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Depuis plusieurs jours, j’ai la sensation de m’éloigner d’une France centrale, de l’axe actif, de m’enfoncer dans un autre territoire, la France de l’intérieur. Je la sens non pas déprimée, mais hors service. Un pays en difficulté que l’on a mis peu à peu à l’écart au nom de la dépense inutile. En état de non-fonctionnement. Dans les villages disparaissent peu à peu les bureaux de poste, les médecins, les petits commerces. Les stations-service abandonnées sont les plus spectaculaires. Dans leur délaissement irréparable – aucun commerce ne les remplacera –, elles soulignent le démeublement insidieux de cette France en crise, à l’opposé de la France des villages fleuris. La lutte pour survivre se révèle dans une parcimonie de plus en plus visible : façades mal entretenues, voitures usées jusqu’à la corde. La population qui habite ces communes démeublées vieillit et décline, mais ne s’avoue pas vaincue. Le combat se livre ailleurs, dans la sphère privée, au sein d’associations. Moins visible que la lutte pour l’existence, j’y vois l’accord pour l’existence. La continuité de la vie, un plaisir de vivre qui n’est pas éteint, la solidarité. C’est la France des doublettes (concours de belote), des soirées méchoui à la mairie, des compétitions de scrabble, des bénévoles. L’immobilité dissimule une vraie générosité agissante.

À Larzicourt, je quitte la Marne pour me diriger vers le lac du Der-Chantecoq, comme me l’avait conseillé l’homme au barbecue. Mis en service en 1974, l’immense réservoir de 4 800 hectares est destiné à atténuer l’ampleur des crues et à renforcer le débit de la Marne en période sèche.

À Vitry-le-François, j’ai trouvé un livre qui raconte la tragédie d’un paysan, Augustave Moyse, champenois1, maire de Chantecoq. Outre son nom biblique, le héros de cette aventure porte un prénom inhabituel. Son père avait choisi Auguste, sa mère en tenait pour Gustave ; ils décidèrent donc d’appeler leur rejeton Augustave. La mort dans l’âme, il a assisté à la fin de son village submergé par les eaux. L’ouvrage décrit la vie d’un homme jusqu’alors sans histoire. C’est un rude campagnard issu d’une lignée d’hommes de la terre implantée depuis la nuit des temps dans ce coin de la Champagne humide connu sous le nom de pays du Der. Ce mot à la consonance étrange, d’origine gauloise, signifie « chêne ».

Le Der est l’une des contrées les plus mystérieuses et les plus impénétrables de France : paysage de bocage à la lumière mouillée, enclave sombre et verdoyante composée de prairies, d’étangs, de bois, de vergers et de maisons à colombages que l’envahisseur venu de l’est a presque toujours renoncé à occuper. Une vieille société paysanne jalouse de son indépendance et assez florissante prospérait lorsqu’on décida un jour d’inonder le bocage afin de protéger Paris des grandes crues destructrices comme celle de 1910.

Le pays des chênes fut choisi pour son sous-sol argileux imperméable, peut-être aussi pour son obscurité géographique. Les technocrates parisiens étaient assurés de jouir d’une quasi-impunité. Qui se soucierait des protestations de ces manants ? L’histoire est exemplaire, presque caricaturale : d’un côté, des hauts fonctionnaires, convaincus de l’intérêt supérieur et de la nécessité d’une telle entreprise, de l’autre des hommes de la campagne âprement attachés à leur terre et à leurs traditions, refusant le diktat de Paris. Ils furent aussi héroïques que les paysans du Larzac. Aurait-on agi autrement aujourd’hui ? Oui, mais on y aurait mis les formes. À grand renfort d’enquêtes, de rapports, de consultations, de commissions, les grands principes auraient été invoqués pour aboutir exactement au même résultat.

Il faut s’y faire, les experts sont d’accord, Paris aura de toute façon sa crue centennale. Le lac du Der en atténuera les dommages, estimés en 2008 à 17 milliards d’euros.

Par des chemins humides et herbeux, je m’engage dans un pays silencieux. Nature solide, pleine, presque luxuriante, très éloignée de la sévérité de la Champagne sèche. Le royaume liquide a disparu pour faire place à l’humide, au vaporeux. En ce milieu d’après-midi, une légère brume commence à s’élever au-dessus des prés et stagne dans les fonds marécageux. Une odeur d’herbe décomposée, d’humus détrempé embaume l’air, parfum préautomnal, avivé sans doute par la colossale masse d’eau que je m’apprête à découvrir.

L’effet de contraste est saisissant entre la beauté de cette nature introublée et la soudaine apparition du lac – plus réservoir que lac, d’ailleurs – dont les digues et les rives bétonnées soulignent l’aspect artificiel. Les drames qu’ont suscités l’engloutissement de trois villages et le déplacement de plus de quatre cents personnes arrachées à leurs champs et à leurs maisons appartiennent au passé. Paradis de la voile et de la baignade, bulle touristique avec toutes ses activités récréatives modernes, parmi lesquelles une piste cyclable de vingt kilomètres aménagée autour du lac, Der-Chantecoq n’est pas seulement devenu un espace de loisirs qui attire un public français et étranger, il s’est transformé aussi en une réserve ornithologique, havre des grues cendrées, des canards siffleurs, des cygnes chanteurs. Augustave Moyse est mort depuis longtemps. Qui se souvient de lui aujourd’hui ? Après ce malheur, il eut la satisfaction de voir accoler à « lac du Der » le nom de sa commune, Chantecoq. Augustave peut reposer en paix. À sa façon, l’insoumis a gagné. Ce Chantecoq est une victoire. Bien sûr, le lac existe, probablement utile au bien commun, mais la mention du village disparu est un remords. Le trait d’union, œuvre d’un résistant, d’un conjurateur, rappelle que la balafre ne s’effacera jamais.

C’est à Hauteville que je rejoins la Marne, ses traînées sableuses, ses chenaux, son cours paresseux, ses berges très hautes qui, sous l’effet de l’érosion, s’affaissent par plaques dans la rivière. Attaqué par l’eau, le pont sur la Marne paraît déchaussé, des palplanches sont disposées autour des piles pour les stabiliser, témoignant de l’enfoncement du lit mineur qui affecte la rivière depuis Vitry-le-François.

Des bouquets de fleurs accrochés sur le garde-corps du pont, une jardinière sur la chaussée attestent d’un événement tragique, comme ces reposoirs que l’on aperçoit au bord des routes, commémorant la mort accidentelle d’un être cher. Un jeune homme s’est suicidé en enjambant le parapet. Depuis le drame, la famille, inconsolable, fleurit la place.

1- Serge Grafteaux, Éditions Dominique Guéniot, 2010.