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Parois droites et blanches ressemblant aux falaises crayeuses de Normandie. Tumulus de sable. Pyramides de cailloux. Des camions sillonnent des chemins couverts de cendre. Sur le site de cette sablière dont avait parlé le maître d’hôtel, sont enterrées les ordures des Parisiens. Stade ultime d’une civilisation qui n’est pas parvenue à éliminer totalement ses déchets. Il a fallu les enterrer. Bien entendu, avec toutes les précautions voulues pour que la Marne et la nappe phréatique n’en soient pas altérées. Mais le poison est bien là, enfoui dans les entrailles de la terre. Ne finira-t-il pas, un jour, par crever la gaine de bentonite qui l’emprisonne ?

Depuis le début du voyage, je fais mon possible pour ne dépendre que du moment présent. J’ai confié mon sort au hasard, c’est la règle. Jusqu’à présent, la chance m’a souri. Ce soir, je m’en veux d’avoir été trop confiant. Je ne sais pas où je vais dormir.

Il est 20 heures Le couchant approche. La Marne a pris une couleur noire laquée, légèrement bleutée, qui ressemble à de l’encre de Chine. Pas d’hôtel en vue. La seule personne que j’aie rencontrée est un électricien remballant son matériel et pressé de rentrer chez lui. En claquant sa portière, il a marmonné : « Faut aller à La Ferté. » La Ferté-sous-Jouarre ! Je calcule que, dans le noir, je pourrai au mieux y parvenir dans deux heures. À 10 heures du soir, tout sera fermé. Non loin de la rivière, des maisons émettent cette phosphorescence bleu pétrole propre à la télé. À cette heure, les humains ont donné un tour de clé à leurs maisons, ils n’ouvriront plus. Bien sûr, il me reste l’ultime solution : appeler un taxi pour qu’il me conduise à La Ferté. Pour l’instant, je répugne à ce choix, contraire à ma règle.

Le jour a chuté brusquement, les formes sont de plus en plus indistinctes. J’ai beau suivre le chemin de halage et serrer au plus près le cours de la rivière, je n’en mène pas large. Malgré le faisceau de ma lampe de poche, je ne cesse de trébucher sur des racines et manque même un moment de tomber dans cette eau noire vernissée, peu engageante.

Au loin, je distingue une lueur plus intense que les autres. Elle semble se multiplier, croître avant de s’éteindre dans la nuit. Des reflets papillonnants et liquides. Un bruit continu et torrentiel m’intrigue. Il n’y a pas de cataractes, sur la Marne. À mesure que j’approche, la lumière se fait de moins en moins tremblante. Ce sont bien des chutes d’eau : devant moi, un barrage aménagé pour réguler le cours de la Marne, bordé par une écluse permettant le passage des bateaux. Une tourelle, sans doute le poste de commande, est éclairée. Un homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’une veste de cuir cloutée, est en train de fermer la cabine. Il m’a aperçu et me regarde avec amusement.

– Je cherche un hôtel, n’importe quoi. Connaissez-vous dans le coin un endroit où dormir ?

– Il n’y a rien ici. Il faut aller à La Ferté.

– Non, c’est trop loin. Il est tard et, vous voyez, je suis à pied.

Il se gratte la tête, m’observe d’un regard aigu, légèrement railleur. Il porte un bracelet en cuir au poignet droit, qu’il ne cesse de masser.

– D’où vous venez ?

Je lui explique en quelques mots le but de mon périple. En y mettant un soupçon de dérision. D’un côté, je m’en veux d’utiliser l’arme démagogique de l’autopersiflage ; de l’autre, j’abhorre les jérémiades, humiliantes et, de plus, contre-productives. Dès cet instant, je sais qu’il va m’aider.

– Vous voyez le jardin, à côté de la maison éclairée ?

– Où il y a la caravane ?

– C’est ça, la caravane. C’est tout ce que j’ai, ça vous dépannera. Voulez-vous y jeter un coup d’œil ?

– Inutile, c’est parfait. Merci.

Dans la roulotte, un lit et une table pliante. Elle garde une vague empreinte de chauffage au pétrole, ainsi qu’une odeur aigre-douce, à la fois piquante et compotée. Dans un coin, des noix et des pommes posées sur le linoléum.

– Désolé. Il n’y a pas de draps. Mais les couvertures sont clean. Bonne nuit. J’oubliais : demain matin, dès 7 heures, vous serez certainement réveillé par le bruit de l’écluse.

Je suis flapi et n’ai qu’une envie, dormir. Les couvertures sentent l’humidité et la lessive parfumée à la lavande. J’ai beau avoir l’estomac vide, je suis sûr que le sommeil trompera ma fringale. Au beau milieu de la nuit, je suis réveillé par une faim de loup. Plus de barres vitaminées dans mon sac. J’essaie en vain de me rendormir, tourmenté par l’odeur des pommes. Et si j’en croquais une ? Vu la quantité, impossible que mon hôte s’aperçoive qu’un fruit a disparu. Je n’y tiens plus et me lève pour choisir le plus gros.

Jamais pomme ne m’a paru plus délectable. Je la déguste lentement, savourant la pulpe ferme et sucrée à laquelle je trouve le goût exotique de la mangue. Je fais disparaître le trognon dans mon sac et essaie de me rendormir. Comme un remords, l’image de Jean Valjean subtilisant les candélabres de l’évêque de Digne me poursuit. Le prélat est le seul être humain à lui avoir accordé l’hospitalité, et parlé comme à un égal.

Vers 7 heures, je suis réveillé par des bruits de moteur et de crémaillère. J’ouvre la porte de la caravane : une péniche vient de franchir l’écluse en amont. Mon hôte me fait signe et m’invite à prendre un café dans sa maison. Il est vêtu d’une veste en jean et chaussé de bottines noires au bout très pointu. Ses cheveux longs forment une crête de coq au sommet du crâne. Son intérieur est confortable, avec vidéo dernier cri, larges fauteuils et canapé profond. Des CD d’électro rock (Daft Punk, The Klaxons), ainsi que l’intégrale d’Édith Piaf sont empilés sur une table basse.

Je lui avoue que j’ai mangé une de ses pommes.

– C’est de la reinette de Champagne, une variété assez rare. Tant qu’à faire, vous auriez dû goûter aussi les noix.

Il ne prend pas la chose à la rigolade. Il réagit même froidement à mon larcin. Mais c’est peut-être sa façon de se comporter, détachée, sans émotion. Il précise qu’il est éclusier-barragiste. Il aime son boulot, sans doute mal rémunéré, qui lui permet d’assouvir sa passion du rock et de bénéficier d’un logement gratuit. Nous parlons de la Marne :

– C’est une bavarde. Elle raconte tout ce qui lui est arrivé en amont. Des tas d’objets flottant sur l’eau arrivent ici : des troncs d’arbres, des bidons, des bonbonnes de gaz, parfois des cadavres. Quand viennent les beaux jours, ce sont les ballons. À chaque orage, elle change de couleur. Elle charrie des feuilles, des milliers de brindilles, des branches. L’orage, ça fait du vilain. Les pesticides… Les poissons morts qui flottent ventre à l’air, c’est pas beau à voir. L’eau claire, ça ne signifie rien. Elle peut être limpide et polluée.

J’essaie de l’interroger sur sa vie.

– Ma vie, c’est la mienne. Personnel ! En quoi peut-elle vous intéresser ? Changer de job ? Non. Je n’ai pas envie de m’en sortir, car, figurez-vous, je suis “sorti” depuis longtemps. Je me suis dégagé de tout ce qui pue, si vous voyez ce que je veux dire.

– Non, je ne vois pas bien. Qu’est-ce qui pue ?

Il me jette un regard réfrigérant et me fixe de son œil noir :

– Je vous ai accueilli, OK, mais cela ne vous donne pas le droit d’être indiscret.

L’aveu de mon chapardage, j’en suis sûr, l’a profondément choqué. Il l’a pris comme une forme de familiarité ou de cynisme. Il aurait préféré que je garde cette histoire pour moi. Je comprends à présent son irritation. J’étais convié en tant qu’hôte, j’ai outrepassé mes droits. En me dénonçant, j’ai manqué de jugement et de retenue. « Malheur à qui fait outrage à l’esprit de la grâce », prévient l’apôtre Paul. J’ai commis à son encontre une grave indiscrétion. Tout se paie ? Non, justement, la grâce est exempte de tout esprit de calcul, l’éclusier n’attendait rien en retour. Dans de telles situations, mieux vaut éviter de se confondre en excuses. Elles soulignent un peu plus la bévue.

Je le quitte en le remerciant avec une certaine effusion. Il abrège d’un énergique « Bonne route » et d’un sourire.