Nord de la Tanzanie, Afrique de l’Est
D’un geste preste, Angel tira sur la bride de la chamelle pour s’assurer qu’elle était solidement nouée autour du tronc d’arbre. La bête, baissant la tête, frotta doucement son museau contre l’oreille de la fillette. Angel sourit et caressa le cou au poil rêche. Puis elle tourna son regard vers le bol à traire qu’elle avait déposé un peu plus loin à l’ombre. La vue du lait épais et mousseux, si blanc contre le bois sombre, lui rappela combien elle était affamée, et elle alla détacher le chamelon qui, tout près de là, s’agitait impatiemment au bout de sa longe.
Sitôt libéré, il courut vers sa mère et chercha avidement son pis. La chamelle ne lui prêta aucune attention, pas plus qu’elle ne paraissait gênée par le poids des sacs et des couvertures arrimés à son bât. Seules les tendres feuilles à l’extrémité des branches de l’acacia semblaient accaparer son intérêt. Refermant ses lèvres épaisses autour des pousses, elle les détacha d’un coup sec et les happa.
« Quelle gourmande tu fais, Mama Kitu ! » la gronda Angel. Souriant au petit, qui grognait de satisfaction tout en tétant, elle ajouta : « Et toi aussi, Matata. »
Elle alla chercher le bol de lait, puis, le tenant à deux mains, elle descendit précautionneusement le coteau en pente douce pour se diriger vers un affleurement rocheux à quelque distance de là. Indifférente aux cailloux pointus qui hérissaient par endroits le sol sous ses pieds nus, elle gardait les yeux rivés sur le lait clapotant contre les bords du récipient.
En arrivant à proximité des rochers, elle s’arrêta pour contempler les plaines désertes. À cette heure matinale, le soleil était encore bas sur l’horizon et ses rayons obliques, transperçant l’air poussiéreux, coloriaient le paysage de teintes vives. Le sable était d’un jaune étincelant et les ombres entre les rochers ourlés d’or et couronnés de rose dessinaient des taches irrégulières, mauves et brunes. Levant le regard vers l’horizon, Angel discerna dans le lointain les contours de la montagne en forme de pyramide qui surplombait les plaines, avec ses flancs d’un bleu vaporeux, son sommet poudré de lave blanche pareille à une calotte de neige. Elle leur indiquait la direction à suivre, Angel le savait. Toute la journée, tandis qu’elles chemineraient, elles la verraient se dresser en face d’elles, entre les oreilles velues de Mama Kitu.
Ol Doinyo Lengaï, la montagne du dieu Engaï1, un lieu sacré pour les Massaï.
Contournant le dernier rocher, Angel s’avança vers sa mère. Celle-ci était assise en tailleur sur le sol, à côté d’une large pierre plate qui ressemblait tellement à une table qu’elle paraissait avoir été placée là exprès pour inviter les voyageurs à faire halte et à admirer le panorama. Comme sa fille, Laura était vêtue d’une tunique et d’un pantalon en coton uni, mais elle avait enroulé une écharpe imprimée autour de sa tête. Penchée au-dessus de la pierre, elle chassait les mouches qui vrombissaient autour des galettes de pain et des dattes qu’elle y avait disposées.
Angel lui tendit le bol.
« Merci », dit Laura en le portant à sa bouche. Quand elle releva la tête, ses lèvres étaient soulignées d’une moustache blanche. « Il n’y a pas de sable dedans, remarqua-t-elle d’un ton approbateur.
— J’ai fait très attention, répondit Angel.
— Tu te débrouilles à merveille. » Laura accompagna ce compliment d’un sourire et s’essuya la bouche sur sa manche.
« C’est que je ne suis plus un bébé, rétorqua Angel. Regarde… » Ouvrant la bouche toute grande, elle fit bouger du bout de sa langue une incisive branlante.
Laura s’inclina vers elle pour l’examiner. « Il vaudrait mieux l’arracher.
— Non, répliqua la fillette en secouant la tête.
— Tu risques de l’avaler. Et dans ce cas, la fée des dents de lait ne viendra pas.
— Quelle fée ? » demanda Angel d’un air intrigué.
Laura prit une galette et la lui donna, en même temps que le bol. « En Angleterre, les parents racontent à leurs enfants que, s’ils mettent leurs dents de lait sous leur oreiller, la fée passera les chercher durant la nuit et laissera à la place des pièces de monnaie.
— Tu le faisais, quand tu étais petite ? s’enquit Angel. Et la fée venait ?
— Quelquefois, répondit Laura. Pas toujours. » Tout en parlant, elle ôta son foulard. C’était un morceau de kitenge, aux couleurs jadis éclatantes mais aujourd’hui fanées, aux bords déchirés et effilochés. Ses longs cheveux, du même blond paille que ceux de sa fille et qui lui descendaient plus bas que les épaules, étaient raides et ternis par la poussière. Après les avoir démêlés avec les doigts, elle renoua l’écharpe et rentra les mèches rebelles sous l’étoffe. Puis elle scruta le visage d’Angel.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle, devant son expression soucieuse.
— Nous n’avons pas d’oreillers.
— Ne t’inquiète pas pour cela. Je ne pense pas qu’il y ait de fée ici. »
Angel plissa les yeux d’un air pensif. « Je crois que si.
— Mange, à présent, reprit sa mère en souriant. Nous ne ferons pas d’autre pause avant plusieurs heures. »
Tandis qu’Angel mordait dans le pain, Laura se redressa et montra la montagne. « Le manyata se trouve là-bas, juste en bordure de la plaine. Il faut y arriver avant la tombée de la nuit.
— Peut-être qu’ils auront tué une chèvre, dit Angel, la bouche pleine, en projetant des miettes. Et qu’ils nous offriront du ragoût de viande ?
— Non, ils ne nous attendent pas. »
Angel la regarda, une lueur d’inquiétude dans ses yeux bleu-vert. « Alors, ils ne nous laisseront peut-être pas entrer.
— Mais si. Le chef est le frère de Walaita. Quand nous lui expliquerons qui nous sommes et que nous lui montrerons les cadeaux qu’elle nous a demandé de lui apporter, il nous accueillera avec plaisir. »
Angel se leva et suivit le regard de Laura, toujours fixé sur le lointain. « Raconte-moi encore, implora-t-elle. Raconte-moi ce que nous allons faire. »
Posant une main sur la tête de l’enfant, Laura répondit : « Nous mettrons Mama Kitu et Matata à l’abri dans le boma, avec tout le bétail de la tribu. Ensuite, nous monterons notre tente à côté de la maison du chef.
— Mais nous ne resterons pas là.
— Non. Demain, nous laisserons les chameaux au manyata, puis nous irons à pied jusqu’à la cascade. Et là, nous attendrons qu’une voiture s’arrête et nous emmène jusqu’à la route principale.
— Qui nous emmènera ? demanda Angel, trépignant d’excitation.
— Des wazungu. Des touristes en safari organisé. Des femmes avec des lunettes de soleil et du rose sur les lèvres, des hommes avec d’énormes appareils photo. »
Angel gloussa de rire. « Et quoi d’autre ?
— Je ne m’en souviens vraiment plus.
— Et qu’est-ce qu’on fera, quand on arrivera à la route principale ?
— Nous prendrons l’autobus pour aller à la ville.
— La ville, répéta tout bas Angel. Nous irons à la ville…
— Mais si nous ne nous remettons pas en chemin au plus vite, déclara Laura, nous n’irons nulle part. » Rassemblant les reliefs du repas, elle fit signe à l’enfant de prendre le bol, puis se dirigea vers les chameaux.
Angel la suivit, balançant le récipient au bout d’une ficelle en sisal passée dans un trou percé dans le bord.
Elle n’avait fait que quelques pas lorsqu’elle entendit un petit cri de surprise. Levant les yeux, elle vit que Laura s’était immobilisée et regardait fixement les broussailles à ses pieds. Quelque chose dans son attitude fit naître chez Angel un brusque sentiment d’appréhension. Elle se rua vers sa mère, serrant le bol contre sa poitrine.
« Attention ! lui cria Laura par-dessus son épaule. Il y avait un serpent, mais je suis à peu près sûre qu’il s’est enfui. » Elle était pâle et paraissait visiblement secouée. « J’ai senti quelque chose. Je crois qu’il m’a mordue. »
Retroussant le bas de son ample pantalon, elle dénuda sa jambe gauche. À mi-hauteur du mollet, on distinguait deux petits points rouges. Angel dévisagea sa mère, dont les yeux étaient agrandis par la peur.
« J’ai eu à peine le temps de le voir, murmura Laura, la voix tremblante. Il était si rapide. Et il a disparu aussitôt…
— Tu devrais t’allonger. Quand on est mordu par un serpent, il ne faut surtout pas bouger. »
Sa mère prit une longue inspiration, puis relâcha lentement son souffle. « Oui, tu as raison. » Elle s’étendit sur le sol, en essayant de ne pas remuer sa jambe gauche. Arrachant son foulard, elle tenta maladroitement de défaire le nœud, en vain.
Au bout de quelques secondes, Angel s’en empara et le dénoua avant de le lui rendre. Laura entreprit de l’enrouler étroitement autour de sa jambe, en commençant en dessous du genou et en progressant jusqu’aux traces de morsure.
Quand ce garrot improvisé eut été mis en place, elles examinèrent toutes deux les minuscules plaies. Tout autour, la peau commençait à se boursoufler.
« Ça fait mal, maman ?
— Pas beaucoup. Pratiquement pas », répondit Laura. Elle laissa de nouveau échapper un long soupir frémissant. « Ce n’était peut-être pas un serpent dangereux. Je ne sais pas quelles espèces on trouve dans cette région. » Elle abaissa de nouveau les yeux vers sa jambe, avant de reprendre : « Peut-être même s’agit-il d’une morsure sèche. Parfois, le serpent a déjà utilisé tout son venin, ou bien il n’a pas la possibilité de l’injecter réellement. Tout s’est passé si vite… » Elle adressa à Angel un sourire rassurant. « À mon avis, nous ferions mieux de poursuivre notre route. Je peux étendre ma jambe le long de la selle et la garder immobile. »
Angel hocha la tête. « Nous devrions aller au manyata.
— Oui, acquiesça Laura. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. »
En courant, Angel gravit la pente pour regagner l’endroit où elles avaient attaché les chameaux. C’était une bonne chose qu’elles se soient seulement arrêtées pour un court moment : si elle avait dû replier les tentes et charger les chameaux toute seule, elles n’auraient pas pu repartir de sitôt. En l’occurrence, il ne lui fallut que quelques minutes pour détacher Mama Kitu et la mener jusqu’à Laura. Le bruit lourd et cadencé des pas de la chamelle lui procura un peu de réconfort. Mama Kitu était une brave bête à laquelle on pouvait se fier. Même quand elle était en chaleur, elle ne donnait jamais de coups de pied ni ne mordait. On pouvait la laisser se promener en liberté sans qu’il soit nécessaire de l’entraver, car elle se laissait toujours facilement attraper. Et quand elles parvinrent auprès de Laura, étendue sur le sol rocailleux, sa jambe gauche posée sur un rocher, la chamelle s’agenouilla docilement dès qu’Angel le lui ordonna.
Matata, perturbé par cette soudaine tension dans l’atmosphère, trottait nerveusement en rond autour de sa mère. Angel essaya de l’éloigner, craignant qu’il ne marche sur Laura.
« Va-t’en », cria-t-elle en agitant les bras. Le chamelon l’ignora. « Va-t’en. File ! » hurla-t-elle de nouveau. Sa voix résonna dans le silence. Elle se mit à respirer plus vite, gagnée par la panique.
« Ce n’est rien, Angel. Ça va aller. Il faut que tu restes calme. J’ai besoin de ton aide. »
La fillette reconnut ce ton : c’était celui que sa mère employait quand elle travaillait. Si ferme et si tranquille que celui qui l’entendait se sentait plus fort. Angel hocha la tête et se força à rassembler son courage.
Après que Laura se fut hissée sur les couvertures pliées qui rembourraient la selle, Angel s’assit devant elle, tenant la corde attachée au licou de Mama Kitu. Laura se cramponna à elle quand la chamelle se redressa en grognant, faisant tanguer sa charge. Puis elle se laissa aller en arrière, s’adossant à un sac, son membre blessé étendu devant elle et reposant sur l’armature de bois. Angel était obligée de garder une jambe relevée pour lui laisser de la place, mais elle parvenait quand même à rester en équilibre.
Quand elles descendirent la pente, Laura laissa échapper une exclamation de douleur, et Angel la regarda par-dessus son épaule.
Laura se contraignit à sourire. « Ce sera plus facile quand nous serons sur un terrain plat. »
Arrivées au bas de la colline, elles se retrouvèrent sur une étendue de sable à peu près plane, parsemée de rochers et d’arbres rabougris. Angel regardait droit devant elle, vers la lisière des plaines. Chaque pas de leur monture les rapprochait du manyata. Elle imagina leur arrivée au village. Il y aurait des gens pour leur venir en aide – mais que feraient-ils ? Tout dépendait, elle le savait, de la dangerosité du serpent et de la quantité de venin injectée. Elle se souvint de ce berger mordu par une vipère, dans le village au bord de la rivière. Il était resté couché dans sa hutte pendant des jours, gémissant de souffrance. En fin de compte, il avait survécu. Mais beaucoup de gens mouraient des suites d’une morsure de ce genre, tout le monde le savait. C’était pourquoi les villageois prenaient soin de tuer tous les serpents qui s’aventuraient à proximité des maisons.
À cette pensée, Angel sentit la colère monter en elle. Pourquoi Laura n’avait-elle pas été plus vigilante ? D’aussi loin qu’elle s’en souvînt, sa mère lui avait sans cesse répété de fermer soigneusement sa moustiquaire, de ne pas patauger dans les eaux stagnantes et de bien regarder où elle mettait les pieds, surtout si elle ne portait pas de sandales.
« Qu’est-ce que tu aimerais faire, quand nous serons en ville ? » La voix de Laura s’éleva derrière elle, interrompant le cours de ses pensées.
Angel déglutit, le regard toujours fixé sur la montagne lointaine. « Je ne sais pas.
— Allons, reprit Laura. Tu as certainement une idée. »
Sa voix semblait redevenue normale et la fillette se détendit un peu. « Je voudrais… voir un rond-point. Un grand, avec des fleurs au milieu et une statue. »
Laura fit entendre un petit rire. « Et quoi d’autre ?
— Je veux acheter une aiskrimu à un vendeur ambulant.
— Moi aussi. Je veux une glace et… une robe neuve. »
Angel sourit en reconnaissant leur jeu familier. « Je veux acheter une glace, une robe neuve… et un uniforme d’écolière.
— Mais tu ne vas pas à l’école, objecta Laura. C’est moi qui te fais la classe. » Bien qu’affaiblie, sa voix portait distinctement par-dessus le martèlement sourd des pas de la chamelle.
« Je peux quand même mettre un uniforme, rétorqua Angel. Comme ça, je ressemblerai aux autres enfants. De toute façon, c’est ce que j’ai choisi. »
Elle attendit que sa mère poursuive l’énumération. Dans le calme ambiant, le moindre petit bruit était amplifié – le crissement du cuir sur le cuir, les gourdes s’entrechoquant, le chant flûté des tisserins. Elle tourna la tête. Dans un sursaut d’effroi, elle vit que Laura était en train de suffoquer. Complètement affalée sur les sacs, elle commençait à glisser sur le côté.
Tirant sur la longe d’un geste brusque, elle hurla à Mama Kitu de s’asseoir. Elle tenta de retenir Laura pendant que l’animal fléchissait les genoux et s’accroupissait. Mais le corps de sa mère était lourd et flasque et, quand la chamelle s’immobilisa, il bascula sur le sable.
Laura resta là, inerte, respirant avec difficulté. Des gouttes de sueur apparurent sur son front et sa lèvre supérieure.
Angel la contempla, paralysée de terreur. « Il t’a mordue pour de bon ! Il t’a empoisonnée ! »
Laura se lécha les lèvres. « Angel. Écoute-moi. Tu vas me laisser ici et aller au manyata. Le guérisseur aura sûrement la pierre noire. Quelqu’un reviendra avec toi pour me soigner.
— Je ne veux pas », répondit Angel. Elle avait conscience de parler comme un tout petit enfant – de ceux qui réclamaient encore qu’on les porte.
« Tu dois faire ce que je te dis, insista Laura d’une voix douce. Mais d’abord, va me chercher mon sac. »
Angel détacha de la selle une sacoche en cuir usagée et la rapporta à sa mère. Tandis que, agenouillée à son côté, elle débouclait les courroies, une petite lueur d’espoir se ranima en elle. Combien de fois avait-elle vu Laura fouiller dans ce sac et y dénicher la solution à leur problème ? Peut-être contenait-il un remède qui pourrait la guérir ? Plongeant la main à l’intérieur, elle effleura d’un geste hésitant un sachet en plastique rempli de comprimés blancs.
« Qu’est-ce que tu veux ?
— Prends ma bourse. Et donne-moi mon passeport. »
Angel la dévisagea, se demandant si c’était la fièvre qui la faisait délirer.
« S’il te plaît », murmura Laura.
Enfouissant sa main jusqu’au fond du sac, Angel trouva la bourse. En la palpant, elle sentit les arêtes dures du passeport et l’en extirpa.
Laura gémit. Ses yeux étaient à demi clos et elle les plissait comme si elle avait du mal à fixer son regard. « Mets-le dans ta poche. Ne le perds pas. Demande au chef du manyata de t’emmener chez le garde du parc national. Montre-lui le passeport et dis-lui que je suis ta mère. Ainsi, les gens sauront qui tu es. »
Elle ferma les yeux. Angel l’observa un moment, chassant les mouches qui se posaient sur sa peau. Sa mère respirait plus facilement à présent mais elle avait toujours l’air pâle et fatigué. Peut-être avait-elle seulement besoin de repos, se dit la fillette. Ensuite, elle se sentirait mieux et elles pourraient reprendre leur route.
Elle regarda le passeport posé sur ses genoux. Elle ne comprenait pas pourquoi Laura voulait qu’elle le garde dans sa poche et non à sa place habituelle, dans le sac. Ni pourquoi elle lui avait dit de le montrer au garde de la réserve. Ce devait être quelqu’un d’important, comme tous les fonctionnaires, mais en quoi ce passeport pourrait-il l’intéresser ? Tandis qu’elle réfléchissait, plissant le front sous l’effet de la perplexité, la dernière phrase de Laura lui revint en mémoire.
Ainsi, les gens sauront qui tu es.
Elle contempla la forme inanimée étendue sur le sol, pendant que la signification réelle de ces mots lui apparaissait peu à peu.
Laura n’avait aucun espoir d’être sauvée.
Elle voulait qu’Angel aille au manyata mais elle ne s’attendait pas à la revoir.
La bouche de l’enfant s’assécha d’un coup et son estomac se noua. C’est alors qu’une autre pensée lui traversa l’esprit – le souvenir de quelque chose que Laura avait dit un jour à des amis, dans le village du figuier. Elle toucha doucement l’épaule de sa mère puis la secoua. Laura ouvrit les yeux et leurs regards se rencontrèrent.
« La pierre noire ne marche pas, murmura Angel. Tu ne crois pas en son pouvoir. »
Des larmes brillèrent dans les yeux de Laura. « Non.
— Est-ce que tu vas mourir ? » demanda la petite fille à voix basse.
Un petit sanglot s’échappa des lèvres de sa mère. Elle ouvrit la bouche, mais ne répondit pas.
Angel continua à la dévisager intensément. En cette minute, il n’existait plus d’autre réalité que leurs regards attachés l’un à l’autre, en un échange muet. Elle avait l’impression que cet instant pourrait durer éternellement si elle s’abstenait de bouger. Puis le visage de Laura se contracta de douleur. Angel souhaita désespérément pouvoir faire quelque chose, n’importe quoi, pour l’aider. Empoignant l’ourlet de sa tunique, elle s’en servit pour essuyer le front de sa mère, mouillé de sueur. Elle tamponna ensuite les gouttes de transpiration au-dessus de sa lèvre supérieure. Ces petits gestes l’aidèrent à retrouver son calme. Et, pendant qu’elle épongeait la peau moite en s’efforçant d’avoir la main aussi légère qu’un papillon se posant sur une fleur, elle se rappela comment Laura avait soigné Walaita, la sœur du chef. Il y avait seulement quelques semaines de cela, elles étaient assises, sa mère et elle, au chevet de la malade, dans sa hutte obscure et enfumée. Walaita n’était pas encore au dernier stade de la maladie mais tout le monde savait ce qui allait arriver. Le cancer avait envahi tout son corps.
« Je peux te promettre une chose, avait dit Laura, en prenant la main de la femme. Je resterai près de toi jusqu’au bout. »
Même dans la pénombre, Angel avait pu voir le soulagement se peindre sur le visage de Walaita.
Elle souleva la main de sa mère et la serra doucement dans la sienne.
« N’aie pas peur, maman. Je resterai près de toi jusqu’au bout. Il y aura toujours une lampe allumée. La nuit ne sera jamais complètement noire. »
Laura esquissa un sourire. Des larmes coulèrent au coin de ses yeux, ruisselant le long de ses tempes pour se perdre dans ses cheveux emmêlés. « Je t’aime, mon ange. Tu es si… courageuse. Mais tu ne peux pas rester ici. Tu dois partir. » Les mots s’échappaient par saccades, entre deux inspirations haletantes. « Je n’ai pas peur de la mort. Tu le sais. J’ai peur pour toi, si tu restes ici toute seule. Il faudra emmener Mama Kitu et Matata…
— Non ! s’écria Angel. Je ne m’en irai pas. »
Laura secoua la tête d’un air désespéré. « Ne sois pas têtue. Je t’en prie. Ce n’est pas le moment… »
Matata choisit cet instant pour s’approcher. Il tourna autour de Mama Kitu, essayant de l’inciter à se relever afin qu’il puisse la téter. Puis il pressa son museau contre le corps et le visage de Laura.
Angel le repoussa. Elle allait devoir éloigner les chameaux, comprit-elle, pour éviter qu’ils dérangent sa mère. Après avoir décroché la gourde de la selle, elle ordonna à Mama Kitu de se redresser et la conduisit – suivie, comme toujours, de Matata – jusqu’à un acacia. Sitôt qu’elle eut noué la longe à une branche, elle retourna auprès de Laura et se pencha sur elle pour verser un peu d’eau entre ses lèvres. Laura réussit à l’avaler. « C’est bien », approuva Angel. Il fallait boire quand on était malade, elle ne l’ignorait pas. Et il fallait toujours avoir de l’eau en quantité suffisante.
Elle sentait sur elle la chaleur du soleil, plus haut dans le ciel à présent. Quelques acacias malingres poussaient à proximité, mais elle savait qu’elle n’aurait pas la force de traîner Laura jusqu’à eux pour la mettre à l’ombre. Il y avait toutefois, tout près de la tête de sa mère, un gros rocher presque aussi haut qu’elle. Ouvrant la sacoche, Angel y prit un kitenge imprimé d’oiseaux roses et bruns sur fond ivoire. C’était celui que Laura utilisait pour se couvrir la tête quand elles arrivaient dans un village musulman. Angel réussit à arrimer une des extrémités au rocher en la coinçant sous des pierres. Puis elle drapa le reste de l’étoffe sur le corps de sa mère, comme une moustiquaire mal accrochée, elle ne protégeait ni ses jambes ni ses pieds. Mais au moins la tête et le haut du corps étaient-ils à l’abri du soleil.
Angel recula de quelques pas pour inspecter son œuvre, avec un sentiment de fierté. Laura l’avait souvent félicitée pour sa débrouillardise, en disant qu’elle lui était d’une grande utilité. Et Angel passait effectivement beaucoup de temps près d’elle, à l’aider de son mieux dans son travail. Sans doute parce qu’elle avait grandi dans des villages où les enfants gardaient les troupeaux au lieu d’aller à l’école et, si leurs parents étaient malades, ou décédés, devaient également s’occuper de leurs jeunes frères et sœurs. « Tu es une vraie petite Africaine », avait déclaré Laura à sa fille. Ce compliment avait enchanté Angel, qui avait redoublé d’efforts pour se montrer forte et raisonnable.
Avant de se glisser sous l’abri de fortune, elle souleva le bas du pantalon de Laura. La jambe était maintenant rouge et enflée. La peau distendue formait des bourrelets sous le foulard étroitement enroulé. Angel se mordit la lèvre, se demandant si elle devait desserrer le pansement, tant il paraissait inconfortable. Mais Laura l’avait posé avec tellement de soin que la fillette décida de ne pas y toucher.
Elle s’assit au chevet de sa mère. La lumière filtrant à travers l’étoffe teintait de rose le visage de Laura. Elle aurait presque eu l’air en bonne santé, sans l’écume grisâtre moussant au coin de sa bouche. Angel l’essuyait constamment, mais elle réapparaissait aussitôt.
Le temps paraissait élastique, tantôt s’étirant, tantôt se raccourcissant. Il lui semblait qu’il ne s’était écoulé qu’un bref moment depuis que sa mère et elle avaient repris la route vers le manyata en parlant de ce qu’elles achèteraient en ville. Et puis elle s’aperçut qu’à force de boire de temps à autre, si peu que ce fût – une gorgée pour elle, une gorgée versée entre les lèvres de Laura – la gourde était presque vide. Bientôt, elle devrait aller en décrocher une autre de la selle de Mama Kitu.
Elle parcourut du regard la plaine brûlante et sèche. La lumière pastel du petit matin s’était changée en un éclat aveuglant. Le sable et les rochers avaient repris leurs vraies couleurs – toutes les nuances de gris. Même le vert des arbres et des broussailles disparaissait sous la poussière grise. Les seules taches colorées, c’étaient ces fleurs rose vif qui s’épanouissaient sur d’étranges buissons dépourvus de feuilles et qu’on appelait « roses du désert2 ».
Angel contemplait sans la voir la terre couleur de cendre quand, brusquement, Laura bougea. La fillette se retourna en sursaut et abaissa les yeux sur le visage de sa mère. Laura ressemblait à une nageuse se débattant dans les profondeurs d’une eau fangeuse pour remonter vers la lumière. « Angel ? » chuchota-t-elle d’un ton pressant.
La fillette se pencha vers elle pour répondre : « Je suis là, maman. » Elle attendit que Laura continue, mais aucun autre mot ne sortit de sa bouche. Elle se mit à caresser la tête de sa mère, en veillant à ne pas s’accrocher les doigts dans les cheveux emmêlés. Laura avait souvent fait de même avec elle, quand elle avait eu la fièvre, en accompagnant le mouvement rythmique de sa main d’une chanson douce. L’air et les paroles lui revinrent d’un coup et elle commença à chanter tout bas.
Lala salama mtoto. Dors maintenant, mon petit. À ton réveil tu verras…
La berceuse comportait de nombreux couplets, décrivant les animaux, les oiseaux et les gens qui partageraient la vie du bébé. Angel les chanta tous, puis recommença depuis le début. Quand la respiration de Laura redevint laborieuse, elle continua à lui caresser les cheveux et à chantonner.
Des larmes coulaient sur son visage, leur goût de sel s’insinuait dans sa bouche. Bientôt, elle pleura à gros sanglots, mais n’arrêta pas de fredonner. Tant qu’elle continuerait à chanter, se disait-elle, Laura continuerait à respirer.
Pourtant elle entendit le souffle de sa mère devenir de plus en plus faible, le halètement faire place à un murmure, puis à un soupir à peine audible.
Angel se figea, ses doigts toujours enfouis dans la chevelure de Laura, son épaisse crinière trempée de sueur, pleine de poussière et de sable. Retenant sa propre respiration, elle attendit. Mais tout ce qu’elle percevait, c’était le bruissement du vent dans les broussailles et l’appel lointain d’un corbeau.
Lentement, elle pencha la tête pour blottir sa joue contre le sein de sa mère. Fermant les yeux, elle tenta de discerner un battement de cœur. Mais il n’y avait plus que le silence. L’immobilité. Plus rien.
Une rafale de vent secoua l’abri improvisé et fit onduler l’étoffe. Bientôt, l’extrémité du kitenge se libéra des pierres qui la retenaient. Angel le saisit avant qu’il ne s’envole. Le serrant contre elle, elle enfouit sa tête dans le tissu, cherchant le parfum dont il conservait la trace. Une odeur d’encens, celle de Laura. Elle savait qu’elle devait aller chercher Mama Kitu et Matata et repartir vers le manyata tant qu’il faisait encore jour. Mais elle n’avait pas envie de bouger. Elle avait toujours le sentiment que, si elle demeurait immobile, le temps s’arrêterait. Et son monde resterait inchangé.
Plongeant la main dans la poche de sa tunique, elle prit le passeport. Elle savait ce qu’il contenait – elle avait eu l’autorisation de le regarder de temps en temps, à condition de le ranger soigneusement à sa place ensuite. D’habitude, elle l’ouvrait directement à la page portant la petite photo de Laura. C’était intéressant de la voir sous une apparence complètement différente, les cheveux bien coiffés et coupés court, avec du rouge à lèvres et un collier, comme les femmes des safaris. Cette fois, ce fut à peine si Angel regarda la photo ou les jolis tampons aux formes et aux couleurs variées. Elle tourna rapidement les pages pour arriver à la dernière et lut les mots que Laura y avait tracés de sa main.
James Kelly, 26, Brading Avenue, Southsea, Hampshire, Angleterre.
James était le frère de sa mère, comme Angel le savait. Il n’était jamais venu en Afrique, de sorte qu’elle ne l’avait jamais rencontré. Il lui avait cependant envoyé un cadeau, une fois – une poupée très jolie mais si fragile que personne ne pouvait jouer avec. Laura s’était soudainement mise à parler de lui, un jour. Angel était encore petite à l’époque, mais elle se rappelait parfaitement la conversation. Elles étaient assises sur le sol de béton de la véranda, chez les sœurs de la Charité, attendant qu’on leur apporte des médicaments.
« Il n’est pas marié et n’a pas d’enfants, avait dit Laura. Il vit dans une belle et grande maison au bord de la mer. »
Elle avait un air inhabituellement grave, et Angel s’était sentie mal à l’aise. « Pourquoi tu me parles de lui ? avait-elle demandé.
— S’il m’arrive quelque chose, avait expliqué sa mère, tu iras vivre auprès de James. Je lui ai fait promettre qu’il veillerait sur toi, parce que tu n’as pas de baba ni de bibi. Pas de père ni de grand-mère. »
Angel avait gardé le silence, la tête brusquement pleine de pensées et d’images douloureuses. « S’il t’arrive quelque chose, avait-elle répondu finalement, je me débrouillerai toute seule. Comme Zuri.
— Ce n’est pas pareil pour les enfants blancs », avait déclaré Laura, d’une voix douce mais ferme. Elle avait voulu ajouter autre chose, mais Angel s’était levée et lui avait tourné le dos, en proie à un profond sentiment d’angoisse et de peur – de colère, aussi. Elle ne voulait pas entendre ça ; elle ne voulait pas imaginer qu’il puisse arriver malheur à sa mère, ni se représenter ce qu’il lui arriverait alors, à elle. Elle s’était déjà éloignée de quelques pas en direction du vieux figuier quand une phrase lui était revenue à l’esprit, un proverbe qu’elle avait appris au village. Se retournant, elle l’avait cité à Laura : « Le malheur a l’oreille fine. Si tu prononces son nom, il viendra. »
Laura n’avait plus jamais abordé le sujet.
Les mains d’Angel se crispèrent sur le passeport tandis qu’elle contemplait l’écriture de sa mère, les yeux rivés sur le tout dernier mot, écrit en lettres épaisses à l’encre noire. Angleterre. Laura lui avait souvent parlé de l’Angleterre. C’était un pays où tout le monde avait beaucoup d’argent et où les enfants passaient leur temps à s’amuser avec leurs jouets à l’intérieur des maisons. Les gens vivaient dans des villes où l’on trouvait de bons hôpitaux, mais beaucoup plus d’inconnus que d’amis. À la place des chameaux, il y avait des voitures…
Angel referma la couverture rigide. Elle tint un instant le passeport sur sa paume grande ouverte, comme pour le soupeser. Puis elle le lança de toutes ses forces et le regarda s’envoler dans les airs avant de retomber entre deux rochers, petite tache rouge foncé sur le sable gris.
Repliant les jambes, elle ramena ses genoux contre sa poitrine et laissa retomber sa tête, le front posé sur ses rotules osseuses. Elle se sentait fatiguée et vide, comme si sa propre vie s’était enfuie de son corps.
Elle s’imagina rester ici pour toujours. Rien qu’elle, Matata et Mama Kitu. Sa famille…
Soudain, tout près d’elle, elle entendit un battement d’ailes. Puis le léger bruissement d’un gros oiseau secouant ses plumes. Au moment même où elle relevait la tête, un deuxième vautour se posa sur le sol.
Elle regarda fixement les charognards. Ils étaient affreux, avec leurs becs crochus et leurs yeux enfoncés. Leur aspect déplumé l’avait toujours dégoûtée ; on aurait dit qu’à force de se nourrir de charogne, l’espèce tout entière était malade.
Se redressant d’un bond, elle se rua sur eux. « Nendeni ! Nendeni mbali ! » Partez ! Fichez le camp !
Les vautours déployèrent leurs ailes immenses et s’envolèrent, mais pour se poser aussitôt à quelques battements d’ailes de là.
Angel regarda Laura gisant sur le sable. Elle savait que d’autres vautours allaient arriver, toujours plus nombreux, et qu’il lui deviendrait impossible à la fin de les chasser. Elle se tourna vers les chameaux. Si elle réussissait à hisser Laura sur Mama Kitu, elle pourrait l’emmener au manyata. Mais les charognards ne renonceraient pas, elle en était consciente. Ils les poursuivraient et s’abattraient sur le chameau. Et Mama Kitu elle-même serait prise de panique et s’enfuirait.
Sous ses yeux horrifiés, un troisième oiseau vint se poser sur la poitrine de Laura. Elle s’élança en agitant les bras. Mais, comme les autres, il ne battit en retraite que de quelques mètres et alla se percher sur un rocher.
Rapidement, Angel étala le kitenge, drapant une extrémité autour des pieds de sa mère avant de tirer l’autre vers sa tête. Au moment de lui recouvrir le visage, elle hésita. D’une main, elle repoussa une mèche collée sur la joue pâle. Une larme s’échappa de ses yeux, éclaboussant la peau cireuse. Puis elle remonta l’étoffe et la lissa d’un geste tendre, avant de se mettre en devoir de ramasser des pierres et de les empiler sur le linceul.
La chaleur avait commencé à décliner et les cailloux abondaient à proximité, mais la tâche n’en fut pas moins longue et difficile. La roche volcanique rugueuse écorchait la peau d’Angel. Chaque fois qu’elle soulevait une pierre, elle devait vérifier qu’un scorpion ou un serpent n’était pas dissimulé dessous. Et les vautours continuaient à criailler autour d’elle, se rapprochant furtivement. Mais, finalement, il ne resta plus un centimètre d’étoffe visible. Le dernier fragment du foulard préféré de Laura avait disparu. Angel empila néanmoins d’autres pierres pour s’assurer que le tombeau resterait inviolé.
Et tout à coup, les vautours se mirent à battre frénétiquement des ailes en poussant des cris rauques, comme pris de fureur à cette vue. Toujours agenouillée près du tumulus, Angel se figea. Elle n’ignorait pas que les vautours attaquaient parfois les gens. Peut-être pas les adultes robustes et en bonne santé. Mais une petite enfant sans défense…
Tu n’es pas une petite enfant, chuchota une voix obstinée dans sa tête. Tu es plus âgée que Zuri, qui conduit tout seul son troupeau vers les terres de pâturage. Tu es plus forte que lui aussi. C’est toujours toi qui gagnes, quand vous vous battez.
S’emparant d’une pierre, elle se releva et se tourna face aux vautours.
Ils ne la regardaient pas. Leurs becs recourbés étaient tous pointés dans la même direction, plus loin vers la droite. Elle suivit leur regard et une nouvelle terreur se répandit en elle quand elle découvrit la cause de cette agitation.
Fisi. Des hyènes.
Il y en avait toute une meute. Elles se trouvaient encore à une certaine distance, mais avançaient vers elle à toute allure, de leur étrange démarche chaloupée. Celle qui était à leur tête émit un long hurlement qui ressemblait à un rire dément.
Près de l’acacia, Matata poussa un cri alarmé. Mama Kitu dressa haut la tête d’un air anxieux. Angel tourna les yeux vers les chameaux, en se demandant si elle devait quitter l’abri des rochers pour courir se réfugier près d’eux. Mama Kitu aurait vite fait de disperser les prédateurs en leur décochant des ruades.
Elle perdit un temps précieux à tenter d’évaluer le risque ; elle ne voulait pas que la meute la rattrape en terrain découvert, à mi-distance entre les rochers et les chameaux. Puis les hyènes furent devant la tombe, grognant et toussant tandis qu’elles reniflaient les pierres. Angel les regarda, épouvantée. La plus grosse avait dû être blessée au cours d’une bagarre. Un lambeau rose pendait d’une blessure à son cou. Lentement, la bête tourna vers elle une tête galeuse, en faisant de nouveau entendre son cri sinistre, un ricanement mauvais qui se terminait par une note plus élevée, comme une question.
Empoignant la sacoche, Angel lui en assena un grand coup. Le cuir épais heurta le crâne velu avec un bruit mat. La hyène battit brièvement en retraite, puis revint à la charge en montrant ses crocs.
Les autres resserrèrent leur cercle autour de la fillette, emplissant l’air de leur odeur fétide. Muette de terreur, Angel fit tournoyer le sac au bout de son bras, encore et encore. Les bêtes hurlèrent de colère, mais ne reculèrent que de quelques pas, pour s’avancer de nouveau, lentement, furtivement. Finalement, un cri jaillit de la gorge de la petite fille. « Maman ! Maman ! » Les mots lui vinrent instinctivement aux lèvres, même si elle savait qu’il n’y avait plus personne pour lui répondre. « Maman. Maman… » Sa voix se brisa dans un sanglot. « Je t’en prie. Aide-moi. »
Elle eut vaguement conscience d’entendre les chameaux blatérer avec force sous l’effet de la panique. L’air retentissait de bruits. Tout près d’elle, elle percevait les halètements rauques et les reniflements des hyènes. Les piaillements excités des vautours observant la scène. Et une longue plainte grêle, comme le pleur d’un nouveau-né, qui semblait émaner de sa propre bouche.
Tout à coup, un autre son s’éleva par-dessus ce tumulte. Un rugissement profond et sonore qui déferla sur la savane à la façon d’une vague, balayant tout sur son passage. Les hyènes dressèrent l’oreille et tournèrent leurs museaux camus vers les plaines.
Une lionne arrivait d’une démarche élastique, à longues foulées régulières, ses flancs ondoyant sous le soleil de l’après-midi. Bientôt, elle ne fut plus qu’à quelques mètres. Parvenue à la pierre plate sur laquelle Laura et elle avaient pris leur petit déjeuner, la lionne s’arrêta. Rejetant la tête en arrière, elle rugit de nouveau, découvrant ses gigantesques crocs et sa longue langue rose.
Angel la regarda, fascinée. Du coin de l’œil, elle vit les hyènes s’enfuir piteusement. La plus grosse résista un moment, griffant le sol avec ses pattes de derrière et braquant sur la lionne un regard belliqueux. Mais quand le puissant félin fit mine de s’approcher, elle détala.
Un craquement résonna dans l’air et Angel tourna la tête vers les chameaux. Mama Kitu, terrorisée, s’était cabrée, et la branche à laquelle elle était attachée se balançait maintenant au bout de sa longe, lui battant les pattes. Sous le regard impuissant d’Angel, la chamelle disparut derrière le sommet de la colline, suivie de son petit.
La fillette se plaqua contre le rocher quand la lionne s’avança vers elle. Elle savait que plus rien ne pourrait la sauver à présent. Elle revit les carcasses sanglantes que le boucher accrochait à l’arbre devant sa boutique, au village, la graisse blanche et la chair rouge toutes tachetées de mouches. Son cœur se mit à battre à grands coups, sa respiration se bloqua. Puis une pensée lui traversa l’esprit. Elle allait mourir ici, comme Laura. Elle ne serait pas obligée de lui survivre. Apaisée, elle ferma les yeux et attendit la lionne.
Un silence épais parut se refermer sur elle. Elle guetta le bruit feutré des pas de l’animal, mais n’entendit que les sons familiers de la savane, des chants d’oiseaux et des bourdonnements d’insectes. Elle commença à se demander si, par miracle, la lionne s’était désintéressée d’elle. Mais c’est alors qu’une odeur musquée lui emplit les narines. Quelques secondes après, un souffle chaud lui effleura le visage. Elle ouvrit les yeux. La lionne se tenait en face d’elle. Son menton et son museau au pelage brun clair étaient déjà tachés de sang frais. Paralysée de peur, Angel regarda les mâchoires s’ouvrir, exposant les gencives noires, les dents acérées, la langue rose et enroulée sur elle-même. Un feulement sourd monta de la gorge de la lionne. Mais au lieu d’exploser en un rugissement sonore, il s’éleva en un doux appel qui s’attarda dans l’air comme la note d’une chanson. De surprise, Angel en resta bouche bée. Levant les yeux, elle rencontra le regard de l’animal. Pendant un long moment, elle demeura captive de ces prunelles à la lumière dorée. Puis, du fond de sa mémoire, s’éleva la voix de Zuri. « Ne regarde jamais une bête sauvage dans les yeux, à moins que tu ne veuilles la provoquer. » Elle inclina la tête de côté. Observant la lionne entre ses paupières mi-closes, elle la vit ouvrir une nouvelle fois sa large gueule et, tout de suite après, sentit la longue langue râpeuse lui lécher la joue.
L’appel chantant se fit de nouveau entendre, encore plus doux cette fois-ci, presque un murmure. Tandis qu’Angel se tenait figée sur place, les membres paralysés par l’effroi, elle perçut un mouvement derrière la lionne. Glissant un regard subreptice dans cette direction, elle découvrit un lionceau au pelage duveteux et tacheté. Il leva vers elle ses yeux ronds et jaunes aux paupières ourlées de noir. Un deuxième petit apparut, puis un troisième. La lionne les ignora. Elle s’écarta un peu d’Angel, comme si elle attendait sa réaction. Voyant que la fillette ne bougeait toujours pas, l’animal inclina sa tête roussâtre et la poussa doucement du bout du museau. Ce geste étant resté sans effet, elle recommença.
Angel fit quelques pas de côté, toujours collée au rocher. Quand elle se retrouva à découvert, la lionne vint se placer derrière elle. L’enfant avança en trébuchant, engourdie de peur, l’esprit en pleine confusion. La lionne sur ses talons, elle escalada la pente, passa devant l’arbre brisé où elle avait attaché Mama Kitu et continua son chemin. Les trois lionceaux gambadaient autour d’elle, frottant leurs nez humides contre ses orteils.
Quand ils atteignirent le sommet de la colline, la lionne vint se poster à droite d’Angel et elles cheminèrent flanc contre flanc. Angel releva la tête, pour regarder où elle mettait les pieds. D’instinct, elle sentait qu’elle devait prendre garde à ne pas tomber. Elle ne devait pas s’écrouler comme une créature faible et inutile. Elle devait avoir l’air forte et courageuse. Elle balança les bras et obligea ses jambes tremblantes à se mouvoir à un rythme régulier. Le soleil de la fin de l’après-midi projetait devant elle l’ombre de son corps frêle. Les silhouettes des lionceaux jouaient autour de ses pieds et celle de la lionne se dressait à son côté, foulant le sol d’une démarche conquérante.
1. Engaï, l’Être suprême, le Dieu créateur, pour les Massaï, les Kikuyu et autres peuples d’Afrique de l’Est. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
2. Rose du désert ou Adenium : Plante succulente originaire d’Afrique de l’Est et d’Arabie. Ses branches portent en fait des feuilles charnues, mais, dans les régions les plus arides, elle perd son feuillage pour mieux résister à la sécheresse en limitant ainsi l’évaporation.