Côte à côte, Emma et Angel descendirent le flanc de la colline. Le bruit de leurs pas ne résonnait pas sur le même tempo, car la foulée de la femme était nettement plus longue que celle de l’enfant. Elles avaient vidé les gourdes et répandu le riz et les haricots sur le sol, à l’intention des animaux ; le sac n’était plus qu’un petit paquet presque vide sous le bras d’Emma.
Le ciel se teinta de rose comme les premiers rayons du soleil pointaient à l’horizon.
Tandis qu’elles se frayaient un passage entre les rochers et les buissons, Emma contempla le campement en dessous d’elles. Dans la lumière naissante, on distinguait nettement le contour des huttes, les enclos des lions et la palissade tout autour. Vu d’en haut, l’endroit paraissait minuscule, les constructions bien fragiles. Elle avait l’impression d’être une géante, en comparaison. Mais ce n’était pas seulement une question de perspective, comprit-elle soudain. Au cours des heures passées devant le feu en compagnie d’Angel, elle s’était libérée du poids qui l’accablait. Elle avait l’impression de pouvoir enfin se redresser de toute sa taille, de pouvoir respirer plus profondément. Elle se sentait plus forte et plus libre.
La main d’Angel chercha la sienne et la serra doucement. Elles continuèrent d’avancer sans se presser. Dès que la moindre chose captait les yeux de l’enfant – une minuscule fleur rose tapie sous une pierre ; un scarabée faisant rouler une boulette de bouse sur un rocher ; une plume grise effilée –, elle s’arrêtait pour l’examiner. Parfois, son regard croisait celui d’Emma et elle lui souriait. Elle aussi paraissait soulagée d’un fardeau, comme si elle avait renoncé à essayer de maîtriser l’avenir. Mais il n’y avait plus trace sur son visage de cette détresse qu’Emma y avait lue en arrivant près du feu ; il lui fallut toutefois un certain temps pour identifier le sentiment qui lui avait succédé. Et tout à coup, elle sut : c’était la confiance. Angel avait décidé de s’en remettre aux adultes pour régler les problèmes qui la dépassaient. Elle était redevenue une enfant.
La démarche d’Emma se fit hésitante quand elle prit conscience de ce que cela signifiait. Quelqu’un d’autre devait à présent assumer le rôle auquel Angel avait renoncé. Tout comme les lionceaux avaient besoin de la lionne, Angel avait besoin de quelqu’un pour la protéger, l’aimer, la guider. Emma sentait la chaleur de la petite main blottie au creux de la sienne. Tout au fond d’elle-même, l’évidence se fit jour peu à peu avant de s’imposer enfin à sa conscience. C’était elle. Qu’elle ait été choisie par Angel, par Moyo, par quelque force ancienne issue du cœur de l’Afrique, ou qu’il ne s’agisse que d’un simple concours de circonstances, le résultat était le même.
Tu peux tout changer.
Elle continua à marcher, ses pieds trouvant d’instinct le meilleur chemin, tandis que les pensées s’emballaient dans sa tête, franchissant un à un les obstacles. Elle se rappela les arguments qu’elle avait opposés à Angel au sujet de la tutelle. Rien n’indiquait qu’elle soit en position de décider de l’avenir de la fillette. Et qu’en était-il de Daniel ? Si elle perdait Angel et si le projet de recherche n’aboutissait à rien, désirerait-elle quand même rester ici, rien que pour être près de lui ? Elle le connaissait à peine. Même s’il semblait parfait, il devait cependant posséder au moins quelques-uns des défauts humains habituels. Elle ignorait totalement ce qu’il adviendrait une fois qu’ils auraient passé un peu plus de temps ensemble, ou comment ils réagiraient en cas de conflit. D’ailleurs, elle ne savait même pas quels étaient les sentiments exacts de Daniel à son égard. Elle croyait qu’il éprouvait de l’attirance pour elle, qu’il appréciait sa compagnie, mais cela ne signifiait pas nécessairement qu’il souhaitait passer sa vie avec elle. Cette idée lui fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Il n’y avait aucune réponse à toutes ces questions. Ses pensées et ses émotions s’entremêlaient. Il lui était impossible de les séparer, de les analyser, de les remettre en ordre.
Elle ralentit l’allure et leva les yeux vers l’horizon, où la sphère dorée du soleil était maintenant entièrement apparue. Les acacias dessinaient contre le ciel des silhouettes floues. En se représentant la course inexorable de l’astre au long de la journée, Emma eut le sentiment que le reste de son voyage se déroulerait de la même manière : elle ne pouvait pas le contrôler. Son avenir était aux mains de ces mêmes forces qui l’avaient conduite jusqu’ici, celles qui avaient décidé qu’elle se retrouverait au sommet de cette colline, avec l’enfant d’une autre à côté d’elle, et non dans la salle à manger du Serengeti Lodge, en train de terminer un petit déjeuner copieux avant de partir pour un safari matinal.
Elle s’immobilisa soudain.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Angel, s’arrêtant à son tour.
— Rien », répondit Emma. Elle s’accroupit pour se mettre au niveau de l’enfant. Ses yeux étaient rouges et brûlants d’avoir trop pleuré, mais ceux d’Angel étaient clairs et brillants. Tendant la main, elle lui caressa la joue du bout des doigts. « Angel, poursuivit-elle lentement. Je sais que je t’ai dit que je ne pouvais pas rester en Afrique. Mais j’ai changé d’avis. »
La fillette écarquilla les yeux comme si elle hésitait à comprendre le sens de cette déclaration. « J’ai décidé de demander aux autorités de me confier ta garde. Je ne sais pas si ma demande sera acceptée. Mais je vais essayer. »
Angel retint son souffle. Emma vit les émotions se succéder sur son visage, comme les ondulations à la surface de l’eau, tandis qu’elle réfléchissait. « Est-ce que ça veut dire que tu m’aimes bien ? »
Emma sentit de nouvelles larmes lui piquer les yeux. « Oui, Angel, je t’aime bien. Je t’aime énormément.
— Moi aussi, je t’aime bien », répondit l’enfant, avec un large sourire.
Incapable de parler, Emma se contenta de lui sourire en retour, de ses lèvres tremblantes.
Elles reprirent leur route, réchauffant leur visage aux rayons du soleil levant.
Quand elles approchèrent du campement, Angel tendit le doigt. « Daniel est là. Et Moyo aussi. Tu les vois ? s’enquit-elle en levant les yeux vers Emma.
— Oui », répondit-elle, le regard rivé sur l’homme et la lionne attendant près du portail.
La fillette s’élança vers eux et s’arrêta pour saluer Daniel avant de se jeter au cou de Moyo. Puis elle fila vers les habitations, visiblement pressée de retrouver les lionceaux.
Daniel demeura où il était, une main posée sur l’épaule de la lionne. Son visage était creusé par l’anxiété. Quand Emma le rejoignit, il fixa sur elle un regard interrogateur.
« Elle s’était enfuie, expliqua-t-elle. Je suis partie à sa recherche. »
Il hocha lentement la tête, en la dévisageant intensément. Puis son expression s’éclaira, comme s’il avait pu lire, à travers ses yeux rougis, l’extraordinaire métamorphose qui s’était opérée en elle. Emma eut le sentiment qu’il n’était pas nécessaire, dans l’immédiat, de lui expliquer ce qui s’était passé.
« Je veux rester ici, annonça-t-elle simplement. Angel a besoin de moi. Et je souhaite m’occuper d’elle. Je n’ai pas envie de la perdre. » Elle s’interrompit pour reprendre sa respiration avant d’ajouter : « Je n’ai pas non plus envie de vous perdre. »
Il la contempla pendant un long moment. Puis il sourit, le regard brillant. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui. Elle enfouit son visage dans la peau tendre de son cou et sentit sous ses doigts ses épaules robustes. Elle respira son odeur de miel et de feu de bois. Fermant les yeux, elle laissa la joie la submerger, balayant tous ses doutes.