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« Un jour, je ferai comme vous. » Pendant ce périple, j’ai souvent pensé à la promesse faite à Jacques Lacarrière. À l’occasion de la sortie de son livre, Chemin faisant1, racontant une pérégrination des Vosges aux Corbières, je l’avais rencontré chez lui, à Sacy, en Bourgogne, pour Le Matin de Paris. Il m’avait incité à « inventer d’autres chemins ». J’ai attendu plus de trente ans. J’ai suivi son conseil et emprunté un sentier différent. Je retrouve parfois la France oubliée dont il parlait, « cette mémoire des routes » qu’il a si bien retracée. Il était parti de Saverne, sac au dos, s’employant à résoudre l’éternel problème du marcheur : l’autonomie. N’emporter que des choses indispensables, mais lesquelles ? Ce qui lui paraissait au début nécessaire devint vite superflu. Cependant, la réussite d’un voyage tient aussi à des détails en apparence inutiles. J’ai emporté des cigares. Je pourrais m’en passer. Cette commodité pourtant m’est indispensable. J’ai besoin du luxe d’un havane dégusté après le dîner. Un cigare rachète souvent la médiocrité d’un repas, elle le couronne en beauté quand on a fait bombance, ce qui ne m’est pas arrivé jusqu’à présent.

Ce matin, j’ai décidé de me débarrasser des jumelles. Je les renvoie chez moi par la poste. Certes, elles sont lourdes et occupent une place démesurée dans mon sac mais surtout je n’ai nul besoin d’une vision binoculaire de la Marne. Je veux la considérer à distance normale, sans effet grossissant. Je suis sûr, à présent, qu’elles ne me serviront à rien.

En ce moment, par exemple, elles amplifieraient la confusion de cet espace mixte, cette hybridation du paysage, intermédiaire entre le rural et le périurbain résidentiel. La rivière a du mal à s’arracher à cet état incertain. Elle piétine, elle est à la peine. Passé Dampmart, je croyais pourtant que, désentravée de la domination urbaine, elle allait s’épanouir et filer à travers les champs de la Brie.

À Charmentray, proche de Trilbardou, j’ai la sensation qu’il se passe quelque chose. Depuis mon départ de Charenton, je n’ai cessé de me demander pourquoi Jules Blain, le mystérieux voyageur des champs de bataille, avait choisi de commencer sa remontée de la Marne à Trilbardou. Il n’a pas eu le choix. C’est à Charmentray que le canal de l’Ourcq rallie la Marne, et à Trilbardou qu’ils se rejoignent vraiment. Or le canal de l’Ourcq est la seule voie permettant au marcheur désireux de gagner les régions de l’Est de sortir sans encombre de Paris.

Ce fait semble établir que Blain a effectué le début de son voyage à pied. Il ne fournit aucun détail sur la façon dont il s’est déplacé. Grâce à ce canal, on pouvait déjà, à l’époque, éviter les embarras de la banlieue. Certes, le trajet rectiligne est monotone, mais il est si pratique que j’ai moi-même songé à l’emprunter.

Je pose mon sac à terre pour en sortir un petit livre protégé par un étui, intitulé Voyage égoïste et pittoresque le long de la Marne, par Jules Blain. J’ai trouvé cet ouvrage dans un vide-grenier du département de l’Aube en 2005. Sur le moment, cette acquisition n’avait pas excité ma curiosité. Elle faisait partie d’un lot de bouquins parus dans l’entre-deux-guerres, témoignages d’officiers, guides Michelin des champs de bataille, etc. Plus tard, je me suis aperçu de la singularité de ce récit paru sans mention d’éditeur ni même de l’imprimeur. À l’évidence, un témoignage publié à compte d’auteur.

Qui était ce Jules Blain ? Des recherches sur Internet, aux archives militaires de Vincennes, n’ont rien donné. Aucune mention de cet homme qui, d’après plusieurs allusions dans le livre, combattit pendant toute la guerre dans le département de la Marne. Blessé dans des circonstances qu’il ne précise pas, il fut soigné à Saint-Dizier avant de repartir sur le front. Il est certain que cette pérégrination a joué un rôle non négligeable dans mon propre voyage. Région floue pour ceux qui ne l’habitent pas, l’Est m’a toujours attiré, mais je n’aurais peut-être pas entrepris pareille remontée sans la lecture de ce récit souvent déconcertant.

Dans ce coin de la Seine-et-Marne perpétuellement tiraillée entre la ville et la campagne, quelque chose d’énervé, de tendu ne cesse de perturber l’espace. Cet inapaisement provient du ballet des avions qui vont atterrir à Roissy ou qui en décollent, turbulence faible mais incessante comme un bourdonnement de frelons.

Pendant la bataille de la Marne, Gallieni avait installé son poste de commandement à Trilbardou. Nommé gouverneur militaire de Paris pour assurer la défense de la capitale, il déclare : « J’ai reçu le mandat de défendre Paris contre l’envahisseur ; ce mandat, je le remplirai jusqu’au bout ! » Blain, qui souvent préfère Gallieni à Joffre, est enthousiasmé par la simplicité de cette déclaration et lui trouve un « caractère romain ». Longtemps Trilbardou s’est enorgueilli d’une statue de Gallieni scrutant l’horizon, mais après une tentative de vol, la ville de Paris s’est résolue à démonter le bronze et l’a remisé2.

Pour la première fois, je m’éloigne de la rivière pour contempler son cours, sur plusieurs kilomètres, depuis une grosse ferme briarde : un liseré gris argenté qui tranche sur le fauve des champs de céréales et les constructions pavillonnaires. Comme le mercure, l’eau, bombée sur les bords, ne semble pas adhérer aux rives. C’est peut-être un effet de la lumière. La Marne miroite, comme tous les cours d’eau, mais diffuse constamment un éclat particulier, froid et pâle, même quand le soleil scintille. Cette clarté blafarde répand une atmosphère étrange.

Adossé au mur d’une grange, je n’ai pas entendu les bruits de pas. Une voix ni amène ni agressive : « Vous êtes ici dans une propriété privée ! » C’est un homme aux yeux pétillants, d’une cinquantaine d’années. Je réponds que je me suis gardé de pénétrer dans la cour, restant à l’extérieur de la ferme. « À l’extérieur, c’est toujours une propriété privée. » Alors que je me lève pour quitter les lieux, il se radoucit, étendant la main :

– Vous comprenez, il y a tant de rôdeurs. On m’a volé un tracteur, l’an dernier.

– Qui vous dit que je ne suis pas un de ces rôdeurs ?

– Les claque-dents, les manouches, les gitans, croyez-moi, je sais les reconnaître.

La rivière est un sujet qu’il esquive : « J’ai peur de l’eau. Depuis toujours. Quand j’étais enfant, j’ai retrouvé un cadavre, là, en bas. » Il veut me montrer l’emplacement. Nous descendons vers la Marne. Il s’arrête, le visage défait au souvenir de cette découverte : « C’était une femme. L’eau avait complètement dissous le visage, excepté les yeux qui me fixaient. » Il s’arrête. Le champ s’abaisse en pente douce vers la rivière vif-argent. Sèche et dure comme du béton, la terre porte la trace crantée de pneus. Chaque fois qu’il contemple ses cultures, la rivière est là qui lui gâche son plaisir, rappelant la tête de Méduse mangée par l’eau, son regard glaçant. Je crois que, s’il en avait le pouvoir, il détournerait le cours de la rivière pour ne plus se souvenir. « Et les pêcheurs ! Regardez cette cabane sur pilotis, elle a été construite en douce. Elle va valser, c’est sûr. Les pêcheurs aujourd’hui ne respectent plus rien. »

« Respecter », c’est un mot que j’entendrai souvent au cours de ce voyage, comme une valeur définitivement perdue, nostalgie hargneuse d’une considération appartenant à un âge d’or qui, en vérité, n’a jamais existé. Lorsque je le salue pour prendre congé, il me regarde avec des yeux éblouis : « Remonter la Marne jusqu’à sa source. Eh bien, chapeau ! »

Il est 3 heures de l’après-midi. Des cumulus de beau temps flottent sur la vallée ; leurs bords nacrés se découpent dans le ciel très pur. La France est au travail et je me promène, confiant, humant l’air tiède de cette fin d’été. De la Marne émane une odeur de tourbe. Un vent léger fait écumer les bords et creuse des vaguelettes à la surface parsemée de feuilles de peupliers de forme ovale. Elles se sont agrégées en liasses unies par le même mouvement. Je suis hypnotisé par ce va-et-vient sur l’eau. De loin on peut prendre ces entassements flottants pour des étoffes, des hardes. Je ne cesse de penser à cette femme noyée ondulant sur le courant.

1- Chemin faisant. Mille kilomètres à pied à travers la France, Fayard, 1977.

2- Il se trouve depuis 2011 au musée de la Grande-Guerre, à Meaux.