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Milan doit être posté quelque part près du pont. Soudain, il se présente devant moi sans que je l’aie vu arriver.

– Depuis combien de temps étais-tu là ?

Il veut prendre mon sac.

– Tu as l’air vanné. Il faut grimper là-haut.

Dans son nid d’aigle, Milan a créé un savant désordre qui tient du cabinet de curiosités. Livres, tableaux, objets sont entassés, cramponnés aux murs, empilés sur des tables, rapetissant peu à peu l’espace disponible. Pour circuler, il faut slalomer à travers d’étroits passages, contourner des haies de recueils de poésie, des massifs d’albums, enjamber des casiers, des tablettes surmontées de photos. Le foisonnement de ces trésors est en extension constante. Quand il n’y a vraiment plus de place, Milan ouvre une pièce nouvelle de sa grande demeure. Il n’est pas animé par la jouissance du collectionneur, plutôt par un goût de la présence et de la connaissance. Avant d’aller photographier un écrivain, un artiste, une célébrité, il a tout lu de lui. Rien n’est laissé au hasard. Il s’imprègne, cherchant le fameux « motif secret » d’une existence ou d’une œuvre cher à Henry James. Ses tirages sont recherchés par les collectionneurs. Aucun marchandage.

Dans ce cabinet en apparence anarchique, il ne faut pas sous-estimer l’ironie. C’est un test, pour le visiteur qui découvre le lieu pour la première fois. « J’exhibe mes désirs, à vous de les décrypter », est-il signifié.

Nous dînons dos à la cheminée après avoir goûté un Salon 1982. Nous nous livrons régulièrement à des dégustations comparatives de champagne. Sa famille possède des vignes dans cette appellation. Très vive, très occupée professionnellement, son épouse possède aussi un enthousiasmant talent de cuisinière : c’est une virtuose de l’improvisation. Comme à chaque fois que je suis leur hôte, le dîner est exceptionnel. Mais, ce soir, l’effet de contraste ajoute une saveur supplémentaire à ces tourtes, fondues de légumes, poissons cuisinés avec exactitude, d’une discrète touche asiatique. Après les bouibouis dénichés au hasard de mes haltes, j’apprécie la blancheur de la nappe damassée, la vaisselle éclatante. Au cours du repas, Milan m’annonce tout de go qu’il a décidé de faire un bout de chemin avec moi.

Tard dans la soirée, nous profitons de la douceur de l’arrière-saison estivale pour déguster un cigare au pied de la tour. Une légère humidité imprègne l’atmosphère. Elle envoie des effluves automnaux portés par la fluidité d’un souffle que je commence à reconnaître : un relent de terre trempée, légèrement vaseuse, l’odeur de la rivière dont on distingue le tracé.

Devant nous, dans la vallée, s’étend démesurément l’ombre du mémorial des batailles de la Marne éclairé par la lune. Ce bâtiment romano-byzantin est édifié sur l’autre rive, en mémoire de toutes les victimes. Le maréchal Foch avait choisi cet emplacement parce que, selon lui, Dormans était « le point synthétique des deux batailles de la Marne ». Jules Blain a été le témoin de la construction de ce monument entre 1921 et 1931. Il consacre quelques lignes à un étrange détail : la lanterne des morts, cette tour qu’on érigeait au Moyen Âge pour guider l’âme des défunts. Tout au long de son voyage, on le sent particulièrement attentif à ces ouvrages censés perpétuer le souvenir. La multiplication de ces monuments lui paraît néanmoins dérisoire. Il ricane à propos de leur mauvais goût et de la bonne conscience dont ils sont l’expression.