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Saint-Dizier. Les abords de la mairie sont animés : on y prépare la visite d’un ministre de la République. Sans être à l’écart, la rivière est tenue à certaine distance. Elle traverse un parc magnifique bordé d’ormes et de tilleuls. Elle a beaucoup rétréci, j’ai du mal à la reconnaître. Elle est agitée, presque sauvageonne.

La Haute-Marne n’a pas de chance. Le handicap de certains départements est d’avoir été nommés à partir d’une rivière ou d’un fleuve auxquels a été accolé un qualificatif (Haut-Rhin, Bas-Rhin) ou un autre cours d’eau (Saône-et-Loire, Meurthe-et-Moselle, Eure-et-Loir). Le nom composé crée la confusion, ne parvient pas à exister distinctement. Certains militent pour rebaptiser la Haute-Marne en « Champagne méridionale », proposition ingénieuse et juste, mais les habitants n’aiment pas qu’on change leurs habitudes. Le député des Landes, Henri Emmanuelli, n’est jamais parvenu à transformer son département en Landes de Gascogne, pourtant plus précis et coloré.

De tous nos départements, la Haute-Marne est celui qui se vide le plus chaque année. Vieillissement de la population, chômage, désertification de la campagne, enclavement. Ce fut jadis une contrée opulente et industrieuse – voilà un mot qu’on n’emploie plus guère. Industrieuse parce qu’il y avait beaucoup d’industries, mais aussi du savoir-faire et du punch.

Rares sont ceux qui savent situer ce pays sur une carte. Colombey-les-Deux-Églises, où a vécu le général de Gaulle et où il est enterré, est un lieu évocateur, mais peu de personnes localisent ce village en Haute-Marne. Venant de Paris en hélicoptère, le fondateur de la Ve République se posait sur la base de Saint-Dizier et gagnait ensuite Colombey en voiture. C’est sur cette même base qu’il s’arrêta secrètement, en mai 1968, pour rejoindre Baden-Baden où l’attendait Massu.

Près du pont, je découvre l’hôpital psychiatrique où André Breton fut affecté en juillet 1916 dans le service du docteur Raoul Leroy, ancien assistant de Charcot, médecin-chef de l’hôpital de Ville-Évrard. Certains assurent que le surréalisme est né à Saint-Dizier, sur les bords mêmes de la Marne.

Dans cette ville, Breton, âgé de vingt ans, aura eu la révélation de l’œuvre de Freud. Au moment où se déroule le carnage de Verdun, l’hôpital accueille les soldats traumatisés par l’horreur des combats. Beaucoup sont atteints de troubles mentaux. Cette confrontation avec la folie l’a marqué à jamais. Breton confie : « Ce séjour eut sans doute une influence décisive sur le déroulement de ma pensée1. » À travers la technique des associations libres pratiquées auprès des soldats, il prit connaissance de l’interprétation des rêves et de l’écriture automatique qui laisse poindre l’inconscient.

Le plus incroyable est le nom de l’hôpital : André-Breton. Pourtant, quoi de plus normal que de glorifier la mémoire du fondateur du surréalisme ? Oui, mais c’est André Breton, l’homme qui se refusait à pactiser avec la bourgeoisie et ses valeurs, haïssant la comédie officielle des médailles et des honneurs. Sans doute ne lui a-t-on pas demandé son avis, il aurait certainement refusé. Il détestait les dévotions, pas les égards. C’est peut-être un hommage à l’auteur de Anthologie de l’humour noir. On peut d’ailleurs en discuter : chez le métropolite de l’Église surréaliste, l’esprit de sérieux et parfois la vanité l’emportaient sur le sens de l’humour.

L’Association des écrivains de Haute-Marne est à l’origine de la plaque à l’entrée : « André Breton, 1896-1966, travailla ici avant de créer le mouvement surréaliste ». L’accès est protégé par une barrière mobile et contrôlé par un poste de surveillance. Mais le piéton peut s’introduire sans difficulté. C’est l’établissement pavillonnaire classique du xixe siècle, avec ses petites rues, ses allées, ses parterres de fleurs. La Marne coule au pied des bâtiments, à quelques mètres.

La fenêtre d’un pavillon est ouverte au rez-de-chaussée : un homme initie ses patients à l’art de la mosaïque. Il est art-thérapeute. Breton, qui avait le sens des objets et de la trouvaille, aurait probablement aimé certaines de ces compositions étranges et inspirées signalant le « rêveur actif ».

– La plus belle mosaïque est dehors, vous ne l’avez pas vue ?

L’homme désigne une muraille sur laquelle ont travaillé les malades entre 2001 et 2008. La fresque, assemblée en émaux de Briare, s’intitule La Nef des fous. Elle représente un drakkar. Des racines partent de la coque et s’enfoncent dans l’eau qui n’est autre que celle de la Marne. La signification paraît claire : le bateau a choisi de s’amarrer définitivement dans cette rivière. L’embarcation possède deux proues.

– Ça tirait à hue et à dia. Personne ne s’entendait sur la direction à prendre. Alors ils ont collé deux avants au drakkar : manière de l’immobiliser un peu plus, de le river à la berge.

L’œuvre est foisonnante. Elle comporte maintes allusions que je ne comprends pas. L’art-thérapeute me conseille de contacter le docteur Dell’Vallin, aujourd’hui à la retraite.

1- Entretiens, Gallimard, 1952.