À chaque entrée du pont, deux naïades fluviales réalisées en 1952 par un certain Denis Gelin témoignent d’un véritable culte que Château-Thierry rend à la Marne. J’espère n’avoir raté aucune de ces divinités censées incarner la rivière depuis mon départ. La Marne est un mot d’origine gauloise latinisé sous le nom de Matrona, la mère nourricière, source de richesse pour les pays qu’elle traverse. De là à la considérer comme une femme d’âge mûr, d’allure grave et imposante, une matrone, il n’y a qu’un pas qu’a craint de franchir le sculpteur. Tout en rondeurs, cambrures et courbes, les deux allégories hésitent entre la figure maternelle et la jouvencelle.
Une chose ne change pas, la pose. À croire qu’il existe une tenue typiquement marnaise, la même observée à Saint-Maur ou sur le pont de Nogent. Un refus d’affronter. Une façon alanguie de renverser la tête, de s’accouder, de regarder dans le vide. Aucune tension, aucun élan, un manque évident de tenue. La statuaire de cette époque se plaît à représenter des femmes aux cuisses puissantes, à la Maillol, des visages amples et charnus comme dans les masques du Picasso de la période rose.
J’ai rendez-vous sous la statue de Jean de La Fontaine où l’on a fait figurer le poète avec les personnages de la fable Le Lièvre et la Tortue. Château-Thierry sait honorer son grand homme. Il y a un lycée Jean-de-La-Fontaine, un rond-point La Cigale-et-la-Fourmi, sans compter les célébrations de la Saint-Jean, appelées Fête Jean de La Fontaine. Des chars défilent qui ont pour thèmes Le Lion et le Moucheron, Le Cheval et l’Âne, Le Singe et le Léopard, etc.
Au milieu de la ville, la Marne dessine un arc presque parfait, s’élargissant jusqu’à ressembler à un lac envahi par les canards. Château-Thierry est tellement fière de sa rivière qu’au xviiie siècle les édiles décidèrent d’en creuser une autre, la fausse Marne, qui a fait naître une île au centre de la cité : une Marne postiche dotant la cité d’un cœur double, relié par le pont aux deux naïades.
L’idée de se rencontrer sous la statue de La Fontaine vient de la personne que j’attends. C’est l’ami d’un ami, un agrégé de littérature moderne. Nommé à Château-Thierry, il s’est entiché du fabuliste et de la ville où il a décidé d’habiter après avoir vendu son studio parisien. Selon mon ami, cet engouement doit beaucoup à une Castelthéodoricienne pour laquelle il a eu le coup de foudre.
La Fontaine n’aimait rien tant que se promener le long de la Marne, « l’Arcadie de son enfance et de son adolescence1 ». Une sorte de paradis perdu, partout présent dans ses fables. Le renard, la belette, le héron, le cerf, la grenouille, le loup, sans parler du meunier, du bûcheron, tout ce monde peuplait les bords de la rivière qu’il a fréquentés non seulement durant son enfance, mais aussi lorsqu’il devint maître des Eaux et Forêts. Le pays abondait alors en gibier – giboyeux est, je ne sais trop pourquoi, un mot que j’adore : la labiale sonore du b et la diphtongue rendent bien l’idée de profusion – « l’odeur est restée dans le mot », dirait Bachelard. Les habitants vivaient grassement du poisson de Marne, cours d’eau qui entrait dans les attributions du fabuliste. Le ressort de sa juridiction commençait à l’ouest de Château-Thierry et s’étendait jusqu’à Épernay.
Pendant mes années de pensionnat, je fus confronté, encore enfant, aux « contraintes terrifiantes des institutions totales », pour reprendre la formule de Bourdieu. Le refuge dans les livres y était une forme de résistance. Passive, sans doute. Loin de cette existence morose, j’avais pris le maquis, j’en étais le roi. Personne ne pouvait m’atteindre. Nos maîtres expurgeaient Diderot, Voltaire, Stendhal, Balzac. Nous n’avions droit qu’aux morceaux choisis. Seules les fables de La Fontaine, à leurs yeux inoffensives, ne subissaient aucune mutilation. Ces écolâtres en étaient restés à la sagesse et au naturel du Bonhomme, passant totalement à côté de la subversion de l’œuvre.
J’ai presque tout appris chez La Fontaine. Il est le premier à m’avoir fait entrevoir, à travers une vision pourtant pessimiste de l’homme, les vertus de l’amitié, le bonheur de la communion avec la nature, le goût de la solitude, de l’autonomie, de la retraite, toute cette « vie rêvée » que magnifiaient les illustrations de J.-B. Oudry. Ces années accablantes restent illuminées par le monde merveilleux de ce peintre inséparable du fabuliste : un décor de campagne romaine incarnant pour moi l’âge d’or. Les arbres, les ruisseaux, les vallons, les édifices antiques à l’arrière-plan incarnent une beauté sereine, une grâce à jamais liées à l’univers de La Fontaine.
On ne fréquente pas impunément un écrivain comme lui à un âge aussi friable. Peu aimé de Louis XIV, détestant l’esprit de cour, préférant la compagnie d’amis fidèles et adoré d’eux, cet homme avait toute ma sympathie. L’aversion à l’égard des puissants, un fatalisme libéré de tout ressentiment, l’art de vivre à l’écart, venant sans doute d’une éducation janséniste : telle est la leçon que j’ai retenue de ce poète qui a si bien chanté la volupté, l’indépendance et l’oisiveté.
Mon attirance pour la Marne doit beaucoup au maître des Eaux et Forêts de Château-Thierry. Il m’a éduqué à la nature vivante et parlante en m’apprenant à l’écouter et à la regarder. Quand j’aperçois un chêne, je ne pense pas automatiquement à la fable Le Chêne et le Roseau, mais le caractère qui le constitue, son essence empruntent pour une large part à cet arbre « dont les pieds touchent à l’Empire des Morts ». D’ailleurs, je l’ai toujours trouvé sympathique et fraternel, ce chêne, contrairement au roseau. Je n’aime pas, chez ce dernier, le côté dégourdi et, pour tout dire, opportuniste que l’on prête aux faibles. Je préfère la bienveillance et la naïveté du premier à la roublardise du second. Je partage le point de vue de Francis Ponge qui dit préférer la moindre fable de La Fontaine à Schopenhauer ou Hegel : « 1° moins fatigant, plus plaisant ; 2° plus propre, moins dégoûtant ; 3° pas inférieur intellectuellement et supérieur esthétiquement2. »