L’ancien batelier me reconduit sur la rive d’un air tragique. S’il y a quelqu’un qui ne mérite pas son nom, c’est bien lui. Félix, nautonier des Enfers ! Alors qu’il s’apprête à me déposer sur la berge, il chuchote : « Monsieur, si vous voulez, je peux vous amener à Gournay avec mon bateau. » Je suis interloqué par la proposition, formulée de cet air brutal et maussade que je trouve peu rassurant. Qu’est-ce qui lui prend ? « Ne le dites pas à Madame. Vous verrez, quand on est sur l’eau, la rivière n’est plus la même. »
Après tout, pourquoi pas ? Je suis resté trop longtemps chez Jeanne, à goûter son vin et à la cuisine de Félix. Le visage du passeur se transforme. Il salue mon consentement en mettant le moteur à pleins gaz. La proue du bateau se soulève. La présence de l’eau et la vitesse rafraîchissent le visage. Nous longeons rapidement l’île des Loups, l’île voisine du Moulin. La Marne esquisse alors une grande boucle déroulant depuis l’embarcation toute une humanité dont je mesurais mal la diversité, lorsque je marchais. Les joggeurs dominent de loin, avec leur masque dur et fiévreux. Ils ont l’air mal en point. Leur face est congestionnée. Vient ensuite la procession des femmes avec chiens dévidant une laisse interminable. Puis les cyclistes aux aguets, toujours hantés par le risque d’une collision avec les piétons. À les voir ainsi évoluer avec circonspection, la promenade au bord de l’eau ne semble pas une partie de plaisir.
Le pont de Bry-sur-Marne. J’aimerais bien que Félix, exalté par la vitesse, s’y arrête. Je pointe le doigt avec insistance en direction de l’ouvrage, avec son garde-fou en Plexiglas. Félix consent à réduire l’allure en m’interrogeant du regard.
Enserré dans une ville qui tient déjà plus du village, le pont offre un décor typiquement français, une présentation qu’on a vue dans les films tels que La Ligne de démarcation où une bourgade est coupée en deux. Lieu de passage entre deux mondes, c’est un bon matériau romanesque qu’un de mes amis, Frédéric Fajardie, aujourd’hui disparu, a remarquablement exploité dans un roman, Un pont sur la Loire.
Ces constructions ont joué un rôle non négligeable dans les journées de mai et juin 1940. Tout s’est alors effondré, l’armée française était en débandade. Heureusement, les ponts ont sauvé l’honneur. Ultimes points de résistance, ils ont attesté que le courage n’avait pas tout à fait déserté notre camp. Fajardie a bien traduit l’héroïsme d’une poignée de volontaires et d’une compagnie de Sénégalais défendant l’un de ces derniers passages encore intacts sur la Loire, tandis qu’une colonne blindée de la Wehrmacht s’apprête à l’investir. Les Allemands doivent à tout prix préserver ce passage sur le fleuve, censé leur permettre de prendre à revers les débris de l’armée française.
Félix grogne qu’« il faut y aller ». Il y a en lui une figure de carême et un goût de la blague qu’a probablement entretenu Jeanne. Une âme inquiète et énergique dans un corps replet, avec un beau visage aux traits inexplicablement fins, presque distingués. Parfois, Félix doit haïr sa maîtresse. Je suis sûr qu’il la vole. Il médit d’elle avec subtilité, sans jamais insister, mais sort de ses gonds si l’on s’avise de formuler la moindre critique. L’ex-taulard a les manière doucereuses et dominatrices d’un flic.
Il me fait penser à Vautrin, le forçat de La Comédie humaine, un côté déchu et envahissant. Un ancien malfaiteur qui aurait fait retraite et renoncé à se mesurer à la société. En secret, Félix cultive sa méchanceté, persuadé qu’elle l’aide à survivre.
Il tient absolument à m’inviter dans le bistrot situé près du pont de Bry. Je rechigne, craignant d’arriver à la nuit tombante à Gournay. « Pourquoi vous exciter sur Gournay ? Chelles est aussi bien. » À la fin de la journée, ma priorité est de trouver un hôtel. Il affirme les connaître tous et propose même de m’accompagner, lorsque nous débarquons. D’un coffre il retire un gros maillet en bois pour enfoncer le pieu qui sert à amarrer. L’instrument qu’il brandit lui donne un air effrayant.
Nous nous asseyons à la terrasse. Il est déçu que je prenne un café ; lui-même commande un calvados qu’il avale d’un trait. Il me confie qu’il a séjourné à Ville-Évrard, l’hôpital psychiatrique de Neuilly-sur-Marne qui donne sur le canal et la rivière. « Mais vous savez, je ne suis pas fou. Enfin, pas plus qu’un autre. J’avais juste besoin de souffler. Ville-Évrard, c’est idéal. Surtout le parc de l’hôpital, une vieille futaie de chênes. J’aimais bien les écureuils. Il y a au fond du parc une passerelle qui enjambe le canal et conduit à la Marne. C’était très surveillé. Les fous sont très attirés par l’eau. Vous ne trouvez pas ? Normalement, ils devraient en avoir peur. Les jets d’eau froide qui coupent le souffle, alors que vous êtes ligoté, j’ai connu cela. C’est de la torture. Que veulent-ils nous faire avouer ? »
J’ignorais que Félix était passé à Ville-Évrard où furent soignés Camille Claudel et Antonin Artaud. Il a dû se planquer chez les fous, mais pour quelle raison ? Il caresse délicatement le manche du maillet. Charon, le nautonier infernal, est parfois représenté un marteau à la main. Il s’en sert pour achever le mourant et l’emmener sur le fleuve des morts.