Halte à une dizaine de kilomètres de Vitry-le-François. Depuis ce matin, pris par le mouvement paresseux de cette torpeur de fin d’été, nous traînons le pas. Rien n’annonce encore le déclin automnal, excepté le jour qui tombe plus vite. Il fait très chaud et nous avons besoin de nous désaltérer. C’est là que Milan intervient. Il adore interpeller les jardiniers, frapper à la porte des maisons pour demander de l’eau. Il faut le voir s’engouffrer dans cette zone inconnue et grillagée qu’est, en France, une propriété privée, territoire considéré comme sacré, interdit, pour se rendre compte de sa jubilation. Il raffole de ce test, la réaction lui permet d’évaluer le comportement de ses contemporains et d’exercer son pouvoir de séduction par le regard ou l’inflexion de la voix, qu’il sait moduler avec un mélange de sincérité, de rouerie et de vraie gentillesse. Le franchissement de la grille, le passage de la ligne à laquelle l’inconnu n’a pas accès, est le moment le plus critique. Il suscite presque toujours une émotion violente, l’ahurissement de l’outragé comme devant une violation de domicile à découvert. Mais l’étranger s’annonce de loin. Il nourrit des intentions pacifiques. Il est désarmé. Il brandit dans chaque main une bouteille vide en plastique.
Je n’ai jamais vu quelqu’un refuser. On ne chasse pas un passant qui a soif. Mais il y a tant de façons de déférer à la demande du randonneur : celui qui maugrée pour la forme, cet autre qui intime l’ordre à l’inconnu de rester exactement là où il est, le temps d’aller remplir la bouteille, le quidam qui ne daigne pas répondre et indique d’un signe le robinet dans le jardin (« Remplissez vous-même »), le partageur qui tient à aller chercher l’eau fraîche entreposée pour son propre usage dans le réfrigérateur. Mieux encore, celui qui propose un jus de fruits ou une bière bien fraîche. Cette dernière proposition émane le plus souvent de personnes qui semblent modestes, ce qui n’a rien d’étonnant : les démunis savent mieux ce qu’est la générosité.
Nous avons aussi rencontré des gens plus aisés. À plusieurs détails, il était facile de les reconnaître : la voix, la maison, le chien agressif, cette façon de montrer qu’on se suffit, qu’on n’a besoin de personne. Chacun chez soi, chacun pour soi. L’idée que tout se paie, qu’il faut constamment rendre des comptes. Pour ces gens sans grâce et sans bienveillance tout intrus ne peut être qu’un contrevenant.
Riche, pauvre ou moyenne, cette France-là n’affiche pas son for intérieur. Néanmoins, la plupart sont intrigués par notre voyage : « Pourquoi la Marne ? » « À quoi ça sert ? », « Avez-vous été attaqués ? », « Où dormez-vous ? », « Combien de kilomètres ? » Curieusement, aucune interrogation au sujet de la rivière. La source, la confluence, le courant, les villes et villages traversés, rien. Apparemment, la vie de cette rivière qui coule sous leurs yeux ne les regarde pas. Mais peut-être la connaissent-ils si intimement qu’ils n’éprouvent plus le besoin de s’informer, à plus forte raison auprès de voyageurs qui n’en possèdent qu’une vue superficielle ? La Marne n’est pas un sujet de conversation, excepté en hiver, quand elle déborde. Elle coule. Elle ne change pas, comme le temps, ce n’est pas un sujet météorologique. Sur l’immuable il n’y a rien à dire.
Un homme s’affaire dans son jardin auprès d’un imposant barbecue avec foyer et cheminée. Le vent apporte des odeurs de brochettes et d’herbes provençales. Il nous a vus, mais les charbons de bois réclament toute son attention. C’est un type costaud, la quarantaine ventrue, grosse moustache et rouflaquettes, chaîne en or et tatouages. Le genre carré, pas commode.
Lorsque Milan a poussé précautionneusement la porte du jardin, une clochette accrochée au linteau a sonné aigrement. L’homme s’est arrêté, le soufflet à la main, l’œil violemment inquisiteur : « Ouais, c’est pour quoi ? » Milan tient en l’air les deux bouteilles en les pressant ; le bruit sec et vide montre ses intentions pacifiques. « Jennifer ! » s’égosille l’homme en se servant de ses deux mains en porte-voix.
Une Lolita aux yeux charbonneux, moulée dans un jean très serré, chaussée d’espadrilles à plateforme, accourt en soupirant : « Remplis cela pour ces messieurs. Fais bien couler l’eau avant, pour qu’elle soit fraîche. » Il continue à tisonner en tournant ses brochettes. « J’attends des amis. Les brochettes, c’est ma spécialité. Marinade au gingembre. »
Il tire sa moustache d’un air réfléchi et ménage de longs moments de silence. Le jardin est bien entretenu ; des sacs de ciment et des parpaings indiquent des travaux en cours. « Alors, la Marne, c’est bath ? » Bath, un mot des années 60 qu’on n’emploie plus. Peut-être l’a-t-il entendu prononcer par son père. Milan répond : « Oui, c’est très bath. » L’homme hume l’air : « Le vent est à l’est, il ne ramène pas le carbonate de calcium. La craie, si vous préférez. Remarquez, la craie, on ne s’en plaint pas. C’est notre gagne-pain. »
La Lolita réapparaît : « Y a une bouteille qui fuit. » Rien d’étonnant, à force de les remplir et de les vider, elles finissent par se percer. Le père se tourne vers nous : « Vous allez goûter mes brochettes. »
À ce moment, les amis se présentent. Deux couples : les femmes opulentes et enjouées, les conjoints un peu renfrognés, désappointés peut-être par notre présence ; ils vont devoir se surveiller. L’un, accoutré d’un treillis, un cigarillo au bec ; l’autre, vêtu d’un gilet en jean, portant un bouc très finement taillé.
Notre hôte s’éclipse et revient avec deux bouteilles de champagne. « C’est pas trop tôt », dit l’homme en treillis. Les trois hommes font des blagues en utilisant des mots que je ne saisis pas. Ils emploient à deux ou trois reprises l’expression « ça pétarde », formule qu’utilisait Cézanne pour caractériser des couleurs qui explosent. Pétarder signifie faire sauter à la mine. Ce ne sont pourtant pas des mineurs, il n’y a pas de mines dans le coin, mais des carrières d’où l’on extrait la craie, et des cimenteries.
Le jeu consiste à ne pas poser de questions, à laisser venir. Le champagne est excellent, servi dans des flûtes en cristal dépareillées. Nous sommes un dimanche. Ce jour-là est pour eux un rituel. Ils se réunissent à tour de rôle chez l’un ou chez l’autre. Ils chassent chez l’homme au bouc, originaire de Haute-Marne. L’hiver, c’est cèpes et gibier.
Je crois comprendre qu’ils travaillent tous trois dans une usine ou une carrière située en aval. « Productivité, ils n’ont que ça à la bouche. Toujours en faire plus », maugrée l’homme au bouc. « Ils vont finir par nous embaucher à la journée en fonction de leur carnet de commande et des profits des actionnaires », renchérit le type en treillis. Eux ne sont pas plus outrés que cela. On dirait qu’ils récriminent pour la forme, comme si le rapport de force était en leur faveur. Notre hôte les écoute, puis se décide à faire son numéro.
– Le pétrole a peut-être succédé au charbon, mais on oublie la craie. Oui, je sais, ça ne fait pas sérieux : la craie, un produit stratégique ! Notre nappe de craie champenoise vaut de l’or. Vous connaissez le carbonate de calcium ? C’est le composant principal de la craie. Sans le carbonate, tu peux rien faire. La technologie moderne, le high-tech en réclame toujours plus. Indispensable pour le verre optique, le béton, l’asphalte, le caoutchouc, les détergents, les lubrifiants, les cosmétiques, la peinture, le mastic… et j’en passe !
Comme nous nous étonnons, il nous regarde froidement :
– Vous, vous en êtes restés au tableau noir et au bâton de craie. Vous retardez : les cours se font maintenant à l’aide de vidéoprojecteurs. Mais la craie est vitale pour l’économie. Tenez, j’oubliais l’alimentation : c’est un des colorants les plus utilisés.
Au début, il était plus distant, mais, le champagne aidant, la conversation se fait de plus en plus animée. « Le papier… Pour obtenir la blancheur et la brillance, il faut du carbonate. » Guère familiers à notre endroit, les trois hommes tiennent à marquer la différence dictée par ce que je crois être une conscience de classe. Ils méprisent les patrons – « des trouillards » –, mais je les sens fiers d’appartenir à l’économie réelle, d’agir concrètement, avec leur carbonate, sur la vie des gens. « T’as oublié le chewing-gum, oui, le chewing-gum ! Et le dentifrice. On est partout. Sauf dans le pinard », rigole le type en treillis. « Même dans le pinard, le coupe notre hôte. Pour le filtrage du vin, il faut du carbonate. »
Nous leur inspirons une certaine sympathie, mais il me semble qu’ils nous prennent pour des types excentriques, éloignés de la vraie vie. J’admire leur science du concret, leur sens critique, cette façon inimitable d’arriver du fait à la pensée. Les relations qui les lient à la nature, aux plantes et aux animaux, la ritualisation de leurs rencontres témoignent d’une vraie culture.
Ce qui me plaît surtout chez eux, c’est qu’ils paraissent avoir extirpé tout sentiment de peur. Rien ne les intimide. Ils assurent leur propre liberté, l’autonomie de leur petit groupe. La peur, « la pétouille », « les pétochards » sont d’ailleurs des mots qui reviennent souvent dans leurs propos. À leur manière, j’imagine, ils tournent le dos à l’angoisse générale. Ils semblent ignorer cette insécurité qu’impose la mondialisation. Ce sont des indociles, des non-apparentés. Ils ne roulent pas sur l’or, c’est sûr, mais ils ne sont pas sans rien.
La maison de notre hôte date des années 50, c’est une bâtisse robuste avec de belles ferronneries. Au fond du jardin qui descend vers la Marne, s’élève un kiosque qui fait angle avec un mur de maçonnerie lézardé, ocre, très beau, dans le goût italien. Notre hôte, qui a capté mon regard, confie : « C’est mon père qui a construit le kiosque. Son observatoire pour contempler la Marne… Il était très doué de ses mains. Moi aussi, j’adore la maçonnerie. Ici je fais tout : la plomberie, l’électricité, la cuisine. Et même le ménage ! »
Il m’invite à descendre vers la rivière. La hauteur des berges et la dessiccation provoquent des éboulements qui empêchent la végétation de prospérer. Des herbes hautes du chemin de marchepied grillées par l’été émane une sèche odeur de causse. « Je déteste le canal, ça chie mou, tandis que la rivière, regardez comme elle a du punch. » Je ne la trouve pas très impétueuse et lui en fais la remarque. « Vous avez raison, répond-il. Elle n’est pas très vaillante en cette saison. Heureusement, le lac-réservoir du Der est là pour la ravigoter. Il faut que vous voyiez ce barrage. De toute façon, il a été fait pour vous autres, les Parisiens, afin que vous ne soyez pas noyés. Pour vous, trois villages ont disparu, recouverts par l’eau. Et on n’a pas demandé leur avis aux gens. » Toujours ce sourd ressentiment à l’égard de la capitale, responsable de tous les maux. Mais, chez lui, cette animosité relève plus d’un jeu que d’une accusation.
Au loin, la steppe jaune champenoise exhale des nuages de poussière gris-fauve. Les bouffées d’air ramènent des ronronnements de moteurs, des rumeurs de machines agricoles, interrompus par les sautes de vent : ce sont des bruits soufflants pareils à ceux de turboréacteurs. Parfois, on se croirait à proximité d’un aéroport. L’horizon se dilue dans une pulvérisation couleur sable qui fait ressembler la limite circulaire de la vue à une ligne de dunes sahariennes, et les silos aux tours et murailles d’une oasis.
– Du temps de mon père, on chassait dans les savarts. Maintenant, regardez : c’est l’agriculture intensive à coups d’engrais chimiques, de traitements herbicides, de fongicides, d’intrants. Certains jours, ça pique les yeux. Le carbonate, c’est plus naturel.
Nous revenons vers le coin du jardin où Jennifer et les deux femmes discutent entre elles.
– Jennifer, t’as trouvé quelque chose pour remplacer la bouteille percée ?
– Si j’ai bien compris, vous nous mettez dehors ?
Il se récrie avec véhémence. Le genre de vanne à éviter. Il est déçu par ma boutade, comme si je remettais en cause son hospitalité. La forme d’esprit prétendant tirer ses effets comiques d’un faux cynisme est l’invisible frontière qui nous sépare. La vraie fracture culturelle est là, dans cette fausse provocation que je pratique dans mon milieu, avec ma famille et mes amis. Un asticotage qu’il ne peut ou ne veut comprendre. Je voulais lui laisser entendre que je me sentais bien, que son accueil généreux m’autorisait à m’abandonner à une blague aussi triviale qu’infondée, comme si nous étions devenus de vrais amis. Mais l’amitié réclame du temps et bien des détours pour s’installer. Je sens qu’il fait la tête.
Nous devons reprendre la route. Milan est en train d’expliquer la photo aux deux autres. Il sait y faire : propos limpide, pédagogue sans cuistrerie, enjôleur, avec cette modestie dans l’appréciation de soi et de son art que savent déployer les êtres qui ont le sens aigu de leur dignité. Les deux hommes sont captivés. Je sens qu’ils brûlent d’envie d’être photographiés par lui. Mais la lumière est trop brutale et la photo de groupe n’est vraiment pas le genre de Milan. Il a néanmoins compris la situation. Il bat le rappel. Jennifer et les deux femmes accourent. Notre hôte pose finalement sa main sur mon épaule. Nous sommes réconciliés. Les adieux sont sobres, mais je perçois une sorte de chavirement dans l’air.
Quelques signes, alors que nous nous éloignons… C’est fini.