Lucien parlait peu : il préférait réfléchir. C’est du moins ce que les gens croyaient.
Les yeux abrités derrière l’embroussaillement qui lui servait de sourcils, il méditait.
Parfaitement immobile, il avait sans cesse l’air de guetter, d’être à l’affût. Comme s’il avait entrepris d’explorer tous les recoins de sa conscience. De traquer la plus infime pensée qui pouvait jaillir dans son cerveau.
Dans le pays, on disait de lui qu’il était un sage. On allait le voir. Le consulter. Souvent.
Bien sûr, il ne répondait jamais. Mais sa façon de se taire en imposait. On interprétait ses silences. Sa façon de lever les yeux, parfois, vers son interlocuteur. De regarder à travers lui comme s’il voyait à des milliers de kilomètres.
Tous repartaient satisfaits. Avec l’impression d’avoir été compris. Enfin. D’avoir été sondés jusqu’au plus profond de leur être.
Pour la première fois, quelqu’un avait vu en eux des choses qu’eux-mêmes ne connaissaient pas.
Lucien devint célèbre : on parlait de lui sans le connaître. Sa réputation de sagesse alimentait les conversations. Sa renommée lui amenait des disciples. Des jeunes et des plus vieux. Qui s’assoyaient à ses côtés. En silence. Pendant des semaines. Des mois. Et qui repartaient. Toujours en silence. Sans avoir échangé un seul mot avec le maître.
Ils allaient ensuite ailleurs. S’asseoir à leur tour. En silence.
Bien sûr, ils n’avaient pas tous le charisme du maître. Mais une partie de sa sagesse semblait les habiter. Suffisamment pour qu’ils gagnent leur vie à se taire, eux aussi. Au milieu de leurs propres disciples.
Et on ne sut jamais la vérité. Celle que Lucien vivait depuis si longtemps. Depuis qu’il s’était perdu à l’intérieur de lui-même et qu’il ne pouvait plus remonter à la surface.
On croyait qu’il échappait aux mots ; c’étaient les mots qui lui échappaient.