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Avec des gestes lents et précautionneux, Angel sortit le sac bourré à craquer du fût d’essence vide. L’odeur de terre de la toile de jute, mêlée à un vague relent de diesel, s’éleva jusqu’à elle tandis qu’elle hissait ce chargement sur son dos. Haut dans le ciel, la lune la baignait de sa lumière crue à l’éclat argenté. En se dirigeant vers le portail, elle buta contre un tas de palmes séchées et les feuilles produisirent un bruissement sonore. Elle se figea et jeta un regard en direction des trois lits de camp derrière elle. Personne ne semblait avoir entendu. Elle regarda les lionceaux, endormis en un tas dont elle venait de s’extraire quelques minutes plus tôt. Eux non plus n’avaient pas bougé. Avec un soupir de soulagement, elle observa Moyo. Les yeux de la lionne brillaient dans le clair de lune. Silencieusement, à pas de velours, elle suivit Angel jusqu’à la grille.

Angel resserra sa main sur la clé et le métal s’enfonça douloureusement dans sa chair. Elle savait que si elle la laissait tomber, elle aurait du mal à retrouver l’objet en laiton terni parmi les ombres denses projetées par les arbres. Non sans malaise, elle se dit qu’elle ne pourrait pas aller remettre la clé sur le crochet auquel Ndisi l’avait suspendue, après qu’elle l’avait aidé à verrouiller les portes le soir venu. Le mieux serait encore de la laisser dans la serrure, afin qu’il la retrouve au matin.

Sa respiration s’accéléra. Au matin, elle serait déjà bien loin du camp. Au lever du jour, elle aurait disparu, tout comme les animaux nocturnes qui s’agitaient et murmuraient dans l’obscurité, puis s’évanouissaient sans laisser de traces.

Il lui fallut un certain temps pour déverrouiller le portail, ôter le cadenas et le raccrocher à la chaîne, en veillant à ne pas faire tinter le métal. Les vantaux étaient hauts et lourds. S’arc-boutant de tout son poids contre l’un d’eux, elle réussit à grand-peine à le faire bouger de quelques centimètres. Quand l’ouverture fut assez large pour qu’elle puisse s’y glisser, elle posa le sac, puis se tourna vers Moyo.

Passant ses deux bras autour du cou de la lionne, elle chuchota, en effleurant le pelage de ses lèvres : « Au revoir. On se retrouvera, je te le promets. »

Elle s’accrocha à elle, comme pour absorber la chaleur de son sang, la puissance de ses muscles, les communiquer à son corps frêle. Puis elle se releva, ses doigts s’attardant dans la fourrure pour en éprouver une dernière fois la douceur.

Moyo poussa une sorte de plainte aiguë, pareille au vent passant sur les plaines. Puis elle alla s’interposer entre Angel et la porte, en secouant la tête d’un air indécis, comme si elle se demandait si elle devait ou non la laisser partir. Finalement, elle s’écarta pour lui livrer passage.

Angel plongea brièvement ses yeux dans les prunelles d’or, puis les détourna respectueusement. Elle lança un ultime regard aux trois formes endormies sur les lits de toile, puis aux trois lionceaux pelotonnés les uns contre les autres en une masse indistincte.

Au revoir, Garçon. Au revoir, Petite Fille. Au revoir, Mdogo.

Elle se tendit en apercevant le contour d’une tête ronde qui se redressait. Un instant plus tard, l’un des lionceaux trottinait vers elle. Avec un violent pincement de cœur, elle reconnut Mdogo. Oh, comme elle aurait voulu s’accroupir et lui ouvrir les bras ! Elle avait l’impression de sentir déjà le chatouillis de ses moustaches sur sa joue, le baiser rude de sa langue râpeuse…

Rapidement, elle jeta le sac sur son épaule et franchit le portail. Elle le referma ensuite derrière elle, en le poussant de toutes ses forces. Si elle laissait Mdogo la rejoindre, elle serait incapable de partir, elle le savait.

Elle s’éloigna, s’interdisant de se retourner. Mais elle sentait sur elle les regards de Moyo et Mdogo. Le petit se mit à gémir. Un son plaintif qui ressemblait à une prière désespérée, des mains implorantes tendues vers elle, la suppliant de revenir.

 

Le clair de lune faisait miroiter les surfaces anguleuses des pierres et dessinait sur le sable des ombres couleur d’encre. Sa lumière irréelle soulignait impitoyablement les moindres détails du paysage, tout en l’embellissant cependant, de manière inexplicable. Angel avançait d’un pas vif, le sac heurtant son dos à chaque pas. Elle sentait la paroi dure de la marmite en terre, dans le fond, et celles des deux gourdes remplies d’eau. Un léger clapotis accompagnait sa marche, ainsi qu’un cliquetis d’allumettes s’entrechoquant dans leur boîte, qui lui faisait penser à un trottinement de souris. Elle se représenta le sac de riz qu’elle avait emporté et les haricots secs enveloppés dans de la toile. Elle aurait aimé prendre aussi quelques bananes, mais avait estimé en fin de compte qu’elles seraient trop lourdes. Le seul luxe qu’elle s’était autorisé, c’était une patate douce. Toutefois, son chargement n’en était pas moins pesant. En plus de l’eau et de la nourriture, elle avait pris ses sandales et une photo encadrée de Moyo quand elle était petite. Elle l’avait décrochée subrepticement du mur de la salle à manger, en se disant que ce n’était qu’un emprunt et que George Lawrence, lui, aurait toujours sous ses yeux la lionne en chair et en os.

Elle imagina les habitants du campement à leur réveil. Leurs voix pressantes, leurs visages anxieux. Ils se lanceraient à sa recherche, mais, en partant, elle s’était dirigée tout droit vers un affleurement rocheux, de sorte qu’ils ne trouveraient aucune empreinte de pas. Le remords l’assaillit. Ils s’étaient tous montrés si gentils envers elle ! L’un après l’autre, ils apparurent à son esprit : George Lawrence, qui ressemblait à un grand-père comme on en voit dans les livres d’images, avec ses cheveux blancs et sa pipe ; Daniel le Massaï, qui avait participé à ses jeux avec Moyo et les lionceaux et lui avait parlé en maa pour qu’elle se sente plus à l’aise. Ndisi, qui n’apprendrait jamais à tricoter sans son aide.

Et Emma.

Quand elle pensait à la jeune femme, son sentiment de culpabilité s’atténuait. C’était à cause d’elle qu’Angel était obligée de s’enfuir. Elle se rappelait encore la façon brutale dont Emma avait répondu : Je ne suis pas comme Laura. Désolée.

Les yeux fixés sur le flanc de la colline en face d’elle, Angel accéléra l’allure, avec une détermination accrue. Emma avait refusé de l’aider. Elle se débrouillerait toute seule. Elle repassa dans sa mémoire les renseignements qu’elle avait glanés auprès de Ndisi. Lorsqu’elle lui avait demandé où se trouvait la station de Daniel, d’un air désinvolte, comme si cela ne l’intéressait pas vraiment, il avait montré le sommet arrondi d’une colline, par-delà l’escarpement qui se dressait derrière le campement. La colline, longue et basse, évoquait la forme d’un lion tapi sur l’horizon.

Elle est située de l’autre côté de cette deuxième colline. La route est très longue, parce qu’elle contourne les montagnes. Mais si tu pouvais voler comme un oiseau, tu y serais très vite.

Angel se rembrunit. Elle n’était pas un oiseau, mais une petite fille portant une lourde charge. Elle changea son sac d’épaule et poursuivit sa route. En promenant son regard autour d’elle, sur les maigres broussailles, les herbes clairsemées, elle ne discernait aucun mouvement, aucun signe trahissant la présence d’un animal à l’affût. Marcher toute seule la nuit ne l’effrayait pas : après avoir vécu avec les lions, elle n’avait plus vraiment peur des animaux sauvages. Mais sans les lionceaux glapissant autour de ses chevilles, sans Moyo marchant devant elle, ondulant des hanches, balançant la queue, elle éprouvait un profond sentiment de solitude.

Bientôt, se dit-elle, elle allait retrouver Mama Kitu. Elle s’imagina poursuivant son voyage confortablement installée sur le dos de la chamelle, les sacs de selle bien attachés de chaque côté, Matata trottant derrière elles. Elle n’aurait alors plus rien à redouter – ni la faim, ni la soif, ni la solitude. Quand elle traverserait le désert, elle pourrait de nouveau goûter au lait riche et doux que Mama Kitu était toujours disposée à lui offrir.

 

Le poids du sac lui entaillait l’épaule, mordant sa chair comme s’il voulait la ronger jusqu’à l’os. L’autre épaule était déjà meurtrie. Angel essaya de porter son fardeau sur sa tête, mais le sac n’était pas assez rempli et ses bords s’affaissaient, lui tombant sur les yeux. Elle avait l’impression de marcher depuis une éternité, pourtant elle n’avait pas encore atteint le sommet de la première colline.

Après l’avoir franchi à grand-peine, elle s’arrêta et poussa un soupir de soulagement. Essuyant la sueur qui ruisselait sur son visage, elle contempla la colline en forme de lion dans le lointain et demeura bouche bée, frappée de consternation. En dessous d’elle s’étendait une vaste plaine, un patchwork d’argent et de gris se prolongeant à l’infini. La colline était bien plus éloignée qu’elle ne lui avait paru, vue du campement. Elle la contempla un long moment, comme hébétée. Un instant, elle envisagea de faire demi-tour. Si elle se dépêchait, personne ne s’apercevrait même de son absence. Mais c’était sa seule chance d’échapper au sort qu’on lui avait choisi, elle le savait.

Tu es une fille obstinée, se rappela-t-elle. C’était vrai. Laura le lui avait souvent répété. Angel chercha au plus profond d’elle-même ce sentiment si fort dont parlait sa maman. Elle l’imagina grandissant peu à peu, comme une flamme sous l’effet du souffle. Les religieuses aussi lui disaient qu’elle était têtue, que, quand elle s’était mis une idée en tête, elle ne renonçait jamais. En reprenant sa marche, pour se donner du courage, elle se répéta silencieusement ces mots, comme une incantation.

Ne renonce jamais. Jamais.