Je sens une présence qui rôde derrière moi, des pas, des piétinements dans les buissons, un souffle, une respiration. J’ai beau me retourner, m’immobiliser et garder silence, je ne vois rien. Mal à l’aise, je presse le pas, m’éloignant de la rivière, car j’espère faire étape pour la nuit du côté de Sapignicourt ou Perthes, localités situées à la limite des départements de la Marne et de la Haute-Marne.
Sur la route départementale déserte, je n’entends plus que le bruit de mes pas martelant l’asphalte, et des froissements légers d’herbes sèches et de branches. Soudain, je vois surgir du fossé un chien, pauvre corniaud, l’air abandonné. Il est maigre, son pelage sale porte des traces de morsures.
Nous avons tous croisé dans la campagne un chien sans maître, l’air malheureux. Il trottine avec angoisse, à la recherche de l’odeur de son propriétaire qui l’a perdu ou rejeté. Son affolement et sa détresse sont pathétiques. L’image d’un animal en proie au désespoir nous touche directement. C’est un être sensible. Nous nous identifions à lui. Avec quel soin on voit des automobilistes, d’ordinaire indifférents, tenter d’éviter l’animal errant. Tout à l’heure, un conducteur moins attentif ne parviendra pas à l’esquiver, à moins que l’animal harassé ne se soit de lui-même laissé écraser.
Ce chien a flairé en moi un être compatissant. Il a certainement fait le bon choix en décidant de me suivre, mais cet attachement me met dans l’embarras. Il me renifle et me regarde affectueusement, heureux de m’avoir élu. Que vais-je faire ce soir ? Pas question qu’il m’accompagne à l’hôtel. Il est tout crotté, un véritable sac à puces et à tiques, et répand une odeur pisseuse. Le bord de ses paupières s’enroule vers l’intérieur. Les yeux sont frappés de conjonctivite.
Je force l’allure, rien n’y fait. J’agite ridiculement les bras, les jambes pour le repousser, il s’arrête et repart aussitôt avec moi. Je comprends que je vais avoir du mal à m’en débarrasser. Il a une bonne tête arrondie. La race est incertaine : un peu d’épagneul breton, peut-être.
J’ai déniché une chambre d’hôte pour la nuit. Je me trouve désormais dans le département de la Haute-Marne. Alors que je m’installe, le propriétaire frappe à la porte pour demander si le chien au-dehors m’appartient. Je réponds que non et descends un peu plus tard pour lui expliquer la situation. C’est un homme arrangeant. Dans la nuit, rentrant du restaurant – une gargote de plus à ma liste –, j’aperçois le chien qui se repose près d’une écuelle que lui a apportée mon hôte. Au chapitre du gîte et du couvert, je commence à saturer. Je me suis promis de n’en plus faire état, mais c’est plus fort que moi. Dommage que la Marne ne coule pas en Alsace, on y mange bien partout, jusque dans les villages les plus reculés. Un vrai pays de cocagne, et il y en a pour tous les goûts. Un bon dîner rachète la fatigue du voyageur. Mais, comme disait Héraclite, « si la félicité résidait dans les plaisirs du corps, nous dirions que les bœufs ont la félicité quand ils trouvent du foin à brouter ».
Le lendemain matin, le chien m’attend, ragaillardi. Je longe avec lui la prise d’eau qui alimente le canal pour me diriger vers Ambrières (deux cent vingt-cinq âmes), village natal de l’abbé Loisy. Dans un livre de souvenirs1, l’auteur de L’Évangile et l’Église 2 raconte le cours paresseux de la Marne et son enfance paysanne. Lorsqu’il écrivit ce livre, l’église d’Ambrières, construite au bord de la falaise, menaçait de glisser et tomber dans la rivière. La partie nord commençait d’ailleurs à s’effondrer. Loisy décrit « son portail mutilé comme si la hache avait passé ». Un sanctuaire chrétien qui s’écroule, j’imagine à l’époque la charge symbolique qu’à dû représenter cet événement. Les gens du pays et les catholiques détestaient l’abbé Loisy : exégète, il défendait une approche scientifique et critique des textes sacrés au même titre que d’autres écrits profanes.
On a peine à se figurer aujourd’hui la figure scandaleuse qu’incarna ce prêtre excommunié par Rome en 1908. Une sentence terrible pour l’époque, Loisy était excommunié vitandi (à éviter) : interdiction à tout catholique de lui adresser la parole. « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue » : cette phrase résume sa pensée. Il ne croyait pas à la nature divine du Christ. Selon lui, le Nazaréen mourut « pour un règne de Dieu qui n’est jamais venu et jamais ne viendra ; et c’est de son tombeau qu’a pu naître l’Église chrétienne ».
Je traverse la grand-rue vide, suivi du chien. Ambrières est situé sur une paroi qui surplombe la vallée d’au moins une trentaine de mètres. L’église a été sauvée in extremis en 1926. Le bâtiment a été démonté pierre par pierre, chaque pièce numérotée puis transportée par un petit chemin de fer pour être replacée à une centaine de mètres dans la même position. Encore tout un symbole, pour les adversaires de Loisy, convaincus de la pérennité et du caractère indestructible de l’Église catholique.
Tout près d’ici, à Ceffonds, l’abbé Loisy a fini ses jours, hanté par l’éternelle interrogation de Job : pourquoi les justes souffrent-ils ? Méfiant, il ne recevait plus personne. Caractère intransigeant, d’une grande bonté selon ceux qui l’ont connu, il avait fini par perdre la foi chrétienne, persuadé de la nécessité d’une « religion à venir », sans métaphysique, capable de rassembler tous les hommes dans un idéal commun de justice et d’amour. Sur les photos, le prêtre excommunié ressemble à un distingué pasteur anglican, la barbe fine et soigneusement taillée, un visage délicat, le regard pénétrant. Cette élégance tranche avec le fond terrien champenois. Professeur au Collège de France, Loisy conservera toute sa vie un fort accent du pays. Il prononçait les o « ouverts » comme des a.
Dans le cimetière, sa tombe se remarque d’emblée à cause de son architecture néogothique et de cette mention : « Abbé Loisy, 1857-1940, retiré du ministère et de l’enseignement ». Un bouquet de fleurs à peine fanées est posé sur la dalle. Le chien se met pour la première fois à aboyer. Qu’est-ce qui lui prend ? « Tais-toi ! » Pourtant, je n’ai pas à me plaindre de lui, il est doux, vif, sociable, plutôt obéissant. Il grogne en me regardant de ses yeux doux et tristes. Le cimetière ne lui plaît pas, il frétille, m’invite à sortir.
Depuis Vitry-le-François, il est presque impossible de suivre fidèlement le cours de la rivière. Elle s’éloigne de plus en plus du canal – l’espacement dépasse parfois les cinq kilomètres, comme à Larzicourt. Ma progression ressemble à un va-et-vient entre le chemin de halage et le sentier incertain qui borde la Marne. Souvent, celui-ci s’arrête brusquement devant une clôture pour reprendre une centaine de mètres plus loin. Ce mouvement alternatif entre les deux voies d’eau double évidemment les distances.
Nous cheminons tous deux, confiants, sans souci du temps. La rambleur est moins apparente. La lumière se fait plus nette, d’une nuance plus mouillée. Aucun être humain à l’horizon, aucun bruit, si ce n’est le reniflement du chien qui me flaire puis se porte vers un fossé ou une haie pour revenir me frôler. La France est au travail, nous traversons un continent vide. Élastique, le feutrage végétal étouffe mes pas. Un livre retentissant, Paris et le désert français, fit longtemps polémique, la capitale étant accusée de « dévorer la substance nationale » et de vider la province – pro victis, pays vaincu, c’est l’origine de ce nom. À part le vignoble, les villes et les pourtours de quelques villages dotés de lotissements pavillonnaires, la Marne, depuis Meaux, traverse des contrées dépeuplées, ce rural profond qui vit et parfois prospère, mais ne se laisse pas voir. Dans cette anabase – expédition à l’intérieur des terres –, un autre pays se découvre peu à peu, un délaissement, non une abdication, une relation qui se délie tranquillement à mesure que je m’éloigne du centre. Le monde de l’insu. Les humains qui l’habitent veulent être ignorés. Une sorte de séparatisme, une province buissonnière, comme on le dit de l’école : manière de ne pas suivre le mouvement, d’être ailleurs. En même temps, une présence. Derrière ce déliement, on sent un territoire, une autre assise qui s’est mise en place.
Un chemin menant vers la Marne, il me vient une idée. Depuis quelque temps, je m’amuse à cueillir des morceaux de bois ou des cailloux que je lance et que mon corniaud rapporte avec un empressement attendrissant. Il adore ce jeu et exige que je continue. Et si j’envoyais un bout de bois dans la rivière ? Il irait le chercher et l’eau le décrasserait enfin. Je le vois hésiter quelques instants lorsque le projectile tombe à l’eau, mais, bravement, il y plonge en jappant. Il n’y a guère de courant, il pratique une nage ventrale en agitant ses pattes de devant et en impulsant puissamment celles de derrière. Un moment, il s’arrête et semble sombrer, mais c’est pour mieux repartir et saisir entre ses dents la branche morte qu’il rapporte avec un contentement qui fait plaisir. En s’ébrouant, il projette une pluie qui sent le poil mouillé.
Sur la carte, je constate que je ne suis plus très éloigné du site des Côtes Noires, curiosité géologique de la Marne qui passionne les géographes3 – sur le plateau fut livrée la dernière bataille de la campagne de France. La rivière qui méandre fortement quitte le calcaire pour entrer dans les sables marneux sur lesquels se sont développés des badlands, terrains argileux ravinés par l’érosion. Sur quelques kilomètres, le cours d’eau est dominé par une paroi d’une trentaine de mètres, comparable à une muraille traversée de couches boueuses. Le paysage est grandiose, la Marne très encaissée montre un visage inhabituel : un immense fossé où l’on sent l’énergie de la rivière saper puissamment le pied de la falaise.