Je suis fatiguée. Très fatiguée. Et je ne peux rien faire. Dès qu’il va entrer, les choses vont suivre leur cours.
« La fenêtre ! Ferme les rideaux ! »
C’est ce qu’il dit chaque fois. Il s’imagine que ça change quelque chose. Que le voile de tulle m’empêche de le voir s’approcher du lit. Soulever les couvertures…
Schlak !
Je sens le choc qui se répercute en vagues décroissantes. Quelques brins de poussière s’éparpillent dans l’air et retombent doucement sur le plancher.
Même si je ne les voyais pas, je les entendrais. J’ai l’habitude. Je peux suivre à l’avance le rythme de sa respiration qui s’accélère, le bruissement des draps. Je peux entendre les protestations, étouffées sous la pression de sa main… Je peux deviner ses râlements de jouissance qui vont culminer dans un ultime soupir, avec le poids de son corps qui va retomber, plonger le lit dans une dernière vague de craquements.
D’ordinaire, c’est l’instant où je regarde de l’autre côté. Qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve, c’est moins triste. Avec un minimum d’efforts, je réussis à ne pas entendre. Je me perds au large, dans le vol brisé des oiseaux, la rumeur de la mer, je dérive avec les nuages qui s’effilochent à l’horizon…
Je les ai tellement entendus, ses pleurs. Je peux les reproduire à volonté dans ma mémoire. Sans faire d’effort. À la moindre distraction, ils reviennent d’eux-mêmes. D’abord assourdis. Étouffés par l’oreiller. Puis, quand il est parti, de plus en plus fort, jusqu’à culminer dans des hoquets qui ressuscitent les craquements du lit.
La première fois, je me suis figée. Je ne savais pas quoi faire. Impuissante, j’assistais à cette scène que je devais ensuite revoir des centaines de fois… La progression des bruits et des pleurs me faisait vibrer. De plus en plus intensément. Un peu plus et j’explosais… Je n’avais pas encore appris à me déconnecter. À fuir de l’autre côté de la vitre. Vers le ciel, les nuages… vers les oiseaux…
À l’époque, il faisait vite. Comme s’il se dépêchait. Qu’il avait peur d’être surpris. Depuis, il a appris à se retenir. À durer. Pour mieux profiter d’elle…
Tranquillement, il a commencé à lui parler. À lui dire que c’était son devoir, si elle l’aimait. Et, lorsqu’elle pleurait quand même, il la frappait, la menaçait de ne plus jamais la laisser sortir de sa chambre.
C’est alors que j’ai craqué. Une longue fêlure de haut en bas… Si ce n’avait été que de moi, j’aurais éclaté en mille miettes. Pour ne plus entendre. Mais je ne savais pas encore comment… Lui, il s’est mis à l’engueuler : c’était sa faute, elle avait fait exprès pour que je craque. Puis il est parti en claquant la porte.
Quand elle s’est mise à pleurer, je me suis aperçue que je l’entendais de façon déformée. Les vibrations étaient amplifiées et distordues par la brisure de la vitre. L’effet était encore plus déchirant. C’est alors que j’ai appris à me tourner vers l’extérieur. Pour fuir.
Le lendemain, il a changé la vitre. Et il lui a dit de faire attention quand elle ouvrait ou fermait la fenêtre. Que tout ça, c’était de sa faute. Pour se faire pardonner, il faudrait qu’elle soit encore plus gentille avec lui. Qu’elle accepte de faire de nouvelles choses. Même si ça faisait un peu mal. À la longue, elle aimerait ça.
Lorsqu’il s’est approché, elle a tout de suite commencé à pleurer. Avant même qu’il la touche. Alors, il l’a frappée. Jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Puis, quand elle a réussi à se retenir, il a pris sa tête dans ses bras. L’a caressée. Lui a dit qu’elle était sa petite fille. Il veillerait toujours sur elle. Elle n’avait pas à avoir peur de lui. C’était seulement lorsqu’elle était désobéissante qu’il la punissait. Même si ça lui faisait encore plus mal à lui qu’à elle, de la punir. Mais il le fallait. C’était son devoir. Il devait l’aider à être une bonne petite fille. Pour protéger leur amour.
Il lui demanda ensuite de faire des excuses. À cause du mal qu’elle lui avait fait en l’obligeant à la punir. Il lui fit répéter les excuses. Jusqu’à ce qu’elle les fasse sur un ton de véritable repentir…
Dès que je l’entendais arriver, je fuyais. Mon attention se tournait vers la plage… le bruit des vagues, les oiseaux… Je me remplissais de ce bruit pour oublier tout le reste. Je laissais mon attention dériver au loin, vers l’endroit où les nuages rejoignent la mer…
Un jour, du côté de la plage, des gens sont venus. Ils ont construit un immense mur devant moi. Avec des fenêtres. Des dizaines de fenêtres. Toutes semblables.
Lorsque j’ai compris ce qu’elles étaient, je n’en suis pas revenue. Moi qui me croyais unique… Et voilà que des dizaines d’autres fenêtres me regardaient.
Ma première réaction en fut une de frustration. Presque de colère. Elles me bouchaient la vue. Je ne pourrais plus fuir vers le large pour échapper aux bruits de la chambre.
Puis je sentis de la curiosité. Une sorte d’attirance, même. S’il existait un peuple des fenêtres, je pouvais essayer de m’y intégrer. Peut-être savaient-elles ce que je devais faire pour échapper au spectacle qui se déroulait chaque jour dans la petite chambre.
Leurs réponses furent vagues. Elles ne semblaient pas intéressées à discuter. De toute façon, elles ne savaient pas de quoi je parlais. Sauf une vieille fenêtre qui avait été recyclée dans cet édifice neuf. Là où elle était auparavant, elle avait déjà vu ce genre de choses. Elle déclara qu’il valait mieux ne pas en parler. Puis elle se retourna vers l’intérieur.
Dès le lendemain, je sus à quoi m’en tenir : aussitôt que les pleurs de la chambre commencèrent à me faire vibrer, toutes les fenêtres se retournèrent vers l’intérieur. Toutes. Comme si je n’existais pas. Elles m’avaient d’ailleurs avertie : elles n’aimaient pas beaucoup l’extérieur. Elles préféraient s’absorber dans le spectacle du dedans.
Elles ne sont jamais revenues…
Et moi, je ne voyais plus le large. J’étais prisonnière. D’un côté, un mur de fenêtres sourdes et aveugles. Repliées sur leur intérieur. De l’autre, les pleurs de la chambre, auxquels je ne pouvais plus échapper.
Il ne me restait qu’une solution : éclater.
Mais ce n’est pas facile. Craquer à un endroit, à un autre, ça peut toujours se faire. Mais éclater complètement… Je décidai quand même de m’y mettre. Chaque fois que j’entendais les pleurs, ou les cris, j’abandonnais toute résistance. Je les laissais résonner en moi, s’amplifier, ébranler toute ma structure.
Du côté des fenêtres, des protestations se firent alors entendre. J’émettais de mauvaises vibrations, disaient-elles. Je dérangeais leur tranquillité. Pourquoi ne pas accepter mon rôle et filtrer ce qui venait de l’intérieur ?…Je décidai de ne pas m’occuper de ce qu’elles disaient. De toute manière, mon seul contact avec elles se résumait au fait qu’elles me bouchaient la vue. Ça ne pouvait guère être pire.
Un jour, je réussis. Ma vitre vola en éclats.
Je goûtai alors un calme extraordinaire. Pour la première fois, je pouvais être seule avec moi-même. En paix. Sans la menace des pleurs et des cris. Sans images tristes pour m’accaparer. Seule avec moi-même. Sans rien. Le nirvana.
Hélas, mon soulagement fut de courte durée. Le lendemain, il posait une nouvelle vitre. Incassable, celle-là. Dès qu’il eut fini de la mettre en place, je compris que je ne pourrais pas la faire éclater. Elle était trop forte.
Curieusement, elle était aussi plus sensible. Les moindres soupirs m’atteignaient avec une acuité accrue. Leurs vibrations se prolongeaient en moi au-delà de tout ce que j’avais connu.
Depuis, je suis le témoin obligé de leurs rencontres. Je les vois. Les entends… Il lui parle de plus en plus. Lui ordonne de ne rien dire. Sous aucun prétexte. Autrement, il l’abandonnera. Elle ne le verra plus jamais. Et elle mourra… Même sa mère ne doit rien savoir. Parce qu’elle est malade. Elle ne comprendrait pas. Ça pourrait la tuer…
Mais je ne désespère pas. Si je ne peux pas faire éclater la vitre, je peux travailler le cadre. Il n’est plus très jeune. Un jour, il pourrait bien finir par céder. Se désagréger…
Récemment, ça s’est calmé. Elle ne pleure presque plus. Elle obéit à tout ce qu’il demande. Sans protester. Sans dire un mot. Sauf lorsqu’elle répète ce qu’il lui demande de dire. D’une voix tranquille. Presque monotone… Une voix qui me rappelle le calme que j’ai ressenti lorsque je n’entendais plus rien.
Et je vis dans mes images. Dans mes souvenirs. Je me rappelle l’océan, le vol des oiseaux. Avec patience, je les reproduis en moi. J’imagine ce qu’il y a au-delà de l’horizon… J’invente des oiseaux dont les cris noient complètement la rumeur de la chambre. J’invente des nuages où je me laisse aspirer jusqu’à disparaître. J’invente… J’invente… Mais, surtout, je me rappelle.
Je me rappelle le temps où j’étais une fenêtre avec vue.