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J’ai quitté Meaux ce matin à regret. Avant d’accéder au centre, il m’avait fallu affronter la périphérie, traverser Mareuil, infesté de panneaux publicitaires et d’enseignes de grandes surfaces (Leclerc, Lidl, Carrefour). Ronsard, qui en était le curé commanditaire, a vécu à Mareuil, fuyant la peste qui sévissait à Paris. Il en a profité pour composer le poème le plus gracieux et le plus frais jamais consacré à la Marne :

Une énergie destructrice a envahi cette périphérie, comme tant d’autres en France, travaillée sourdement par un pullulement de pancartes et de fanions publicitaires – toujours les mêmes –, par des hangars maquillés en centres commerciaux. Images de naufrage et d’étalement sans retenue.

Meaux était située sur la grand-route de Paris à l’Allemagne. La ville est traversée par une nationale bruyante qui longe la rivière, aspirant un flot exaspéré de camions et de voitures qui grondent, fument, sifflent sans s’arrêter. Au début, je me suis senti perdu dans cette cité qui semblait si peu soucieuse de sa rivière. Mais Meaux est aussi liée à la Marne que peut l’être Venise à l’Adriatique. Elle a éclos, grandi, embelli à partir de l’eau, résolument amphibie, se payant le luxe de posséder deux centres : la cité épiscopale, sur les hauteurs, et la ville commerçante, autour du marché, toute proche de la rivière.

Le méandre où Meaux s’est créée est pincé, proche de l’étranglement, à deux doigts de se recouper. Bien vu, en tout cas, ce « bras fourchu [qui] baigne les pieds de Meaux », décrit par Ronsard. C’est à l’intérieur de ce bras que la cité a surgi de l’eau pour déborder, repoussant au loin la campagne. Celle-ci est revenue aujourd’hui en plein centre-ville. Des étangs, des prairies, des bois, des roselières respirent avec la rivière qui déborde ou se retire dans un mouvement désormais familier. Depuis quarante ans, toutes les plages sur la Marne ont disparu, excepté celle de Meaux, ressuscitée en 2007. La ville a renoué le lien perdu avec sa rivière.

Avec Bossuet, c’est une autre affaire. Il faut monter à la cité épiscopale où il est enterré. Sur la dalle funéraire, faite de marbre noir, est inscrite la phrase suivante : « Hic quiescit B. resurrectionem expectatus » – « Ci-gît Bossuet en attendant la résurrection ». Admirable, la tranquille certitude de cette épitaphe : l’espérance sans faille de ce « corps de gloire » va survenir un jour. Mais quand ?

« Madame se meurt : Madame est morte ! » Dans le maniement de notre langue, je n’en connais pas qui soit au-dessus de l’Aigle de Meaux. Qu’a-t-il de plus que les autres ? « Bossuet dit ce qu’il veut ! » a écrit Valéry. C’est probablement une virtuosité supérieure qui le distingue des autres. Dans ses phrases, c’est la qualité du son qui frappe, une acoustique à jamais perdue. La sonorité augmente la force du mot. Elle a presque autant d’importance que le sens. Posséder aussi intimement et naturellement la langue française, la plier aussi facilement à sa pensée, avec cette inflexion éclatante, est un privilège divin. Fixé sous Louis XIII, le français classique autorisait davantage de liberté et d’écarts, comme il arrive souvent dans les débuts.

Notre langue est portée naturellement à la grandiloquence, à la laque, à la parure, à l’amidon. « Trop de cosmétique », se plaignait Martin du Gard qui répugnait, dans ses livres, à utiliser des produits de beauté. Bossuet fait preuve d’une efficacité sans égale, mais il aimait aussi bousculer les mots. Le bousculé, c’est peut-être cela, l’idéal. Une certaine imperfection, en tout cas de négligé – pas de négligence – que Jacques Rivière a parfaitement défini : « Je ne sais quoi de dédaigneux de ses aises, d’à moitié campé, de précaire et de profond, l’incommodité des situations extrêmes. Un esprit toujours en avant et au danger2. » Un modèle comme Saint-Simon commet lui aussi nombre d’incorrections et n’hésite pas à malmener la langue. Ce côté risqué, inconfortable, est ce qui convient le mieux au français. Quelque chose d’expéditif, de dégagé dans la tenue. Une forme de desserrement, venu sans peine. Pour moi, le comble de l’élégance. La grâce. Cependant, il ne faut pas que cela se voie.

Blain, qui a visité le tombeau de Bossuet, l’exécute d’une pichenette : « Ces accablantes oraisons funèbres qu’il fallait apprendre par cœur… Cet apparat, ces réflexions sur l’immortalité et la résurrection me dégoûtent. » Pas moi. Les méditations sur la mort de l’Aigle de Meaux m’enchantent. Elles exhalent pour moi une odeur particulière, nullement funèbre. Vive, au contraire, toujours d’actualité. Les hommes n’ont pas changé. Irrémédiablement enfermés en eux-mêmes par l’amour de leur propre personne. « Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes3 », constate-t-il. Les paroles de Bossuet portent sur l’orgueil, l’avidité, la convoitise. Il n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’égoïsme de l’élite, son insensibilité aux pauvres.

Non loin du tombeau de Bossuet, je me suis assis dans la nef près d’un pilier, débarrassé de mon sac posé sur la chaise voisine. L’église lumineuse sentait la pierre blanche, ce coquillé du calcaire et une odeur poudrée de vieux livre, aucunement moisie, quelque chose de blet ressemblant au parfum de vieilles pommes rangées sur un carrelage. Quel moment délicieux ! Les bruits de l’extérieur me parvenaient étouffés : touches de klaxon, percussions régulières d’une masse sur le bois, staccato d’un marteau-piqueur. Ce léger brouhaha contrastait avec l’intérieur où le moindre pas, le grincement d’une chaise, le battement de la porte capitonnée retentissait, amplifié par la réverbération.

Je suis resté longtemps dans un état de léthargie à observer le va-et-vient des touristes et des fidèles. Sur la cathédrale Saint-Étienne qu’il a visitée, Blain écrit notamment : « Il n’y a que les églises qui puissent garder cette qualité de silence, ce qui n’empêche pas les bruits de peupler cette paix pour mieux la souligner. Je contemplais ces couples en pèlerinage qui entraient et sortaient. Pourquoi ce besoin irrépressible de revenir sur l’horreur que nous avons vécue ? » J’imagine qu’il fait, là, allusion à tous les rescapés visitant les champs de bataille avec leur famille. Le voyage qu’il effectue, lui, ne peut être qualifié de pèlerinage. On a l’impression qu’il remonte la Marne pour oublier, même s’il lui arrive de citer certains lieux qu’il a connus pendant les combats. Tout un tourisme de guerre a prospéré après 1918 avec la série des guides illustrés Michelin consacrés aux champs de bataille, mais Jules Blain cherche visiblement autre chose.

L’odeur du marbre dans cette église. Même le marbre a une odeur. Il a beau être impénétrable, il exhale une curieuse sensation de givre, acide, dur, piquant. Il me faut débusquer ces effluves chaque fois que je découvre une ville, un village, un site. L’empreinte. La trace d’un parfum ou d’un monument.

« L’empreinte, le passé, ça suffit, intéresse-toi donc au présent », m’avait exhorté Jeanne. Mais ce passé ne cesse de me demander des comptes. J’ai besoin de cet air, de sentir le fluide impalpable qui nous constitue, de recevoir sur mon visage cette ventilation. Cette diffusion s’effectue dans un rapport actif au présent. Il m’aide à mesurer le chemin parcouru. J’ai alors le sentiment de me trouver au cœur du paradis sur terre. Je ne possède d’autre existence que cette vie, certes arc-boutée au passé, mais cet appui, je le vois surtout comme un moyen d’exercer une poussée, une résistance contre le temps présent.

Cette dépendance me permet de tenir dans un monde dont on nous répète qu’il est riche, ouvert, imprévu. Je suis assez bien parvenu à échapper à son emprise. Le monde actuel a beau être quadrillé, il existe beaucoup de trous, de failles. Ce pays possède la grâce. Il a le chic pour ménager une multitude d’interstices, d’infimes espaces permettant de se soustraire à la maussaderie générale. Ce retrait, cette stratégie d’évitement face à l’affliction des temps sont à la portée de tous. Il suffit de ne pas se conformer au jugement des autres, à la prétendue expertise de ceux qui savent. Depuis mon départ, j’ai rencontré des hommes et des femmes qui pratiquent une sorte de dissidence. Ils ne sont pas pris dans le jeu et vivent en retrait. Ils ont appris à esquiver, à résister, et savent respirer ou humer un autre air, conjurer les esprits malfaisants. Ces conjurateurs tournent le dos aux maléfices actuels tels que la lassitude, la déploration, le ressentiment, l’imprécation. Sans être exclus, ils refusent de faire partie du flux.

Le jardin Bossuet, à côté de la cathédrale, correspond bien à l’idéal que je poursuis : un jardin miniature ceint de tilleuls, calme, installé aux marges du temps, propice à la lecture. Je n’ai jamais vu autant de personnes lire en plein air dans un si petit espace. Il n’est pas hors service, mais adossé au passé, invulnérable.

1- Épître à Ambroise de la Porte.

2- Carnets (1914-1917), Fayard, 2001.

3- Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche, 1er septembre 1683.