La tentation est de couper et d’éviter la boucle de Saint-Maur, le premier méandre de la Marne. La sinuosité est inséparable de tout cours d’eau. Rivière de plaine, celle-ci connaît plus que d’autres un phénomène de ralentissement, multipliant courbes et arabesques. Prendre un raccourci serait pour moi une tricherie.
Sur la carte, la boucle de Saint-Maur dessine une volute parfaite. Elle singularise cette commune de l’Est parisien où la ville est repliée dans le lobe fluvial. Les berges sont fixées, protégées contre les sapements du courant par de gros blocs de pierre déposés le long des talus et les immanquables palplanches métalliques peu propices au développement d’une végétation aquatique.
Maisons normandes à colombages, villas Belle Époque, chalets suisses, pavillons Art nouveau, ermitages néo-gothiques : en ce mois de septembre, on dirait des résidences de vacances fermées en attendant l’été suivant. Jean-François Bizot, fondateur d’Actuel, disparu en 2007, a vécu dans une de ces maisons qu’on appelait « le Château ». Quel rapport le représentant de l’underground français entretenait-il avec la Marne ? Je l’imagine, solitaire, se promenant à 2 heures du matin sur les berges, en face de l’île d’Amour, une clope ou un joint au bec, vêtu de sa légendaire chemise hawaïenne.
Pas âme qui vive. On se croirait à la campagne, très loin de Paris, mais ce n’est pas une vraie campagne. On a trop corrigé la rivière. Elle sent le pique-nique, la balade digestive, la sortie du dimanche. Elle coule sans faire de manières, arrangeante, sans savoir ce qui l’attend tout à l’heure : l’avalement par la Seine.
Une femme-fleuve, quai Winston-Churchill ! Nue, mi-allongée, la main gauche posée sur son genou droit. Elle profite du soleil. Ses cuisses sont puissantes, le corps est ferme et rond. Le visage, inexpressif, laisse une forme d’anéantissement. Il est probable que personne ne remarque cette naïade étendue au milieu d’un parterre de fleurs. Sur le socle de la sculpture, une date est inscrite : 1964, avec le nom de l’artiste, Édouard Cazaux. La Marne est toujours représentée sous les traits d’une femme comme à la fontaine des Quatre-Saisons rue de Grenelle à Paris. Parce qu’elle est du genre féminin, comme la Seine ou la Loire ? Briseur d’obstacles, le Rhin, lui, se veut un fleuve viril, et le Rhône fougueux est souvent comparé à un taureau.
Cette histoire de personnification agaçait au plus haut point Francis Ponge. Le poète du Parti pris des choses1 a écrit en 1950 un texte de commande sur la Seine où il manifeste son irritation : « Non, le Rhin n’est pas mon père, la Seine n’est pas ma femme, et s’il est une littérature que j’abhorre, c’est bien celle, en termes lyriques, qui divinise l’Ève, l’Onde : cette littérature à la Reclus. » C’est Élisée Reclus qui est ici en cause. Ce dernier affirme que « la Seine a 66 jours impurs (contre 100 à la Marne) ».
L’île d’Amour. On y distingue, derrière un rideau de marronniers, une végétation abondante qui enserre un bâtiment effondré, sans doute les ruines d’une guinguette. C’est le regret de la Marne. L’imminence d’une disparition définitive est souvent évoquée alors que les guinguettes sont mortes depuis longtemps. Une mémoire subsiste, mais elle n’a pas réussi à s’inscrire dans le présent. La découverte, un peu plus loin, de La Grenouillère – où fut tourné Le Gitan, de José Giovanni, avec Alain Delon – témoigne de cette impossibilité à renaître. La Grenouillère est en deuil. L’établissement a fermé ses portes. Il ne ressuscitera plus. Bientôt on clouera portes et fenêtres, puis, un jour, cela ne suffira plus à empêcher le pillage et la dislocation. Il faudra alors murer toutes les ouvertures à l’aide de parpaings ou de carreaux de plâtre. Les maisons condamnées notifient le désastre, la malédiction. En bon état, elles inquiètent encore plus que les ruines.
Derrière La Grenouillère commence la rue Raymond-Radiguet, natif de Saint-Maur. La lecture du Diable au corps a compté parmi mes émois de jeunesse. « Que ceux qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances. » Une jeune femme profite de l’absence de son mari au front pour nouer une liaison avec un adolescent. Elle se prénomme Marthe. Radiguet aurait choisi ce nom à cause de sa consonance, qui rappelle celle de la rivière, très présente dans le roman. « J’aimais tant la rive gauche que je fréquentais l’autre, si différente, afin de pouvoir contempler celle que j’aimais. »
Les deux amants se donnent rendez-vous dans une barque dissimulée parmi les herbes hautes. « La crainte d’être visibles rendait nos ébats mille fois plus voluptueux. » La sobriété de la forme, jointe à une sensualité avivée par l’aspect clandestin de la situation, avait quelque chose d’excitant. Je me souviens encore d’une expression que j’avais jugée à l’époque banale, presque godiche. Le héros, retrouvant la jeune femme dans l’embarcation, « la jonchait de baisers ». N’aurait-il pas été plus simple d’écrire qu’il « la couvrait de baisers » ? Aujourd’hui, je trouve que ce « jonchait », avec cette idée d’un corps parsemé de baisers dans tous les sens, était beau. Le roman a perdu de son pouvoir scandaleux. Ne subsiste plus que l’extraordinaire maîtrise d’un écrivain âgé d’à peine vingt ans.
Île Pissevinaigre. Le nom tire son origine d’un petit vin au goût aigrelet qu’on y produisait. Ce vin, dit ginguet, a donné naissance au mot guinguette.
Île des Gords. Pont de Champigny. Je me hâte de le franchir alors que tombe le crépuscule.
Il me faut trouver un hôtel pour la nuit. Je finis par dénicher une chambre dans une rue passante. L’établissement a cet air engageant des hôtels borgnes. Une apparence intrépide, résolument accommodante. L’enseigne clignote sans façon, d’une lumière jaune et bleu. Il n’y a plus de chambre donnant sur cour. « De toute façon, toutes nos fenêtres possèdent un double vitrage, déclare non sans fierté l’employé à la réception, un Black aux manières cérémonieuses. Avez-vous réussi à vous garer, monsieur ? » Étonnement quand je lui précise que je suis à pied.
La chambre me surprend agréablement. Propre et spacieuse, elle possède même une baignoire. L’émail étincelle. La baignoire, dédommagement du randonneur… Le bain brûlant, suivi d’une douche froide galvanisante, dissout la fatigue de cette première journée.
Le choix du dîner se révèle moins heureux. En territoire inconnu, je privilégie toujours les restaurants bondés, en tout cas raisonnablement remplis. J’ai sélectionné une taverne « cuisine du Sud-Ouest », dans le centre de Champigny. Étant seul, je suis relégué à l’entrée, oublié des serveurs. Le hors-d’œuvre arrive au bout d’une demi-heure pendant laquelle j’ai pu observer les voisins : une famille nombreuse recomposée fêtant bruyamment un anniversaire, une tablée de motards sombres et mutiques, dans le style manouches. Ces derniers sont à l’évidence des habitués, servis sans attendre. Ils esquissent un sourire cruel aux blagues du patron, un petit homme effervescent qui se met en quatre pour eux. Cette première journée – une après-midi, en fait – m’a crevé. D’après mes calculs, j’ai parcouru vingt kilomètres. J’ai hâte que ce dîner ni mauvais ni délectable se termine. Mon dessert est le havane que je déguste durant le trajet qui me ramène à l’hôtel. La soirée est douce, c’est l’été. Il est 22 heures. Les gens se promènent encore dans les rues. Je termine mon cigare assis sur une marche de l’hôtel.
1- Gallimard, 1967, coll. « Poésie », 2001.