Damery et son pont métallique. Sur l’autre rive, la ferme du Chêne-Fondu, à Boursault : une plaque commémorative indique que « le 23 juin 1791 se sont trouvés ici la Nation, la Loi et le Roy ». En ce hameau, Louis XVI et la famille royale, de retour de Varennes, rencontrèrent les commissaires de l’Assemblée nationale chargés de les escorter jusqu’à Paris – les tenir à l’œil serait plus exact. À cette occasion, Pétion se hissa sur le siège de la berline royale pour lire à la foule le décret de l’Assemblée. Scène capitale dans cette odyssée qui ira jusqu’à sa conclusion, le 21 janvier 1793, date de l’exécution du monarque.
À Pétion, futur maire de Paris, on doit une relation vivante et circonstanciée de ce retour. Il évoque souvent la Marne. Sous un soleil brûlant, elle est, jusqu’à Meaux, l’accompagnatrice du cortège royal, surveillé par une foule hostile qui grossit de plus en plus – on a parlé de dix mille personnes. Louis XVI redoute l’accueil de la capitale. « Quiconque applaudira le roi sera bâtonné ; quiconque l’insultera sera pendu. » Telles seront les consignes de La Fayette.
Mon compagnon inspecte les tables de pique-nique en ciment installées sous les tilleuls et propose de s’y arrêter quelques instants. Qu’a-t-il aperçu ? De l’autre côté du pont, une très longue allée de platanes. Les arbres sont gigantesques. Ils forment un tunnel au milieu d’un espace lumineux. Il prête l’oreille. Ce n’est pas la vue qui l’intéresse, mais le concert discordant des corbeaux nichés dans les branches : un chahut de croassements ressemblant à des vociférations mêlées de râles.
– Tu devrais pouvoir photographier ce bruit, dis-je imprudemment.
– Une image acoustique ? Pourquoi pas ?
L’une des photos les plus célèbres de Milan est un vol d’étourneaux au-dessus des tours de la cathédrale de Reims. La trajectoire de l’essaim et le déferlement de la vague dans l’espace suggèrent un froissement, une onde explosive proche du séisme. Graphiquement, on entend cette photo à la limite de l’abstraction, la puissance de la houle projetée dans le ciel rémois. Milan, l’homme du coup d’œil, scrute l’horizon :
– Ce serait possible, mais on n’a pas le temps. Il faudrait rester toute la journée.
Nous arrivons à Cumières, haut lieu du pinot noir. Le long de la rivière, des sculptures en fer forgé illustrent le travail de la vigne : taille, rognage, sulfatage, etc. À part ces personnages, Cumières ne laisse rien voir. Aucun commerce, excepté un Proxi. Derrière les grands murs gris de la rue principale se cachent l’aisance et la gloire champenoises. La prospérité a du mal à se dissimuler sous une raideur et un quant-à-soi trop circonspects pour être convaincants. À l’arrière de ces maisons, le bien-vivre, les félicités matérielles, le souci individuel. Le jansénisme n’est pas loin : l’apparent retrait du monde pour mieux l’investir et le transformer. La grâce et les œuvres. La fortune du champagne, « vin de Rivière », a commencé ici même, à la fin du Moyen Âge, dans ce port fluvial situé au-dessous de Hautvillers, résidence des évêques de Reims. C’est dans cette abbaye qu’a vécu dom Pérignon.
Pas de vignoble de qualité sans le rôle majeur de la batellerie. Les grands terroirs sont tous nés à proximité d’une voie navigable, d’un port ou de routes très accessibles. Contrairement à une idée répandue, les données géologiques ou même climatiques n’ont pas une valeur prépondérante dans l’implantation d’un vignoble de renom1. Beaucoup plus déterminant est le rôle du marché. « Si vous n’êtes en lieu où vendre votre vin, que feriez-vous d’un grand vignoble ? » s’écriait déjà Olivier de Serres en 1601. Le poète Eustache Deschamps, natif de Vertus, distinguait, outre les crus de Hautvillers et d’Aÿ, ceux de Cumières, alors des vins rouges ou clairets, acheminés sans difficulté vers Paris grâce à la Marne.
Pendant que Milan photographie dans tous les sens une façade gris-jaune assez ordinaire, je franchis une vieille porte de fer forgé qui donne accès au parc d’une propriété, à quelques mètres de la rivière. Un homme m’a donné rendez-vous : le chef de culture de Joseph Perrier. Cette marque de champagne, qui possède des parcelles à Cumières, s’est singularisée en installant son siège hors du vignoble, à Châlons-en-Champagne. Elle y est implantée depuis 1825 et le revendique fièrement, à rebours de la tradition. L’usage veut en effet que les grandes maisons ne sauraient s’enraciner hors d’Épernay et de Reims, ou à la rigueur à Aÿ.
Carrure de lutteur, l’homme qui m’accueille est du genre taiseux. Il sourit néanmoins en m’invitant à regarder attentivement autour de moi. J’examine avec application les jardins à la française, parfaitement entretenus, qui descendent vers la rivière. Le dessin est régulier, excepté peut-être les rampes de tilleuls qui délimitent une partie du parc.
Un détail m’échappe, que l’œil acéré de Milan n’aurait sans doute pas manqué de noter, mais il a refusé de m’accompagner : en ce moment, il doit rôder dans les rues vides de Cumières pour pister Dieu sait quoi. Avant d’être acquise en 1888 par la maison Joseph Perrier, cette propriété avait été construite par l’un des premiers députés de l’Assemblée constituante. Par nostalgie, il conçut une demeure dont le perron représente la tribune de l’Assemblée et un jardin figurant l’hémicycle. La pente qui dévale vers la Marne ressemble à des gradins. Cette théâtralisation d’une nature soigneusement domestiquée depuis deux siècles est insoupçonnable au premier coup d’œil. Mais il suffit d’en connaître la signification pour être séduit par cette extravagance.
Le chef de culture me regarde avec amusement. On sent que ce parc bien peigné n’est pas trop son élément. Il préfère parler du vignoble : « Le meilleur emplacement pour la vigne reste la mi-pente. »
L’air froid, toujours plus lourd, descend le long des versants pour venir s’accumuler en fond de vallon. Il faut ne rien planter, empêcher tout obstacle pour que l’air puisse s’écouler librement au milieu de ces couloirs. La rivière qui emmagasine la chaleur est un atout, à condition de se prémunir contre un excès de maturité. À l’inverse des autres vins, le champagne ne recherche pas une plénitude exemplaire des raisins, mais une relative verdeur favorisant la prise de mousse. Le réchauffement climatique, avec ses débuts d’automne souvent tropicaux, comme celui que je connais depuis le début de ce voyage, n’est pas une bonne nouvelle pour le monde champenois.
Nous dégustons, près du vieux pressoir, la cuvée spéciale 2002, logée dans une bouteille aux formes anciennes datant de l’époque victorienne. Joseph Perrier fut le fournisseur officiel de la reine Victoria et du roi Edouard VII. Il est 15 heures. Un vent léger venu de la rivière rafraîchit la terrasse où je savoure ce millésime raffiné, si gourmand. Je comprends qu’éloigné du vignoble à Châlons Joseph Perrier ait choisi cette belle demeure entre la Marne et les coteaux.
1- Roger Dion, « Querelle des Anciens et des Modernes sur les facteurs de la qualité », in Le Paysage et la vigne, Payot, 1990.