Emma s’avança dans la cour, vêtue pour le voyage et prête pour le départ, mais ne pouvant s’empêcher de bâiller et de se frotter les yeux. Il faisait encore presque nuit et l’air était étrangement silencieux. Les insectes avaient cessé leur bavardage nocturne et les animaux nerveux qui avaient trottiné sur le toit et bruissé dans la végétation étaient partis, mais les bruits matinaux n’avaient pas encore commencé.
« Mama Kitu. Matata. » À voix basse, elle appela les chameaux enfermés dans leur enclos. Ce n’étaient que des formes vagues dans la pénombre – ils étaient tous les deux couchés sur le sol, leurs pattes repliées sous le corps, la tête dressée, aux aguets, telles des sentinelles. Mama Kitu répondit en blatérant. Emma avait quelque inquiétude à les laisser seuls, mais Daniel avait demandé à un fermier du village de venir les nourrir et nettoyer la patte de la chamelle tous les jours jusqu’à leur retour.
Elle se dirigea vers la grille, portant à l’épaule son sac vert bourré de vêtements de rechange. À la main, elle tenait un panier rempli de provisions : ils prendraient le petit déjeuner en route, avait décrété Daniel. Juste avant de sortir, elle avait ajouté sur le dessus des objets appartenant à Angel : le tricot rouge, le cahier à dessin, quelques vêtements et une paire de sandales.
Daniel l’attendait à côté du Land Rover. À ses pieds était posé un jerrican et une odeur d’essence empuantissait l’air. Il regarda le panier, ses yeux s’attardant sur les affaires d’Angel. Emma se demanda si elle avait eu tort de les emporter. Elle-même avait longuement hésité – une personne superstitieuse aurait sûrement dit que c’était tenter le sort. Mais Daniel ne fit aucun commentaire et elle ouvrit la portière arrière pour caler le panier sur le siège entre deux sacs de couchage et des moustiquaires soigneusement roulées.
Elle s’installa ensuite sur le siège du passager. Il lui paraissait familier, à présent – le ressort cassé qui l’obligeait à pencher légèrement vers la gauche, la déchirure dans le revêtement en vinyle qui accrochait son jean. Et l’odeur d’huile de moteur, de poussière et de toile de jute.
Daniel alluma les phares qui trouèrent de leur lumière blafarde l’obscurité finissante. Ils s’engagèrent sur la piste qui rejoignait la route de Malangu, mais, au bout de quelques minutes, prirent un virage dans la direction opposée. Ils rebroussaient chemin pour repasser derrière la station et continuer vers la montagne.
« Est-ce que nous allons vers le volcan ? demanda Emma.
— Non. Malangu, la station et le campement de l’homme aux lions sont pratiquement alignés le long d’une courbe. » De la main, il décrivit dans l’air un demi-cercle pour illustrer son propos. « À l’intérieur du cercle se trouvent le désert et Ol Doinyo Lengaï. Mais la route menant au campement n’est pas droite, elle contourne cette grande colline, expliqua-t-il en montrant une forme arrondie dans le lointain. C’est pourquoi le trajet est si long.
— Connaissez-vous l’itinéraire exact ? » Emma ne comprenait toujours pas comment il pouvait se passer de cartes.
« Je me suis déjà rendu dans la région avec Ndugu, pour poser des pièges à rongeurs. Mais nous ne sommes pas allés jusqu’au camp.
— L’homme aux lions n’excite-t-il pas votre curiosité ?
— Il y a des problèmes, répondit Daniel d’un ton circonspect. Ce garde, Magoma, n’est pas le seul à le détester. Beaucoup de gens le critiquent.
— Qu’a-t-il fait ? s’enquit-elle en haussant les sourcils.
— Rien. Mais ils ont peur de lui. Ils croient qu’un homme qui vit avec les lions n’est pas vraiment un être humain. Ou qu’il est doté de pouvoirs magiques qui lui ont été donnés par les lions.
— Quelle sorte de pouvoirs ?
— Je vais vous donner un exemple. On raconte que les Africains qui travaillent pour lui ne tombent jamais malades.
— Vous y croyez ? » demanda-t-elle, se rappelant qu’il avait refusé de toucher le corps de Laura.
Daniel prit un temps de réflexion avant de répondre : « En tant que scientifique, je ne crois pas qu’il puisse protéger ses employés de cette façon-là. Mais en tant que Massaï, je n’en suis pas aussi sûr. J’ai vu des gens en bonne santé mourir après qu’on leur avait jeté un sort. Et des malades guérir après avoir été bénis par le laibon. Je suis donc partagé. » Pointant le doigt vers la montagne, il poursuivit : « Quand Ol Doinyo Lengaï est entré en éruption, j’ai vu jaillir l’immense colonne de fumée et les nuées ardentes qui l’accompagnaient. J’ai entendu les rugissements qui montaient de ses entrailles. J’ai senti la terre trembler sous mes pieds. Je connais parfaitement l’explication scientifique de ce phénomène. Mais, en même temps, j’ai cru les miens quand ils affirmaient y voir le pouvoir d’Engaï. »
Emma tourna les yeux vers le volcan. Dans le demi-jour, elle ne distinguait de lui qu’un léger panache blanc flottant tel un fantôme sur l’horizon. Un frisson la parcourut.
« Ainsi, vous avez peur de l’homme aux lions ? »
Daniel secoua la tête. « Si Ndugu et moi ne sommes pas allés le voir, ce n’est pas à cause de nos sentiments à son égard, mais à cause de notre travail. Les gens ont du mal à comprendre ce qu’est un virus : on ne peut ni le toucher, ni le voir. Alors, quand un grand nombre de personnes en parfaite santé meurent en l’espace de quelques jours, et d’une manière si atroce, les villageois pensent qu’il s’agit d’un maléfice. »
Emma hocha la tête. Même les scientifiques comme elle, qui n’ignoraient rien des virus de niveau 4 et avaient étudié au microscope des échantillons de sang infecté par ceux de la fièvre de Lassa, d’Ebola ou d’Olambo, éprouvaient parfois des difficultés à conserver en permanence un point de vue rationnel. Quand on pensait aux ravages qu’ils étaient capables de provoquer, ces organismes minuscules paraissaient en effet infiniment sinistres. Et le fait de les examiner sur un fond noir après les avoir colorés au moyen d’une substance fluorescente accentuait encore cette impression – des formes brillant d’une étrange lumière dans un océan de noirceur.
« Il nous a fallu des années, reprit Daniel, pour venir à bout de ces superstitions et faire comprendre aux gens comment le virus se propage. Si nous avions été des amis de l’homme aux lions, les villageois ne nous auraient pas fait confiance.
— Mais maintenant, vous vous rendez à son campement, objecta Emma. Pourrez-vous garder cette visite secrète ?
— Cela se saura très vite. Mais nous pouvons expliquer ce qui justifie cette démarche – retrouver une petite fille perdue dans le désert. J’espère que cela ne nuira pas à notre travail. »
Emma regarda au loin. La ligne d’horizon était interrompue par des collines basses. Derrière l’une d’elles, le soleil était en train de se lever – sa lumière déborderait bientôt par-dessus la crête. Le ciel gris au-dessus se teintait peu à peu d’un vert pâle aux reflets irisés.
« Vous êtes entièrement dévoué à vos recherches, dit-elle à Daniel, sans le regarder. Cela ne doit guère vous laisser de temps pour autre chose…
— Je n’en ai aucun besoin. »
Il prononça ces mots d’un ton si morne qu’elle hésita un instant avant de poursuivre : « Vous n’avez pas d’épouse, de famille ? » En lui lançant un regard en biais, elle vit ses mains se crisper sur le volant.
« J’avais une épouse, Lela. Mais elle est morte, il y a trois ans et demi. »
Emma était sur le point de lui demander comment c’était arrivé quand le déclic se fit dans son esprit. « Oh, non. Au cours de la dernière épidémie… »
Daniel gardait les yeux fixés sur la route. « Elle venait d’entrer dans le septième mois de sa grossesse quand elle est tombée malade. Je savais qu’elle et le bébé allaient certainement mourir. » Il parlait lentement, d’un ton calme. « Je savais également qu’il y avait une chance de la sauver en déclenchant le travail prématurément. J’ai longtemps hésité. Mais, finalement, je me suis décidé à recourir à cette solution. Je l’ai fait, même si, en Afrique, un bébé né à vingt-huit semaines ne peut pas être maintenu en vie. » Il inspira profondément. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était brisée par la douleur. « Lela était dans le coma quand elle a accouché. Une petite fille, parfaitement formée. Elle était très belle, mais toute grise et privée de force. Elle est morte très vite. Et Lela aussi. »
Emma le contempla en silence, s’imaginant le cauchemar qu’il avait dû vivre. « Où cela s’est-il produit ?
— Dans la case de ma mère, au village. Nous sommes passés à proximité de là, la première fois que nous sommes allés à Malangu. Lela et moi vivions à Arusha, mais nous étions revenus au village à l’occasion d’un mariage. Quand l’épidémie s’est déclarée, un cordon sanitaire a été mis en place et nous avons été obligés de rester là-bas.
— Vous ne l’avez pas emmenée à l’hôpital ?
— J’aurais contribué à propager la maladie, répondit Daniel. Et, comme vous le savez, il n’existe aucun moyen de la guérir. Je ne pouvais pas quitter Lela un seul instant, alors mon oncle est allé à l’hôpital pour demander qu’on lui donne le matériel dont j’avais besoin. C’était le chaos total ; la plus grande partie du personnel s’était enfuie. Quand il a dit que j’étais vétérinaire, ils ont accepté de lui donner un appareil à perfusion pour déclencher l’accouchement et quelques cachets de morphine. Lela n’arrivait pas à les avaler et je devais les piler et les délayer dans de l’eau. Quand il n’y en a plus eu, j’ai confectionné un breuvage opiacé avec des capsules de pavot. Mais elle souffrait toujours.
— Vous l’avez soignée vous-même ?
— Les autres avaient trop peur pour m’aider. » Son regard était hanté par le souvenir de ces heures de désespoir et d’épuisement. Sa voix se fêla, devint rauque. « Elle a été malade pendant quatre jours. Le bébé est né le troisième. Cela ressemblait à un mauvais rêve. Tout s’est passé très vite et, en même temps, j’avais l’impression que ça n’en finissait plus.
— Daniel, je suis désolée. » Elle songea à la compassion qu’il lui avait manifestée pour son deuil si ancien, alors qu’il portait en lui une telle tragédie, et se rappela qu’il lui avait conseillé de ne jamais oublier Susan. « Pensez-vous à eux tout le temps ? demanda-t-elle d’une voix douce. À Lela et au bébé ? »
Il acquiesça. « Au début, penser à elles m’était douloureux. Mais à présent, je revois des souvenirs qui me rendent heureux.
— Comment était-elle ? Était-elle massaï ?
— Non, nous nous étions connus à Dar es-Salaam, pendant mes études. Elle venait de Zanzibar. Sa famille était issue d’une des tribus swahili habitant sur la côte. » Il sourit. « Quand elle a accepté de m’épouser, j’étais fou de joie. Nous nous fichions des règles familiales. Nous sommes sortis en tête à tête avant d’être mariés. Nous avons même vécu ensemble tout en faisant des économies en vue du mariage. Nous ne supportions pas d’être séparés. À sa mort, j’ai eu le sentiment de perdre une moitié de moi-même. Mon cœur a été brisé. J’ai cru que je n’y survivrais pas. »
Emma le dévisagea. Il paraissait déchiré entre le souvenir de ces instants chaleureux et le chagrin. « Lorsque je vous ai parlé de Susan, vous ne m’avez rien dit de tout cela.
— Les Massaï n’ont pas l’habitude de discuter de ces choses. Si quelqu’un meurt dans son jeune âge ou d’une façon tragique, les anciens éviteront même de mentionner son nom. C’est pourquoi j’ai toujours gardé mes sentiments pour moi. Mais vous êtes une étrangère, ajouta-t-il en regardant Emma. Je peux vous parler librement. »
Elle lut du soulagement dans ses yeux, comme si partager son histoire avec elle avait un peu allégé son fardeau.
« Je suis contente que vous l’ayez fait », répondit-elle.
Daniel conduisait d’une main, adossé à son siège. Emma regardait à travers la vitre le paysage monotone. Le vrombissement continu du Land Rover l’avait plongée dans une sorte de torpeur. Elle mit un certain temps à s’apercevoir que Daniel avait commencé à ralentir et releva les yeux, surprise, quand il quitta la piste pour aller se garer sous un arbre.
Coupant le contact, il annonça : « C’est l’heure de se restaurer. »
Elle se rendit soudain compte qu’elle était affamée et approuva d’un signe de tête.
« Qu’avez-vous déniché dans la cuisine ? s’enquit Daniel.
— Il restait un peu de pain et quelques-uns de ces espèces de beignets.
— Des mandazi.
— Man-da-zi, répéta-t-elle. J’ai également pris une papaye, un pot de miel et des œufs durs. Des bananes. Et une bouteille de limonade laissée par Mosi.
— Un vrai festin ! » s’exclama Daniel en souriant. Il paraissait tout à coup plus jeune et plus enjoué, rempli d’une énergie nouvelle.
Emma descendit de voiture, leva les bras au-dessus de sa tête et fit quelques mouvements de traction pour décontracter son dos courbaturé. Daniel surgit près d’elle, portant le panier ainsi qu’un kitenge plié. Il la guida vers l’ombre et étendit le tissu sur l’herbe sèche. L’imprimé jaune et noir tranchait de façon éclatante sur ce décor aux tons éteints.
Emma inspecta le sol pour vérifier qu’il ne s’y trouvait ni épines ni insectes avant de s’asseoir en tailleur. Ôtant du panier les affaires d’Angel, elle les posa près d’elle, puis sortit les provisions. Elle ouvrit la feuille de journal tachée d’huile et poudrée de sucre qui emballait les mandazi et la posa sur la nappe.
Daniel s’installa face à elle, ses longues jambes allongées sur le côté. Les effets d’Angel se trouvaient entre eux. Le regard d’Emma fut attiré par le petit tas de couleur vive. Il semblait marquer la place d’un troisième convive qui n’était pas encore arrivé.
Daniel la regarda disposer la nourriture. Il paraissait observer chacun de ses gestes, comme s’il avait sous les yeux un spécimen d’une espèce rare dont les habitudes lui étaient inconnues. Quand tout fut prêt, ils se mirent à manger sans échanger un mot, se contentant de savourer le goût et la texture des aliments et de contempler le panorama. Ce fut Daniel qui rompit finalement le silence.
« Vous seriez à mi-chemin du Serengeti à présent, si vous étiez repartie avec Mosi, dit-il en la scrutant avec attention. Regrettez-vous d’avoir renoncé à votre safari ? »
Elle secoua la tête. « L’idée ne venait pas de moi. C’est Simon qui m’avait offert ce voyage pour mon anniversaire. Le programme était très chargé : cinq parcs nationaux en sept jours… » En prononçant ces mots, elle revit le moment où Simon lui avait tendu la brochure. Elle avait essayé de prendre un air ravi, mais n’avait pu s’empêcher de penser que son geste était motivé par la culpabilité.
« Pourquoi n’est-il pas venu avec vous ? C’est un très long voyage, pour une personne seule.
— Il travaille dans l’Antarctique. Il est parti depuis mars. Ce n’est pas le genre d’endroit d’où l’on peut revenir à tout moment.
— L’Antarctique !
— Il passera tout l’hiver là-bas. Il ne rentrera que dans trois mois. »
Daniel prit un air effaré. « Ce doit être dur pour des époux d’être si longtemps séparés.
— Nous y sommes habitués, répondit Emma. Cela ne nous pose plus de problèmes ; en fait, cela nous fait probablement du bien, en nous évitant de sombrer dans la routine conjugale… » Elle se tut brusquement. Ces phrases lui étaient venues mécaniquement aux lèvres. C’était le discours qu’elle servait invariablement aux gens qui s’étonnaient de leur mode de vie, à Simon et elle. Mais ici, face à Daniel, il paraissait encore plus creux que d’habitude, alors que lui s’était ouvert à elle avec tant de sincérité…
Elle reprit : « Simon n’est pas mon mari. Je vous ai dit ça pour simplifier les choses, quand vous m’avez posé la question. C’est mon compagnon. Nous vivons ensemble depuis cinq ans. Simon ne m’épousera jamais, parce qu’il veut rester libre. Je crois que cela lui est égal d’être loin de moi ; il dit qu’il m’aime, mais… » Sa voix trembla un peu. « Parfois, j’ai l’impression que je ne le connais pas du tout. »
Elle baissa la tête. Elle avait honte, mais était-ce d’elle-même, parce qu’elle n’était pas capable d’inspirer un amour plus profond, ou de Simon, parce qu’il n’était pas capable de le lui donner ? Elle n’aurait su le dire. Cueillant un brin d’herbe, elle le déchiqueta entre ses doigts.
Il y eut un court silence, puis Daniel déclara : « Emma, je ne vous connais que depuis peu, mais je sais déjà que je partage l’avis de Mama Kitu. Elle vous a tout de suite admirée et les animaux se trompent rarement dans leur jugement. » Emma releva les yeux, la bouche arrondie de stupeur. Il lui sourit et la dévisagea intensément. « Et vous êtes aussi très belle. Je ne comprends pas votre façon de vivre, ajouta-t-il en secouant la tête. Rester séparée de votre compagnon pendant des mois… Je ne vois pas comment un homme peut avoir envie de vous abandonner, ne serait-ce que pour un jour. »
Emma lui rendit son sourire. Ces mots étaient comme un châle fin se posant sur ses épaules, l’enveloppant dans sa douceur, lui donnant le sentiment d’être choyée et protégée.
Ils restèrent un moment silencieux, laissant les oiseaux remplir l’air de leurs chants. Puis Daniel s’ébroua.
« Il nous reste un long chemin à parcourir. Nous devons nous remettre en route. »
Il commença à remballer les restes. Emma l’aida à remplir le panier, puis rangea soigneusement les affaires d’Angel sur le dessus.
Daniel se mit debout, la dominant de toute sa haute taille. Emma s’apprêtait à se hisser sur ses pieds quand elle vit sa main brune se tendre vers elle. Les doigts robustes de Daniel se refermèrent sur les siens. Il la releva sans aucun effort et ils se retrouvèrent face à face, les yeux dans les yeux. Leurs mains restèrent nouées, peau contre peau, leurs chaleurs se mêlant. Puis ils rompirent cette étreinte et s’écartèrent l’un de l’autre.