Le crépuscule commençait à tomber lorsqu’ils regagnèrent le campement ; des ombres mauves s’étalaient sur les bords sablonneux de la piste et l’azur éclatant du ciel avait fait place à un bleu délavé. Quand le Land Rover s’approcha des hautes grilles métalliques, la patte de Moyo disparut de derrière la vitre et ils l’entendirent s’agiter impatiemment sur le toit.
À l’intérieur de l’enclos, de la fumée montait d’un feu allumé à côté d’une des cases. Un Africain coiffé de la calotte blanche des musulmans était accroupi devant les flammes, en train de touiller le contenu d’une marmite noircie. Quand le véhicule franchit les portes, l’homme se leva d’un bond et, fixant son regard sur le toit de la cabine, secoua la tête d’un air incrédule. Du porridge dégoulina le long de la cuillère en bois qu’il tenait à la main, éclaboussant sa longue robe sans qu’il le remarquât.
« C’est Ndisi, mon cuisinier », expliqua George.
Avant même que le Land Rover se fût arrêté, Moyo sauta à bas du toit et courut droit vers Ndisi pour s’asseoir face à lui. Quelque chose dans sa posture, dans la manière dont ses pattes antérieures étaient sagement alignées l’une à côté de l’autre, évoqua à l’esprit d’Emma le comportement des lionceaux, comme si ce retour dans sa première demeure avait incité la lionne à jeter son masque d’adulte.
« Non, non, fit Ndisi en agitant sa cuillère. Vilaine Moyo ! »
George sourit et ouvrit sa portière. Emma et Daniel descendirent également, et le cuisinier s’avança vers eux tout en jetant un regard à la lionne derrière lui. Il était extrêmement grand et avait la peau très sombre. « Bienvenue à Kampi ya Simba », dit-il avec un large sourire, en englobant les lieux d’un large geste du bras, tel le propriétaire d’un lodge de luxe accueillant ses pensionnaires.
Une fois les présentations effectuées, Ndisi se tourna vers George. « Que se passe-t-il ? Pourquoi avez-vous ramené cette lionne ici ? Il nous avait fallu tellement de temps pour la convaincre de s’en aller !
— Son groupe a été massacré par les braconniers », répondit George.
Ndisi tressaillit.
« Et elle a eu des petits, ajouta George en montrant le Land Rover. Ils sont trois.
— Trois ! s’exclama le cuisinier. Est-ce qu’ils sont robustes et en bonne santé ? » Sans attendre la réponse, il se dirigea vers l’arrière du véhicule, puis se pétrifia sous l’effet de la stupéfaction.
La tête blonde d’Angel était apparue au-dessus du toit de la cabine. Repoussant les mèches qui lui balayaient le visage, elle regarda autour d’elle. Son regard passa sur Emma, George et Daniel avant de s’arrêter sur Moyo, assise calmement près du feu. Comme rassurée par cette vue, elle sauta à terre et s’avança vers Ndisi. Arrivée devant lui, elle leva la main droite et il inclina la tête en réponse.
« Shikamu, baba, dit-elle en effleurant sa coiffe du bout des doigts.
— Marahaba », répondit le cuisinier.
Du regard, Emma interrogea Daniel.
« Elle a dit : “Je te baise les pieds, père”, expliqua-t-il à voix basse. Et Ndisi a répondu : “Merci.” » Hochant la tête d’un air approbateur, il poursuivit : « C’est ainsi qu’un enfant africain doit saluer ses aînés. »
Se tournant vers Emma, Ndisi s’enquit : « C’est votre fille ? »
La question la surprit d’abord, puis elle se rendit compte que c’était une supposition tout à fait logique, puisqu’elles avaient la même couleur de peau. « Non.
— D’où vient-elle, alors ? reprit le cuisinier, visiblement déconcerté.
— Je t’expliquerai, déclara George. Mais pas tout de suite. »
Regagnant l’arrière du Land Rover, Angel se posta à côté des petits rassemblés au bout du plateau, leurs pattes posées sur les ridelles.
« Ils veulent descendre », dit-elle.
Daniel la rejoignit et prit l’un des lionceaux, avec la même assurance, la même douceur dont il avait fait preuve envers l’agneau et les chameaux. Il tendit l’animal à la fillette qui le déposa précautionneusement sur le sol. Puis il fit de même avec les deux autres.
Les lionceaux coururent vers Moyo et se bousculèrent pour se réfugier entre ses pattes antérieures.
« Y a-t-il de la viande, Ndisi ? » demanda George.
Le cuisinier regardait Angel d’un air médusé. « Un peu », répondit-il, s’arrachant enfin à sa contemplation.
« Si nous donnions à dîner à Moyo ? » reprit George en s’adressant à Angel.
Il s’éloigna vers l’extrémité du campement. Aussitôt, la lionne se redressa et le suivit, escortée des petits et de la fillette. Emma et Daniel leur emboîtèrent le pas, tandis que Ndisi retournait près du feu.
À l’ombre d’un acacia profondément incliné vers le sol se trouvait un vieux réfrigérateur relié à une énorme bouteille de gaz. Sa porte, cabossée et rouillée, était toute tachée de sang séché. George s’empara d’un seau en émail blanc au bord écaillé accroché au tronc de l’arbre et le tendit à Angel.
« Mes lions reviennent souvent me rendre visite, en compagnie de leurs familles. Leurs compagnons, leurs petits… » Tout en parlant, il essaya d’ouvrir le réfrigérateur, mais la porte résistait. Grognant sous l’effort, il tira avec plus de vigueur sur la poignée. « C’est pourquoi je veille à avoir toujours quelque chose à leur offrir. »
La porte s’ouvrit en grinçant, exposant une bassine en plastique remplie de viande grossièrement coupée en morceaux et non dépiautée. Des fragments de fourrure brune adhéraient encore aux tranches sanguinolentes. Emma entrevit une oreille arrondie et le bout d’une queue.
George commença à les entasser dans le seau. « Si c’est trop lourd, dis-le-moi. »
Angel tenait le récipient contre sa poitrine, l’enserrant fermement entre ses bras minces. « Ça ira. Je suis forte. »
En dépit de l’heure tardive, les mouches se rassemblèrent autour d’eux et la viande fut bientôt tachetée de noir. L’une d’elles se posa sur la joue d’Angel, mais la fillette ne lui accorda aucune attention.
Moyo observait la scène avec intérêt et Emma se sentit gagnée par une certaine nervosité. Elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que la vue de la viande crue pouvait raviver chez la lionne des instincts dangereux. Puis elle songea que Moyo avait dû chasser et dévorer des proies pendant qu’Angel était auprès d’elle. Et, en ce moment même, elle ne manifestait aucun signe d’agressivité. Au contraire, elle semblait se conformer à un rite bien établi, se tenant à distance de George et de la fillette et réprimandant ses petits lorsqu’ils faisaient mine de s’approcher.
Quand le seau fut plein, George referma le réfrigérateur et soulagea Angel de son fardeau. « Tu es une brave petite. »
La fillette respira avec force en laissant retomber ses bras. Emma comprit que la charge avait été bien trop lourde pour elle mais qu’elle n’avait pas voulu l’avouer. En la regardant, face au vieil homme, le regard grave, l’air prête à lui offrir de nouveau son aide, Emma sentit son cœur se gonfler de fierté, un peu comme si c’était d’elle que l’enfant tenait son courage et sa résistance.
George porta le seau jusqu’à un fauteuil fait d’un assemblage rudimentaire de planches taillées dans de grosses branches. À côté, il y avait une caisse en bois sur laquelle on pouvait lire, en grosses lettres noires pâlies et écaillées par le temps : EAST AFRICAN AIRLINES. NAIROBI. ATTENTION : LION VIVANT. Posant le seau sur la caisse, George s’installa dans le fauteuil. Emma remarqua qu’il semblait fatigué. Ces longues heures de conduite sur une piste difficile l’avaient manifestement épuisé. Mais elle discerna une lueur radieuse au fond de ses yeux gris.
Angel alla se planter de l’autre côté de la caisse.
Moyo ne quittait pas le seau des yeux. Elle se dandinait sur place, visiblement tentée d’enfreindre les règles de bonne conduite.
George prit un morceau de viande et le lui tendit, en l’agitant un peu. Et ce fut seulement alors que la lionne s’approcha, tête basse. Précautionneusement, presque tendrement, elle cueillit la viande dans sa gueule, en montrant à peine ses dents. Puis, reculant de quelques pas, elle la laissa tomber dans la poussière et, tournant la tête de côté, commença à la mastiquer. Un sourd grondement monta de sa gorge, avertissant les petits de rester à distance.
George leur lança de petits bouts de viande. Les lionceaux tournèrent prudemment autour, les poussant du bout du museau et regardant leur mère pour lui demander conseil. Puis l’un d’eux se mit à lécher et à mordiller la nourriture et, un instant plus tard, tous trois la dévoraient avec appétit.
Quand Moyo eut englouti sa part, elle revint s’asseoir en face de George.
« Puis-je lui en redonner un peu ? » demanda Angel.
D’un geste en direction du seau, George acquiesça. Angel choisit un gros morceau auquel était encore attaché un lambeau de crinière sombre et bouclée. La lionne la regardait attentivement, parfaitement immobile, les oreilles dressées, la gueule entrouverte. Tenant son offrande à deux mains, Angel s’approcha lentement de la lionne. Lorsqu’elles furent presque face à face, elle s’arrêta. Moyo la contempla un instant, puis ouvrit la gueule, exposant seulement la pointe de ses canines. Sortant la langue, elle passa délicatement sa langue rose sur la viande rouge. Puis, ouvrant largement les mâchoires, elle s’en empara et l’emporta à quelques mètres de là.
Quand Angel retourna vers George, son regard était comme illuminé et la même flamme brillait dans les yeux du vieil homme.
Angel continua à distribuer la viande, de gros morceaux à Moyo, des petits aux lionceaux, en évitant toute hâte. Le repas était pareil à une cérémonie et il fallait y consacrer tout le temps et l’attention nécessaires. Le soleil était descendu plus bas dans le ciel et chatoyait sur le pelage de Moyo, soulignant d’or les contours de son corps. La chevelure d’Angel formait un halo identique autour de sa tête.
Quand toute la viande fut dévorée, George porta le seau jusqu’à une citerne. À l’aide d’une petite cruche, il versa de l’eau sur les mains ensanglantées de la fillette. Avec des gestes experts, elle les lava rapidement sous le mince filet. L’eau s’écoulait dans le seau, tintant contre l’émail. Quand ses mains furent propres, Angel prit la cruche et versa de l’eau sur celles du vieil homme. Elle était sans doute, se dit Emma, plus habituée à faire sa toilette ainsi qu’en se servant d’un robinet et d’un lavabo.
« Qu’est-ce que c’était, comme viande ? s’enquit la fillette.
— Du chameau », répondit George.
Angel redressa la tête en sursaut. Emma lança au vieil homme un regard d’avertissement, mais il ne parut pas le remarquer.
« Parfois, j’abats un impala ou une gazelle, mais, en règle générale, pour nourrir mes lions, j’achète des bêtes devenues superflues. Des chèvres ou des chameaux, un âne à l’occasion.
— Qu’est-ce que ça veut dire, superflues ? s’enquit Angel en fronçant les sourcils.
— Trop vieilles pour travailler. Quand plus personne n’en veut, il n’est pas rare qu’on les laisse mourir de faim. »
Angel le dévisagea pendant une seconde ou deux, puis hocha la tête et son visage s’éclaira, comme si ce raisonnement lui paraissait logique. « Est-ce que nous aussi, nous allons manger du chameau ? »
George secoua la tête et montra un petit bout de terrain non loin de là. Tournant la tête dans cette direction, Emma ne vit tout d’abord que du sable et quelques cailloux. Mais ensuite, elle distingua, éparses sur le sol, des plumes grises mouchetées de blanc, petites et arrondies, avec des extrémités effilées, qui ressemblaient à celles des pintades de la station de recherche.
« Tu aimes le ragoût de kanga ? » demanda George à Angel.
Elle le regarda en étrécissant les yeux, comme si la question recelait un piège. « J’aime tout ce qui se mange. »
Une rangée de lampes tempête, suspendues à de longs crochets de métal plantés dans le toit, jetaient sur la pièce une lumière jaune. Debout près de la table, Emma tenait dans sa main un verre en cristal taillé rempli de sherry. Elle dégustait l’alcool à petites gorgées, laissant rouler sur sa langue cette chaude saveur sucrée. À côté du buffet, George et Daniel examinaient une lampe cassée en échangeant à mi-voix des avis sur la meilleure façon de la réparer. Angel se tenait à l’entrée de la case, ses longs cheveux flottant sur son dos, tandis que, la tête renversée, elle contemplait les photos accrochées au plafond. Elle avait déjà inspecté les autres, scrutant longuement chaque image de lion avant de passer à la suivante. Non loin d’elle, Moyo était vautrée sur le tapis persan, ses trois petits blottis contre son ventre. Le regard d’Emma revenait sans cesse vers elle, s’attardant sur l’énorme forme crème et or qui ressortait vivement sur les motifs orange, rouge et noir, se posant sur les pattes à l’aspect formidable et les grands yeux limpides qui promenaient autour d’eux un regard bienveillant. Derrière la lionne, au-dehors, s’étendaient les ténèbres, un ciel d’un violet d’encre – la lune n’était pas encore levée.
Tournant la tête vers ses petits, Moyo entreprit de leur lécher le museau pour ôter les traces de sang subsistant du dîner. Les deux premiers se laissèrent docilement nettoyer sans broncher, mais le troisième essaya de se dérober. Emma sourit. Le lionceau se comportait exactement comme un enfant récalcitrant.
« C’est Petite Fille, dit Angel en se retournant vers elle. Elle est intenable. Elle n’en fait toujours qu’à sa tête. » Montrant l’un des autres, elle poursuivit : « Lui, c’est son frère, Garçon. Le troisième est aussi un mâle. Je l’appelle Mdogo.
— Mdogo, répéta Emma, trébuchant sur la prononciation. Pourquoi as-tu choisi ce nom ? »
La question parut étonner la fillette. « Parce qu’il est petit. » Elle sembla sur le point d’ajouter quelque chose, lorsque Ndisi entra, portant la marmite de bouillie de farine de maïs. Il la posa sur la table, à côté du plat de ragoût fumant qu’il avait apporté un peu plus tôt.
« Nous pouvons attaquer le repas », dit George.
Emma alla s’asseoir sur la chaise la plus proche de l’endroit où elle avait déposé son sac. Cela la rassurait d’avoir ses affaires à portée de la main. À la station de recherche, elle s’était adaptée au confort rudimentaire et résignée à manger des aliments cuits sur un feu de bois dans des récipients en terre. Mais ici, elle devait en plus s’accommoder de la présence d’animaux de toutes sortes. Des fientes d’oiseaux et d’autres petites créatures jonchaient le sol – au bout de la table, George laissait en permanence une grande boîte en métal remplie de noix, à l’intention de ses visiteurs, avait-il expliqué. Et une famille de lions se prélassait sur le tapis. Si la station de recherche et le Salaam Café avaient déjà représenté un véritable défi à ses habitudes, ce lieu était aussi différent qu’il pouvait l’être de son appartement impeccable et minimaliste.
Daniel prit place en face d’elle, et Ndisi à côté de lui. George présidait la tablée, calé dans un fauteuil à oreilles. Emma tira le siège destiné à Angel, qu’elle avait garni d’un coussin pour la surélever. Angel fit quelques pas dans sa direction, puis s’immobilisa, à mi-chemin entre Moyo et la table. Elle avait l’air brusquement mal à l’aise, presque effrayée.
Emma se raidit. Jusqu’à présent, tout s’était bien passé, mais leur lien avec Angel demeurait encore fragile et elle craignait que, à la moindre anicroche, l’enfant ne prenne peur et s’enfuie. Elle essaya de trouver une astuce pour attirer la fillette auprès d’elle.
Une seconde après, Daniel repoussa sa chaise et se leva. « Joignons-nous à Moyo », proposa-t-il en s’emparant de la marmite de porridge.
George prit le plat de ragoût et, sous le regard effaré de Ndisi, les deux hommes apportèrent les mets jusqu’à la lionne. Quand ils les déposèrent sur le tapis, le cuisinier haussa les sourcils.
« Alors, maintenant, nous devons partager notre nourriture avec Moyo ? s’enquit-il.
— J’espère bien que non », rétorqua George. Il s’assit en tailleur, avec une souplesse étonnante pour un homme de son âge. Angel s’accroupit à côté de lui, tandis que Moyo regardait la scène par-dessus son épaule. Les petits se pressèrent autour d’elle, mais elle les repoussa fermement. Daniel et Ndisi les rejoignirent. Emma les imita à contrecœur. Daniel lui adressa un sourire rassurant.
George fit signe à ses invités de commencer à manger. Emma contempla les plats d’un air incertain. Il n’y avait ni assiettes ni cuillères. Apparemment, ils allaient devoir manger avec les doigts, et elle se félicita d’avoir pris la précaution de passer du gel antibactérien sur ses mains après les avoir lavées.
« Voilà comment on s’y prend », dit Daniel en plongeant sa main droite dans la marmite. Il ramena une boulette de bouillie blanchâtre et pâteuse et, au moyen de son pouce, y creusa une cavité. Puis il la trempa dans le ragoût et porta le tout à sa bouche.
George suivit son exemple, puis ce fut le tour d’Angel, avec une dextérité témoignant d’une longue pratique. Elle regarda Ndisi avec un hochement de tête appréciateur.
« Vizuri sana, dit-elle. Asante.
— Si neno », répondit-il en souriant. Se tournant vers Emma, il reprit : « Je vous en prie, allez-y. Vous devez être affamée.
— C’est vrai, reconnut-elle en humant la vapeur odorante qui montait du plat.
— N’ayez pas peur de faire des taches sur le tapis, déclara George après avoir terminé sa première bouchée. Elles partiront sans difficulté. Il a été fabriqué par des Bédouins. C’est ce dont on se servait à l’origine pour couvrir le sol à l’intérieur des tentes. »
Emma prit une petite boule de porridge entre ses doigts. À sa grande surprise, elle n’eut aucun mal à la façonner en un petit bol à l’aide duquel elle préleva un peu de ragoût. En goûtant la viande, elle ferma les yeux de plaisir. La pintade était tendre et juteuse, la chair se détachait toute seule des os. La sauce était parfumée de piments verts et leur saveur légèrement amère rehaussait la richesse des épices.
« C’est délicieux, Ndisi », déclara-t-elle.
Il inclina la tête, acceptant ce compliment avec simplicité.
« Excellent », approuva George en souriant au cuisinier. Puis son regard fit lentement le tour du cercle qu’ils formaient autour de lui, lions et humains paisiblement réunis. Il secoua la tête, comme s’il ne parvenait pas à en croire ses yeux. Il reporta ensuite son attention sur Ndisi. « Dis-moi, quoi de neuf au village ? Est-ce que Samu est guéri ? » À l’intention de ses invités, il expliqua : « Samu est un de mes assistants. Il ne travaille pas en ce moment, il a attrapé la malaria.
— Tout va bien, répondit le cuisinier. Il a pris le dawa que vous lui avez envoyé et il est pratiquement guéri.
— Ma foi, c’est une bonne nouvelle, déclara George. La prochaine fois que tu iras là-bas, je te donnerai des moustiquaires pour les enfants. »
Emma s’immobilisa, la main en suspension au-dessus de la marmite. « J’ai entendu dire que les gens qui travaillent au campement ne tombent jamais malades. » Elle regretta ces mots dès qu’ils eurent franchi ses lèvres ; il allait la juger bien naïve d’avoir cru à telle invraisemblance.
« Je connais cette histoire, rétorqua le vieillard. Elle remonte à 2007, au moment de l’épidémie de fièvre d’Olambo. Le nombre de victimes dans le village voisin a été horriblement élevé. Des familles entières ont été décimées. Mais mes employés et leurs familles s’en sont sortis indemnes. Comme ce qui est raconté dans la Bible, quand l’ange fait une marque sur le linteau des demeures des Israélites, afin qu’ils soient épargnés par la peste.
— C’est exactement ainsi que ça s’est passé, renchérit Ndisi. Nos voisins mouraient les uns après les autres, se vidant de leur sang. Et nous sommes tous restés en bonne santé. » Son visage se crispa dans une grimace de détresse.
Emma jeta un regard oblique à Daniel. Il s’était arrêté de manger et regardait fixement le cuisinier, muet de stupeur.
« Laura a vu des gens qui avaient la maladie qui fait saigner », fit la voix d’Angel, brisant le silence. Emma se tourna vers elle. La fillette regardait ses mains, étroitement nouées sur son giron. « Ils venaient chez les Sœurs de la Charité et elle les aidait à les soigner. Je n’avais pas le droit de l’accompagner parce qu’ils étaient trop malades. Un jour, elle est rentrée avec du sang plein ses vêtements. Elle a été obligée de les jeter. »
Emma la dévisagea, tentant de s’imaginer ce que la fillette avait pu ressentir en voyant sa mère dans un tel état. La colère la prit. À quoi Laura pensait-elle donc, en exposant son enfant à un spectacle aussi pénible ? Et pourquoi passait-elle son temps à soigner les victimes d’un virus mortel, alors qu’elle aurait dû se préoccuper avant tout du bien-être de sa fille ? Emma baissa les yeux vers le tapis et regarda son index s’enfoncer dans la laine épaisse, se frayant un passage entre les fibres. Elle se rappela toutes les fois où, tandis qu’elle attendait Mme McDonald devant les portes de l’école, elle avait entendu les parents de ses amies échanger des commentaires au sujet de sa mère. Pourquoi Susan Lindberg travaillait-elle encore sur le terrain ? Comment une mère pouvait-elle prendre de tels risques ? Ils ne répondaient jamais directement à ces questions, mais parvenaient néanmoins à transmettre clairement leur opinion : Susan accordait plus d’importance à son travail qu’à ses devoirs maternels. Elle se préoccupait davantage des étrangers que de sa propre famille. La tête toujours penchée vers le tapis, Emma enfouit plus profondément ses doigts dans les fibres, sentant contre sa peau les nœuds durs de la trame. Enfant, elle ne supportait pas d’entendre des critiques sur sa mère. À la moindre occasion, elle prenait sa défense. Mais maintenant que cette fillette lui faisait face, qu’elle voyait la douleur inscrite sur son visage, une rage trop longtemps réprimée déferla en elle, âpre et brûlante. Pourquoi Susan n’avait-elle pas vu que sa fille avait besoin d’elle à ses côtés ? Besoin que sa mère reste en vie…
Elle releva les yeux vers Angel. La colère reflua aussitôt en elle pour faire place à la compassion. La fillette regardait fixement droit devant elle, les yeux agrandis et emplis de crainte. Par-dessus son épaule, Emma vit que l’expression de Moyo reflétait la même tension – le front plissé, les oreilles pointées en avant. Elle essaya de trouver quelque chose à dire pour changer de sujet, se tourna vers Daniel dans l’espoir qu’il lui viendrait en aide. Mais il se penchait vers George, l’air profondément absorbé.
« Pourquoi vos employés ont-ils été épargnés, selon vous ? » s’enquit-il.
C’était un sujet qui le touchait de trop près, comprit-elle, et il n’allait pas perdre cette occasion de collecter des informations qui pourraient lui être utiles.
« Sans doute sont-ils plus résistants que les autres, répondit le vieil homme. Peut-être parce qu’ils ont une meilleure alimentation. Mes employés sont les seuls villageois à toucher un salaire régulier.
— C’est possible, dit Daniel. Mais j’ai vu des personnes jeunes et en parfaite santé mourir du virus. »
Ndisi hocha la tête. Son regard paraissait hanté, comme s’il revivait des scènes atroces.
George sembla sur le point de reprendre la conversation quand un nez noir en forme de triangle, suivi d’une tête velue, apparut sous son bras. Deux pattes se posèrent sur sa jambe et un miaulement se fit entendre, sonore et insistant, attirant l’attention de chacun. George sourit au lionceau. « Tu veux goûter à notre nourriture, c’est ça ? » Il lui tendit une boulette de porridge. Le petit plongea avidement son museau dans la bouillie, puis s’écarta vivement, des morceaux de pâte blanche collés à ses moustaches et à ses poils. Il secoua la tête avec une grimace de dégoût. Ce spectacle comique déclencha un rire général – une hilarité teintée de soulagement devant cette interruption bienvenue. Angel s’empara du lionceau et le serra contre elle.
L’atmosphère se détendit et chacun se remit à manger. Les mains allaient et venaient d’un plat à l’autre, se croisant, manquant parfois se rencontrer – blanches et noires, grandes et petites. Du dehors leur parvenait le gloussement des pintades abritées dans les arbres. Le reste du repas se déroula dans un silence paisible, les souvenirs douloureux momentanément écartés. Tout en savourant le ragoût, Emma parcourut des yeux les rangées de photos – un panthéon de lions les contemplant du haut des solives.
George vida sa tasse de thé et dit : « Je pense qu’il est temps d’aller se coucher. »
Emma étouffa un bâillement. Il n’était pas très tard, mais elle se sentait épuisée. Ils s’étaient levés de bonne heure et la journée avait été riche en péripéties. Elle glissa un regard à Angel, assise à côté de Moyo, sa tête nichée contre l’épaule de la lionne, ses yeux mi-clos. Elle se tourna vers Daniel, se demandant s’il savait où ils allaient dormir.
« Nous avons des sacs de couchage et des moustiquaires, dit-il à George.
— Vous n’aurez pas besoin des moustiquaires ici, répondit le vieillard. Il fait trop sec pour les moustiques.
— Je préfère quand même en mettre une », se hâta de déclarer Emma. Le rideau de gaze tiendrait à l’écart tous les autres visiteurs indésirables : scorpions, araignées, souris, peut-être même serpents.
« Je dors toujours dehors pendant la saison sèche, poursuivit George, mais si vous préférez avoir un toit au-dessus la tête, ma case est libre et il y en a une autre à l’intention des invités. Ndisi vous trouvera des lits de camp. »
Il se leva et s’étira pour décontracter son dos et ses jambes. Immédiatement, Moyo se redressa et George lui adressa un signe de tête. « Tu me tiendras compagnie, n’est-ce pas, ma vieille ? » L’homme et la lionne se regardèrent longuement dans les yeux, avec l’air de partager des pensées et des souvenirs. Puis Moyo se leva, dérangeant les petits qui s’ébrouèrent, l’air désorienté. Angel se mit debout à son tour et s’agrippa à l’épaisse fourrure de la lionne, craignant manifestement que celle-ci ne l’abandonne.
George décrocha une des lampes tempête et se dirigea vers l’entrée, suivi d’Angel et de Moyo, les lionceaux sur leurs talons.
Emma les suivit des yeux, incrédule. Ils allaient dormir dehors, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde !
Ndisi secoua la tête et soupira. « J’espère que Moyo se conduira comme une adulte et ne grimpera pas dans le lit. » S’adressant à Daniel et Emma, il reprit : « Où aimeriez-vous dormir ? Moi, je dors uniquement à l’intérieur de ma case. Mais vous avez le choix. C’est comme vous préférez. » De nouveau, il parlait comme un hôtelier offrant à ses clients toute une gamme de prestations.
« Où est la case réservée aux invités ? » demanda Emma. Elle n’avait aucune envie de dormir en plein air, mais elle ne voulait pas non plus être trop loin d’Angel.
« Là-bas, à côté de celle du bwana », répondit le cuisinier, avec un geste vers l’extérieur. À la lueur de la lampe de George, elle discerna la forme de deux toits de chaume.
« Ça m’a l’air parfait », déclara-t-elle, se forçant à sourire. Les constructions semblaient tout à fait primitives. Elle n’était même pas sûre qu’elles aient des portes.
Ndisi se tourna vers Daniel. « Vous dormirez ensemble ? » Il prit aussitôt un air embarrassé. « Je veux dire…
— Je dormirai dehors, avec les autres », déclara Daniel.
Ndisi hocha la tête. « Je vais vous chercher un lit de camp. » Il commença à ramasser les tasses pour les déposer sur un plateau avec la théière et le pot de lait. Emma lui proposa son aide.
« Vous voudrez sûrement vous laver avant de vous coucher, dit-il. Je peux faire chauffer de l’eau pour la douche, si vous le souhaitez.
— Je peux me passer d’eau chaude, répondit-elle, ne voulant pas paraître trop exigeante. Mais je serais ravie de pouvoir faire un brin de toilette. » Elle se demanda s’il y avait une cabane réservée à cet usage, ou une table de toilette dans la case des invités.
Ndisi alla ouvrir un placard à côté du réfrigérateur. Il revint avec deux serviettes pliées, amincies par l’usure et devenues grises à force de lavages dans une eau sablonneuse. Il en tendit une à Emma et dit, inclinant la tête vers la citerne où George et Angel s’étaient lavé les mains : « Vous trouverez du savon là-bas, dans un bol. Il y a une pierre par-dessus, pour empêcher les rats de l’emporter. Et il y a une cuvette pour l’eau. » Il lança à Emma un regard sévère avant d’ajouter : « Ce n’est pas la Californie, ici. Vous êtes priée d’en utiliser aussi peu que possible.
— Je ferai attention », lui assura-t-elle. Elle devina qu’il avait dû, dans le passé, être obligé de rappeler à l’ordre un visiteur américain. Même si George leur avait affirmé que les touristes n’étaient pas autorisés à pénétrer dans le campement, il était évident qu’il lui arrivait de recevoir des invités. Une hutte avait été construite à leur intention et elle avait vu, parmi toutes les photos de lions, quelques clichés représentant des gens – George et Ndisi, bien sûr, mais aussi des étrangers d’âge mûr à l’apparence prospère. Des mécènes finançant le programme de réadaptation, présuma-t-elle. On voyait également, sur plusieurs photos, une jeune femme aux cheveux bouclés, tantôt nourrissant des lionceaux au biberon, tantôt marchant à côté d’une lionne, ou assise dans la salle à manger, devant la vieille machine à écrire qui trônait encore dans un coin, sur une caisse à thé renversée.
Emma prit son sac et sortit. Elle s’arrêta un instant pour observer Angel et George en train de traîner un lit de camp plié hors de la case de ce dernier. Moyo reniflait le sol en tournant sur elle-même, inspectant la parcelle de terre où elle comptait s’étendre.
Emma se lava rapidement, se servant d’un coin de serviette humecté pour se nettoyer le visage. Elle ne se dévêtit que partiellement, ne voulant pas se mettre toute nue en plein air. Le lieu ne procurait aucune intimité, il n’y avait aucune séparation entre elle et le monde extérieur. Et rien d’autre qu’un grillage entre elle et les étendues sauvages au-delà du campement. Elle sortit ses vêtements de son sac et considéra pensivement son pyjama de soie pêche, qu’elle avait choisi tout spécialement pour son voyage en Afrique parce qu’il se lavait facilement, séchait vite et n’avait pas besoin de repassage. Elle décida de ne l’enfiler qu’à l’intérieur de la case et de revêtir pour le moment sa tenue de rechange, un grand T-shirt et une culotte. Elle savait que l’étoffe légère de la veste lui moulait les seins et que le pantalon collait à ses hanches. Cette pensée évoqua à son esprit l’image de Daniel, nu jusqu’à la taille, pansant le pied de Mama Kitu. La sueur donnait à sa peau le même lustre soyeux…
Soudain, elle perçut un bruissement au-dessus de sa tête et se pétrifia. Levant les yeux, elle aperçut la silhouette d’un petit animal à fourrure filant furtivement le long d’une branche. Cela ressemblait à un rat. Hâtivement, elle finit de s’habiller et remit ses chaussures. Elle roula ses vêtements sales en boule et les fourra dans son sac, se rappelant à la dernière minute de replacer la pierre sur le savon avant de détaler à toute vitesse.
Une lanterne accrochée à une branche projetait un cercle de lumière devant la case qui faisait office de salle à manger, donnant au décor un aspect théâtral. Deux lits de toile étaient disposés côte à côte. L’un était garni de draps à rayures fanés et d’un oreiller couvert d’une taie assortie. Sur l’autre, on avait déroulé un sac de couchage surmonté du kitenge qui leur avait servi de nappe pour leur pique-nique.
Moyo était tapie au pied du lit de George, telle une sentinelle montant la garde. Tête dressée, elle gardait les yeux fixés sur la case la plus proche, celle que Ndisi avait désignée à Emma comme la chambre du maître des lieux. En s’approchant, Emma entendit le vieil homme se déplacer à l’intérieur. Jetant un regard autour d’elle, elle découvrit Daniel assis près du feu.
Angel était couchée aux pieds de Moyo avec les petits. Ils étaient endormis, leurs yeux étroitement clos disparaissant dans leur fourrure, mais l’enfant était encore éveillée. Emma voyait luire son regard vif et attentif.
Un douloureux sentiment de compassion la submergea. Elle faillit se pencher vers la fillette et la toucher, peut-être même l’embrasser pour lui souhaiter bonne nuit. Mais les lionceaux étaient tout près d’elle et Emma se rappelait que George leur avait conseillé de ne jamais approcher les petits sans y être invité. De toute façon, Angel n’aurait sans doute pas apprécié ce genre de démonstration. Emma se souvenait de ce qu’elle avait ressenti, enfant, en subissant les caresses affectueuses de femmes qui s’imaginaient pouvoir remplacer la mère disparue…
« Bonne nuit, Angel, murmura-t-elle.
— Bonne nuit », répondit la fillette, d’un ton poli mais réservé. Elle s’était comportée ainsi depuis leur arrivée au camp. Même si elle veillait à ne jamais s’éloigner de Moyo, elle ne paraissait pas apeurée. Elle semblait plutôt rester sur ses gardes, observant avec attention et ne trahissant rien de ses sentiments. Sous le regard d’Emma, elle se coucha sur le côté, recroquevillée en chien de fusil, dos tourné à Moyo, et ferma les paupières.
George émergea de sa case, tenant dans une main un tabouret à trois pieds et dans l’autre une grosse torche électrique. Il avait ôté sa tenue de safari et ne portait plus qu’un long pagne drapé autour de sa taille. Il plaça le trépied à côté du lit de camp et posa la lampe sur le siège.
Se tournant vers Emma, il lui dit à voix basse, pour ne pas déranger Angel : « J’espère que votre chambre est suffisamment confortable. » Passant nerveusement le bout de sa langue sur sa lèvre supérieure, ainsi qu’Emma le lui avait déjà vu faire, il ajouta : « L’installation est assez rustique, je le crains.
— Elle me convient parfaitement », affirma Emma. Elle aimait déjà cet homme doux et accueillant. Si modeste que soit le logement, elle était déterminée à ne pas se plaindre.
« Eh bien, bonne nuit, alors, reprit-il.
— Bonne nuit. »
Rabattant son drap, George s’assit sur sa couchette, faisant gémir la toile dans son cadre en bois. Il s’étendit sur le dos, le visage levé vers le ciel, comme s’il voulait être à même de contempler les étoiles, la lune ou la lumière de l’aube dès qu’il ouvrirait les yeux. Moyo l’observa jusqu’à ce qu’il eût cessé de bouger. Puis elle reporta son attention sur Angel, inclinant son énorme tête vers le corps frêle et enfouissant son museau dans les fins cheveux blonds.
Emma contempla la fillette de plus près. Sa respiration était lente et régulière, son corps paraissait détendu. Sous la clarté lunaire qui faisait chatoyer ses cheveux et soulignait la rondeur de ses joues, elle était l’image même de son prénom : un petit ange, perdu dans ses rêves. Puis Emma s’aperçut que ses paupières battaient constamment : l’enfant ne dormait pas vraiment. Peut-être était-elle trop fatiguée pour trouver le sommeil, songea Emma. Elle avait entendu des parents employer cette expression, les rares fois où Simon et elle avaient été invités chez des gens qui avaient des enfants. Ils disaient cela d’un ton empli de désespoir, tandis que les gamins jouaient et bavardaient avec animation, dérangeant les convives. Aux regards que Simon lui lançait alors, elle comprenait qu’il se réjouissait de ne pas en avoir.
Penser à ces enfants choyés et insouciants ne fit qu’accroître son admiration à l’égard d’Angel. Elle était tellement différente d’eux – mais il ne pouvait pas en être autrement. Angel possédait une force intérieure qu’eux n’avaient jamais eu la possibilité, ni le besoin, d’acquérir. Elle songea à elle-même à cet âge. Elle aussi était forte. Sans aucun doute les fréquentes disparitions de Susan l’avaient-elles préparée à l’abandon définitif. Mais, une fois le choc surmonté, Emma s’était sentie épuisée, comme vidée de ses forces. Avec le recul, elle se rendait compte que, depuis lors, non seulement elle avait été toujours attirée par des gens qui ne pouvaient que l’abandonner, mais qu’elle choisissait aussi ceux qui assumeraient le rôle du plus fort.
C’était ce qui l’avait poussée vers Simon, se dit-elle, se remémorant leur première rencontre. Ils assistaient tous deux à une conférence sur les règles de sécurité à respecter sur le terrain, dans le cadre d’une formation destinée aux scientifiques. Emma était venue en simple auditrice, parce qu’elle était en charge des premiers secours au labo, mais Simon était au nombre des conférenciers. Il avait fait un exposé sur la gestion des risques dans l’Antarctique, avec une projection de diapositives à l’appui, puis leur avait montré comment utiliser les équipements. Emma avait été frappée par son assurance ; il semblait persuadé qu’il parviendrait à vaincre les éléments même dans les conditions les plus extrêmes. Sur les images où on le voyait escalader une falaise de glace dans sa combinaison de survie, il avait une apparence presque surhumaine. Et après l’exposé, quand elle l’avait vu devant la machine à café, dans son costume à la fois chic et décontracté, cette espèce d’aura l’environnait encore. Emma l’avait abordé sous prétexte de l’interroger sur une procédure de sécurité. Elle avait dû faire appel à tout son courage et failli renoncer en constatant qu’il était encore plus beau de près. Elle lui avait posé sa question et feint de s’intéresser à la réponse, sans cesser d’admirer son attitude désinvolte, le regard impassible qu’il posait sur le monde. De façon surprenante, l’attirance avait paru réciproque. À la fin de la conversation, Simon l’avait invitée à dîner. Il n’y avait aucune trace d’hésitation dans sa voix et son expression ne trahissait pas la moindre crainte d’un refus. Elle avait accepté aussitôt : en cet instant, elle ne désirait rien de plus au monde que rester près de lui.
Ce premier rendez-vous avait été suivi d’un deuxième, puis d’un troisième et finalement abouti à une relation durable. Durant tous ces mois, Emma avait veillé à ne rien faire qui pût inciter Simon à douter qu’elle fût la partenaire adéquate. Cela n’avait pas été trop difficile : son travail à l’institut lui avait appris à se montrer autoritaire et déterminée. Il lui suffisait de se comporter de la même manière dans sa vie privée. Avec le temps, elle avait eu l’impression de ressembler à Simon, comme s’il lui avait transmis un peu de sa certitude sur la place qui lui revenait en ce monde. Mais, à présent, elle avait conscience que ce n’était qu’une illusion. Cette confiance en elle, cette indépendance qu’elle affectait vis-à-vis de Simon n’étaient qu’une façade, un pansement masquant une plaie qui ne cessait de se creuser.
Elle jeta un dernier regard en direction d’Angel, parcourant des yeux la petite forme recroquevillée. La fillette avait dû épuiser toutes ses capacités de résilience, pour se comporter avec un tel courage et une telle maîtrise d’elle-même. Cela voulait-il dire qu’elle passerait elle aussi sa vie à chercher quelqu’un qui puisse compenser ce manque ? Emma pouvait seulement espérer que, dans sa vie future, l’enfant ne suivrait pas le même chemin qu’elle.
Elle se détourna et alla s’asseoir près du feu à côté de Daniel, sur un tabouret bas.
« Elle dort ? s’enquit-il.
— Pas encore. J’espère qu’elle ne tardera pas. Demain sera une journée importante pour elle », dit-elle d’un ton chargé d’appréhension.
Daniel acquiesça. « George va devoir contacter la police par radio et leur annoncer que nous l’avons retrouvée.
— Et que se passera-t-il alors ?
— Ils enverront quelqu’un la chercher. Ou ils nous demanderont de l’amener à Malangu. Peut-être devrions-nous le leur proposer. Nous pourrions ainsi nous arrêter à la station de recherche, afin qu’elle voie les chameaux. Ce serait bien. Nous ignorons ce qu’il adviendra, une fois qu’elle nous aura quittés. »
Emma le dévisagea en silence, regrettant de ne pas savoir qui étaient les plus proches parents d’Angel, ni où ils habitaient. « J’espère que tout s’arrangera pour le mieux.
— Moi aussi. »
Elle se rembrunit. « Je nous vois mal la remettre entre les mains des policiers et nous en aller aussitôt. Je sais bien que nous n’avons pas voix au chapitre, mais j’ai néanmoins le sentiment que nous devrions nous assurer que tout se passe bien.
— C’est également mon sentiment, répondit-il. Mais cela ne dépend pas de nous. »
Un silence lourd descendit entre eux. Puis Daniel reprit la parole. « Et qu’allez-vous faire, à présent ? »
Elle soupira. « Je n’en sais rien. Je n’ai pas envie de rejoindre le circuit organisé. Cela me ferait une impression bizarre, après tous ces événements…
— De voir des lions entourés de Land Cruiser et de minibus, compléta Daniel en souriant.
— Exactement. Mais j’éprouve la même chose à l’idée de rentrer chez moi. Tout ceci a été tellement… » Elle chercha le mot juste, mais finit par renoncer, et sa voix s’éteignit. Elle tenta de se représenter son retour dans le monde quotidien. Elle s’imagina ouvrant la porte de son appartement, respirant les odeurs de dépoussiérant et de désinfectant qui imprégnaient l’air après le passage de la femme de ménage. Vit le tas de lettres que son voisin aurait ramassées et placées sur la table de la salle à manger – quelques-unes destinées à elle-même, la plupart à Simon. Les chiffres de l’horloge digitale de la cuisine, clignotant sans cesse. Entendit le sifflement du chauffage central se mettant automatiquement en marche pour réchauffer le logement vide, afin que la collection de cartes de Simon ne prenne pas l’humidité.
— Mon pays me semble si lointain. C’est étrange, mais tout ceci me paraît tellement plus réel », murmura-t-elle, englobant le campement, George, Angel et les lions du même geste de la main. Elle se tourna vers Daniel et scruta son visage à la lueur du feu. « Vous me paraissez plus réel, ajouta-t-elle en secouant lentement la tête. J’ai l’impression de ne plus être la même.
— C’est aussi ce que je ressens », répondit-il, plongeant ses yeux dans les siens.