À Nogent-l’Artaud, sur la rive gauche, une maison abandonnée, construite en briques bicolores à motifs losangés, m’intrigue. Ma carte indique qu’elle se nomme la « maison du Diable ». Elle en a la beauté, cette beauté vénéneuse que recèlent les propriétés laissées en plan et pourtant intactes. J’aimerais connaître son histoire, comme celle de toutes ces maisons-éclusières vides, de ces silos en ruines dont les quais d’amarrage sont déserts, de ces moulins dont il ne reste plus qu’un bief fangeux, l’empreinte des fondations en dalles blanches.
Près de Chézy où la Marne dessine une boucle magnifique, vision inattendue et énigmatique d’un château enveloppé dans la souplesse végétale des prés et des feuillages, jouissant d’un panorama sans égal sur la rivière. La surprise est la marque du paysage français. De la laideur surgit parfois, comme un coup de théâtre, un détail inattendu qui dispense la grâce, l’harmonie. Comme ce château panoptique embusqué et pourtant rayonnant. À la volée, on peut l’apercevoir ; l’instant d’après, tout est perdu. Le site impose le secret et un silence d’autant plus paradoxal qu’il est entouré d’une parcelle appelée « le Bruit ». Mystère de la toponymie française que consigne soigneusement ma carte IGN. Autrefois, ces noms étaient vivants, ils parlaient aux hommes. À présent, leur signification s’est perdue. Ils sont devenus lettre morte.
Pourtant il y a du bruit. J’ai commencé à le remarquer du côté de La Ferté-sous-Jouarre. J’ignore alors qu’il va m’accompagner pendant la plus grande partie du voyage, ce roulement qui va devenir si obsédant et familier qu’il finira par appartenir au paysage sonore de la Marne, et que je n’y prêterai plus attention. Depuis 1849, la ligne de chemin de fer Paris-Strasbourg talonne la rivière. Elle n’épouse pas tous ses méandres, mais ne la perd jamais de vue. Le train attaque le tunnel : une sorte de rétrécissement sonore, puis, quelques secondes plus tard, le jaillissement, expulsion tonitruante qui retentit et se désintègre dans la vallée. Un sifflement déchire l’air. Par son effet de propagation, il accentue la solitude de la campagne.
Je vais bientôt atteindre Château-Thierry, sous-préfecture de l’Aisne, qui relevait de la Champagne avant la Révolution et qui dépend aujourd’hui de la Région Picardie. Elle appartient à l’Omois, un des nombreux petits pays traversés par la Marne. D’origine souvent gauloise, en vigueur sous l’Ancien Régime, ces territoires fréquemment configurés par une rivière étaient encore vivaces sous la IIIe République1. La France, comme l’a souligné Vidal de La Blache, s’est construite à partir des « pays », cette « multitude d’impulsions locales née de différences juxtaposées de sol dans un horizon restreint2 ». Il n’y a pas si longtemps, l’idée de revivifier cette dimension géographique de la France avait suscité de grandes espérances que la crise et la mondialisation ont réduites à néant.
Château-Thierry. La consonance de cette ville liée aux combats de la Première Guerre évoque quelque chose d’à la fois énergique et désespéré. Ainsi se manifeste le danger qui vient de l’Est. Vitry-le-François est la première alerte, Château-Thierry, le signal d’alarme. Quand il retentit, la France a du souci à se faire. L’ennemi approche de Paris, il occupe la patrie de La Fontaine – tout un symbole. Mais, dans le t de Thierry, il y a cette dentale sourde, et dans le i, qui, c’est le cas de le dire, met les points sur les « i », une façon de réagir vigoureusement, un sursaut de bon augure, comme en 1918. Partie de Château-Thierry et de la Marne, la riposte a mis fin à la guerre. Le monument américain, avec ses deux rangées de colonnes, commémore cette contre-offensive du 18 juillet 1918, plus connue sous le nom de deuxième bataille de la Marne. Le double portique fait penser à la fente d’un grille-pain.
Les abords de la ville sont moins éprouvants que l’arrivée à Meaux. Mais, de part et d’autre de la rivière, c’est toujours le même chaos, l’absence de règle, le règne du laisser-faire. Autrefois, on élevait des murailles autour des villes pour dissuader d’y entrer. Les zones industrielles, les vendeurs de salons et canapés, les grandes surfaces, les hangars de maintenance semblent avoir été conçus pour repousser le marcheur qui souhaite accéder au cœur d’une ville.
Non loin de la rivière, j’ai trouvé un hôtel qui a l’avantage de n’être pas trop éloigné du centre. La chambre est spleenétique, il n’y a pas d’autre mot. Tout est scellé comme dans une cellule de prison : la table, la chaise, l’étagère, sans doute pour éviter que le client les emporte. La pomme de douche sert aussi de robinet chaud-froid pour le lavabo. Dans le but d’améliorer la rentabilité, ce pragmatisme hôtelier lugubrement parcimonieux a tout calculé, excepté le vol des ampoules qui se dévissent. Ces manières n’ont pas envahi seulement l’hôtellerie bon marché, mais toutes les sphères de la consommation.
Je ne déteste pas cette désolante frugalité du moindre sou gagné, cet opportunisme insipide. J’accepte la laideur et le parti pris de platitude comme une sorte d’exercice spirituel. Ces chambres d’hôtel monacales m’aident à me défaire de ce qui n’est pas strictement nécessaire, et me ramènent au réel. D’ailleurs le luxe, la surabondance ne répondent jamais tout à fait à notre attente. J’ai besoin d’être confronté à cette aridité du décor pour interrompre le fil confortable de ma rêverie, prendre la mesure de l’évident et de l’ordinaire. Le long de la rivière, en compagnie des arbres, des nuages, je ne suis que trop enclin à me monter la tête.