Emma contempla le ciel au-dessus d’elle, un océan bleu foncé où flottait une gigantesque lune jaune. Elle écouta la nuit, en se demandant ce qui l’avait tirée du sommeil. Hormis le léger ronflement de George à côté d’elle, un profond silence régnait. C’est alors qu’elle entendit un son étrange, une sorte de rire sauvage et démentiel, émanant de l’extérieur du camp. Une hyène, pensa-t-elle. On prétendait que leur cri ressemblait à un ricanement. Elle jeta un coup d’œil en direction de Daniel et George. Ils continuaient tous deux à dormir paisiblement. Elle se tourna ensuite vers Angel – et se redressa sur son lit de toile, instantanément en alerte. Là où la fillette était tout à l’heure étendue, elle ne voyait plus que deux lionceaux, étroitement blottis l’un contre l’autre. Aucun signe d’Angel, de Moyo, ni du troisième petit. Elle consulta sa montre. Il était un peu plus de trois heures du matin. Inutile de donner l’alarme ; elle savait qu’ils étaient en sécurité dans le camp. Elle descendit de sa couchette en essayant de ne pas faire de bruit. Puis elle glissa ses pieds dans ses chaussures et noua ses lacets.
Elle s’avança d’un pas rapide sur le sol baigné de lune en promenant son regard autour d’elle, le mouvement de ses jambes faisant bruire la soie de son pyjama. Elle ne tarda pas à apercevoir, près du portail, la forme massive de la lionne. Assise devant la clôture, la tête levée, Moyo regardait fixement à travers le grillage. Le lionceau se tenait à côté d’elle, dans la même attitude vigilante. Mais Angel n’était pas avec eux.
Tout en se précipitant vers eux, Emma essaya de voir ce qui captait l’attention de la lionne, dont les yeux semblaient rivés sur le sommet de la colline surplombant le campement.
Quand elle se retrouva à côté de la lionne, elle s’arrêta net et un frisson de peur lui hérissa la peau. Dans le clair de lune, le félin lui paraissait soudain moins familier, intimidant. Son regard, toujours attaché à la colline, semblait féroce, sa force menaçante. Emma était sur le point de battre prudemment en retraite quand Moyo tourna brusquement la tête vers elle. Du bout de son museau, elle lui donna un coup dans l’épaule, en un geste pressant, impatient. Un grondement sortit du fond de sa gorge et Emma comprit qu’elle était inquiète et que sa présence la soulageait.
Timidement, elle se hasarda à scruter les grands yeux brillants dont la couleur dorée prenait dans la clarté lunaire des reflets verts. La lionne ne parut pas s’en offusquer. Leurs regards se rencontrèrent et il apparut soudain à l’esprit d’Emma que ce n’était pas le cri d’une hyène qui l’avait éveillée. Moyo l’avait appelée et elle l’avait entendue. Elle tressaillit sous l’effet du choc et fixa sur la lionne un regard abasourdi. Puis celle-ci la poussa de nouveau.
S’arrachant à sa stupeur, Emma examina le portail et constata aussitôt que les vantaux n’étaient plus fermés par la chaîne et qu’une clé était fichée dans le cadenas. Elle repéra ensuite dans le sable mou les empreintes des petits pieds d’Angel, s’éloignant du campement pour devenir rapidement impossibles à discerner sur le sol plus dur.
« Où est-elle ? » murmura Emma.
Plissant les paupières, elle regarda au loin, dans la même direction que la lionne un peu plus tôt. Tout là-bas, à peine visible sur le ciel gris-noir, elle distingua une mince colonne de fumée, montant tout droit dans l’air nocturne et immobile, juste derrière le sommet de la colline.
Emma observa longuement la fumée. De l’endroit où elle se trouvait, elle ne voyait pas le feu, mais elle imagina Angel assise toute seule dans le noir, alimentant les flammes de ses petites mains en y jetant des brindilles. Les questions se bousculaient dans sa tête, mais elle ne les laissa pas s’y attarder et courut vers son lit pour récupérer ses vêtements. Une partie d’elle-même lui criait qu’elle devait réveiller ses compagnons, que c’était téméraire de partir seule à la recherche de la fillette. Mais elle avait conscience que c’était elle que Moyo avait choisie pour cette mission. La lionne n’aurait eu aucun mal à réveiller George, si elle l’avait voulu.
Elle n’avait pas fini de boutonner sa chemise quand elle retourna auprès de Moyo. Elle ouvrit un vantail, puis attendit un instant, pour voir si la lionne allait la suivre. Moyo recula, lui indiquant qu’elle préférait rester avec ses petits, mais elle émit un doux petit cri d’encouragement. Emma referma le portail derrière elle et se mit en marche vers la colline.
Elle avançait d’un pas vif, n’ayant aucun mal à trouver son chemin à la lumière étincelante de la lune. Elle était au mieux de sa forme, grâce à sa fréquentation assidue de la salle de gymnastique. Angel devait l’être également, mais ses jambes étaient beaucoup plus petites. Emma présumait que la fillette avait dû partir deux ou trois heures plus tôt et elle se demandait pourquoi la lionne avait tant tardé à la prévenir. Peut-être n’arrivait-elle pas à décider si elle devait ou non intervenir. Peut-être était-ce l’apparition de la fumée dans le ciel qui l’avait alarmée. Mais Moyo n’était qu’un animal, se rappela-t-elle. Elle n’était pas capable de tenir un tel raisonnement. Et pourtant, ce qu’elle avait vu de ses propres yeux contredisait l’opinion communément admise. Moyo était indéniablement capable d’avoir des pensées abstraites et de se représenter le futur. En fait, Emma était à présent persuadée que George avait raison : la lionne était dotée d’un sixième sens que les hommes n’avaient jamais possédé, ou qu’ils avaient perdu quelque part en chemin, durant le long parcours de l’évolution.
Elle progressait à une allure régulière, sans perdre de vue le panache de fumée. Quand elle ne fut plus très loin du sommet de la colline, elle s’arrêta pour reprendre haleine et ralentir un peu son rythme cardiaque. Elle pouvait sentir à présent l’odeur du feu de bois, voir des étincelles rouges tournoyer dans le courant d’air créé par la chaleur.
L’angoisse lui étreignit le cœur. Elle n’avait pas préparé ce qu’elle allait dire ou faire. Devait-elle tenter de raisonner l’enfant et de la convaincre de revenir au camp ? La ramènerait-elle de force si cela se révélait nécessaire ? Elle ne savait vraiment pas pourquoi elle était venue. Elle avait le sentiment de n’avoir rien d’utile à offrir. Elle savait seulement qu’elle devait être ici – elle, et personne d’autre.
Enfin, elle atteignit la crête rocailleuse et marqua une pause, regardant le feu à quelques mètres d’elle. Angel était agenouillée devant les flammes qui éclairaient son visage d’une lueur rosée. Sous le clair de lune, ses cheveux blonds semblaient eux-mêmes répandre une lumière argentée.
Comme si elle avait senti la présence d’Emma, Angel releva la tête. Elle la contempla sans rien dire. L’éclat dans ses yeux bleus s’était éteint.
Emma s’approcha du feu.
« Ma marmite s’est cassée. » La voix d’Angel avait elle aussi perdu sa vivacité. Montrant un tas de tessons de poterie – des fragments incurvés ressemblant à d’étranges pétales aux bords tranchants – elle ajouta : « Je ne peux plus partir, maintenant. Je ne pourrais pas faire cuire le riz ni les haricots. »
Près des débris, Emma aperçut un vieux sac de jute au fond déchiré. Le trou béant laissait voir une calebasse et un paquet enveloppé dans une étoffe.
« Le sac n’était pas assez solide. Il était usé. Je l’ai pris sans faire attention à ça, reprit Angel en fixant le feu d’un air dépité.
— Puis-je m’asseoir près de toi ? lui demanda Emma.
— Si tu veux », répondit la fillette en haussant les épaules.
Emma ramassa une large pierre plate, la plaça à côté d’Angel et s’y assit, jambes croisées devant elle. Du coin de l’œil, elle épiait l’enfant.
Au moyen d’un bâton, Angel remua une masse noircie posée sur les braises et la retourna d’un geste preste.
« Est-ce qu’il y a des patates douces, en Angleterre ? s’enquit-elle d’une voix où l’on ne décelait aucune trace de curiosité, seulement de la résignation.
— Je le crois. Nous en mangeons aussi, en Australie. Mais leur chair est orange, pas blanche comme celle des patates d’ici. »
Angel hocha la tête, comme si cette réponse ne faisait que confirmer ses soupçons. Elle arrangea le feu, remettant en place les brindilles qui avaient échappé aux flammes. Le foyer avait été préparé dans les règles de l’art, ainsi que le remarqua Emma, les bouts de bois empilés en pyramide. En voyant la fillette recouvrir la patate de braises, elle comprit ce qui se déroulait sous ses yeux. C’était pour Angel son dernier repas africain, une sorte de rite. Une façon de dire adieu à sa vie en Tanzanie.
Assises côte à côte, elles contemplèrent le feu. Le silence semblait lourd de pensées non partagées.
Ce fut Emma qui le rompit, en demandant d’une voix douce : « Où comptais-tu aller ? »
Angel se tourna vers la longue colline basse dans le lointain. « Là-bas, à la station. Je voulais aller chercher Mama Kitu et Matata. Ensuite, je serais allée au manyata de Walaita, poursuivit-elle en montrant la montagne de Dieu. Son frère est le chef du village. C’est quelqu’un de très important. Il aurait pu les empêcher de m’envoyer en Angleterre. J’étais auprès de sa sœur, quand elle est morte. J’ai aidé maman à la soigner. » L’enfant reporta son regard sur Emma et une lueur flamboya brièvement dans ses prunelles. « Il m’aurait aidée. Je sais qu’il l’aurait fait. »
Emma demeura muette, songeant au courage qu’il fallait pour se lancer seule dans une telle aventure, même pour un adulte.
« Mais le sac s’est déchiré et la marmite s’est brisée, reprit Angel, un tremblement dans la voix. Et de toute façon, la station est beaucoup trop loin. »
Emma contempla les épaules affaissées, le visage défait de l’enfant. Elle tendit une main vers elle, puis la laissa retomber. Sa poitrine se gonfla de chagrin. Quand elle parla, les mots jaillirent tout droit de son cœur. « Oh, Angel, tu n’es encore qu’une petite fille. Tu n’es pas obligée de te montrer tout le temps aussi courageuse, aussi forte. »
Angel se tourna vers elle d’un mouvement brusque. « Si, j’y suis obligée ! Je dois me montrer courageuse parce que Laura est morte. » Elle prononça ces mots d’une voix véhémente et sonore. « Je suis toute seule. Je n’ai plus de maman. » Sa voix s’affaiblit, parut s’étrangler dans sa gorge. C’est à peine si Emma perçut la phrase qui suivit. « Tu ne sais pas ce que c’est. »
La fillette remonta ses genoux contre sa poitrine et les entoura de ses bras, puis enfouit son visage entre eux.
« Si, je sais, répondit Emma à voix basse. Je sais très bien ce que c’est. »
Les épaules d’Angel se raidirent sous l’effet de la surprise. Lentement, elle redressa la tête et dévisagea Emma, le regard empli de questions.
« J’avais le même âge que toi quand ma mère est morte. Elle s’appelait Susan. Elle travaillait à la station de recherche sur la fièvre d’Olambo. Elle a attrapé le virus.
— Tu étais avec elle là-bas ? » demanda Angel, en la fixant intensément.
Emma secoua la tête. « Non, j’étais en Amérique. J’attendais son retour pour fêter mon anniversaire. Des hommes de son bureau sont venus annoncer la nouvelle à mon père. Pendant longtemps, je n’ai pas vraiment cru à sa mort. Je pensais que, si je pouvais venir ici, en Tanzanie, pour la chercher, je finirais par la retrouver. Mais à la fin, j’ai été bien obligée d’admettre qu’elle ne reviendrait jamais. »
En s’entendant parler, Emma fut étonnée par le ton tranquille de sa propre voix.
« Elle te manquait ? » La voix d’Angel se fêla. Des larmes brillèrent dans ses yeux. « Laura me manque. Elle me manque tellement… »
Elle commença à pleurer tout bas, en faisant entendre une espèce de petit miaulement évoquant celui des lionceaux. Peu à peu, le son s’éleva, s’amplifia, pour se transformer en un gémissement sonore. Les pleurs ruisselèrent sur son visage, scintillant dans la lumière de la lune. Elle ne chercha pas à les essuyer et les laissa s’écraser sur ses genoux. Quand elle parla de nouveau, ce fut comme si on lui arrachait les mots de la gorge. « J’ai besoin de ma maman. Je veux qu’elle revienne. »
Emma en eut le souffle coupé, la sensation d’avoir reçu un coup en pleine poitrine. Des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux. « Je sais. Je sais. » En voyant le chagrin de la fillette, en l’entendant gémir, elle sentit quelque chose se rompre en elle. Elle était redevenue une enfant apeurée et anéantie par la mort de sa mère. La douleur la submergea, déborda en longs sanglots frémissants. « Moi aussi, ma maman me manque toujours. Je voudrais la voir revenir. » Les flammes n’étaient plus qu’une brume pourpre dansant devant ses yeux. Plus rien n’existait que la tristesse et le sentiment d’abandon – ils l’enveloppaient, l’étouffaient.
Une main vint se poser sur son bras. Emma tourna la tête pour regarder la petite forme pâle. Sa propre main alla la recouvrir, l’enserrer. Puis elle ouvrit les bras et attira l’enfant à elle. Le corps menu, toujours secoué de sanglots, s’abattit contre le sien. Emma pressa ses lèvres gonflées par les larmes contre la chevelure soyeuse. Sa poitrine se soulevait au même rythme saccadé que les épaules de l’enfant.
Elles pleurèrent ensemble, sans pouvoir s’arrêter, la peine de l’une alimentant celle de l’autre. À mesure que le temps passait – un temps très long, si on le mesurait à la descente progressive de la lune vers l’horizon, au feu mourant –, elles finirent cependant par s’apaiser toutes deux.
Angel s’essuya les yeux et le nez contre sa manche et se pencha pour récupérer son bâton.
« Est-ce que tu as faim, Emma ? » s’enquit-elle. Comme si la tempête qui venait de la dévaster était passée, elle semblait tout à coup parfaitement calme maintenant.
« Non. Oui… Je ne sais pas, répondit Emma en souriant.
— Je suis sûre que ça va te plaire », dit la fillette en penchant la tête de côté.
Plongeant la main dans la bourse attachée à sa ceinture, elle en sortit un canif. Le front plissé par la concentration, elle ouvrit la lame et la nettoya dans un pli de sa tunique. Emma eut le sentiment que l’enfant recourait d’instinct aux mots et aux gestes de la vie quotidienne, pour conserver des repères au long d’un voyage qui l’avait emmenée bien au-delà des limites de la carte, dans un territoire totalement inconnu. Emma, elle aussi, se sentait perdue et elle ne savait plus très bien où elle en était. Comme l’enfant, elle éprouvait le besoin de se rassurer en s’accrochant à un semblant de normalité. « D’accord. Oui. Je vais en prendre un peu. »
À l’aide du bâton, Angel extirpa la patate douce de sous les cendres, puis coupa en deux la masse noircie, exposant la chair blanche cachée sous une épaisse couche charbonneuse.
« Fais attention à ne pas te brûler la langue, recommanda-t-elle à Emma en lui tendant une des moitiés.
— Je serai prudente. Merci.
— Asante, corrigea la fillette. Tu sais, tu devrais apprendre un peu de swahili, même si tu n’es plus en Tanzanie pour très longtemps.
— Asante, répéta Emma.
— Et maintenant, par politesse, je dois te répondre : Si neno.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— “Pas de paroles”. C’est une façon de dire que tu n’as pas à me remercier, expliqua Angel, avant d’ajouter en souriant : Mais, bien entendu, tu dois le faire, pour te montrer polie. » Montrant la patate dans la main d’Emma, elle l’encouragea : « Vas-y, goûte. »
Emma détacha un gros morceau de pulpe blanche à l’aide de son doigt et le porta à sa bouche. C’était doux et ferme, avec un petit goût de fumée. « C’est délicieux. Cuit à la perfection. »
Angel hocha la tête d’un air fier. Puis elle se mit à mâcher sa part, se noircissant les lèvres de charbon de bois.
Derrière elle, la lune perdait peu à peu son éclat à mesure que le ciel pâlissait.