George versa dans le verre à whisky une généreuse dose de liquide doré. Debout près de lui, Angel tenait dans ses mains un antique siphon d’eau de Seltz. Le soleil du milieu de la matinée miroitait sur la surface jaune de la bouteille en verre givré.
« J’y vais ? » demanda-t-elle.
George acquiesça. « N’en mets pas trop, surtout », recommanda-t-il.
Le front plissé par la concentration, la fillette appuya sur le levier et fit un petit bond de surprise quand l’eau gazeuse jaillit dans le verre.
« Bravo, Angel, la félicita le vieil homme. Personne ne veut se joindre à moi ? »
Emma secoua la tête en souriant. « C’est un peu trop tôt pour moi. Je me contenterai d’une tasse de thé.
— Moi aussi, déclara Daniel.
— Je bois toujours un whisky sur le coup de onze heures, reprit George. Je crois que c’est grâce à ça que je reste jeune et bien portant !
— Mais il n’est pas encore onze heures, objecta Angel. Il est seulement saa tano, cinq heures. »
Emma tourna un regard interrogateur vers Daniel.
« L’heure tanzanienne, expliqua-t-il. Le jour commence au lever du soleil, c’est-à-dire six heures du matin. Donc, à sept heures, il est seulement une heure – saa moja.
— Et après, deux heures, et ainsi de suite jusqu’au coucher du soleil, ajouta Angel. À ce moment-là, la journée est terminée parce que tout le monde va se coucher. »
En l’écoutant, Emma crut de nouveau entrevoir le monde dans lequel l’enfant avait grandi. Angel était incapable de dire l’heure comme tout le monde, mais elle parlait trois langues – couramment, semblait-il – et elle savait fabriquer un remède avec des pépins de papaye.
« Bill et Ben ont-ils eu de l’eau ? » demanda George à Angel.
D’un geste vif, elle porta une main à sa bouche. « J’ai oublié de leur en apporter. » Sans hésiter, elle sortit en courant de la salle à manger pour se diriger vers la citerne.
Emma se remit à verser le thé. Elle s’apprêtait à distribuer les tasses quand une silhouette apparut à l’entrée de la case – un Africain portant un paquet enveloppé de toile.
« Samu ! Karibu sana, s’exclama George, en lui faisant signe d’entrer. Je suis content de te revoir. » Montrant la table, il indiqua : « Voici nos invités, Daniel et Emma. Il y a aussi Angel, que tu as peut-être aperçue dans la cour. » Avec un geste en direction du nouveau venu, il poursuivit : « Et voici mon assistant, Samu. »
Samu les salua à tour de rôle d’un signe de la tête. Puis il haussa les sourcils, l’air soucieux. « Cette lionne est revenue ! Avec des petits ! Notre travail n’a servi à rien. On se retrouve au point de départ.
— C’est une longue histoire », répondit George. Il invita Samu à s’asseoir et pria Emma de lui donner une tasse de thé. « Es-tu complètement guéri, maintenant ?
— Oui. Le dawa a agi très vite. J’aurais dû vous en demander dès le début, mais je croyais que c’était seulement la fièvre du kampi.
— Ma foi, si la quinine a marché, il s’agissait indubitablement de la malaria, déclara George. C’est un remède ancien, mais il est toujours efficace. »
Emma était occupée à remuer son thé pour dissoudre le miel qu’elle y avait ajouté. Sa cuillère s’immobilisa brusquement et elle leva les yeux vers Samu. « Qu’avez-vous dit ? Au sujet de cette autre fièvre ?
— C’est une fièvre assez répandue dans notre village. Au début, elle ressemble à la malaria, mais elle passe très vite.
— Comment l’avez-vous appelée ? » s’enquit Emma. Elle se pencha vers lui et le regarda intensément. L’homme s’agita sur sa chaise, comme si l’attention dont il faisait l’objet le mettait mal à l’aise.
— En anglais, c’est “la fièvre du camp”. Nous l’appelons ainsi parce que les gens qui travaillent ici et les membres de leurs familles sont les seuls à l’attraper. Mais ne vous inquiétez pas. Ce n’est pas une maladie dangereuse comme celle d’Olambo. Les malades reprennent généralement leur travail après une journée de repos.
« Vous le saviez ? » demanda Emma à George.
Il haussa les épaules. « J’ai entendu mes employés en parler, mais je n’y ai jamais attaché beaucoup d’importance. » Avec un sourire désabusé, il ajouta : « Je croyais que ce n’était qu’une rumeur de plus sur les pouvoirs magiques de ce vieux fou d’homme aux lions. »
Emma regarda fixement le mur de la case derrière lui, avec sa collection de photos de lions. Son esprit était en effervescence, des idées fragmentaires se bousculaient dans sa tête. Les employés du camp étaient atteints d’une maladie, mais protégés d’une autre… Elle se souvint de ce que George avait dit, le premier soir. Elle réentendit les paroles qu’il avait prononcées avec son accent britannique un peu lent. Comme ce qui est raconté dans la Bible… afin qu’ils soient épargnés par la peste…
D’un mouvement brusque, elle se tourna vers Daniel. « Que savez-vous sur les survivants de la fièvre d’Olambo ? Sont-ils immunisés contre le virus ?
— En effet. On ne peut l’attraper qu’une fois.
— Je me disais… » Emma avait du mal à mettre des mots sur ses pensées, tant celles-ci étaient encore floues. « Il pourrait bel et bien exister un lien entre le campement et le fait que les employés soient protégés du virus Olambo.
— Qu’entendez-vous par là ? s’enquit Daniel en fronçant les sourcils.
— Vous connaissez l’histoire du vaccin contre la variole ?
— On nous l’enseigne à l’école primaire. Les enfants massaï aiment bien cette histoire, parce qu’elle parle de vaches. Les vachères n’étaient pas touchées par la variole car elles attrapaient la vaccine1 au contact de leurs bêtes.
— Et elles développaient une forme d’immunité passive », acheva Emma à sa place.
Un silence passa, interrompu par la voix d’Angel appelant Bill et Ben dans l’enclos.
Daniel dévisagea Emma. « Vous croyez que…?
— Ce n’est qu’une idée », s’empressa-t-elle de répondre. Mais elle la sentait grandir en elle, se renforcer, se préciser. « Si la fièvre du camp ne provoque qu’une indisposition passagère, reprit-elle, personne n’a pu se rendre compte que les lions en étaient également atteints.
— Il est même possible que le virus ne les rende absolument pas malades, ajouta Daniel. Qu’ils en soient seulement les porteurs.
— En effet. » Emma se leva et se mit à marcher de long en large entre la table et le buffet. L’effervescence qui régnait dans son esprit semblait s’être communiquée à ses membres et il lui était impossible de rester en place. « Je pense que cela mérite une étude approfondie. Il faudrait effectuer des prélèvements sanguins sur toutes les personnes ayant séjourné ici. On pourrait alors soumettre les échantillons à des tests de compatibilité croisée pour y rechercher des anticorps, et comparer les résultats à ceux qu’on obtiendrait chez les survivants du virus Olambo. Il serait également nécessaire de procéder à des tests sur les lions. »
Sur le visage de Daniel, la concentration intense céda la place à l’excitation. Se tournant vers George, il lui demanda : « Arriveriez-vous à prélever des échantillons de sang sur vos lions sans les endormir ? Ce devrait être possible, car ils n’ont pas peur de vous. »
Le vieillard acquiesça vigoureusement. « J’en suis persuadé. Il m’est arrivé de temps en temps de devoir injecter des antibiotiques à certains d’entre eux. Ils n’ont même pas l’air de sentir l’aiguille. » Il esquissa un sourire avant d’ajouter : « De toute façon, ils accepteront toujours une petite piqûre en échange d’un bol d’huile de foie de morue. » À l’adresse d’Emma, il poursuivit : « Seriez-vous en train de dire que mes lions détiennent peut-être la clé du remède à la fièvre d’Olambo ?
— Pas le remède, mais le vaccin. »
L’écureuil renversa une boîte de thé sur une étagère. Elle tomba à terre, mais personne ne fit un geste pour la ramasser.
« Nous savons malheureusement que la fabrication de ce vaccin serait trop onéreuse, soupira Daniel.
— Pas nécessairement. Si nous sommes dans le même cas de figure que pour la variole, le procédé serait extrêmement simple et n’aurait rien à voir avec celui qui consisterait à mettre au point un vaccin en laboratoire à partir de rien. Et, de toute manière, ces travaux susciteraient un vif intérêt dans toute la communauté scientifique, car ils permettraient peut-être de découvrir des traitements pour d’autres virus. Les gens se battraient pour les subventionner. »
Daniel se frotta énergiquement le visage avec la paume de ses mains, comme pour s’assurer qu’il était bien réveillé.
« Mais, pour cela, il faudrait mettre fin au braconnage, intervint George en se penchant vers lui.
— Nous devrons obtenir que la région soit reconnue comme un territoire protégé, répondit Daniel. Ce sera peut-être plus facile, si nous expliquons que les lions jouent un rôle capital dans ces recherches.
— Vous pourriez travailler en partie ici, ajouta Emma, et en partie à la station. Toutefois, il conviendrait que vous ayez également accès à des installations dotées de tout l’équipement approprié. » Elle avait conscience de parler trop vite, avec trop d’animation. Elle s’exhorta à ralentir son débit, à adopter un ton plus professionnel.
« Il y a des laboratoires parfaitement équipés à Arusha, dit Daniel. À l’Institut national de recherche médicale.
— Parfait, dit-elle. Vous devrez vous appuyer sur une organisation de ce genre. Et vous aurez besoin d’un chercheur expérimenté pour vous épauler. » Sa voix se brisa et les mots demeurèrent suspendus dans l’air. Elle baissa les yeux vers le tapis, fixant les motifs complexes où l’orange se mêlait au rouge et au noir.
Vous aurez besoin de moi.
Elle retint sa respiration. Un bref instant, elle se laissa aller à bâtir un scénario dans lequel c’était elle qui aidait Daniel dans ses recherches. Elle frémit d’excitation en se voyant travailler à ses côtés pour mener à son terme la tâche entreprise par Susan tant d’années auparavant. Elle se prit à imaginer ce que pourrait être sa vie, si elle n’était pas obligée de rentrer chez elle. Ne plus jamais passer de soirées solitaires, enfermée dans son petit appartement, à attendre le retour de Simon. Échapper à cet univers clos, replié sur lui-même, qu’était l’institut, à son atmosphère d’âpre compétition, où l’on perdait de vue le sens même de la recherche, face à la nécessité impérieuse de publier le prochain article ou d’être invité à prendre la parole lors de la prochaine conférence mondiale ou autre prestigieuse manifestation.
L’idée de rester en Afrique lui traversa l’esprit et elle eut une brève vision des grands espaces, d’une existence où elle pourrait s’offrir le luxe de prendre son temps, savourer le sentiment rassurant d’être constamment entourée de gens et d’animaux.
D’être auprès de Daniel.
Mais aussi vite que ce mirage avait surgi, il commença à se dissiper. Et si elle se trompait, s’il n’existait aucun lien entre les deux fièvres ? Elle avait lu sur le visage de Daniel qu’il commençait à oser concevoir la fin de ce cauchemar qu’étaient les épidémies dues au virus Olambo. George, quant à lui, se représentait déjà un avenir plus sûr pour ses lions et cette espérance se reflétait dans l’expression de Ndisi et de Samu. Emma ne voulait pas être celle qui aurait fait naître en eux de faux espoirs. Et elle ne pouvait pas mettre sa carrière – sa vie – sens dessus dessous pour ce qui n’était guère plus qu’une idée à peine structurée. Elle tenta de s’imaginer abandonnant le projet sur lequel elle travaillait à l’institut, renonçant à son poste de chercheur, à son mode de vie sûr et confortable. Et mettant fin à sa relation avec Simon…
Lentement, elle releva les yeux. Il était si facile de faire le rapprochement entre elle et le « chercheur expérimenté », qu’elle était persuadée que Daniel et George y avaient aussitôt pensé. Daniel évitait de croiser son regard – sans doute, supposa-t-elle, pour ne pas lui donner le sentiment qu’il cherchait à faire pression sur elle. Une tristesse douce-amère la submergea quand elle comprit qu’il voulait lui laisser l’entière liberté de son choix.
La gorge sèche, elle déglutit avec difficulté, en proie à un profond désarroi. Puis une solution commença à prendre forme dans son esprit. Se forçant à regarder tour à tour George et Daniel bien en face, elle annonça : « À mon retour en Australie, je verrai ce que je peux faire. Je pourrais présenter un projet de recherche lors de la prochaine réunion de l’équipe, à l’institut, pour savoir ce que mes collègues en pensent. » Elle entendait sa propre voix résonner à ses oreilles comme si elle lui parvenait de très loin et elle lui semblait faible et brusque à la fois. « Il y aurait un certain nombre de points à débattre – le financement, la stratégie. Sans oublier le problème du brevet. Tout devra être fait selon les règles. Il est possible que je puisse vous assister dans vos recherches depuis Melbourne. L’idéal serait de trouver un institut qui ait déjà des gens sur place. Cela vaudrait peut-être la peine de voir s’il en existe en Afrique du Sud. » Les paroles continuaient à affluer à ses lèvres. Elle avait conscience de parler trop, comme si elle se servait des mots pour dresser une barricade derrière laquelle elle pourrait se retrancher.
Finalement, Daniel prit la parole, d’un ton ferme mais chaleureux. « Je comprends que vous deviez retourner à votre propre travail et à votre propre vie. Votre place n’est pas ici. » Il sourit. « Toutefois, vous vous trouvez en ce moment même à l’endroit où le projet vient de naître. Et l’idée émane de vous. Votre nom restera toujours attaché à ces travaux. Et nous vous en serons éternellement reconnaissants. »
Ella lui rendit son sourire, même si des larmes refoulées lui piquaient les yeux. Elle éprouvait un douloureux sentiment de perte, l’impression confuse qu’elle venait de renoncer à une chose infiniment précieuse.
Daniel se leva et s’éloigna de quelques pas. Il contempla songeusement les photos de lions, comme s’il se demandait lequel d’entre eux avait été le premier à introduire dans le camp le virus qui avait sauvé George et ses employés de la fièvre d’Olambo. Emma préféra ne pas interrompre le cours de ses pensées ; elle savait qu’il était préférable de laisser un peu de temps s’écouler avant de reparler du projet. Elle se rassit à la table, contemplant distraitement la petite flaque de jus d’ananas qui subsistait du petit déjeuner. George commença à ramasser les tasses et le tintement de l’émail rompit le silence pesant. À ce bruit vint s’ajouter celui d’un rapide échange en swahili entre Ndisi et Samu. À la surprise qui teintait la voix de ce dernier, Emma devina que le cuisinier lui expliquait la raison de la présence des visiteurs et lui racontait comment Angel avait été secourue par la lionne.
Comme si elle n’attendait que ce signal, la fillette reparut au même instant. Elle salua Samu en lui effleurant la tête de sa main, tandis qu’il la dévisageait avec intérêt. Puis elle alla rejoindre Emma. Tandis que l’enfant trempait son doigt dans le jus d’ananas, George lança à Emma un regard lourd de signification. Elle mit un certain temps à déchiffrer le message, mais la mémoire lui revint : ils étaient convenus, un peu plus tôt ce matin, que c’était aujourd’hui qu’ils parleraient à Angel des dispositions qui avaient été prises à son sujet. D’un commun accord, il avait été décidé que c’était Emma qui s’en chargerait, en présence de George et de Daniel. Elle adressa au vieil homme un petit signe de tête. Après la discussion qui venait tout juste de se dérouler, elle se sentait vidée, mais elle était consciente qu’elle ne pouvait pas repousser plus longtemps le moment fatidique.
« Assieds-toi, Angel, s’il te plaît. Nous avons quelque chose à te dire. »
La fillette tira une chaise à elle et se hissa sur le coussin. Daniel revint vers eux et prit place à côté de George. Emma rassembla son courage. L’enfant se tenait bien droite, les mains croisées sur la table, levant vers elle un regard d’attente.
« Angel, ton oncle est arrivé d’Angleterre, commença Emma. Il est à Arusha. »
La petite se raidit de façon visible, mais garda le silence.
« Est-ce que tu le connais ? » demanda Emma.
Angel haussa les épaules. « Je sais que j’ai un oncle, mais je ne l’ai jamais rencontré. » Elle se tut un instant, puis les mots jaillirent en rafales de sa bouche. « Je ne veux pas aller vivre avec lui en Angleterre. Je l’avais dit à Laura. Je me fiche qu’il ait une grande maison au bord de la mer. Je veux rester ici.
— Ta maman en avait déjà parlé avec toi ?
— Elle avait dit que, s’il lui arrivait quelque chose, mon oncle prendrait soin de moi. Elle avait écrit son nom dans son passeport. » Une flamme bleue étincela dans ses yeux quand elle ajouta : « Je l’ai jeté.
— Les policiers l’ont retrouvé, répondit Daniel. Ils nous l’ont montré. »
Angel pinça les lèvres en un pli têtu. « Je veux rester en Tanzanie, avec Moyo et les chameaux. Je veux revoir mon ami Zuri et les religieuses. Et je dois aller au manyata de Walaita, comme Laura le lui avait promis. Je ne peux pas partir pour l’Angleterre », déclara-t-elle en levant le menton d’un air de défi.
Emma lança aux deux hommes un regard en biais. Ni l’un ni l’autre ne répondit : ils s’en tenaient à ce qui avait été convenu, c’était à elle de prendre les choses en main. Elle s’éclaircit la gorge. « Il semble que ta mère ait désigné ton oncle comme ton tuteur légal.
— Je ne veux pas de tuteur.
— Angel, c’est la loi. Les enfants doivent être placés sous la responsabilité d’un adulte. »
Angel sourit, comme si elle venait de marquer un point. « Alors, je veux que ce soit toi, mon tuteur. »
Emma avait du mal à en croire ses oreilles. Mais elle voyait bien, à l’expression de la fillette, que cette déclaration devait être prise au sérieux.
« Je pourrais rester ici, dans le camp, et aider George Lawrence et Ndisi. Tu pourrais nous rendre visite de temps en temps et faire comme si tu étais ma tante, poursuivit Angel d’un ton pressant. Ou bien, je pourrais venir vivre à la station avec toi, Daniel et les chameaux. Ça m’est égal, du moment qu’on ne m’oblige pas à aller en Angleterre. » Elle continua à parler à toute vitesse, comme si elle ne voulait pas leur laisser le temps de répondre. « On pourrait partir en safari tous ensemble. Je vous emmènerais au manyata de Walaita et au village du figuier et chez les Sœurs de la Charité.
— Stop ! Tais-toi un peu et écoute, l’interrompit Emma. Tu ne peux pas rester ici, Angel, ni au camp ni à la station.
— Mais je me rendrais utile ! Je sais cuisiner. Je sais récurer les casseroles. Je sais faire des tas de choses. » Le visage de l’enfant fut parcouru d’un tremblement. Elle parut rapetisser, se recroqueviller sur elle-même. Tout bas, elle reprit : « Tu n’as pas vu ? Je t’ai pourtant montré… »
Emma se mordit la lèvre. Les traits de la fillette étaient décomposés par la déception et quelque chose qui ressemblait à de la peur. « Angel, tu es une petite fille très gentille et très serviable. En fait, tu es même extraordinaire. Mais tu ne comprends pas. Je ne vis pas à la station, je ne suis qu’une visiteuse. » Emma eut l’impression que c’était Daniel qu’elle cherchait à convaincre en même temps – et aussi elle-même, comme si elle n’avait pas encore définitivement rejeté l’idée de rester en Tanzanie. « Je vais bientôt rentrer chez moi. En Australie. »
Angel tressaillit sous l’effet du choc. Quand elle parla enfin, elle paraissait furieuse contre elle-même, pour avoir manqué de jugement. « C’est pour ça que tu ne sais même pas prononcer le nom de Mdogo correctement. Tu ne sais pas ce que ça veut dire. Tu ne parles pas swahili.
— Même si je vivais ici, je ne pourrais pas être ta tutrice, répondit doucement Emma. Il existe des lois à ce sujet. On confie généralement les orphelins à la garde de leur famille proche. » Elle se tut. Le mot « orphelin » semblait déplacé. Il évoquait des images d’enfants vulnérables et sans défense et s’appliquait mal à cette fillette qui avait vécu dans le désert avec les lions et était bien plus débrouillarde que la plupart des adultes. « À défaut de parent proche, on trouverait quelqu’un d’autre pour veiller sur toi. Mais ça ne pourrait en aucun cas être moi, une complète étrangère, même pas mariée. »
Angel tourna son regard vers George, puis vers Daniel et enfin vers Ndisi, pour les contempler d’un air désespéré. Visiblement, elle avait déjà compris qu’aucun d’eux ne serait autorisé à prendre soin d’elle.
Emma éprouva l’impulsion passagère de retirer ce qu’elle venait de dire. Mais elle savait que chacun de ces mots était juste. Aussi reprit-elle, pressée d’en finir au plus vite : « Nous préviendrons la police dès demain. Ton oncle doit être informé que tu as été retrouvée. Nous leur proposerons de te conduire à Malangu après-demain, mais ils préféreront peut-être venir te chercher ici. Dans un cas comme dans l’autre, nous nous assurerons que tu pourras t’arrêter à la station de recherche en chemin, pour voir Mama Kitu et Matata. » La voix lui manqua ; elle se faisait l’impression de torturer Angel. Elle aurait voulu pouvoir s’arrêter là, mais quand elle regarda Daniel et George, ils hochèrent la tête en signe d’encouragement, et elle se contraignit à poursuivre. « Je suis vraiment désolée. Je sais que cela ne te laisse pas beaucoup de temps à passer auprès des lions, ni avec tes chameaux, mais c’est le mieux que nous puissions faire.
— Mais si tu changeais d’avis et si tu ne rentrais pas en Australie, si tu leur disais que tu allais t’occuper de moi…, implora la fillette en s’agrippant des deux mains au bord de la table. Ils t’écouteraient peut-être. On ne sait jamais. Tu pourrais essayer. »
Emma secoua la tête, prenant soudain conscience qu’Angel, malgré sa maturité apparente, était encore très jeune. Elle ne se rendait pas compte de l’énormité de ce qu’elle demandait. La supplier, elle, de devenir sa mère, rien de moins ! Elle s’efforça de prendre un ton compréhensif mais ferme. « Je ne peux pas faire ça. Ce serait totalement impossible. » Écartant les mains, elle ajouta : « D’ailleurs, tu ne me connais même pas. Je suis peut-être une horrible mégère, qu’en sais-tu ? Ça ne tient pas debout. »
Angel se tourna vers Daniel et lui parla dans ce qui devait être, présuma Emma, leur langue commune, le maa.
Daniel écouta, les yeux plissés, avec une expression empreinte de sympathie. Puis il traduisit à l’intention d’Emma : « Elle me demande de vous dire que j’ai affirmé que vous étiez quelqu’un de bien. Que vous avez soigné la chamelle comme si c’était la vôtre. Que Mama Kitu vous adorait. »
Le regard d’Emma passa de Daniel à l’enfant. Une fois de plus, elle eut l’impression que sa réponse leur était destinée à tous deux. Angel lui adressa un sourire d’encouragement.
« Non. Non. Tu ne sais pas à quel point ce que tu attends de moi est irréalisable. Il est hors de question que je m’occupe de toi, même si ton oncle l’acceptait et si les autorités nous donnaient leur accord. Je ne peux pas m’installer ici. Tu devrais me suivre en Australie. Je vis dans un petit appartement au beau milieu d’une grande ville. J’ai un travail important à faire et cela me prend tout mon temps. »
Angel hocha lentement la tête, avec l’air de soupeser cette déclaration. « Ici aussi, il y a un travail important à faire. »
Emma ne put s’empêcher de tourner les yeux vers Daniel. Elle vit qu’Angel l’avait remarqué et comprit que la fillette pensait qu’elle était sur le point de fléchir.
« Tu pourrais changer, poursuivit Angel. On peut tout changer. Autrefois, Laura était une de ces dames qu’on voit dans les safaris, avec plein de vêtements et de bijoux. » À sa façon de parler, on aurait dit qu’il s’agissait du début d’un conte de fées. « Elle est allée dans un village avec un minibus, pour voir des chants et des danses. Elle a aperçu un homme assis devant sa case. Le soleil était brûlant, mais l’homme frissonnait. Il avait mal et il n’avait pas de médicaments. Laura était infirmière et elle savait qu’elle pourrait l’aider. Alors elle n’est pas repartie avec le minibus. Elle est restée là et elle l’a soigné. Elle n’est jamais retournée en Angleterre. » Ouvrant les mains, elle conclut : « Elle a changé de vie, comme ça, en un clin d’œil. » Elle contempla Emma, attendant sa réponse. L’atmosphère parut se tendre d’un coup. Sur le buffet, l’écureuil détala à toutes pattes.
Emma tenta de se représenter ce que serait sa vie si elle suivait l’exemple de Laura. Si elle changeait tout, pas seulement en relevant le défi de travailler ici, mais en acceptant de prendre l’enfant sous sa garde. Combien ce serait étrange et merveilleux. Elle s’imagina répondre « oui ». Ce n’était qu’un simple petit mot, mais elle savait qu’il l’engagerait définitivement. Elle ne pouvait pas donner de faux espoirs à Angel. Ce serait encore pire que de décevoir Daniel et George. La façon dont ces deux défis s’étaient, l’un après l’autre, présentés à elle, lui donnait le sentiment d’être mise à l’épreuve. Brusquement, elle fut prise de frayeur, tant les enjeux étaient élevés. Elle n’était pas certaine de gagner. Possédait-elle le courage nécessaire pour accomplir quelque chose d’aussi considérable, d’aussi étonnant ? Elle était loin d’en être sûre.
Elle scruta le visage d’Angel. La supplication qu’elle lut dans ses beaux yeux bleus lui transperça le cœur. Elle n’arrivait plus à respirer, son souffle restait bloqué dans sa poitrine. Elle dut s’arracher les mots de la gorge et sa voix lui parut âpre et trop forte. « Je ne suis pas comme Laura. Désolée. »
Angel se laissa glisser à terre. Quand elle repoussa sa chaise, un des pieds s’accrocha dans le tapis et le siège bascula, répandant les coussins sur le sol. Elle les contourna avec soin et sortit lentement de la pièce.
Emma se tourna vers George et Daniel ; ils échangèrent des regards atterrés. D’un bond, elle se leva et s’élança à la poursuite d’Angel. Elle la rejoignit à l’endroit où ils avaient dormi la nuit précédente. Moyo et les lionceaux étaient couchés à l’ombre. La lionne dressait la tête, le regard vigilant, comme si elle avait perçu la tension dans l’air.
Angel s’agenouilla parmi les petits. Ils se mirent à la mordiller, désireux de jouer, mais leur mère les chassa d’un coup de patte. Elle pencha sa tête vers l’enfant, son menton effleurant les cheveux blonds. Elles demeurèrent figées dans cette position, pareilles à la statue d’une mère et de son enfant. Le regard de Moyo était rivé sur Emma, flamboyant d’un éclat mordoré.
Il ne restait du feu qu’un petit tas rougeoyant de cendres et des braises. La nuit était tombée, mais la lune n’était pas encore apparue et l’obscurité rendait l’air plus lourd. Emma était assise à côté de Daniel, sur un tabouret bas. Ce n’était pas la chaleur qui l’avait attirée à cet endroit, mais la lueur rosâtre émanant des braises ; cette lumière était la seule note de gaieté dans l’atmosphère lugubre qui s’était abattue sur le campement.
S’emparant d’un bout de bois, elle remua les cendres, tout en repassant dans son esprit les événements de la journée, avec un sentiment d’abattement et de désarroi. L’excitation qu’ils avaient tous ressentie lorsqu’elle avait émis l’hypothèse qu’il existait un lien entre les deux fièvres était vite retombée, dès que s’était posée la question inévitable de sa participation aux futures recherches. Même si Daniel, dans ses paroles ou son attitude, ne lui avait exprimé aucun reproche, elle avait l’impression de l’avoir trahi. Et elle éprouvait la même culpabilité vis-à-vis d’Angel.
Elle leva les yeux en direction de l’enfant endormie près de Moyo, le visage blotti contre le flanc de la lionne, tournant le dos au monde extérieur. La fillette s’était couchée très tôt et George n’avait pas tardé à l’imiter ; apparemment, lui aussi avait hâte de voir ce jour arriver à sa fin. Une nouvelle fois, Emma ne pouvait qu’admirer Angel, pour le courage avec lequel elle s’était efforcée d’accepter la situation. Après s’être retirée pendant quelque temps auprès des lions, elle avait vaillamment repris son rôle d’assistante et travaillé pendant des heures aux côtés de Daniel pour nettoyer consciencieusement l’enclos de Bill et Ben. Mais elle avait accompli sa tâche sans entrain, la mine grave. Et elle s’était tenue à distance d’Emma, en lui préférant ostensiblement la compagnie des hommes et de la lionne. La seule fois où elle s’était approchée d’Emma, ç’avait été pour lui rapporter son sac vert. Elle l’avait tenu caché derrière son dos tandis qu’elle s’avançait vers elle.
« Petite Fille a fait des bêtises, avait-elle annoncé d’un ton anxieux. Elle a trouvé ton sac. »
Elle le lui avait montré. Il y avait des traces de crocs sur le luxueux cuir italien, l’une des poches avait été à moitié arrachée, la sangle toute mâchonnée.
« Il ne manque rien, j’ai vérifié, avait ajouté l’enfant, l’air consterné. Je suis vraiment désolée. Je sais que tu y tiens beaucoup.
— Ce n’est pas grave », avait répondu Emma, la gorge serrée devant la détresse d’Angel. Brusquement, le sac lui avait paru dénué de toute valeur. « Ça n’a aucune importance. »
La fillette avait souri, visiblement soulagée, puis s’était éloignée. Emma s’était remise à balayer les tapis de la salle à manger. Elle avait demandé à Ndisi de lui donner un travail à faire, n’importe lequel, pour échapper aux pensées qui la taraudaient. Mais, en fait, elle n’avait cessé de se récapituler une à une les raisons pour lesquelles il valait mieux qu’Angel soit confiée à la garde de son oncle. Si l’homme avait pu sauter dans le premier avion à destination de la Tanzanie pour venir chercher le corps de sa sœur, cela signifiait qu’il était pour le moins aisé et qu’il serait donc en mesure d’offrir une bonne éducation à sa nièce. Elle pourrait faire du sport, prendre des leçons de musique et partir en vacances comme les autres petits Anglais. Emma avait du mal à se représenter Angel dans un tel univers – ou à voir comment ces distractions pourraient compenser la perte des chameaux, des lions, de son pays natal. Mais la fillette était forte. Elle s’adapterait. Elle survivrait.
Tout en balayant, Emma avait repensé à ce bref instant d’égarement où elle avait envisagé sérieusement de rester ici et d’essayer d’obtenir la garde d’Angel. Elle avait secoué la tête, stupéfaite d’avoir pu nourrir une idée aussi insensée. Si elle avait considéré cette hypothèse ainsi qu’elle le faisait pour toutes celles qui se présentaient à elle – en se servant de sa logique et d’une réflexion rigoureuse –, elle ne s’y serait même pas attardée une seconde. Il y avait des dizaines de raisons qui rendaient la chose impossible. Et l’idée d’abandonner ses propres travaux de recherche pour rejoindre Daniel dans sa station en pleine brousse était tout aussi irréaliste. Elle se sentait comme un nageur qui a failli s’aventurer dans un rapide. Elle aurait pu être emportée par le courant, mais elle avait renoncé juste à temps.
À présent, assise près du feu mourant, elle observait Daniel du coin de l’œil. Les épaules voûtées, il contemplait silencieusement les braises. Elle avait l’impression qu’une faille s’était ouverte entre eux. Il n’y avait pas de motif rationnel à cela – Daniel ne la blâmait pas pour son choix. Mais leur relation ressemblait à un organisme doué d’une vie indépendante, qui réagissait aux événements de manière totalement incontrôlable et imprévisible. Elle chercha un moyen de briser le silence pesant.
« Je vous ai vu discuter avec George en regardant une carte, dit-elle. De quoi parliez-vous ?
— Il me montrait la région qu’il voudrait voir transformer en parc national. Elle s’étend d’ici jusqu’au-delà de la montagne. Il y a un grand lac salé près d’Ol Doinyo Lengaï. Les flamants viennent s’y reproduire et toute la surface se recouvre alors de rose. C’est magnifique. Il y a aussi une cascade dans laquelle on peut nager. Les gens du coin l’appellent “le lieu des deux eaux”, parce que le courant chaud en provenance du volcan rejoint le courant froid arrivant du plateau. Si l’on se tient au milieu, ils vous baignent tous les deux à la fois. » À mesure qu’il parlait, la lumière revenait dans ses yeux et l’animation dans sa voix. « Je crois que les touristes apprécieraient beaucoup cette sensation. Ils pourraient aussi escalader la montagne. Il faut le faire de nuit, quand l’air est plus frais. On arrive au sommet à l’aube et, de là-haut, on contemple le nyika. Tout autour de vous, il n’y a que de la lave durcie, d’un blanc pur. Ce serait une expérience inoubliable pour les visiteurs.
— Ça a l’air extraordinaire, en effet, dit Emma, ravalant les mots qui lui venaient à la bouche : J’aimerais moi-même la vivre…
— La création d’un parc national serait bénéfique pour toute la région. Ce serait une source de revenus pour les habitants. Et si nous arrivons à mettre au point un vaccin contre la fièvre d’Olambo, plus rien ne s’y opposera.
— Quel rapport avec la fièvre d’Olambo ? demanda Emma en fronçant les sourcils.
— Même si le gouvernement acceptait de transformer la zone en parc, personne ne voudra investir dans la construction d’hôtels et de lodges tant que la menace du virus subsistera.
— Pour les touristes, le risque serait pourtant tout à fait minime », objecta-t-elle. Il était extrêmement rare que les étrangers soient infectés par des virus comme ceux d’Ebola ou de Lassa et, quand c’était le cas, il s’agissait presque toujours de médecins, d’infirmières ou de chercheurs comme Susan.
« C’est vrai, mais les touristes craignent certaines choses davantage que d’autres. Tout le monde sait que les accidents de voiture constituent le plus grand danger dans un pays comme le nôtre, mais ce n’est pas cela qui les effraie. Leur plus grande peur, c’est de se faire agresser ou de tomber malades. »
Emma hocha la tête, en repensant à ses propres préparatifs de voyage et à toutes les fournitures médicales qu’elle avait entassées dans son sac. Elle s’était dit sur le moment que c’était parce qu’elle était virologue, spécialisée dans les maladies tropicales, et qu’elle ne connaissait que trop bien les risques. Mais elle comprenait à présent que c’était au contraire la peur de l’inconnu qui l’avait poussée à prendre toutes ces précautions. Les accidents de voiture, il s’en produisait dans son monde à elle et, cette horreur-là, elle pouvait la comprendre. Ce qui l’effrayait, c’était cet endroit sauvage et mystérieux que représentait l’Afrique à ses yeux. Elle promena son regard sur les contours indistincts des cases autour d’elle, la clôture et le paysage au-delà, et se rendit compte qu’elle n’avait plus peur. Ce lieu lui était devenu familier, en l’espace de si peu de jours, et elle n’était plus dans le même état d’esprit. Elle pressentait déjà combien elle le regretterait, quand elle serait loin.
Daniel garda le silence pendant un moment. Quand il reprit la parole, ce fut d’un ton dénué de réel intérêt et elle présuma que c’était uniquement pour relancer la conversation. « Sur quoi allez-vous travailler, à votre retour ?
— Je vais entamer une nouvelle recherche sur les maladies du cerveau chez les personnes âgées. Les souris qui me serviront de sujets d’expérience sont déjà prêtes, elles m’attendent au laboratoire. Je commencerai par elles. Ce sont des souris transgéniques ; elles ne vivent pas très longtemps… » Sa voix s’éteignit. D’habitude, elle devait s’empêcher de s’étendre trop longuement quand elle répondait à une question de ce genre, mais, cette fois, elle avait l’impression d’avoir la tête vide, le cœur engourdi. Elle contempla le feu, regardant les petits nuages de fumée s’élever des braises à mesure que les poches d’air s’ouvraient sous l’effet de la chaleur. Elle s’imagina, de retour à l’institut, discutant des recherches de Daniel avec son chef de laboratoire, peut-être même avec le doyen. La possibilité qu’il existe une immunité croisée et une interaction entre les deux fièvres susciterait certainement leur plus vif intérêt – ainsi que la perspective des bénéfices que l’institut pourrait en retirer s’il trouvait un moyen de revendiquer une part des travaux. Mais, en fin de compte, ils parleraient tous du problème de la fièvre d’Olambo en Tanzanie de la même façon clinique dont ils discutaient de la dengue en Thaïlande ou du virus Ebola au Zaïre. Emma savait qu’elle ne réussirait jamais à leur faire comprendre le lien particulier qui l’unissait désormais à ce pays – et au chercheur vétérinaire Daniel Oldeani.
Elle se tourna vers lui. Des mots lui montèrent aux lèvres et elle n’essaya pas de les refouler. « Je n’oublierai jamais les jours passés ici. Ç’a été l’expérience la plus étonnante de ma vie. Je chérirai à jamais ces souvenirs. » Le regardant au fond des yeux, elle ajouta : « Je ne vous oublierai jamais. »
Daniel sourit, l’air partagé entre la tristesse et la joie que lui causaient ces mots. « Moi non plus, je ne vous oublierai jamais. »
Elle songea à lui dire qu’elle reviendrait peut-être, à titre purement professionnel, pour l’aider à démarrer les recherches ou rédiger un rapport sur leur progression. Mais elle savait que, dès qu’elle aurait regagné son propre monde, le sortilège qui les attachait l’un à l’autre serait rompu. Ce qu’ils partageaient en ce moment serait aussi dénué de substance qu’un rêve.
Daniel ramassa le bout de bois avec lequel Emma jouait un peu plus tôt et le jeta dans le feu. En silence, ils regardèrent les flammes ronger l’écorce, puis dévorer le bois.
Finalement, le bâton se brisa en deux et tomba dans les cendres.
1. Maladie infectieuse des chevaux et des vaches, proche du virus de la variole et transmissible à l’homme.