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Le 12 juin 1940 est dans notre histoire une journée dramatique. On connaît ces images : les civils fuyant sur les routes encombrées, nos soldats exhibant leurs ridicules bandes molletières et un harnachement datant d’une autre guerre, les guerriers germains chevauchant des motocyclettes à tombeau ouvert, comme s’ils participaient à un rallye triomphal à travers notre pays. Ce jour-là, Paul Reynaud, sonné, apprend du généralissime Weygand que l’armée est au bout du rouleau. Les jeux sont faits. Il faut demander un armistice immédiat. Cependant, beaucoup d’unités se battent encore, comme en témoigne le monument que je découvre sur le pont de Pogny.

J’imagine la scène qui a eu lieu vers 21 heures. La fin d’une journée magnifique comme il y en a parfois en juin – ce mois fut, d’après les témoins, l’un des plus somptueux du siècle. Ordre est donné aux hommes de tenir le pont coûte que coûte. Deux chars français tiennent la position pour retarder l’avance des blindés allemands et de l’artillerie postés sur la rive droite. Depuis un mois, nos troupes n’ont cessé de reculer. En face, les Allemands sont supérieurs en nombre et puissamment armés. Les soldats français savent qu’ils sont voués à la mort. En fermant l’écoutille, leur dernier regard a dû être pour la Marne et ses eaux encore brillantes à ce moment particulier d’avant le crépuscule qu’on appelle la brune. Un duel d’artillerie s’engage. Après avoir mis quatre tanks ennemis hors de combat, les chars français sont touchés de plein fouet par des obus d’artillerie qui tuent tous leurs occupants, sauf un radio.

Vingt-deux noms sont gravés sur la stèle du petit mémorial, dont un Inconnu Haute-Volta, probablement un tirailleur sénégalais combattant aux côtés de l’unité blindée. Aujourd’hui, on serait tenté de dire vingt-deux morts pour rien, parce qu’on connaît la suite. Si la situation était désespérée, la défaite n’était pas inéluctable, comme on l’a souvent prétendu. L’image d’un pays décadent et démoralisé doit beaucoup à la propagande de Vichy. La thèse d’une France résignée, longtemps accréditée par l’historiographie de l’après-guerre, est sinon remise en cause, du moins redéfinie par les travaux d’historiens anglo-saxons et allemands : « 100 000 soldats seront tués au cours des six semaines que dura la bataille de France […]. Cela ne traduit pas l’image d’une armée refusant de se battre1. »

Pogny : le sursaut comme il y en a eu tant d’autres pendant ces journées sans miséricorde. L’esprit de la Résistance voit le jour sur la Marne. Quelques jours plus tard, à Londres, le général de Gaulle saura trouver à ce refus de la fatalité « les mots irrévocables ».

Mourir pour la patrie. La nation, l’identité. Une affaire d’ordre intime, un compte personnel que tout citoyen doit régler entre sa propre vie et l’histoire de son pays. Il faut être privé de sa patrie pour éprouver dans une existence le douloureux état de dépaysement qui arrache et dépossède soudainement l’être de ce lien charnel que certains tiennent pour négligeable. L’exil n’est pas un sentiment, c’est une mutilation. Non seulement on vous ampute de votre moi profond, mais aussi de vos habitudes, de votre langue.

Sur le parapet du pont de Pogny, je regarde couler la Marne. Après la pluie de ce matin, elle a pris une couleur havane. L’eau tourbillonne en une multitude de mouvements hélicoïdaux, les remous creusent des poches. Des embâcles constitués de branches et de troncs se sont accrochés à une pile du pont. L’odeur de sable mouillé et de gravier ressemble à celle du mortier, un mélange frais et acide de chaux éteinte qui s’ajoute aux relents des fonds vaseux. Ces bouffées d’eaux stagnantes et de particules organiques qui évoquent la lenteur et le rebut ne sont pour moi jamais désagréables. Jusqu’à présent, je n’ai jamais pris la Marne en flagrant délit de puanteur. Parfois elle sent fort, une odeur sui generis, à l’image d’un corps qui s’est dépensé et transpire abondamment. Quelque chose d’actif et de remuant qui, sur son passage, aspire aussi bien le cru et le fermenté, le putride et le végétal.

Le pont traverse le canal et la rivière d’un seul tenant. Des baigneurs sont étendus sur une plage de sable. La seule baignade aménagée sur la Marne que je vois depuis Meaux.

La largeur du lit mineur, à Pogny, n’excède pas quarante-cinq mètres. La rivière-symbole des grandes invasions manque d’épaisseur et de solidité.

Lorsque, en juin 1940, l’armée française reflue vers le sud, la Marne doit tenir. À la différence de la Loire, sa valeur stratégique n’est pas de première importance, mais c’est un signe capital : une broderie, le délicat liseré qui borde l’habit français avant l’arrivée sur Paris. Que ce fil casse – il lui suffit d’un rien pour être sectionné – et c’est la catastrophe. Depuis Charles Quint, la Marne est la frontière intérieure que le pays s’est choisie. Une ligne de démarcation doctrinale, abstraite, à la limite de l’absurde. Une fois cette ligne franchie, la patrie est proclamée en danger. Le cordon déclenche la sonnette d’alarme nationale. Les Français auraient pu choisir une protection moins vulnérable et surtout plus éloignée du cerveau. Mais il n’y en avait pas d’autre. Ce petit fleuve dessiné en demi-cercle donne à la capitale l’illusion de se couvrir à l’est. Pas d’autres barrières, à l’exception de la forêt d’Argonne, plus au nord. Un vrai massif forestier, celui-là, « les Thermopyles français », obstacle difficilement franchissable, mais aisément contournable.

1- Julian Jackson, « Étrange défaite française », in Mai-Juin 1940 sous l’œil des historiens étrangers, Autrement, 2000.