie ?
— Non, je vous l’assure, il s’agissait cette fois de grimaces et de mimiques drôles, et cela déclenchait les rires dans toute la classe. Cela devait lui faire plaisir car il ne pouvait plus s’arrêter. C’est pourquoi j’ai dû sévir un peu.
J’ai failli éclater de rire. Les humains ne malmènent pas les clowns. Règle générale, ils les adorent.
Histoire de me changer les idées, j’ai décidé d’appeler ma cousine pour aller luncher au resto, comme on se l’était promis depuis belle lurette. Avec l’âge, Isabelle Guay-Deschamps n’a rien perdu de sa fraîcheur ni de sa beauté. Une petite lumière au fond de son œil ne me trompe pas. En effet, elle ne tarde pas à m’annoncer joyeusement que Marie-Hélène se mariera l’été prochain et est maintenant employée comme travailleuse sociale à l’Institut pédiatrique.
— Grâce à toi, ma chère Geneviève !
— Grâce à moi ? Comment ça ?
— À l’adolescence, Marie-Hélène m’en faisait voir de toutes les couleurs. Tu te rappelles les gangs de rue, la drogue, le chum trafiquant ? J’avais alors essayé de l’intéresser à mon travail de détective et l’avais même emmenée visiter un bébé victime de secouage à l’Institut de réadaptation.
— Oui, je me rappelle. En as-tu des nouvelles ?
— De qui ? De l’enfant secouée ? Non, pas du tout. Son père l’avait prise en charge, si je me souviens bien. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Oh ! pour rien… Simple curiosité.
Je retiens ma respiration afin de ne pas trahir les eaux troubles dans lesquelles je viens de plonger. J’ai pourtant repoussé Charles Beauchemin aux calendes grecques depuis des lustres et je ne sais pas pour quelle raison l’évocation du drame de sa fille Marie-Soleil me rend nerveuse tout à coup. Un jour, peut-être, j’en viendrai à oublier ce moment fabuleux passé auprès de cet homme. Mon secret…
Ne soupçonnant aucunement ma soudaine agitation, Isabelle poursuit son récit au sujet de Marie-Hélène.
— La visite de cette enfant devenue très lourdement handicapée avait impressionné ma fille au point de l’influencer vers le choix d’une carrière au service des enfants. Nous t’avions alors rencontrée10 quelques jours plus tard, et tu nous avais parlé longuement de ton travail. Cela s’est transformé en rêve pour Marie-Hélène : elle allait devenir travailleuse sociale comme la cousine Geneviève de sa mère. À partir de ce moment-là, s’étant enfin déniché un idéal, un but à atteindre, elle a totalement repris le droit chemin à notre grand soulagement. Tu ne t’en rappelles pas ?
— Euh… vaguement !
— Et la voilà maintenant en amour.
— Ah oui ? Quel bonheur, Isabelle, de voir tes enfants casés ! Je suis loin d’être rendue là, moi !
— Oh ! ils ne le sont pas tous. Frédéric n’a pas encore terminé la dernière année de son cours d’ingénieur et Matthieu, encore au secondaire, demeure toujours à la maison, évidemment. Il devrait probablement s’orienter du côté scientifique comme son frère. Mais parlons donc de toi, Geneviève. Comme ça, tu t’es mariée l’automne dernier après toutes ces années de vie commune ? Quelle belle histoire romantique !
— Oui, nous avons fait un tout petit mariage, le jour des quarante ans de Jean-Patrick. Depuis longtemps, il avait envie d’officialiser notre union, mais ne bougeait pas. J’ai alors pris secrètement les choses en main, et on a célébré ça en surprise et dans la plus stricte intimité. Voilà pourquoi peu de gens ont été avisés, sauf l’oncle Eugène qui a servi de père à mon mari.
— La famille va bien ?
— Oui, tout va enfin pour le mieux, par les temps qui courent. Je me croise les doigts !
— Et Félix, alors ?
— Bien sûr, mon fils n’a pas parfaitement surmonté sa dysphasie, mais les choses semblent vouloir enfin prendre le bon côté. Cependant, il a un urgent besoin de valorisation, selon la psychologue rencontrée au privé. Il n’a d’intérêt que pour le dessin et ses histoires de chevalier. Peut-être, plus tard, illustrera-t-il des livres là-dessus, qui sait ! Son père l’a emmené l’autre jour au racquetball, mais il n’a pas grand talent ni intérêt, semble-t-il. Tout ça ne règle toutefois pas le problème de ses loisirs.
— Des histoires de chevalier, dis-tu ? Mais alors, pourquoi ne pas l’inscrire à des cours d’escrime ? Matthieu pratique ce sport depuis quelques années et il adore ça !
— L’escrime ? Je n’y avais jamais songé ! Ça existe ici, au Québec, des cours d’escrime pour les jeunes de huit ans ?
— Mais oui ! Tu pourrais l’inscrire et Matthieu se ferait un plaisir de l’aider à s’entraîner, j’en mettrais ma main au feu !
Depuis quelques mois, Félix ne vit plus que pour l’art de manipuler l’épée. Chaque samedi, Jean-Patrick va le reconduire au club d’escrime de la ville. Notre mousquetaire en herbe semble heureux comme un roi, ou plutôt heureux comme un preux chevalier au service du roi. Il y rencontre son cousin adolescent et une douzaine d’autres jeunes de tous âges, garçons et filles, pour de sérieuses séances d’apprentissage de cette activité vieille de nombreux siècles.
Avec sa gentillesse naturelle, Matthieu a en quelque sorte adopté Félix et il s’est donné pour mission de seconder l’entraîneur pour lui expliquer les consignes, s’il lui arrive de mal les saisir. Gagnant du tournoi provincial dans sa catégorie, l’été dernier, le grand cousin sera d’ailleurs en mesure de devenir lui-même entraîneur officiel dans quelques années.
Bien entouré, mon fils se sent donc à l’aise et non à part des autres. L’autre jour, j’ai assisté à un cours par curiosité. On débute par le réchauffement à l’aide d’un léger ballon, puis on s’amuse à voler le gant d’escrime enfilé dans la poche de pantalon d’un autre joueur. Peu habitué à ce genre d’exercice, je voyais mon Félix tout rouge, soufflant comme un engin.
Assise sur un banc au fond de la salle, j’ai appris plein de choses. Je sais maintenant que le sabre servait aux pirates et à la cavalerie, le fleuret, aux duels, et que l’épée découle de la rapière et est constituée d’une lame d’acier pointue munie d’une poignée. J’ignore si Félix retiendra tous ces détails, mais il sait dire maintenant, à voix haute et sans hésiter : « En garde ! », « Prêt ! », « Allez ! ».
De le voir avancer et reculer, branché à des fils électriques, devant son cousin ou un autre garçon, l’arme au bout du bras, portant masque, gant et plastron, m’a chavirée. Non seulement Félix pratique enfin une activité qu’il adore, mais il a trouvé en Matthieu le grand frère dont le destin l’a privé. Puisse le fils d’Isabelle lui servir de modèle et l’inspirer pour les années à venir. À bien y songer, cela constitue un juste retour des choses puisque, de mon côté, j’ai orienté sa grande sœur Marie-Hélène dans la bonne voie, semble-t-il, il y a quelque années.
Au fil du temps, les allégations de la psychologue se sont confirmées. Petit à petit, Félix prend de l’assurance, il se montre plus indépendant et sûr de lui. Le fait de réaliser un rêve et de savoir manipuler une épée comme un véritable chevalier impressionne les élèves de sa classe et suscite leur admiration.
Au printemps suivant, deux autres événements ont contribué à augmenter son estime de soi. Une promenade en vélo à la campagne a permis à Félix et Gabrielle de découvrir un étang rempli de grenouilles et de petites tortues. Avec l’aide de leur père, ils ont récolté quelques échantillons de chaque espèce dont deux têtards et ils les ont apportés à la maison. Quand je me suis retrouvée avec ces bestioles dans le lavabo de ma salle de bain, j’ai évidemment crié au meurtre. Jean-Patrick s’est empressé de nettoyer le vieil aquarium traînant sur une table du sous-sol, pour le transformer en un milieu habitable. Pendant ce temps, je suis allée à l’animalerie acheter de la nourriture pour ces animaux et chercher des livres sur les tortues et les grenouilles à la bibliothèque.
Si sa sœur s’en est aussitôt détournée, Félix, lui, s’est longuement intéressé à ses nouveaux petits amis et, en compagnie de son chat tout aussi fasciné, il les a observés pendant des heures, ébahi de voir les têtards se transformer petit à petit en grenouilles au fil des jours. Quand est venu le temps, à la fin de l’année scolaire, de faire une présentation devant la classe sur un sujet volontaire, Félix s’en est fort bien tiré avec sa tortue, sa grenouille et son têtard apportés dans un grand pot de vitre. Bien sûr, ses explications se sont avérées rudimentaires et hachurées, mais l’intérêt fut général et, selon les dires de son professeur, il s’est mérité d’intenses applaudissements. Le cauchemar de l’intimidation semble prendre définitivement le côté de l’histoire ancienne.
Quelques jours plus tard, Félix est allé, avec son père, remettre les animaux dans leur habitat naturel, non sans un soupir de satisfaction. Je me réjouis de le voir s’ouvrir aux merveilles de la nature, source précieuse d’apaisement, de renouvellement, voire de consolation. Déjà, en bonne mère, je ne résiste pas à voir, pour l’avenir, mon fils transformé en naturaliste ou en biologiste, d’autant plus qu’il a terminé sa deuxième année en beauté dans une classe ordinaire. S’il a éprouvé quelques difficultés en français, il a obtenu, pour les autres matières, une évaluation dépassant nos espoirs. Un autre événement d’importance a apporté un éclat de soleil dans notre foyer avec la visite surprise de Simon, le parrain de Félix, un jour paisible de juillet. Il tenait dans ses bras un adorable petit chiot noir avec le museau et le bout des pattes blancs et le cou entouré d’un foulard rouge marqué Mira. Il s’agissait d’un chien adopté en foyer d’accueil par la petite famille de mon frère dans le but de l’entraîner à devenir chien-guide pour les aveugles.
Gabrielle et Félix ne tenaient plus en place.
— Oh ! papa, maman, on devrait en adopter un, nous aussi !
— Mais nous avons déjà Canelle et Noiraud. Deux animaux, tu ne trouves pas ça suffisant ?
L’oncle « gâteau » s’est empressé de préciser qu’au contraire, une famille constituée d’enfants et d’animaux domestiques représente une condition encore plus favorable aux besoins de la Fondation Mira. Le futur chien-guide doit socialiser avant tout, autant avec les humains qu’avec les autres animaux et ce, durant sa première année d’existence. Des entraîneurs s’occupent de lui par la suite. Félix n’a sans doute rien compris à la thèse de socialisation de son oncle, mais une chose me paraît certaine : l’idée d’adopter un chien semblable a pris racine dans sa tête. En effet, il ne s’est pas passé une journée sans qu’il ne m’en parle.
Après en avoir discuté avec Jean-Patrick, affichant invariablement un drôle de sourire quand il en était question, j’ai fini par conclure que lui aussi rêvait de vivre une telle expérience sans oser me l’avouer. Le jour où il m’a présenté son argument le plus convaincant, je n’ai pu résister.
— Le fait de s’occuper de ce chien et de l’emmener partout va attribuer une certaine importance à Félix et lui donner confiance en lui.
— D’accord, mon amour, mais tu t’occupes toi-même des démarches pour poser notre candidature. Quant à la charge du chien, tu sais ce que je pense, n’est-ce pas ? Ce serait bien de le recevoir avant la période des Fêtes.
En ce jour du 20 décembre, le facteur a déposé deux cartes de Noël dans ma boîte aux lettres. La première enveloppe m’intrigue, adressée avec une écriture fine que je n’arrive pas à reconnaître. Je comprends l’énigme en voyant, en guise de signature sous le message imprimé, un énorme cœur maladroitement dessiné. Maxime Sigouin et Anne ne m’ont pas oubliée.
La deuxième carte me saisit tellement que Jean-Patrick, en train de lire son journal, se lève spontanément et vient poser sa main sur mon épaule. L’envoi provient de Simon et de sa femme. Il s’agit d’une carte officielle portant le sigle de l’employeur de mon frère. Chaque année, l’entreprise d’importation qui l’emploie lance un concours parmi les enfants de sept à dix ans de l’entourage de ses employés, afin de choisir un dessin pour illustrer les centaines de cartes de Noël envoyées par cette grosse maison d’affaires dans plusieurs pays du monde. Les dessins, affichés à la cafétéria de façon anonyme, font l’objet d’un vote secret par tout le personnel.
L’image choisie, cette année, consiste en un petit garçon habilement dessiné, assis au pied d’un immense arbre de Noël servant de toile de fond. Devant lui se trouve une énorme boîte de cadeau barbouillée de plusieurs couleurs. De la boîte, on voit dépasser la tête de deux chiens, l’un très grand, coiffé d’une tuque de père Noël et ressemblant à s’y méprendre à Canelle, et l’autre, un petit chiot, dont le cou est entouré d’un foulard rouge.
Mon coquin de frère m’a joué un tour en inscrivant secrètement mon fils au concours. Le dessin porte, au bas à droite, la signature de l’enfant dont le dessin a été choisi : Félix Lapierre.