CHAPITRE 9

 

En trois ans, cet enfant-là m’a désappris tout ce que je savais, ou plutôt tout ce que je croyais savoir sur l’art d’élever un enfant. Il m’a amenée ailleurs, au pays de l’incertitude et du doute, dans cette contrée sauvage de la terreur dont les limites me paraissent reculées, voire inaccessibles. Un vaste territoire perdu au bout du monde, au bout de la souffrance humaine. Une lande inhabitée, balayée par le vent glacial de la solitude. Une lande où seul le silence répond à mes incessants appels au secours de mère affolée. Une lande où mourir d’angoisse…

Isolée comme une fleur perdue parmi les orties, isolée au milieu de mes amis, de ma famille, de mes compagnons de travail, de mon médecin, de mon conjoint, de tous ces insensibles dépourvus de compassion. Isolée et mordue par les vents de froideur, asséchée par l’indifférence, rongée par le ver de l’incompréhension, deviendrai-je fleur morte ?

Au secours, quelqu’un ! Mon fils est malade dans sa tête. Je ne cesse de le crier jusqu’aux confins de cette lande, mais nul ne répond. Personne ne semble me croire. Oh ! sans doute par pitié, certains daignent bien me gratifier d’une vague réplique, sempiternellement la même : « Tu t’en fais pour rien, Geneviève. Les choses vont se tasser avec le temps. Ton fils est seulement un peu agité, rien de plus. » Agité ? Vous appelez ça de l’agitation, vous, quinze crises de colère par jour, à se rouler par terre et à hurler comme une bête ?

Et vous, docteur Sansoucy, vous l’expert, le spécialiste, le grand connaisseur, ne détectez-vous pas un problème chez mon petit garçon ? Je ne suis pas folle, pourtant ! Pourquoi ne m’écoutez-vous pas ? Vous avez le doctorat, mais moi, j’ai l’instinct, non ? J’ai, en outre, l’expérience d’une travailleuse sociale même si je côtoie surtout des adultes !

Oui, vous avez raison, Félix démontre certains progrès et me regarde maintenant droit dans les yeux quand je lui parle ; oui, il pointe le robinet du doigt quand il a soif ; oui, il arrive à prononcer le mot « lait », parfois même le mot « maman » ; oui, il manifeste de l’intelligence, je n’en doute aucunement. Mais à trois ans, non, il n’a pas encore remplacé sa couche par un sous-vêtement propre ; non, il n’arrive pas facilement à sortir de sa bulle ; non, il ne s’exprime pas clairement ; non, il ne prononce pas de phrases complètes ; non, il ne distingue pas la sonnerie de la porte d’entrée de celle du téléphone ; non, il ne fait pas la différence entre « aller faire dodo » et « aller prendre son bain » ; non, il ne détient aucun contrôle sur lui-même quand il fait ses crises nerveuses.

Eh oui, mon très savant docteur, si vous attendez qu’il se fasse éclater la tête sur un mur avant de le soigner, ça finira par venir, ne vous inquiétez pas ! Donnez-lui encore quelques années, un peu plus de force musculaire, mais pas plus de plomb dans la tête, et vous verrez, il va se la fracasser, sa belle petite tête frisée. À moins qu’il n’assassine auparavant sa sœur devenue maintenant son souffre-douleur. Au fait, connaîtriez-vous une garderie où on accepterait un ti-cul de trois ans pas encore propre, colérique, agressif, désobéissant et enragé vingt fois par jour, qui ne comprend pas grand-chose aux consignes, mais est considéré comme en parfaite santé mentale par son savant pédiatre ?

Non, Jean-Patrick, je ne m’inquiète pas pour rien. Notre fils, TON fils n’est pas normal. Non, tu ne veux pas le reconnaître, je ne le sais que trop ! Comme une autruche, tu te plantes lâchement la tête dans le sable. C’est facile de ne rien voir, à cent cinquante kilomètres de la maison, cinq jours par semaine depuis bientôt deux ans, alors que tes escapades ne devaient durer que quelques mois ! Mais tu risques de t’étouffer dans ce sable-là, mon cher, et de tout perdre à la longue. Tout ! Et tu peux craindre que ce « tout » englobe ta femme et tes deux enfants. Et ce sera tant pis pour toi, je t’aurai averti ! Non, maman, je ne le gâte pas trop. Tu te trompes, maman. Même toi, tu ne sembles plus rien comprendre. Et non, madame la psychologue que je visite depuis un certain temps pour trouver la force de le supporter, je ne transpose pas sur mon fils mes craintes antérieures non guéries de mettre au monde un enfant anormal. Elles n’ont pas eu à guérir, ces frayeurs, puisque la réalité les a justifiées. Sachez-le, grands dieux ! Et vous, Simon et Fanie, de grâce, ne me croyez pas incapable d’élever votre filleul. Regardez Gabrielle, si sage et adorable, ne prouve-t-elle pas mes compétences d’éducatrice ? Et vous, la belle-mère, quand allez-vous cesser de me prendre pour une mère folle et indigne ?

MON FILS, FÉLIX LAPIERRE, SOUFFRE D’UN HANDICAP, EST-CE CLAIR ? EXISTE-T-IL ENCORE UN ÊTRE COMPRÉHENSIF SUR LA PLANÈTE TERRE POUR ME CROIRE ?

Et puis, allez donc tous vous faire foutre ! Au secours ! Que l’on me sorte de cette contrée de l’épouvante, sinon c’est ma tête à moi qui va bientôt rencontrer un mur… Au secours, quelqu’un !

Et puis, non ! Je ne vais pas me laisser emporter par la folie, moi, la travailleuse sociale susceptible de trouver des solutions aux problèmes de tout un chacun. Une solution, je vais en trouver une toute seule. Ah ! Geneviève Martin n’a pas dit son dernier mot. Oh que non !

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La belle-mère, Norma, m’a-t-elle entendue ? Notre famille a reçu une invitation à souper chez elle, en ce beau dimanche de l’anniversaire de Jean-Patrick. Oh là là ! Elle s’aventure pour la première fois depuis la naissance de Félix à nous introduire, mes petits et moi, dans son nouveau château, le nec plus ultra des condominiums, luxueux, savamment décoré et… parfaitement aseptisé. Les autres fois, une rencontre chez nous ou bien au centre commercial, au parc ou encore à son vieux chalet lui suffisaient.

Je m’y prépare depuis deux semaines. Les enfants devront se tenir sages et tranquilles. Ouf ! Si je ne me retenais pas, je refilerais, avant de partir, la moitié de l’un de mes somnifères à Félix. Vivement, j’inclus ses jouets préférés dans un sac. Pour Gabrielle, son cahier, ses crayons à colorier et quelques livres l’occuperont pendant un grand laps de temps. Puis, je me croise les doigts et invoque tous les saints du ciel afin que tout se passe bien.

En pénétrant dans la somptueuse demeure, je constate avec dépit que grand-maman Norma a joué d’imprudence et pris le risque fou de laisser en place ses nombreux bouquets de fleurs séchées et ses précieux bibelots. Allons, ma chère Geneviève, ce n’est pas le temps de baisser les bras. Je devrai redoubler ma surveillance pendant que nous ferons la conversation avec l’exécrable grand-mère. Évidemment, compter sur la vigilance de mon conjoint serait courir à la catastrophe à coup sûr.

Pour faire plaisir à son fils, belle-maman a mis au feu des rognons de veau dont le fumet de cuisson ne trompe pas. Je doute de l’appréciation des enfants… et de la mienne ! Yark ! Dès notre arrivée, Félix s’est mis à pointer du doigt le sac de jouets en poussant des cris.

— Épée, épée…

Je m’empresse aussitôt de sortir son assortiment de petits soldats porteurs d’une épée dans la main et tente d’installer mon fils par terre dans un coin éloigné du grand salon. Mais le petit trépigne du pied et continue de crier en désignant le sac.

— Épée, épée !

Il accepte de se taire seulement quand je lui présente le château fort sur lequel il peut installer les soldats. La scène n’échappe pas à ma belle-mère.

— Si je comprends bien, ton fils de trois ans désigne son château par le mot « épée ».

— Que voulez-vous, il s’exprime de cette manière pour l’instant.

— Mais c’est bien simple, Geneviève ! Apprends-lui à nommer les choses par leur vrai nom, voyons ! Viens ici, mon garçon, et répète à grand-maman : château. CHÂTEAU…

— Épée.

— Félix, regarde-moi bien : ça, c’est un château. Les soldats ont des épées, pas le château. Dis à grand-maman : château.

— Épée.

Après plusieurs tentatives, Norma s’avoue vaincue et hausse les épaules. Mais au lieu de me manifester sa compréhension sur mes difficultés à faire progresser cet enfant-là, elle préfère retourner silencieusement à ses casseroles. Déçu lui aussi du résultat, Jean-Patrick s’efforce de créer une diversion, et je lui sais gré de réduire ma tension psychologique en proposant de faire manger les enfants avant nous. Sa mère ne semble pas condescendre à cette idée.

— Désolée, mais la viande n’est pas tout à fait cuite.

— T’en fais pas, maman, on va leur préparer des sandwiches. Ils pourront ensuite jouer durant notre repas et, s’ils se montrent trop turbulents, on pourra les coucher. Ce sera bientôt l’heure de leur dodo, de toute façon. Geneviève et moi, on fait ça souvent chez nous, histoire de prendre un repas d’amoureux en paix, plus tard dans la soirée. N’est-ce pas, mon amour ? On appelle ça un souper coch… euh… un souper d’amoureux ! Par hasard, aurais-tu du poulet ou du jambon dans ton frigo ?

Je réprime un fou rire en entendant mon conjoint éviter de justesse de prononcer notre expression de « souper cochon », repas qui ne se termine pas nécessairement de façon impudique, et je le gratifie d’un sourire rempli de reconnaissance. Cher Jean-Patrick, il voudrait tant que tout se passe à la perfection au cours de cette visite. Hélas, même si je ne quitte pas Félix des yeux, dans un soudain mouvement de rage parce que sa sœur veut s’installer à côté de lui pour colorier, il réussit à lancer l’un de ses soldats sur un ange de porcelaine montant la garde sur le dessus du bahut de l’entrée.

C’en est fait du bibelot, il éclate aussitôt avec un bruit retentissant sur le plancher de marbre. Oh là là ! Cela ne va pas améliorer la relation déjà boiteuse entre ma belle-mère et moi ! Le visage fermé de Norma et son absence de réaction en disent plus long sur sa froide colère qu’une poignée de bêtises. Cette femme voit en moi la coupable de tous les maux, je n’en doute aucunement. Pour elle, je ne sais pas élever mon garçon, voilà d’où vient tout le trouble. Tant bien que mal, j’essaye tout de même de réparer un peu les choses.

— Oh, mon Dieu ! Quel dommage ! Mais ne vous en faites pas, belle-maman, nous allons tenter de remplacer votre ange.

— Bonne chance, ma fille ! Il s’agit d’un Lladro6 rapporté d’Espagne, il y a au moins vingt-cinq ans. Il vaut des centaines de dollars !

Sans dire un mot, Jean-Patrick s’empare aussitôt d’un balai et d’un porte-poussière pour ramasser les dégâts. Plein de bonne volonté, Félix vient aider son père et se coupe le bout du doigt avec un éclat de porcelaine. Nous nous retrouvons, mon conjoint et moi, dans la salle de bain à la recherche de désinfectant et de diachylons. Je n’ai qu’une idée en tête : m’en aller immédiatement pour me trouver ailleurs.

Pour une fois, Jean-Patrick saisit ma détresse et me presse une seconde contre lui pendant que Félix hurle à fendre l’âme.

— Geneviève, je t’aime, je t’aime tant ! Tu n’as pas idée comme je t’admire…

Pourquoi avoir choisi ce moment précis, là, dans cette salle de bain étrangère et parmi les cris de Félix, pour me faire une telle déclaration ? Hélas, je n’ai pas le temps de m’attarder à la douceur de ces paroles prononcées à mi-voix, je dois me pencher sur le petit pour panser sa plaie pendant que mon conjoint va rejoindre sa mère à la cuisine. Je n’arrive pas à entendre leur conversation, mais je manque de tomber par terre quand Norma vient me dire, avec un demi-sourire :

— Ce n’est pas trop grave, j’espère ?

— Non, non, ça va vite guérir ! Félix, montre ton doigt à grand-maman.

Évidemment, le petit ne bronche pas d’un poil. Je m’empresse de faire diversion.

— Quant au bibelot…

— Oublie ça ! J’aimais plus ou moins cet ange. Les anges et moi, tu sais… Au fond, me voilà bien débarrassée !

Derrière elle, Jean-Patrick me décoche un clin d’œil. Le clin d’œil le plus chouette du monde.

Une fois leur repas avalé, je suggère fortement de mettre les enfants au lit, sous prétexte de l’heure matinale à laquelle ils doivent se lever demain matin, Gabrielle devant se rendre dans sa classe de maternelle et Félix, chez sa gardienne. J’ai tout prévu : la petite dormira dans le lit de sa grand-mère et son frère s’étendra dans le parc pliant que nous avons apporté. Pour quelques heures, l’étroitesse du parc ne devrait pas le déranger. Je préfère le savoir entouré, ne serait-ce que d’une barrière en mince filet, plutôt que de le voir s’enrouler dans les draps de sa grand-mère ou, pire, déambuler dans la chambre en toute liberté et à notre insu.

Hélas, ce que je craignais le plus se produit environ une heure plus tard. Pendant que je mâchouille mes insipides bouchées de rognon, un bruit insolite survient dans la chambre vers laquelle nous nous précipitons tous les trois. En ouvrant la porte, ce n’est pas la vue du parc vide ni celle de Félix à genoux dans le lit aux côtés de sa sœur endormie qui me jette par terre, mais l’odeur… Oh ! mon Dieu, l’odeur…

Nauséabonde et insupportable, l’émanation qui nous prend à la gorge… Elle ne trompe personne ! Félix a fait une crotte, a réussi à retirer sa couche et il est en train de jouer avec comme il jouait plus tôt avec ses soldats. Il en a mis partout, sur les draps, le couvre-lit et la table de chevet, partout !

Anéantie, je ne peux retenir un cri de désespoir en enfouissant ma tête entre mes mains. Jean-Patrick, faisant preuve de plus de sang-froid, s’empare brutalement de son fils et va le déposer dans le bain en me demandant de le laver pendant que lui et sa mère nettoieront la chambre.

J’arrive difficilement à me ressaisir, même si je vis parfois des scénarios identiques à la maison. Mais c’est chez nous et il s’agit de nos affaires. Cette fois, c’en est trop, le vase déborde. Ou bien j’embrasse Félix, ou bien je l’étripe. Une fois de plus, le visage de ma cousine Isabelle, enquêteuse sur la maltraitance des enfants, m’effleure l’esprit. Surtout, ne pas perdre le contrôle…

Heureusement, les sentiments maternels ne mettent pas de temps à se manifester. Après l’avoir bien douché, je caresse tendrement Félix en pleurant, puis je le laisse jouer dans le bain. Longuement, désespérément, je regarde mon pauvre petit garçon. Le fléau de ma vie… Mon fils est beau, pourtant. Il possède un corps parfait, un visage parfait, et ses grands yeux reflètent une telle candeur. Je l’adore !

Non, Félix n’est pas fou, il est même intelligent ! Loin de se montrer perdu, il paraît toujours conscient du moment présent, il arrive même à absorber des connaissances. Alors, quoi ? « Les otites peuvent causer un certain degré de surdité, a dit le pédiatre, et cela peut influencer sa compréhension et altérer son langage. Cela peut même agir sur son comportement. Rien ne sert pour le moment d’investiguer plus loin, madame. Et cessez donc de le devancer et de dire les choses à sa place ! »

Et la merde, docteur, ça vous dit quelque chose ? Pour la merde dans le lit et sur les meubles de ma belle-mère, et pour celle qu’il répand chez nous et à la garderie, vous avez une solution dans vos beaux grands livres, docteur ? Vous appelez ça comment, déjà ? Encoprésie ? M’en contrefiche, moi, de vos grands mots ! Je veux une solution aux problèmes de mon fils, vous comprenez ? Une SOLUTION. Et comme vous refusez de le soigner, eh bien, c’est moi, maintenant, qui me fais soigner à gros prix chez la psychologue à raison d’une fois par semaine. Belle réussite, n’est-ce pas ? Mais vous ne gagnerez pas. Félix a la chance de m’avoir comme mère, et rien au monde ne va m’empêcher de l’aider, m’avez-vous comprise ?

En cet instant précis, en train de laver mon fils souillé de merde dans la salle de bain de ma belle-mère, je décide fermement de prendre un rendez-vous, dès demain, chez une psychologue pour enfants. Elle va évaluer Félix et établir un diagnostic clair, net et précis. Et dresser un plan pour le soigner. La solution, je vais la trouver ! Tant pis, ça coûtera ce que ça coûtera !

Au moment du départ, Norma se contente de me saluer poliment en gardant pour elle les commentaires sans doute cinglants dont elle affublera certainement son fils lors de sa prochaine visite en célibataire. Cette fois, elle aurait pourtant raison de me lancer des propos acerbes. Après tout, elle devra faire le lavage de ses draps et de son couvre-lit, même si nous avons nettoyé minutieusement le reste de la chambre. Ce soir, elle dormira sans contredit dans le salon et, demain, elle achètera un nouveau matelas qu’elle fera installer dans sa chambre lavée, nettoyée, lessivée, stérilisée, désinfectée par la meilleure équipe de nettoyage de la ville, j’en mettrais ma main au feu ! Néanmoins, je la remercie intérieurement de se taire, tout en me jurant de ne pas revenir de sitôt dans cette maison.

Sur le chemin du retour, Jean-Patrick ne dit mot et presse nerveusement dans ses mains les deux romans policiers reçus en cadeau de sa mère. Comme elle, il se garde bien de commenter les derniers événements et se contente de poser soudainement une main chaude sur mon genou pendant que je conduis la voiture. Je l’envie de pouvoir reprendre, dès demain matin à l’aube, la route vers son travail. La route de l’oubli devenue, selon moi, celle du déni… « Tu dramatises trop, Geneviève ! » Voilà, depuis quelques années, sa sempiternelle réponse à tous nos problèmes. Ou plutôt à tous mes problèmes. Quoique tantôt, dans la salle de bain, il semblait aussi dérouté que moi. Une fois la voiture stationnée dans l’entrée, Jean-Patrick reste sur son siège sans ouvrir la portière. Dans quelques minutes, après m’avoir aidée à transporter les enfants et les bagages dans la maison, je suppose qu’il s’endormira à mes côtés sans avoir prononcé une parole. Mais non ! À mon grand étonnement, il me prend la main et plonge son regard dans le mien. Un regard à la fois désespéré et amoureux.

— Toi, mon amour, tu n’en peux plus, je le vois bien ! Que dirais-tu de déménager là-bas, à Jolicœur, avec les enfants ? J’en ai encore pour une grosse année, tu sais. Au moins, nous serions ensemble durant la semaine.

— Une autre grosse année ? Comment ça ? Au début, c’était pour quelques mois qui ont viré à près de deux ans, et maintenant, tu viens me parler d’une grosse année ! Et tu as attendu cet instant précis pour me l’annoncer, là, maintenant, après cette soirée d’enfer et la veille de ton départ ? Bon timing

— J’attendais un moment propice.

— Eh bien, si tu considères ce moment-ci comme propice, tu fais royalement erreur ! De toute manière, Jean-Patrick, il n’est pas question d’abandonner mon emploi au CLSC pour une si longue période. Ce travail représente mes seules bouffées d’air frais de la semaine. M’imagines-tu là-bas, isolée et sans emploi, enfermée à cœur de jour avec les deux enfants dans un logement étroit d’une petite ville inconnue où je ne connais personne ?

— Tu pourrais te trouver un emploi.

— Le temps de dénicher une garderie pour Félix, une autre école pour Gabrielle et un travail intéressant pour moi, et l’année serait sans doute terminée. Et au retour, tout serait à recommencer ici. Non ! T’en fais pas, mon chéri, je trouverai la force de me passer de toi durant la semaine comme je le fais déjà depuis longtemps. Et je continuerai à compter les heures jusqu’à ton arrivée, le vendredi soir. Je t’aime et j’ai tant besoin de toi, sais-tu ça ?

— Oui, je le sais, Geneviève. C’est cet enfant qui nous tue…

— Va au diable, Jean-Patrick Lapierre !