11

Une pancarte peinte à la main clouée sur un tronc d’arbre leur indiqua qu’ils approchaient enfin du campement. Elle représentait un lion debout, sous lequel on avait écrit KAMPI YA SIMBA en grosses lettres noires. Daniel ralentit en arrivant à la hauteur du panneau. Le dessin du lion était criblé de traces de balles. Emma et lui échangèrent un regard, mais ni l’un ni l’autre n’émit de commentaire.

Bientôt, une clôture apparut au loin, une rangée de hauts piquets robustes se dressant sur la plaine. Quand ils furent plus près, Emma vit qu’un grillage métallique avait été tendu derrière cette palissade et que celle-ci était surmontée par des barbelés. À l’intérieur de cette enceinte, un gros arbre et quelques autres plus frêles ombrageaient un groupe de cases à toit de chaume.

« À votre avis, cette clôture est-elle destinée à empêcher les lions d’entrer, ou à les empêcher de sortir ? demanda Emma en scrutant anxieusement les environs.

— Peut-être les deux. »

La piste menait à une immense porte à double vantail – de grossiers châssis de bois couverts de grillage. Elle était grande ouverte. Daniel roula jusqu’à elle et s’arrêta. À côté de l’entrée gisait un amas d’ossements décolorés par le soleil, d’énormes crânes et des vertèbres qui, supposa Emma, avaient dû appartenir à des éléphants ou des rhinocéros. Elle aperçut également une pile de pneus de camion que l’usure avait rendus complètement lisses.

La poussière soulevée par le Land Rover retomba dans un silence total. Un couple de cigognes à long bec les contemplait du haut d’un arbre. Le tuyau d’échappement se mit à crépiter en refroidissant.

Des minutes passèrent sans que personne n’apparaisse et Daniel prit un air perplexe. « Peut-être s’est-il absenté. Mais il n’aurait jamais laissé la porte ouverte et j’aperçois son Land Rover », dit-il en montrant un véhicule garé à côté d’un tas de grosses bouteilles de gaz. Il semblait presque aussi vieux que celui de Daniel, mais plus gros, avec un plateau ouvert à l’arrière et un toit métallique.

« Je vais jeter un coup d’œil, déclara Daniel en se tournant vers Emma.

— Hodi ! s’écria-t-il d’une voix forte en s’approchant de l’entrée. Hello ? »

Au bout de quelques pas, il s’immobilisa, hésitant visiblement à aller plus loin avant d’avoir obtenu une réponse. Il écarta légèrement les bras de son corps et tendit les mains. Emma l’avait déjà vu adopter la même posture vigilante dans le désert, quand il cherchait des traces d’Angel ; c’était comme s’il regardait et écoutait avec tout son corps. Pendant un long moment, rien ne se passa.

Puis une silhouette émergea de derrière une case – un homme à cheveux blancs vêtu seulement d’un short kaki. Il tenait un fusil, le canon levé, prêt à viser.

Daniel leva les mains, montrant ses paumes larges ouvertes. Le vieillard l’examina de haut en bas, puis tourna son attention vers le Land Rover, cherchant à voir à travers le pare-brise poussiéreux. Emma le dévisagea en retour, fascinée par son corps à demi nu, buriné par le soleil et l’âge, et sa longue chevelure neigeuse rejetée en arrière, dont les pointes lui arrivaient presque aux épaules. Elle ouvrit la portière et descendit.

Quand elle vint se poster à côté de Daniel, le vieil homme abaissa son arme, pointant le canon vers le sol. Son visage se détendit et il leur adressa un sourire contrit.

« Excusez-moi pour cet accueil, dit-il, avec un accent britannique extrêmement raffiné, qui contrastait singulièrement avec sa tenue, mais s’accordait en revanche à sa moustache et à sa barbe soigneusement taillées qui laissaient voir la ligne de sa mâchoire. Nous avons eu des problèmes avec les braconniers. Mes assistants ne sont pas là pour le moment et je dois donc être prudent. » Il contempla alternativement Daniel et Emma en haussant ses sourcils blancs et broussailleux. « Que voulez-vous ? »

Emma s’humecta les lèvres avant de répondre : « Nous souhaitions vous rencontrer.

— Je crains de ne pas pouvoir vous laisser entrer. Je ne veux pas de visiteurs. Je suis désolé, mais ceci est un centre de réadaptation pour les lions, pas une attraction touristique.

— Nous ne venons pas en touristes, rétorqua Emma. Nous sommes à la recherche d’une petite fille qui a disparu ; nous pensons qu’elle se trouve peut-être avec un de vos lions. »

Le front du vieil homme prit un pli soucieux. « Vous feriez mieux d’entrer. » Passant la bandoulière de son fusil autour de son épaule, il tendit la main à Daniel. « George Lawrence. »

Daniel la lui serra, avec un sourire poli. « Daniel Oldeani. Je suis vétérinaire. Je travaille à la station de recherche sur la fièvre d’Olambo. Et voici Emma Lindberg, une visiteuse d’Australie. »

Quand George lui serra la main, Emma sentit ses os sous la peau flasque, mais sa poigne était ferme. Sans plus de cérémonie, le vieillard s’éloigna en direction des cases, ses tongs en caoutchouc jaune claquant contre la plante de ses pieds.

Il s’arrêta devant une hutte plus grande que les autres et pourvue d’une véranda couverte d’un toit de chaume soutenu par des piliers taillés dans des troncs d’arbre. En s’approchant, Emma constata que la façade de l’habitation était entièrement ouverte, si bien que l’intérieur se confondait avec l’extérieur. Sans ralentir le pas, George se courba pour franchir l’auvent.

Emma le suivit jusqu’à une longue table aux pieds sculptés et à la surface toute rayée et tachée. Son regard passa successivement sur des chaises de camping, une rangée de barattes fermées par des couvercles, un antique réfrigérateur ventru, avant de se fixer sur un buffet ancien en acajou poli où étaient posés une carafe à whisky en cristal taillé et un seau à glace en argent richement ouvragé. À côté de ce meuble était installé un fauteuil de cuir rouge au dossier moucheté de fientes d’oiseaux. Un tapis persan était jeté sur le sol de sable nu.

Elle regarda Daniel. Il tournait sur lui-même, contemplant les murs et le plafond incliné. Il y avait des photos partout. Quelques-unes étaient encadrées, mais la plupart étaient de simples clichés punaisés en file, leurs bords recroquevillés par la chaleur. Toutes montraient des lions – adultes mâles à l’épaisse crinière, lionceaux duveteux à grandes oreilles, femelles au large front lisse. Des portraits individuels aussi bien que des couples et des familles entières. Certaines portaient des dates et des légendes écrites à la main : « Toto 1986 », « Le clan de Simian », « Louisa et sa première portée, 2004 ».

« Asseyez-vous, je vous prie », dit George en agitant la main en direction de la table.

Emma tira à elle un vieux fauteuil capitonné de cuir et s’y installa. En face d’elle, la surface de bois sombre était jonchée de coques de cacahuètes. Elle s’apprêtait à les balayer quand elle remarqua des déjections brunes parmi les débris. Elle croisa les mains sur ses genoux.

George prit place au bout de la table. Après avoir repoussé un siphon d’eau gazeuse et un verre vide, il étendit les mains devant lui. « Racontez-moi ce qui s’est passé. »

Daniel lui narra comment Emma et lui avaient suivi les traces des chameaux jusqu’à la tombe et découvert sur les lieux les empreintes d’un enfant et d’un lion. Il ajouta que le traqueur de la police avait également reconnu celles de lionceaux.

George l’écouta sans l’interrompre, l’expression attentive.

« Des recherches ont été effectuées, par voie aérienne et au sol, conclut Daniel, mais sans aucun résultat.

— Pauvre enfant. Quelle terrible tragédie. » George tira sur sa barbe, puis passa sa langue sur sa lèvre supérieure. Emma se rendit compte qu’il n’était pas seulement bouleversé par ce récit, mais également anxieux et mal à l’aise. « Qu’est-ce qui vous fait penser qu’une de mes bêtes est impliquée là-dedans ? s’enquit-il. Il y a plusieurs groupes de lions sauvages dans la région. »

Sa voix avait pris un ton défensif, presque coléreux.

« Ce n’est pas nous qui avons émis cette hypothèse, se hâta de répondre Emma. Mais nous avons rencontré le garde en chef au poste de police et il était pratiquement persuadé qu’il s’agissait d’un des vôtres.

— Ça l’arrangerait bien, grommela George. Magoma veut me faire déguerpir d’ici. J’ai refusé de lui verser un pot-de-vin et, depuis, il cherche à se venger. » Ses yeux gris passèrent d’Emma à Daniel. « Je connais le territoire de chacun de mes groupes. Pouvez-vous me décrire l’endroit où les faits se sont déroulés ?

— Oui, opina Daniel. Mais d’abord, je voudrais ajouter une précision. Les empreintes de cette lionne présentent une particularité. Un des coussinets est abîmé. Il en manque une partie.

— À la patte antérieure gauche ? »

Daniel acquiesça.

George relâcha lentement son souffle. « Moyo. » Il secoua la tête, l’air étonné. « Je m’inquiétais à son sujet. La dernière fois que j’ai voulu lui rendre visite, je ne l’ai pas trouvée. Je ne l’ai pas vue depuis des mois. Ainsi, elle a eu des petits ? »

Emma se pencha vers lui. « Je vous en prie, dites-nous la vérité. A-t-elle pu attaquer Angel ? » C’était une question brutale, et elle en était consciente, mais elle ne pouvait plus attendre. « A-t-elle pu la tuer ?

— Non. Non. Non ! protesta George avec véhémence. Jamais. Elle n’est pas comme les autres lions. J’en ai élevé dix-neuf et je les ai tous relâchés. Ils sont comme mes enfants. Je les aime et ils m’aiment. Mais, avec la plupart, il subsiste toujours un risque. Il suffit parfois d’un rien pour que les choses tournent mal. Mes blessures sont là pour le prouver. » Il souleva ses cheveux, dévoilant deux profondes balafres rouges – des blessures pénétrantes – sur sa nuque. Daniel tressaillit et George eut un sourire ironique. « Un de mes garçons. Il était affreusement désolé, ensuite. Mais avec Moyo, c’est différent. Je lui ferais confiance dans n’importe quelle situation. Une confiance absolue. » Il tendit le bras par-dessus la table. « Si cette fillette est avec Moyo, elle est toujours en vie. Je le parierais sur ma tête. »

Emma scruta les yeux gris-bleu de l’homme aux lions et sentit renaître en elle une bouffée d’espoir.

« Cette lésion à la patte ne risque-t-elle pas de modifier son caractère ? demanda Daniel.

— Non, c’est une blessure ancienne. Moyo l’avait déjà en arrivant ici. Elle a été traitée par un vétérinaire. Elle a bien cicatrisé et ne lui a jamais causé de problème. »

Daniel demeura un instant silencieux, puis il repoussa sa chaise et se leva. « Avez-vous une carte ?

— Bien sûr. » George prit le document sur le dessus du réfrigérateur et le déplia sur la table. « Montrez-moi où vous avez vu ces empreintes. »

Emma lui indiqua l’emplacement de la tombe, en pointant avec insistance son doigt sur le papier. Elle éprouvait une brusque sensation de vide dans l’estomac.

George lui lança un rapide coup d’œil, puis lui adressa un sourire rassurant. « Ne vous inquiétez pas. Nous retrouverons Moyo. Et la petite fille.

— Angel, dit Emma. Elle s’appelle Angel. » Sans bien savoir pourquoi, il lui semblait important qu’il connaisse son prénom.

George acquiesça comme s’il comprenait, puis se pencha sur la carte pour l’étudier, en se caressant pensivement la barbe. « Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit là. Mais, comme elle doit nourrir ses petits, elle a peut-être été forcée de s’aventurer plus loin dans le désert. C’est assez fréquent, à cette période de l’année. » Il releva les yeux et les regarda à tour de rôle. « En route. Nous prendrons mon Land Rover. J’ai mis ma batterie à recharger dans le chargeur solaire, je vais la chercher. Attendez-moi près de la porte. »

Emma regarda Daniel, doutant qu’il accepte de bonne grâce d’abandonner derrière lui son fidèle véhicule, mais il se contenta d’approuver d’un signe de tête. Elle se demanda si le Land Rover de George lui paraissait plus robuste que le sien, ou si, tout simplement, il lui semblait normal que l’homme aux lions prenne la direction des opérations.

 

Ils étaient assis tous les trois à l’avant du véhicule, Emma au milieu, ses jambes coincées contre celles de Daniel. Tandis que le véhicule cahotait sur la piste, elle sentait les muscles durs de ses mollets frôler les siens, ses épaules effleurer les siennes. Chaque fois qu’il la regardait, elle éprouvait une sensation de chaleur sur sa peau. Elle se surprit à repenser au moment où leurs mains s’étaient nouées, devant les vestiges de leur pique-nique.

George observait le paysage tout en conduisant, leur désignant tantôt un arbre frappé par la foudre, tantôt un oiseau dont il leur donnait le nom. Ils passèrent près d’un troupeau de gazelles.

« Vous voyez ce vieux mâle ? dit-il en désignant un animal à la traîne des autres. Il a été gravement blessé, il y a quelques mois, mais il a l’air d’aller beaucoup mieux à présent. »

Un peu plus loin, il leur montra de profondes traces de pneus dans la terre. « Ça, c’était moi, il y a environ six mois. J’étais bel et bien embourbé et j’ai eu peur de ne jamais réussir à m’en sortir. C’est incroyablement humide par ici, à la saison des pluies, mais il ne pousse pas grand-chose sur ce type de sol. Ce n’est que de la cendre volcanique, en fait, et elle n’est pas ici depuis assez longtemps pour s’être transformée en terreau fertile. » Jetant à ses compagnons un regard oblique, il ajouta : « C’est difficile d’imaginer qu’un jour, longtemps après que les hommes auront disparu, je présume, cette région sera peut-être devenue une immense prairie, comme le Serengeti. »

En moins d’une heure, ils se retrouvèrent dans le désert. Le décor parut familier à Emma, et cependant différent. Les arbres et les buissons semblaient plus nombreux, l’herbe plus haute et plus drue, pareille à une chevelure jaune sortant de la terre. Même les pierres offraient des couleurs plus variées ; elles n’étaient pas seulement grises, mais teintées de bleu à l’ombre et scintillant de reflets or et argent là où le soleil de midi éclairait les surfaces planes.

« Le désert n’a pas le même aspect que l’autre jour, dit-elle à Daniel. Il n’est pas aussi gris ni aussi monotone. »

Il la dévisagea une seconde avant de secouer la tête. « Il est toujours le même. C’est vous qui avez changé. » Il avait l’air satisfait, comme si c’était à lui qu’elle devait cette perception plus claire de leur environnement.

Emma promena son regard sur la plaine. Il avait raison : le paysage lui paraissait plus réel à présent. Elle discernait davantage de détails. Elle avait déjà connu une expérience semblable au cours de ses voyages. Toutes les villes qu’elle découvrait pour la première fois, Paris, Madrid, Houston, n’étaient au début qu’un mélange confus de cafés, de magasins, d’autoroutes, de hauts immeubles et de parcs, jusqu’à ce qu’elle puisse y relier des événements et des personnes. Alors, peu à peu, les lieux prenaient vie. Par la vitre latérale, elle contempla le volcan au-delà du désert. Même la montagne de Dieu semblait différente, ses versants plus abrupts, l’insolite lave blanche ruisselant plus bas sur ses flancs.

 

L’accès à la tombe était barré par un ruban jaune fluorescent. Emma l’enjamba et s’approcha des pierres dispersées. Le corps de Laura n’était plus là. Les fleurs roses qu’elle avait déposées à ses pieds n’étaient plus que des pétales desséchés épars sur le sol. Une canette de Coca gisait non loin de là. Des mégots parsemaient le sable de taches blanc et brun.

Emma contempla l’endroit où Laura avait reposé, tentant de se remémorer le beau visage pâle. Elle espérait que, d’une façon ou d’une autre, l’esprit de la jeune femme était toujours présent en ce lieu. Elle saurait ainsi qu’Emma et Daniel étaient revenus, qu’ils n’avaient pas abandonné Angel.

George la rejoignit et demeura un instant immobile, comme pour rendre à la morte un hommage silencieux. Puis il se dirigea vers l’énorme rocher surplombant le site et entreprit de l’escalader. Ses mouvements étaient gauches, les pans de son gilet de safari lui battaient le torse, ses cheveux lui tombaient dans les yeux, ses jumelles se balançaient au bout de la sangle passée à son cou. Il s’agrippait à la pierre d’une seule main et tenait dans l’autre un vieux porte-voix peint en orange vif. Daniel s’avança pour lui tendre un bras secourable, mais le vieil homme l’écarta poliment. Quand il se fut juché sur le sommet, il porta le mégaphone à ses lèvres.

Un étrange appel, mi-chanté, mi-parlé, résonna sur la plaine. Emma essaya d’y reconnaître des mots ou des phrases, sans y parvenir. Elle n’aurait su dire si cela était dû aux grésillements du mégaphone qui déformait la voix de George, ou s’il parlait dans une langue inconnue. Après avoir appelé à plusieurs reprises, en se tournant chaque fois dans une direction différente, George abaissa l’instrument et s’empara de ses jumelles pour scruter le paysage. Puis il lança un nouvel appel.

Tout était silencieux. Un gros oiseau noir s’agitait fébrilement dans un arbre. Une brindille craqua sous les pieds d’Emma quand elle fit passer son poids d’une jambe sur l’autre. George cria de nouveau. Toujours rien.

« Eh bien, elle n’est pas dans le coin », finit-il par déclarer. Il sauta à bas du rocher et repartit vers le Land Rover.

Daniel et Emma lui emboîtèrent le pas. Quand George eut atteint le véhicule, il s’arrêta et contempla le sol. « Il se peut qu’elle ait regagné son ancien territoire. Mais ensuite… Je n’en sais rien. Que pourrait-elle faire ? Là est la question… » Il se lissa pensivement la barbe, puis releva la tête et son visage s’éclaira. « Allons à l’ancien campement ! Ça vaut le coup d’essayer. Elle a pu emmener la fillette là-bas, dans l’espoir de m’y trouver. »

Emma arqua les sourcils, mais garda le silence. Elle craignait que sa voix ne trahisse sa déception et son doute grandissant. Elle se rendait compte à présent qu’elle s’était laissé trop facilement subjuguer par l’assurance et l’autorité naturelle de l’homme aux lions. Elle grimpa dans le Land Rover et regagna son siège sans rien dire, les yeux fixés droit devant elle.

 

Emma suivit George jusqu’à un gros acacia aux branches basses. Quand elle se glissa sous son ombrage, elle fut surprise de voir le feuillage si dense et si vert. Près de la base du tronc se dressait une petite construction pareille à un buffet sans panneaux sur les côtés ni dessus, faite de rameaux grossièrement assemblés par des clous.

« La table de toilette, expliqua le vieil homme. Et là-bas, l’âtre, ajouta-t-il en montrant un triangle de pierres noircies. C’est tout ce qu’il reste désormais. J’ai démoli la cabane avant de partir. Pas la peine de fournir un abri aux braconniers. »

Il promena les yeux autour de lui, le mégaphone oscillant doucement au bout du cordon enroulé à son poignet osseux.

« Je suis resté trois mois ici, à tenter de convaincre Moyo de retourner à l’état sauvage. Elle ne voulait rien entendre. Finalement, j’ai abattu une gazelle et j’ai décampé à toute vitesse pendant qu’elle la mangeait. Je me sentais terriblement coupable de l’abandonner ainsi… » Il s’interrompit, perdu dans des souvenirs douloureux.

« Existe-t-il un autre endroit où elle aurait pu aller ? » demanda Emma, s’efforçant de garder un ton neutre et de dissimuler sa frustration. Il leur avait fallu des heures pour arriver au campement. À différents points de leur trajet, George avait fait halte pour appeler Moyo, sans résultat. Quand ils étaient enfin parvenus à l’ancien campement, il avait fait une nouvelle tentative. Mais il n’y avait toujours aucun signe de la lionne. Pendant qu’Emma conversait avec le vieil homme, Daniel inspectait les lieux, cherchant à détecter des traces.

« Elle doit être plus loin, reprit George. Quelque part où elle ne peut pas m’entendre.

— Alors, que faisons-nous, maintenant ? » s’enquit Emma. Elle soupira à l’idée du long voyage qui les attendait pour regagner le campement, avec cet échec derrière eux et aucun espoir en perspective.

George ne répondit pas. S’avançant vers le Land Rover, il se pencha vers une grosse malle sur le plateau arrière. Les charnières rouillées grincèrent bruyamment quand il souleva le couvercle. Un instant plus tard, il revint vers l’arbre, brandissant un tube en carton long d’environ la moitié de son bras et terminé par une pointe. Cela ressemblait à une gigantesque fusée de feu d’artifice, à cette différence que le corps était de couleur kaki. Les mots « TENIR ICI PENDANT L’ALLUMAGE » étaient imprimés à l’une des extrémités.

« Préparez-vous à entendre un grand boum », prévint George. Il retira le cône au bout du tube avant d’arracher un morceau d’adhésif. D’un geste sec, il frotta le cône sur l’emplacement ainsi dégagé. L’amorce se mit à crépiter et Emma recula tandis que George brandissait le tube très haut au-dessus de sa tête avant de le projeter au loin.

La fusée décrivit une courbe dans l’air, puis retomba en terrain découvert. Quelques secondes après, une forte explosion retentit. Un éclair de lumière blanche jaillit du tube, en même temps qu’une épaisse fumée noire. Des oiseaux s’envolèrent de la cime des arbres en poussant des cris affolés, les broussailles frémirent tandis que leurs occupants détalaient. Une antilope déboula devant eux et faillit entrer en collision avec le Land Rover avant de s’enfuir, terrifiée. Puis tout redevint calme et silencieux. Une âcre odeur de cordite flottait dans l’atmosphère.

George regarda tour à tour Emma et Daniel, avec un sourire de satisfaction. « Ça, au moins, elle a dû l’entendre ! »

Emma le dévisagea pendant quelques secondes avant de se tourner vers Daniel, qui regardait dans la direction de l’explosion. Il paraissait aussi choqué qu’elle, mais elle entrevit une lueur d’admiration dans ses yeux. Suivant son regard, elle constata que la fumée continuait à s’échapper du tube. Elle s’élevait dans l’air immobile telle une colonne nuageuse.

« Ce bruit n’inciterait-il pas plutôt un lion à s’enfuir dans l’autre direction ? s’enquit-elle, reportant son attention sur George.

— Normalement, oui. Mais j’ai entraîné mes lions à l’associer à moi. » Il s’essuya les mains sur son short. « Prenons une tasse de thé en l’attendant. Elle se trouve sans doute assez loin d’ici.

— Si tant est qu’elle soit dans les parages », murmura Emma. Elle se mordit la lèvre, regrettant aussitôt cette phrase.

George la considéra d’un air impassible avant de s’éloigner.

Après avoir de nouveau fouillé dans la malle, il rapporta trois tasses en étain, une Thermos imprimée d’un motif écossais et des bananes. Un genou en terre, il épousseta la surface plane d’une des pierres de l’âtre, y déposa les mugs et les remplit de thé noir.

Emma s’assit en tailleur sur le sable et but une gorgée. Le thé était additionné de miel fumé et d’une pointe d’épice. « Il a un goût délicieux, commenta-t-elle.

— J’y ajoute du gingembre frais », dit George en se redressant. Pendant qu’il dégustait son thé, elle observa attentivement son visage, cherchant à y lire un signe d’espoir ou de découragement. Mais elle n’y décela ni l’un ni l’autre. Il se contentait de contempler la plaine, l’expression sereine. Quand il eut fini son thé, il se mit à errer à travers le campement, apparemment sans but précis. Il s’arrêta soudain devant une large parcelle de terre d’une couleur nettement plus foncée que le reste. La surface, remarqua Emma, était craquelée comme de la boue séchée.

« Il y avait une mare ici, autrefois, déclara George. Il y a de l’eau là-dessous. » Il donna un coup de pied dans la terre noire, entamant à peine la croûte durcie. « Mais les animaux ne peuvent pas y accéder. »

Il alla décrocher une bêche fixée à l’arrière de la cabine du Land Rover et commença à creuser, enfonçant l’outil profondément dans le sol. L’effort se lisait sur ses traits ; ses lèvres étaient crispées, ses yeux plissés. On voyait les muscles de ses bras se contracter sous la peau ridée. Emma prit conscience que Daniel observait la scène d’un air indécis, hésitant à offrir son aide. Bientôt, le vieil homme se mit à haleter, le visage ruisselant de sueur. Mais ce fut seulement lorsqu’une trace d’humidité apparut au fond du trou qu’il tendit la bêche à Daniel.

Pendant que celui-ci se mettait à l’ouvrage, Emma rassembla les tasses, la Thermos et les peaux de banane. Elle se demandait si elle devait proposer sa participation. Simon se serait certainement attendu à ce qu’elle accomplisse sa part de corvée – elle n’était pas invalide, après tout. Mais ici, cela ne paraissait pas nécessaire. Daniel semblait presque prendre plaisir à ce travail ; bien campé sur ses jambes écartées, il maniait l’instrument d’un geste souple et rythmé.

George sortit une pipe de sa poche. Après avoir tassé du tabac dans le fourneau à l’aide de son pouce, il l’enflamma au moyen d’une allumette et, tirant dessus à petites bouffées, resta au bord du trou à regarder Daniel. De temps à autre, il lui indiquait où planter la bêche et hochait ensuite la tête d’un air approbateur. Emma sentit qu’il se passait quelque chose entre les deux hommes. Ils accomplissaient un rituel dont ils comprenaient pleinement le sens – une sorte de danse entre le jeune homme et son aîné.

Enfin, l’eau commença à sourdre au fond de la fosse, d’un brun laiteux et couverte d’une mince écume. George fit un geste avec sa pipe ; Daniel arrêta de creuser et se hissa hors du trou. Ils se penchèrent tous trois pour regarder jaillir la source. Le soleil étincelait à la surface de la flaque qui s’élargissait. Cette vision avait quelque chose de miraculeux. Emma se tourna vers Daniel, puis vers George, et ils échangèrent un sourire.

« Autrefois, les éléphants se chargeaient du boulot, en utilisant leurs défenses, tous les ans, à la saison sèche, expliqua le vieil homme. À présent, les braconniers les ont presque tous décimés, de même que les rhinocéros. Bientôt, ce sera le tour des lions. » Tout en parlant, il s’inclinait vers la source et ses cheveux lui balayaient le visage. Emma s’aperçut que les extrémités des mèches blanches étaient jaunies – la même couleur que celle de l’herbe sèche. « J’espérais voir de mon vivant cette région reconnue officiellement comme un parc national. On pourrait alors y constituer une véritable réserve de vie sauvage, avec des gardes patrouillant dans le parc en permanence. » Il secoua la tête. « J’ai déposé une demande en ce sens, avec le soutien de deux fondations pour la protection de la faune et l’appui d’une flopée de scientifiques. Mais cela n’a rien donné. Certes, l’hostilité de Magoma à mon égard n’arrange rien, mais je crois qu’il y a autre chose. » Une note de dépit perça dans sa voix. « Le problème, c’est que les responsables ne raisonnent qu’en termes de fréquentation touristique et pensent que la seule Afrique qui intéresse les visiteurs, c’est celle de la savane et de la forêt, pas celle des zones désertiques. Et ils ne voient pas l’intérêt de protéger les animaux uniquement pour eux-mêmes. Ils ne comprennent pas que le fait de laisser une créature aussi magnifique que le lion vivre en liberté dans la brousse nous apporte quelque chose d’essentiel. Que cela nous grandit. »

Il se tut, le regard rivé sur la mare qui continuait à s’étendre.

Emma s’éloigna. Elle parcourut la plaine du regard, en quête d’un signe quelconque de la lionne – une tache brun-jaune, un mouvement parmi les rochers et les buissons. Mais elle ne nourrissait pas vraiment d’espoir. La certitude qu’ils ne retrouveraient jamais Angel s’était installée en elle, froide et pesante comme une pierre. Elle leva les yeux vers le ciel, cherchant une consolation dans la contemplation de l’azur limpide et infini. Puis elle tressaillit et les abaissa vivement vers le sol. Elle avait eu l’impression d’entrevoir quelque chose – une image si fugace qu’elle était incapable de l’identifier. Elle promena son regard de côté et d’autre et, soudain, un lent frisson la traversa, se communiquant à chacun de ses nerfs.

Sur la crête d’une colline basse se tenait une lionne, sa silhouette sombre se découpant avec netteté contre le ciel.

« Moyo », murmura-t-elle. Elle pivota sur elle-même, en réprimant à grand-peine un cri d’excitation. « Elle arrive ! »

George la rejoignit à grands pas, la main en visière au-dessus des yeux. « Ce n’est peut-être pas elle, la mit-il en garde. Le clan de Simian fréquente aussi ce territoire. »

La lionne s’avançait vers le campement, forme mordorée se déplaçant au flanc de la colline grise. Elle dressait la tête et regardait attentivement devant elle.

George l’observait intensément. Un instant passa, puis un sourire s’élargit peu à peu sur ses lèvres. « C’est elle. » Sortant de l’ombre, il s’élança à sa rencontre. Il marchait comme un jeune homme à présent, le corps droit, la tête haute.

Emma le suivit à distance, pas à pas. Une voix intérieure lui criait que la situation était périlleuse – et elle l’était forcément. Mais la vue du puissant félin exerçait sur elle une attraction irrésistible, quasi hypnotique. Elle avait vaguement conscience de la présence de Daniel derrière elle.

Moyo continuait d’approcher, sans hâte, évoluant d’une démarche sûre entre les pierres. Arrivée au bas de la colline, elle accéléra l’allure et Emma vit ses muscles vigoureux rouler sous son pelage lustré. Il se dégageait de la lionne une force et une férocité quasi palpables.

Moyo se mit à courir, fonçant droit vers George. Elle bondissait littéralement à présent et Emma se raidit d’effroi. Le corps sec et nerveux du vieil homme lui paraissait soudain frêle et vulnérable. La lionne semblait sur le point de l’attaquer. Mais George continuait d’avancer sans manifester la moindre crainte. Quand Moyo ne fut plus qu’à deux mètres de lui, il ouvrit les bras. Elle se dressa sur les pattes postérieures et se jeta sur lui. Quand elle posa ses pattes antérieures sur ses épaules, il chancela. Emma crut qu’il allait tomber et étouffa un cri. Mais il reprit son équilibre et s’arc-bouta sur une jambe pour soutenir ce poids formidable. La lionne referma ses pattes autour de lui comme pour l’étreindre et George l’enlaça à son tour. Ils frottèrent leurs têtes l’une contre l’autre et Moyo ouvrit la gueule pour lui lécher le cou, le visage, les épaules. George enfouit son nez dans sa fourrure, ses cheveux blancs se mêlant au poil fauve.

Moyo mit fin à cette étreinte et, à quatre pattes, demeura plantée face à George, comme si elle examinait attentivement son vieil ami. Son dos arrivait au niveau de la taille de George, ses oreilles ourlées de noir à celle de ses épaules. Il se pencha, prit son museau entre ses mains et déposa un baiser sur son front. Puis il lui caressa les flancs tandis qu’elle s’enroulait autour de ses jambes. Bientôt, elle se dressa de nouveau sur ses pattes postérieures et attira George dans son étreinte. À présent, ils avaient l’air de se battre, de comparer leur force, mais sans la moindre trace d’agressivité, de manière affectueuse et joyeuse.

Ils se séparèrent enfin. Emma admira les traits parfaitement symétriques de la lionne, son large front, la fourrure blanche sous son menton. Tout son pelage était or et crème, rehaussé de touches brunes et noires, comme si un peintre avait défini, au moyen d’un pinceau trempé dans une gouache plus foncée, la forme des yeux, les oreilles, l’incurvation de la bouche, le nez en triangle.

George s’avança vers Emma et Daniel. Moyo le suivit, baissant prudemment la tête, humant l’air et agitant constamment les oreilles dans toutes les directions, à l’affût du moindre bruit.

Elle s’arrêta juste en face de Daniel et Emma et resta là, l’air indécis.

« Ne bougez pas, leur dit George d’une voix calme. Ne la regardez pas dans les yeux. Laissez-la prendre l’initiative. »

Emma raidit les bras le long de son corps et redressa le menton. Son cœur battait à tout rompre. Elle entendait Moyo respirer bruyamment, la gueule ouverte. Puis elle sentit la chaleur de son souffle sur sa peau et une odeur de viande crue lui emplit les narines.

Moyo la renifla tout entière, son énorme tête glissant le long de son torse et de ses membres, ses moustaches effleurant la peau nue de ses bras, de son cou, de son visage. La vision des balafres livides sur la nuque de George traversa l’esprit d’Emma. Mais c’était de Moyo qu’il s’agissait, se rappela-t-elle, la lionne en qui l’on pouvait avoir une confiance absolue. De toute sa volonté, elle s’efforça d’y croire.

Au bout de ce qui lui parut durer un temps infini, la lionne la délaissa pour reporter son attention sur Daniel, frottant son museau contre sa poitrine dénudée.

À présent, Emma pouvait la contempler de tout près : la robe brun-jaune sillonnée de sueur ; la peau laiteuse de la face, déparée par de petites cicatrices. Des mouches dessinaient des taches noires autour des yeux. L’une des oreilles était déchirée. Baissant les yeux, Emma découvrit la patte gauche : les extrémités de trois griffes reposaient sur le sol ; la quatrième était manquante.

Elle regarda Daniel. Il semblait envoûté, les yeux écarquillés de stupeur et d’admiration. Quand Moyo s’écarta de lui, il fit un pas vers elle, comme tiré par une corde invisible.

Moyo alla se placer près de George et le fixa intensément, en émettant un grondement sourd.

Elle s’éloigna ensuite de quelques pas et se mit à marcher de long en large avec nervosité, tournant la tête vers la colline d’où elle était venue. Revenant vers George, elle poussa un bref rugissement. Puis elle repartit d’un air déterminé. Au bout de deux pas, elle s’arrêta, se tourna vers lui, puis se remit en marche.

Le vieillard hocha la tête. « Brave fille. » Une lueur de fierté dans les yeux, il expliqua à Daniel et Emma : « Elle va nous conduire à sa tanière. Je vais faire un bout de chemin avec elle. Vous deux, suivez-nous dans le Land Rover. Quand elle aura compris que nous l’accompagnons, je monterai à bord. Le trajet risque d’être assez long. »

 

Moyo trottinait à une allure régulière, précédant le véhicule à travers la plaine rocailleuse. La chaleur qui chatoyait dans l’air l’environnait d’une sorte de halo et de petits nuages de poussière s’élevaient sous ses pattes. Obéissant aux instructions de George, Daniel la suivait à moins de trois mètres.

« Elle n’a pas peur du Land Rover, remarqua-t-il à l’adresse du vieillard, maintenant assis à côté d’Emma.

— Elle l’adore, répondit George. Si elle ne devait pas nous guider, elle serait assise ici, dit-il en tapotant le métal au-dessus de sa tête. J’ai été obligé de faire renforcer le toit pour supporter son poids. » Il gloussa avant de poursuivre. « Elle devinait toujours quand je me préparais à me rendre en ville. Elle détestait que je la laisse seule. Elle se perchait là-haut et il n’y avait rien à faire pour la persuader de descendre.

— Et que faisiez-vous alors ? demanda Emma.

— Elle venait avec moi. Cela déclenchait toujours pas mal d’agitation, mais il n’y avait aucun problème, sauf quand elle apercevait un poulet. Dans ce cas, elle sautait à terre, l’attrapait et remontait sur le toit avec la volaille dans sa gueule. J’ai dépensé pas mal d’argent pour dédommager leurs propriétaires », ajouta-t-il en riant.

Emma se pencha en avant pour observer la lionne se frayer un passage entre les gros rochers et les affleurements. Moyo ne regardait jamais derrière elle. Elle avançait à une vitesse constante, certaine qu’ils la suivaient. Emma secoua la tête, remplie d’un émerveillement incrédule.

La voix de George lui parvint. « Je dois vous avertir que nous avons de fortes chances de rencontrer des lions sauvages. Le clan de Moyo.

— Vous voulez dire qu’Angel n’est pas seule avec Moyo et ses petits ? s’enquit Emma.

— Apparemment, il n’y avait qu’eux près de la tombe, mais, généralement, la mère rejoint le groupe avec ses lionceaux quand ceux-ci ont entre six et huit semaines. Les petits de Moyo doivent être un peu plus âgés, sinon ils n’auraient jamais pu parcourir une telle distance en… quoi, quatre ou cinq jours ? C’est un long voyage. » Il tira de nouveau sur sa barbe avant de reprendre : « Elle s’est déplacée constamment durant ce laps de temps. »

Au ton de sa voix, Emma comprit qu’un tel comportement n’était pas habituel. « Pourquoi a-t-elle fait ça ?

— Je crois qu’elle voulait retourner au campement, répondit George, d’une voix attendrie et admirative. Elle me ramenait cette petite fille perdue !

— Vous pensez vraiment que c’était son intention ? s’étonna Emma.

— Sans aucun doute. Les lionnes changent fréquemment de repaire pour éviter que les odeurs ne s’y accumulent et attirent des prédateurs concurrents, mais elles ne déménagent pas tous les jours. Moyo avait un objectif précis en tête. »

Emma contempla de nouveau la lionne et joignit les mains en les serrant entre ses genoux, tremblant d’excitation et d’anxiété. Leurs recherches touchaient à leur fin. Elle refusait d’envisager la possibilité qu’Angel ne soit pas dans la tanière. Cette perspective était déjà suffisamment impressionnante en elle-même. Emma était pleinement consciente qu’ils allaient découvrir une enfant profondément traumatisée, affamée, épuisée, apeurée. Elle serait couverte de crasse, de coupures infectées, elle aurait la peau brûlée par le soleil, les cheveux emmêlés, les vêtements déchirés…

« Voici les règles à observer en présence de lions. » La voix de George interrompit soudain le fil de ses pensées. « Ne pas faire de mouvements brusques. Ne jamais s’accroupir, ni décrire un cercle autour d’eux : ils croiraient que vous vous préparez à les attaquer. Et ne marchez jamais devant eux. Restez sur le côté, ou derrière eux, parce que, si vous trébuchez, vous ressemblerez soudain à une proie. Ne touchez pas un petit à moins que sa mère ne vous y invite – si c’est le cas, elle le manifeste de façon très claire. Ne vous enfuyez jamais devant un lion. Tenez-lui tête. En dernier recours, levez les bras au-dessus de votre tête, pour simuler les cornes d’un buffle. » Posant une main maigre sur l’épaule d’Emma, il ajouta : « Ne vous inquiétez pas, les lions sont très rarement dangereux. »

Ils continuèrent à rouler en silence, en regardant devant eux, comme pour inciter la lionne à se hâter. Elle paraissait infatigable, avançant sans jamais ralentir l’allure. Puis tout à coup, elle accéléra, courant presque. Elle se dirigeait droit vers une petite colline rocheuse, au pied de laquelle se dressaient de gros rochers ombragés par des palmiers.

Moyo se précipita vers les blocs de pierre et s’immobilisa à quelques mètres de distance. Quand le bruit du moteur s’arrêta, ils l’entendirent émettre une sorte d’appel, un son très doux pareil à un roucoulement. Elle regardait fixement la brèche entre les rochers.

« C’est une toute petite tanière, murmura George. Elle doit être seule avec ses petits. » Il ouvrit sa portière avec des gestes lents, pour éviter de faire du bruit, et, mettant pied à terre, il fit signe à Emma et Daniel de l’imiter. « Faites comme si nous ne formions qu’un. »

Ensemble, ils s’approchèrent de Moyo, qui observait toujours l’ouverture. La touffe noire au bout de sa queue fouettait l’air en tous sens, comme si elle était dotée d’une vie propre. La lionne s’avança, s’apprêtant à pénétrer dans la caverne. Mais, au même moment, le petit museau duveté d’un lionceau émergea de l’ombre. Moyo leva la tête et poussa un nouveau cri d’appel. Le lionceau courut vers elle et frotta son mufle contre ses pattes. Sa mère lui lécha le visage de son énorme langue rose.

Au bout de quelques instants, une deuxième tête pointa entre les rochers, des yeux brillants se tournèrent vers le Land Rover, puis vers les trois humains, avant de se poser sur Moyo. Quand la lionne répéta son cri, le lionceau trottina jusqu’à elle. C’est alors qu’un troisième se rua au-dehors, comme s’il craignait de rester seul, et alla se réfugier entre les pattes de sa mère.

Mais celle-ci continuait à regarder l’entrée de l’antre.

Emma se mordit la lèvre si fort qu’elle sentit le goût du sang dans sa bouche. Elle ne discernait aucun mouvement dans la grotte. Absolument rien. Elle scruta obstinément l’obscurité, souhaitant de toutes ses forces voir apparaître une autre tête.

Et puis Moyo fit entendre un son bref et impérieux, presque un aboiement.

Quelque chose bougea dans la pénombre, une forme pâle et indistincte. Emma plissa les yeux pour tenter de la distinguer. Sa respiration s’arrêta quand elle aperçut un visage enfantin.

Sans réfléchir, elle s’avança. Elle entrevit de longs cheveux blonds et le visage disparut.

Emma contempla fixement l’obscurité immobile, l’esprit tout entier occupé par une seule pensée. C’était elle, Angel. Elle était ici ! Au bout de quelques secondes, elle se tourna vers ses compagnons.

« Appelez-la, chuchota George.

— Il vaudrait peut-être mieux que ce soit vous, répondit-elle. Elle vous fera confiance, à cause de Moyo.

— Mais vous êtes une femme, rétorqua George. Elle aura moins peur de vous. »

Emma déglutit nerveusement, redoutant de ne pas savoir trouver les mots appropriés. « Angel ? » Elle se força à continuer. « Angel ? Angel, je te vois. Ne crains rien.

— Nendeni ! Mbali ! » Une voix s’éleva de la grotte, sonore et argentine. « Sasa hivi ! »

Emma se tourna vers Daniel.

« Elle dit : “Allez-vous-en. Partez d’ici. Tout de suite”. »

Tous trois échangèrent des regards et Emma ouvrit les mains en signe d’impuissance.

George s’avança à pas lents et alla se poster à côté de Moyo. Elle l’accueillit affectueusement, puis le regarda s’agenouiller au milieu de ses petits pour les caresser et frotter sa tête contre les leurs.

Emma sentit l’impatience monter en elle. Le vieil homme paraissait totalement absorbé par cette rencontre avec les lionceaux, comme s’il avait oublié la raison de leur présence ici. De façon tout à fait irrationnelle, elle redoutait qu’Angel ne disparaisse de l’antre et qu’ils ne la revoient jamais.

Au moment où elle commençait à se dire qu’elle, ou peut-être Daniel, devrait entrer dans la grotte, elle discerna de nouveau le visage de la fillette. Les yeux arrondis, la bouche grande ouverte, Angel épiait chacun des gestes de George et observait les réactions de Moyo.

George se redressa et, d’un geste désinvolte, posa une main sur l’épaule de Moyo. Il s’adressa ensuite à Angel. « Nous voulons te parler. N’aie pas peur de nous. »

La fillette cria quelque chose et Emma questionna Daniel du regard.

« Elle dit : “Laissez-moi tranquille. Je veux seulement rester ici, avec les lions”. »

George parla de nouveau, en utilisant cette fois une langue qu’Emma crut être du swahili. Mais lorsque Angel répondit, il parut perplexe.

Daniel réprima un sourire. « Elle s’exprime en maa, à présent. Elle veut nous embrouiller. Elle croit que nous ne comprendrons pas, que nous nous découragerons et que nous partirons.

— Que dit-elle ?

— Toujours la même chose : Allez-vous-en. Laissez-moi ici. »

Emma était partagée entre le dépit et le soulagement de constater qu’Angel avait l’air si robuste et pleine de vie. « Dites-lui que nous devons nous assurer qu’elle va bien. »

Daniel s’approcha de la grotte et parla d’une voix douce mais distincte. La fillette et lui échangèrent quelques phrases, puis Daniel se tourna vers Emma. « Elle veut savoir qui vous êtes et pourquoi vous vous trouvez ici. »

Elle hocha la tête. C’était un pas dans la bonne direction. Elle tenta de trouver la réponse adéquate. Après tout, elle n’était ni une parente, ni une amie de la famille – pas même un membre de l’ambassade ou de la Croix-Rouge. Elle n’était… personne. Elle décida de s’en tenir à la stricte vérité. « Expliquez-lui que les chameaux m’ont trouvée. Que c’est pour ça que je suis ici. À cause de Mama Kitu et de Matata. »

Aussitôt qu’Emma eut prononcé ces noms, Angel sortit de l’ombre. Elle se figea quelques secondes à l’entrée de la grotte, clignant des yeux dans la lumière vive. Sa tunique et son pantalon bruns étaient froissés et poussiéreux, et ses cheveux blonds tout enchevêtrés. Mais sa peau lisse et bronzée était propre, ses yeux clairs, ses lèvres roses.

« Où sont-ils ? Ils vont bien ? » demanda-t-elle, avec un accent britannique semblable à celui de George.

Emma fit un ou deux pas vers elle, mais s’arrêta net quand la fillette recula, disparaissant à demi dans l’obscurité. « Oui, ils vont parfaitement bien. Mama Kitu s’est blessée au pied, mais elle sera bientôt guérie. » Montrant Daniel, elle poursuivit : « Daniel est vétérinaire. Il l’a opérée. Et quelqu’un prend soin d’elle en notre absence.

— Et Matata ? s’enquit Angel en revenant peu à peu vers eux.

— Il va très bien, lui aussi », la rassura Emma en souriant. Elle avait envie de se ruer vers la fillette, de la toucher, de la prendre dans ses bras, pour être sûre qu’elle n’allait pas disparaître à nouveau. Mais elle s’abstint prudemment de tout mouvement. « Il a été très polisson. Il a sorti toutes les affaires de tes sacs de selle et flanqué une sacrée pagaille. »

Un sourire passa sur le visage d’Angel. Puis elle prit un air étonné. « Comment connaissez-vous leurs noms ? » Croisant les bras sur sa poitrine, elle leva le menton, l’expression effrontée. « Et le mien ?

— J’ai trouvé ton cahier à dessin. J’ai vu celui que tu as fait de ta famille, avec les noms écrits en dessous. Angel, Mama Kitu, Matata et… ta maman.

— Elle est morte, dit Angel. Un serpent l’a mordue. »

Les mots brutaux parurent fendre l’air, tels des projectiles, et Angel serra les lèvres, comme si elle regrettait de les avoir prononcés.

« Je sais, murmura Emma. Je suis… vraiment désolée. » Une boule se forma dans sa gorge, étouffant sa voix.

« Comment le savez-vous ? » Angel laissa retomber ses bras le long de ses flancs, l’air soudain vulnérable.

Emma prit une profonde inspiration. « Nous avons suivi les traces des chameaux jusqu’à la tombe et découvert les empreintes de tes pas. Nous avons retrouvé le sac de ta mère et vu une photo de vous deux dans son portefeuille. Nous sommes allés directement à Malangu pour prévenir les policiers. Ils ont aussitôt lancé une vaste opération de recherches. »

Pendant qu’elle parlait, Angel se dirigea lentement vers la lionne. George recula pour lui laisser la place. Quand l’enfant se tint à côté de Moyo, ses épaules arrivaient presque à la hauteur du dos de la lionne. Elle avait une silhouette élancée, des bras et des jambes minces comme des baguettes, avec des coudes et des genoux noueux. Cependant, ses mouvements étaient empreints d’une telle assurance qu’il émanait d’elle une impression de force. Emma n’avait aucun mal à l’imaginer soulevant toutes ces pierres et les empilant sur le cadavre de sa mère. Mais la voir si calme en face d’elle lui serrait le cœur. Angel était trop jeune, trop petite, sûrement, pour se montrer aussi courageuse…

Moyo tourna sa large tête vers la fillette et se mit à lui lécher la joue, à grands coups de sa langue rose. Les lionceaux se dressèrent sur leurs pattes postérieures pour pétrir les cuisses d’Angel, se disputant son attention. Elle les caressa à tour de rôle et se pencha pour prendre l’un d’eux dans ses bras. Le lionceau paraissait énorme entre ses bras, mais il s’y lova confortablement. Elle frotta son nez contre sa fourrure, négligemment, d’un geste familier. Avec ses vêtements bruns, ses cheveux blond pâle et sa peau cuivrée, elle semblait appartenir davantage à l’espèce léonine qu’à celle des humains qui l’observaient.

Elle regarda successivement chacun d’eux, comme pour les jauger. « Pourquoi vous a-t-elle conduits ici ? » demanda-t-elle en montrant la lionne.

En guise de réponse, George s’approcha de Moyo et posa sa main sur son épaule robuste. Angel recula d’un pas, prête à s’enfuir. Elle regarda la lionne comme pour s’enquérir de l’attitude à adopter.

Moyo posa sa tête sur la poitrine de George.

« Elle est venue me chercher parce qu’elle voulait que je t’aide », expliqua le vieil homme.

Angel haussa les sourcils sans répondre.

« Laisse-moi te raconter son histoire, reprit George, tout en souriant à la lionne. Elle est venue à moi quand elle n’était encore qu’un minuscule bébé. Sa mère avait été tuée par des braconniers. Je l’ai trouvée toute seule dans la brousse, à moitié morte de faim. » Reportant son regard sur Angel, il poursuivit : « Je l’ai ramenée à la maison et me suis occupé d’elle jusqu’à ce qu’elle soit assez grande pour être remise en liberté. Je l’ai baptisée Moyo.

— Moyo, répéta Angel. Ça veut dire “cœur”. »

George acquiesça. « Elle a toujours eu très bon cœur, même quand elle était toute petite. »

Une vive émotion se peignit sur les traits de la fillette et elle enfouit son visage dans l’épaule de la lionne. George attendit un moment, puis il se pencha pour mettre sa tête à la hauteur de la sienne. « Tu sais, Angel, quand Moyo était un lionceau, il y avait une friandise dont elle raffolait. »

Angel releva les yeux. Ses cheveux blonds lui collaient à la joue.

« Je vais te montrer. » George alla jusqu’à la malle et revint tenant à la main une bouteille en verre bleu saphir fermée par un bouchon de liège, et un grand bol en émail.

Moyo se rua aussitôt vers lui et renifla la bouteille. Il dut repousser l’énorme tête tandis qu’il versait dans le bol un liquide doré. Une bizarre odeur de poisson mêlée à une senteur plus douce évoquant celle du miel s’éleva dans l’air.

« De l’huile de foie de morue. » George recula, laissant Moyo se jeter sur le bol. « J’en donne à tous mes lions durant leur croissance. Ils adorent ça. Ils n’en oublient jamais le goût. »

Moyo lapa l’huile d’une traite, puis promena le bol sur le sol en le récurant avec sa langue. Les lionceaux la suivirent en reniflant et en lui léchant les moustaches. Angel posa à terre celui qu’elle tenait pour lui permettre de rejoindre les autres.

Emma se rapprocha d’elle. « Tu dois avoir faim, toi aussi, dit-elle en essayant de prendre un ton décontracté. Ou soif.

— Ça va, merci, répondit poliment la fillette, mais je crois que les petits aimeraient bien goûter à ça », ajouta-t-elle en montrant la bouteille.

George ramassa le bol mais au lieu de le remplir, il contempla la lionne d’un air inquiet. « Angel, peux-tu me dire si tu as vu d’autres lions, pendant que tu étais avec Moyo ? Je me demande où est passé le reste de son groupe. »

Angel tourna le dos à Moyo comme pour l’empêcher d’entendre sa réponse. « Je crois qu’ils sont tous morts. Elle m’a emmenée dans un endroit rempli de squelettes.

— Tous ? s’exclama George en la dévisageant. Combien y en avait-il ?

— Quatre. Plus celui d’un petit, dit la fillette d’une voix sourde, remplie de détresse. Ils n’avaient plus de tête ni de peau. »

George tressaillit et ferma les yeux, puis, d’un air abattu, regarda fixement le lointain. Au bout d’un long moment, il sembla être parvenu à une décision. Il redressa les épaules et leva le menton. « Je les ramène chez moi.

— Où ça ? demanda Angel d’un ton alarmé.

— À mon campement.

— Et si elle… si Moyo n’a pas envie d’y aller ? » Angel alla se planter devant la lionne et ses petits comme pour se préparer à les défendre. Malgré sa petite taille, elle donnait l’impression d’être animée d’une farouche détermination.

Emma tourna vers Daniel un regard soucieux. George avait habilement traité la situation jusqu’à présent, mais elle craignait que sa préoccupation au sujet du sort des lions ne lui fasse oublier l’objet principal de leur expédition.

« Moyo vous a fait dormir chaque soir dans une nouvelle tanière, n’est-ce pas ? » demanda le vieil homme à Angel.

Elle acquiesça. « Nous n’avons pas arrêté de marcher. Nous sommes tous fatigués. »

On percevait un léger tremblement dans sa voix. Un oiseau passa juste au-dessus de sa tête en battant bruyamment des ailes, mais c’est à peine si elle leva les yeux.

« Elle te conduisait vers mon campement, déclara George d’une voix calme. Cela vous aurait demandé encore plusieurs jours de marche, mais, à présent, nous pouvons y aller en voiture. »

Encore méfiante, la fillette le dévisagea avec attention. « Moyo sera-t-elle heureuse là-bas ?

— C’est là qu’elle vivait autrefois. Elle y trouvera de la viande fraîche en quantité, de l’eau et de l’ombre. Et elle sera à l’abri des braconniers. Et en plus, ses petits pourront s’y faire de nouveaux amis. Deux lionceaux orphelins, âgés de quelques semaines seulement. »

Angel sourit, dévoilant une brèche dans la rangée de ses dents de lait. L’espace d’un instant, elle ressembla à la fillette radieuse de la photo trouvée dans le portefeuille de Laura. Puis elle se rembrunit.

« Et moi ? s’enquit-elle d’un ton anxieux.

— Tu viendras avec nous. »

Angel se mordilla le pouce, l’air tendu. Une fois de plus, elle regarda Moyo, comme pour lui demander conseil.

George se dirigea vers le Land Rover. Il rangea la bouteille dans la malle, puis resta là, une main posée sur la ridelle.

Moyo redressa la tête et émit un bref cri de gorge. Elle baissa ensuite les yeux sur ses petits, les embrassant du regard, puis bondit vers le Land Rover et, d’un même élan, grimpa sur le capot puis sur le toit. Là, elle se mit à tourner sur elle-même en reniflant la carrosserie. Ensuite, elle se tourna vers Angel et les lionceaux et fit entendre le même petit bruit. Puis elle s’affala sur le toit de la cabine, l’air parfaitement à l’aise et détendu.

L’un des lionceaux courut vers elle et un autre suivit. Quand le premier atteignit le véhicule, George le recueillit dans ses bras.

« Si tu montes là-haut, dit-il à Angel, je te le passerai. »

Le troisième fit quelques pas vers le Land Rover avant de s’asseoir, levant vers la fillette de grands yeux ronds. Angel paraissait en proie à une profonde indécision. Emma se figea sur place, le souffle suspendu. À côté d’elle, Daniel avait adopté la même posture.

Angel s’avança lentement vers George. Quand elle passa à côté du lionceau qui l’attendait, celui-ci se releva et la suivit, collé à ses chevilles. Arrivée au Land Rover, elle se hissa sur le plateau. George lui passa les petits un à un. Tous trois se blottirent contre la malle métallique, les yeux levés vers leur mère.

Angel s’assit en tailleur, adossée à la cabine. Elle tendit les bras aux lionceaux et ils vinrent se pelotonner contre elle.

D’un pas rapide, Emma se dirigea vers le véhicule, suivie de Daniel. Elle voulait que George démarre au plus vite, au cas où Angel changerait d’avis. Mais au moment d’ouvrir la portière côté passager, elle hésita. Une des pattes de Moyo pendait contre la vitre. En regardant à l’intérieur, elle vit la queue de la lionne se balancer contre la vitre opposée, pareille à un épais câble brun-roux terminé par un pompon noir. Elle regarda George la soulever tranquillement avant d’ouvrir la portière et de s’installer sur son siège. Se forçant à ne pas penser à ce qu’elle était en train de faire, elle s’empara de la lourde patte, sentit sous ses doigts les coussinets secs et rugueux, la fourrure épaisse entre eux, la dureté des griffes rétractées dans leurs gaines. La poussant de côté, elle ouvrit la portière et s’assit sur la banquette. Tandis qu’elle se glissait vers le siège du milieu, Daniel prit place à côté d’elle et referma la portière en prenant soin de ne pas coincer la patte de Moyo.

Emma se tourna vers lui et leurs regards se rencontrèrent ; ils échangèrent des sourires de joie et de soulagement.

« Nous l’avons retrouvée, dit-elle à voix basse.

— Et elle est saine et sauve », ajouta Daniel.

Ils avaient accompli leur mission et cette idée emplissait Emma d’une intense satisfaction.

« Elle parle le maa comme si c’était sa langue maternelle, reprit Daniel, l’air surpris et impressionné. Or cette langue compte des voyelles que les gens qui ne la parlent pas ne peuvent même pas entendre, encore moins prononcer. Et elle les maîtrise parfaitement.

— C’est une enfant extraordinaire, déclara George. Elle ne manque pas de courage, c’est certain. » Il se pencha pour mettre le contact. « Et Moyo a été formidable, elle aussi. Garder ses trois petits en vie dans un environnement comme celui-ci n’est pas une tâche facile. Et elle devait aussi veiller sur Angel. » Tout en démarrant, il poursuivit, levant la voix pour couvrir le bruit du moteur. « C’est tout à fait naturel pour une lionne de s’occuper d’autres petits que les siens, vous savez. Les femelles du groupe synchronisent leurs cycles de manière à mettre bas à peu près en même temps. Elles se relaient pour allaiter les lionceaux. »

Emma ouvrit la bouche, mais il lui fallut un instant pour formuler sa question. « Vous voulez dire que… elle a allaité Angel ? » Mais elle connaissait déjà la réponse : la fillette paraissait tellement bien nourrie, bien soignée…

« Ma foi, elle n’a pas pu se nourrir d’herbe et de baies, dans ce désert, répondit George. Et vous voyez comme elle s’entend bien avec eux. Elle fait partie de la famille. »

Le silence s’installa tandis que chacun d’eux s’efforçait d’assimiler ce fait incroyable. À travers la vitre, par-delà la tête de Daniel, Emma regarda la grosse patte velue se balancer au rythme des cahots du véhicule.

Ils roulaient depuis un bon moment quand elle s’aperçut qu’ils se trouvaient maintenant sur un terrain plus élevé. Par endroits, la piste montait en pente raide, et le châssis avait pris un angle tel qu’ils étaient plaqués en arrière contre leurs sièges. Soudain, un bip-bip sonore retentit par-dessus le vrombissement du moteur. Emma mit plusieurs secondes à comprendre que c’était son portable, lui indiquant qu’elle avait reçu un message.

Sortant le téléphone de son sac, elle se pencha sur l’écran.

Espère que tu profites à fond de ton safari. Bois un cocktail à ma santé en regardant le soleil se coucher ! Tout va bien au labo. Souris en pleine forme. Moira.

Elle contempla ces mots sans comprendre, comme s’ils lui parvenaient d’un autre monde. Portant les yeux vers l’angle gauche de l’écran, elle compta les barres de réception. Le signal passait bien. Elle pouvait téléphoner dès maintenant, prévenir qu’ils avaient retrouvé l’enfant disparue. Que la police pouvait arrêter ses recherches et en informer le plus proche parent d’Angel, quel qu’il soit.

Sa main se crispa sur le boîtier. Elle se rappela la réaction de la fillette, à leur arrivée devant la tanière.

Allez-vous-en. Je veux rester ici.

De toute évidence, l’enfant ne paraissait pas très désireuse de retrouver sa famille. En fait, les seuls êtres qu’elle semblait impatiente de revoir, c’étaient ses chameaux…

Serrant toujours le portable dans sa main, Emma se retourna pour regarder par la vitre arrière – et se raidit d’effroi. Angel et les lionceaux n’étaient plus là ! Se levant à demi, elle tordit le cou pour voir la plate-forme et poussa un soupir de soulagement. La fillette était couchée sur le sol, les petits pelotonnés contre elle, leurs membres emmêlés aux siens. Les yeux clos, elle avait l’air paisible et détendue, son corps oscillant doucement au rythme cahotant du Land Rover. L’ombre de la cabine la protégeait, elle et les lionceaux, des rayons brûlants du soleil de l’après-midi.

Emma éteignit le téléphone et l’enfouit tout au fond de sa poche.