CHAPITRE 33

Félix adore lire et, depuis qu’il sait mieux reconnaître les mots, il passe des heures le nez dans les livres, surtout des bandes dessinées. Il prend plaisir à se remplir la tête d’images et à essayer de comprendre le sens des mots pour les mettre bout à bout et saisir les histoires qu’ils racontent. Hélas, il n’arrive pas toujours à établir parfaitement les séquences et à comprendre le sens réel des histoires, mais ses efforts marquent des points de jour en jour, et je m’en réjouis, bien sûr !

Je profite de cette journée de congé pédagogique pour l’emmener avec sa sœur à la bibliothèque municipale. Une fois à l’intérieur, les deux enfants m’abandonnent aussitôt pour se diriger vers la section Jeunesse. Je m’approche alors de la bibliothécaire en train de remplir une fiche. Je ne peux réprimer un sourire quand je remarque le livre dans lequel elle s’apprête à accoler une fiche : Paysages effleurés de Maxime Sigouin.

— Ce roman est-il beaucoup lu, madame ?

— On le réclame tellement qu’il a fallu en commander d’autres exemplaires. Il s’agit d’un excellent roman. Le connaissez-vous ?

— Oui, je l’ai adoré. Madame, je cherche des livres de chevalier pour un petit garçon passionné.

— La section Jeunesse se trouve là-bas, tout au fond.

Soudain, je sens quelqu’un me taper sur l’épaule.

— Salut Geneviève ! Que fais-tu ici, en plein jour ?

— Catherine ! Quelle belle surprise ! Journée pédagogique des enfants, ma chère ! Et congé obligatoire pour la mère ! Congé… c’est une façon de parler, n’est-ce pas ? Et toi, comment va ton Julien ?

— Il se rend toujours à l’usine trois jours par semaine. Je l’ai emmené ici avec moi aujourd’hui, car je ne peux le laisser seul à la maison. Mais toi, parle-moi donc de tes enfants.

— Ils sont justement ici, eux aussi, déjà en train de fouiner dans les livres pour les jeunes. Et ils en ont profité pour emmener Carbone, leur chien de Mira arrivé depuis quelques semaines.

— Tu as un chien de Mira en plus de l’autre ? Tu joues à la masochiste ou quoi ?

— Tu n’as pas idée comme la responsabilité du chien, avec l’aide de son père, bien sûr, change mon Félix. Il se sent important et indispensable, il fait même l’envie de toute sa classe. Sincèrement, cela vaut l’effort.

— Ah ! je vais toujours bien aller les saluer une minute, ces petits-là !

Catherine et moi nous dirigeons à grands pas vers la salle de lecture pour la jeunesse, située à l’arrière de la bibliothèque sous une voûte vitrée. Soudain, nous nous arrêtons pile, à l’insu de nos trois enfants, saisies par la scène adorable offerte à nos regards dans un rayon de soleil éblouissant.

Le grand Julien a quitté son fauteuil motorisé et s’est assis par terre aux côtés de Gabrielle et de Félix, installés sur des petites chaises autour d’une table ronde à hauteur d’enfant. Carbone s’est sagement étalé de tout son long derrière eux. Les trois, en grande discussion, regardent le même album de Tintin déposé sur la table directement devant mon fils qui n’arrive pas à lire correctement une boutade du capitaine Haddock. À sa droite, Gabrielle tente de l’aider à prononcer « mille sabords ». De l’autre côté, Julien l’interrompt aussitôt et prononce la boutade sur le ton nasillard qu’aurait sans doute utilisé le capitaine Haddock.

— Non, non, c’est pas ça ! Y en a bien plus que mille, des sabords ! Tu dois dire : « Mille millions de mille sabords de tonnerre de Brest ! »

Félix tente d’imiter le ton de Julien et tous les trois éclatent de rire. Ce rire sonne à nos oreilles de mères comme le Chant du monde. Catherine et moi nous gardons bien d’intervenir et nous nous serrons l’une contre l’autre, le cœur étranglé par l’émotion en regardant nos trésors, heureux dans leur bulle, chacun à leur manière. Chacun avec sa vision du monde, ses capacités, ses ressources, son potentiel de bonheur.

Chacun avec son destin.

— Tu vois, Geneviève, le bonheur, ça se vit au moment présent. Eux le perçoivent d’instinct et bien mieux que nous. Sans le savoir, ils nous donnent une leçon : nul n’échappe au destin, tout est dans la façon de l’assumer.

Et le soleil finit toujours par briller même au-dessus des paysages de vie éclatés…