19

Assise à la table de la salle à manger, la tête penchée sur le sac à bandoulière, Emma s’évertuait à réparer les dégâts infligés par la petite lionne. Le cuir était fin et souple, et l’aiguille fournie par Ndisi, trop grosse et émoussée. Néanmoins, Emma avait réussi à recoudre ensemble les deux morceaux de la courroie et elle s’attaquait maintenant à la poche latérale déchirée. Elle avait beau essayer de s’absorber dans sa tâche, ses pensées revenaient sans cesse à Angel et aux incertitudes concernant son avenir. Tout en enfonçant à grand-peine l’aiguille dans le cuir, puis en tirant le fil, elle se remémorait les événements de l’après-midi. Daniel avait contacté son ami politicien, Joshua. Comme il n’avait pas voulu se servir de la radio, car des oreilles indiscrètes auraient pu intercepter la transmission, Emma et lui étaient retournés en haut de la colline, d’où l’on pouvait capter le réseau sur le portable.

Le temps que les barres affichées sur l’écran aient atteint un nombre suffisant, ils étaient déjà arrivés à l’emplacement où Angel avait installé son feu la veille, marqué par un cercle de cendres froides et des tessons de poterie dispersés alentour. Daniel avait ouvert son carnet d’adresses et composé un numéro.

« Joshua, mon ami. » C’était en ces termes qu’il avait salué le ministre de l’Intérieur, avant de passer au maa, leur langue maternelle à tous les deux. Daniel marchait de long en large tout en parlant, mais son regard demeurait constamment fixé sur la pyramide du volcan dans le lointain, comme s’il s’adressait au dieu massaï dont c’était la demeure. À la fin de la conversation, il avait rendu le téléphone à Emma.

« Il comprend parfaitement la situation, en ce qui concerne Angel et vous. Et je lui ai exposé notre nouveau projet. Il a dit qu’il allait se renseigner. Il va également informer le chef de la police que la petite se trouve avec nous et lui faire savoir qu’il s’intéresse personnellement à cette affaire.

— Quand saurons-nous à quoi nous en tenir ?

— Nous sommes convenus qu’il me rappellerait demain à la même heure.

— Alors, nous devons simplement nous contenter d’attendre ? Il n’y a rien d’autre à faire ? s’était impatientée Emma, avant de prendre conscience qu’elle était retombée malgré elle dans ses anciens travers.

— J’ai confiance en Joshua. Il choisira la solution la plus sage et fera de son mieux pour nous aider. »

Tendant la main à Emma, Daniel avait commencé à redescendre la pente et ils avaient tous deux regagné le camp.

Il avait raison, elle le savait : nul n’était mieux placé que son ami d’enfance pour régler la situation. Mais il lui était extrêmement difficile de se montrer patiente. Reposant le sac, elle planta l’aiguille dans la bobine de fil pour ne pas l’égarer. Puis, repoussant sa chaise, elle se leva et sortit.

Elle trouva Angel et Daniel assis sur des tabourets près du feu de la cuisine. Un nuage de fumée mauve pâle les environnait. Le soleil était à mi-course dans le ciel et les ombres projetées par leurs corps étaient déjà bien sombres et nettement dessinées. Ils se partageaient l’iPod, chacun d’eux tenant un écouteur contre son oreille. Emma pouvait quasiment voir la musique se diffuser en eux. Leurs mouvements s’accordaient naturellement au rythme, comme par atavisme.

Il dut y avoir une pause entre deux morceaux, car ils s’immobilisèrent simultanément. Puis Angel se mit à plisser le nez et à secouer la tête en regardant Daniel, rejetant manifestement son choix. Daniel fronça les sourcils, feignant d’être vexé, mais passa immédiatement à la chanson suivante. En les observant, Emma se sentit partagée entre le plaisir et le chagrin. C’était une scène tellement normale, tellement joyeuse, et Angel paraissait tellement à l’aise avec lui, tellement rassurée ! Il était inconcevable qu’on puisse l’envoyer en Angleterre… Elle se laissa aller à imaginer d’autres scènes semblables à celle-ci, si banales et si merveilleuses à la fois. De toutes ses forces, elle voulait croire qu’en évoquant ces images, elle parviendrait à façonner l’avenir selon ses vœux. Son angoisse se dissipa peu à peu, tandis que ces visions radieuses prenaient forme dans sa tête, s’enchaînant au fil des jours et des mois à venir.

 

Tenant contre sa poitrine les deux bouteilles de lait vides, Emma regagna la salle à manger, Angel à sa suite. Elles avaient laissé George devant l’enclos des lionceaux, fumant sa pipe en regardant jouer Bill et Ben. Après avoir nourri les deux orphelins, Angel et lui avaient pris du temps pour les présenter à Mdogo – première étape dans le processus d’intégration à la famille de Moyo. Emma avait suivi cette scène en spectatrice attentive, flanquée de la lionne qui couvait son rejeton d’un œil vigilant. L’expérience ne s’était pas bien passée, au début – les petits avaient soufflé et craché à qui mieux mieux, et Angel avait été griffée à la joue. Mais les trois lionceaux avaient fini par se calmer et Mdogo avait même manifesté une certaine envie de jouer.

« C’est un bon début, avait déclaré George. Bientôt, ils formeront une joyeuse petite famille. »

Emma venait de dépasser l’aire de repos, où le sol avait été soigneusement balayé, les lits repliés, quand elle s’arrêta et se retourna. Elle venait d’entendre un faible vrombissement au loin.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Angel.

— On dirait un hélicoptère. »

Aussitôt, la fillette se raidit. « La police ? »

Emma fut traversée par un brusque frisson d’inquiétude, mais elle secoua la tête. « C’est un moyen de transport très coûteux. Il s’agit plus probablement de touristes, ou de gens de la compagnie minière. »

L’hélicoptère apparut bientôt à leur vue. Ce ne fut d’abord qu’un petit point dans le ciel, mais sa forme ne tarda pas à se préciser. Il se déplaçait d’un mouvement si stable et régulier qu’il donnait l’impression de grossir à vue d’œil plutôt que de se rapprocher.

Emma et Angel échangèrent un regard. Il n’y avait plus aucun doute : l’hélicoptère se dirigeait vers le campement. Elle vit George et Daniel lever la tête pour l’observer, les mains en visière au-dessus des yeux pour se protéger de l’éclat aveuglant du soleil de l’après-midi. Ndisi entraînait déjà les petits de Moyo vers l’enclos voisin de celui de Bill et Ben pour les mettre en sécurité.

Le bruit se fit de plus en plus fort et finit par emplir l’air. Des oiseaux jaillirent des broussailles et s’envolèrent à tired’aile dans la direction opposée. L’appareil décrivit un large cercle au-dessus d’une zone dégagée à proximité du camp, puis descendit pour atterrir. Le rotor ralentit et les pales de l’hélice, qui n’étaient jusque-là qu’un tournoiement confus, devinrent distinctes.

« Viens, dit Emma à Angel, en s’efforçant de prendre un ton léger. Allons voir qui sont nos visiteurs. »

Elle lui prit la main et elles se dirigèrent ensemble vers le portail. L’hélicoptère était posé juste en face, pareil à un crabe gigantesque. Emma présuma qu’il s’agissait d’un appareil privé, ou qu’il avait été loué à une compagnie de charters, car il ne ressemblait pas à ceux utilisés par l’armée ou la police, ni par aucun autre service gouvernemental.

Elles rejoignirent le petit groupe formé par Daniel, George, Ndisi et Samu, qui se tenaient devant l’entrée du camp telles des sentinelles. Moyo rôdait au milieu d’eux, tête levée, humant l’air, battant de la queue.

La portière du pilote s’ouvrit et un homme en chemise blanche et lunettes de soleil sauta à terre. Puis il contourna l’appareil pour aller ouvrir l’autre porte. Emma plissa les yeux pour tenter de voir à l’intérieur de la cabine. Elle entrevit des éclairs de couleur, puis des gens commencèrent à descendre. Le premier à émerger fut un Africain lourdement bâti portant un uniforme de policier. Elle sentit Angel se recroqueviller à côté d’elle et serra plus fort sa main au creux de la sienne. Un deuxième Africain suivit, grand et vêtu d’un costume bleu pâle à col Mao. Il scruta du regard le groupe rassemblé devant le portail et un sourire éclaira son visage quand il reconnut celui qu’il cherchait. Il leva la main pour saluer Daniel.

« Je crois que c’est Joshua, dit Emma à Angel, avec un profond soulagement. L’ami de Daniel. » De toutes ses forces, elle souhaita qu’il leur apporte de bonnes nouvelles.

Un mouvement sur le seuil de la cabine détourna son attention et elle se tendit brusquement. Un homme blanc apparut et descendit avec précaution. Dans ses élégants vêtements de ville, il ne paraissait pas à sa place. Toutefois, ce ne fut pas sa tenue qui attira le regard d’Emma, mais ses cheveux blonds, de la même couleur que ceux d’Angel – et que ceux qu’elle avait découverts en ôtant les pierres sur la tombe de Laura. Elle ne douta pas un instant qu’il s’agisse de l’oncle d’Angel.

L’enfant était manifestement parvenue à la même conclusion, car Emma l’entendit respirer fortement. Elle lui caressa la main pour la rassurer. Elle aurait voulu pouvoir lui dire qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que tout allait s’arranger. Mais elle aussi était remplie de peur.

Moyo s’avança vers l’homme, l’examinant avec curiosité, comme si elle avait également perçu le lien de parenté qui l’unissait à Angel. Il battit en retraite, en jetant un regard affolé en direction du policier. Celui-ci porta la main au pistolet accroché à sa hanche. Le pilote demeura à distance, près de son appareil.

« Vous n’avez rien à craindre de Moyo, cria George. Elle ne vous fera pas de mal. Contentez-vous de rester immobiles et de ne pas la regarder dans les yeux. »

Le policier et l’oncle d’Angel ne parurent pas convaincus par ces conseils, mais se conformèrent cependant aux instructions du vieil homme. Ils se tinrent le regard fixe, les bras rigides le long du corps, pendant que la lionne tournait lentement autour d’eux en les reniflant. Joshua se plia lui aussi à cette inspection, mais sur son visage, à la place de la crainte, se lisait un sentiment proche du respect. Quand Moyo alla reprendre sa place à côté d’Angel, le politicien parut avoir du mal à en détacher ses yeux.

Il s’avança alors pour saluer Daniel et les deux hommes échangèrent une poignée de main à la façon traditionnelle, nouant leurs mains gauches et posant leurs mains droites sur leurs avant-bras gauches. Daniel avait expliqué à Emma que ce geste était destiné à montrer que le bras droit, le plus fort des deux, ne tenait pas d’arme. Quand ce rituel fut accompli, ils s’étreignirent avec chaleur, visiblement ravis de se revoir. Au bout d’un instant, Joshua sembla se rappeler son rôle officiel et reprit un air grave.

Il se dirigea vers George et lui serra brièvement la main, à la mode européenne.

« Bienvenue à Kampi ya Simba, lui dit poliment le vieil homme.

— Je suis désolé d’arriver ainsi sans prévenir, déclara Joshua. Mais M. Kelly – il fit un geste en direction de l’homme blond – était sur le point de repartir pour Londres quand je lui ai annoncé qu’Angel avait été retrouvée. Comme vous l’avez peut-être deviné, c’est son plus proche parent, le frère de sa mère. Il a tenu à affréter un hélicoptère pour venir immédiatement ici. »

Tout en l’écoutant, Emma tourna son regard vers l’Anglais. Avec sa chemise blanche fraîchement repassée et sa veste à la coupe impeccable, on l’imaginait plutôt dans un conseil d’administration ou un restaurant chic. Elle baissa les yeux sur sa propre chemise, qu’elle avait tachée de lait en donnant le biberon aux lionceaux, et qui conservait des traces du goudron de Stockholm utilisé par Daniel ; son jean imprégné de sueur ; ses chaussures de marche couvertes de boue. Elle savait que les vêtements d’Angel étaient tout aussi sales et chiffonnés et elle éprouva une sorte de satisfaction à l’idée qu’elles se ressemblaient au moins sur ce point, même si elle n’avait ni le bon accent ni la bonne couleur de cheveux. Néanmoins, ce sentiment fit bientôt place à l’appréhension. Son apparence pouvait donner l’impression qu’elle n’était pas le genre de personne à qui l’on pouvait confier un enfant. En plus de sa tenue débraillée, elle avait le visage et les bras brûlés par le soleil, les cheveux poussiéreux. Et l’aspect d’Angel pouvait laisser croire qu’elle avait été négligée ces derniers jours. Son visage était maculé de charbon de bois et l’égratignure sur sa joue saignait encore.

En levant les yeux, elle s’aperçut que l’oncle d’Angel l’observait lui aussi, ouvertement. Elle se demanda ce que Joshua avait pu lui dire à son sujet – si tant est qu’il lui ait dit quoi que ce soit. Un frisson de peur la traversa. Peut-être tout avait-il déjà été décidé sans tenir compte de sa demande. Peut-être Angel allait-elle lui être enlevée à jamais.

Elle prit brusquement conscience que Joshua s’avançait vers elle pour la saluer. Elle se tourna vers lui et lui adressa un sourire courtois pour masquer sa peur. En scrutant son visage, elle eut l’impression de voir le frère ou le cousin de Daniel. Joshua avait les mêmes pommettes hautes, les mêmes lèvres au modelé délicat. Il possédait aussi la même grâce dans le maintien. Elle s’aperçut que, tandis qu’elle le dévisageait, lui aussi l’étudiait intensément, et elle regretta de ne pas savoir ce que Daniel avait dit d’elle – d’eux deux – lors de cette conversation sur le portable, en haut de la colline. L’entendre déclarer à un de ses amis qu’elle allait rester en Tanzanie et travailler avec lui, vivre avec lui, aurait conféré plus de réalité à ce projet.

Joshua lui sourit avant de se tourner vers le policier. « Voici M. Malindi, le chef de la police pour la région d’Arusha. » Le colosse inclina la tête. Il émanait de lui une impression quasi palpable de force contenue.

Enfin, Joshua désigna l’oncle d’Angel d’un large geste du bras. « Et voici M. James Kelly, qui vient d’Angleterre. »

James regardait fixement Angel, comme s’il n’arrivait pas tout à fait à croire qu’elle était réelle. À grand-peine, il s’arracha à sa contemplation pour saluer hâtivement les adultes à tour de rôle. Quand il se retrouva devant l’enfant, qui se dissimulait à moitié derrière Emma, il dit : « Bonjour, Angel. Je suis ton oncle James.

— Bonjour, mon oncle », répondit poliment Angel, avant de baisser les yeux vers le sol.

À mi-voix, James demanda à Emma : « Comment va-t-elle ? »

Faute de trouver une réponse adéquate, elle répondit : « Elle va bien.

— Vous l’avez retrouvée il y a seulement… deux jours. Elle s’est rétablie incroyablement vite.

— Non, elle était en parfaite santé. Moyo a pris soin d’elle.

— Vous voulez dire que cette lionne… », commença James, le regard incrédule.

Moyo secoua brusquement la tête et une mouche s’envola du coin de son œil. Alarmé, l’Anglais fit un bond en arrière.

« Ce n’est rien, mon oncle, elle ne te fera aucun mal, le rassura Angel. Elle est très gentille. »

Se retournant vers elle, James la dévisagea plus intensément encore, captivé par sa voix. Il s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et Emma constata que ses yeux étaient du même bleu que ceux de la fillette. En voyant leurs deux têtes blondes si proches l’une de l’autre, elle ne put s’empêcher de ressentir une pointe de jalousie. On aurait pu les croire père et fille.

« Je suis vraiment heureux de faire ta connaissance, Angel », reprit James. Il avait un beau sourire, remarqua Emma, chaleureux et bienveillant. « Comprends-tu bien qui je suis ? Le frère de ta maman ? »

L’enfant acquiesça.

Il parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais se borna à la regarder en silence, ses yeux se posant tour à tour sur les cheveux, le visage puis le corps menu. « Oh, mon Dieu, tu es tout le portrait de Laura, quand nous étions enfants. » Il courba la tête et serra les lèvres. « Je suis désolé… » Quand il se fut maîtrisé, il se redressa.

Lorsque leurs regards se rencontrèrent de nouveau, Angel déclara : « Je ne veux pas aller vivre avec toi. »

James tressaillit, puis hocha lentement la tête. « Je sais. M. Lelendola me l’a dit. » Regardant Emma, il poursuivit : « Tu veux vivre avec… elle.

— Oui », acquiesça la fillette.

Emma s’éclaircit la gorge. « Je souhaiterais déposer une demande pour devenir sa tutrice légale. »

James la regarda en fronçant les sourcils ; il semblait lutter pour réprimer ses émotions. « Avez-vous mûrement réfléchi à tout ce que cela implique ? Je sais bien que vous avez participé à son sauvetage. Il est compréhensible qu’un lien se soit formé entre vous. Mais cela ne signifie pas qu’elle doive rester avec vous. Franchement, c’est… absurde. »

Emma eut un certain mal à répondre à cet argument : il y avait seulement quelques jours de cela, n’avait-elle pas elle-même jugé cette idée insensée ? « J’y ai longuement réfléchi, rétorqua-t-elle enfin. Je pense que ce serait la meilleure solution pour Angel – et pour moi aussi. »

James eut un sourire contraint. « Voyez-vous, euh… Emma, j’ai fait une promesse à ma sœur et je veux la tenir. C’est mon devoir. Et mon épouse partage cet avis, bien entendu. » Sortant une photo de sa poche, il la montra à Angel. « Voici ta tante Louise. »

La fillette jeta un bref regard sur la photo puis se détourna. Emma entraperçut une grande femme en jodhpur et chemise immaculée, au sourire charmeur.

« Je comprends votre situation, monsieur Kelly, intervint Joshua. On devrait toujours honorer sa promesse. Et quand la personne à qui on l’a faite est décédée, cela devient un devoir sacré.

— Absolument », approuva James.

Emma sentit sa poitrine se serrer et jeta un coup d’œil à Daniel. Il paraissait aussi tendu qu’elle.

« Mais les vivants ont plus d’importance que les morts, poursuivit Joshua. Et c’est au bien-être de cette enfant que nous devons d’abord songer, avant même de tenir compte de vos devoirs et de vos souhaits. »

Une ombre d’impatience passa sur le visage de James. « Écoutez, j’avais pourtant cru que c’était suffisamment clair. Je suis son plus proche parent. Cette enfant n’a pas de père. Je suis légitimement en droit de la ramener en Angleterre.

— En fait, pas vraiment, expliqua Joshua. La décision appartient au gouvernement tanzanien, puisque l’orpheline vit dans notre pays. »

Angel émergea de derrière Emma pour se placer à côté d’elle. Emma passa un bras autour de ses épaules et la serra contre sa cuisse. L’enfant leva les yeux vers elle, le visage blême de peur. Emma lui adressa un sourire rassurant, mais elle avait l’estomac noué. Elle posa son regard sur Moyo, à présent assise au côté d’Angel, immobile comme une statue, et tenta de puiser un réconfort dans cette présence solide et calme.

James fit un pas vers Joshua. « Je suis convaincu que c’est vrai sur le plan technique, monsieur le ministre. Mais il serait totalement inhabituel… On pourrait s’attendre à… » Il se tut, visiblement dépassé par la tournure des événements.

« Donc, la question à laquelle nous devons répondre, reprit Joshua, est la suivante : qui est le plus apte à donner à cette petite fille tout l’amour et le soin nécessaires ? »

James lui adressa un sourire rempli d’assurance. « Ma foi, laissez-moi présenter les choses ainsi : j’ai une belle maison au bord de la mer, avec un grand jardin et une piscine chauffée. Angel étudiera à St Mary’s, l’ancienne école de Louise. Elle recevra des leçons d’équitation, de danse classique, de piano. Nous l’emmènerons en vacances à l’étranger… » Sa voix s’éteignit et il examina Angel d’un air hésitant, comme s’il avait des difficultés à associer ce programme à l’enfant qui se tenait en face de lui. Mais il termina d’une voix ferme : « Elle ne manquera de rien.

— Il est facile, pour quelqu’un de riche, de prodiguer ce genre de choses, répondit Joshua. Mais qu’en est-il de l’affection, de l’attention dont elle a besoin ? De la compagnie d’enfants de son âge ?

— Cela va sans dire. C’est la fille de ma sœur. Et en temps voulu, Louise et moi avons prévu d’avoir des enfants à nous. Angel fera partie d’une vraie famille. »

Joshua hocha la tête. « Vous avez beaucoup à offrir à votre nièce, c’est indéniable. »

Le cœur d’Emma se mit à battre à grands coups. En sentant Angel se pelotonner contre elle, elle fut submergée par une volonté farouche de la protéger. Elle aurait voulu pouvoir se dresser telle une lionne et se battre pour son petit. Mais elle savait qu’elle devait se forcer à rester calme et à écouter.

« Monsieur Kelly, enchaîna le ministre, je dois vous informer qu’il vous faudra nous prouver le sérieux de votre engagement avant d’être autorisé à emmener la petite. Selon la loi tanzanienne, un enfant ne peut pas être adopté par un étranger à moins que celui-ci n’ait résidé avec lui sur le territoire pendant une durée de deux ans minimum. Durant cet intervalle, l’étranger sera considéré comme sa famille d’accueil. »

James laissa échapper un rire incrédule. « C’est ridicule. Je peux comprendre qu’on applique cette loi quand il n’existe aucun proche parent, mais ce n’est certainement…

— Ce serait entièrement différent si vous aviez une relation étroite avec l’enfant. Toutefois, durant le vol, vous m’avez déclaré que vous ne l’aviez encore jamais rencontrée avant ce jour ?

— Mais c’est ma nièce !

— Les liens du sang ne sont pas tout, monsieur Kelly. » Se tournant vers Emma, Joshua posa sur elle un regard perçant. « Emma, êtes-vous disposée à prendre cet engagement envers Angel ?

— Une minute, l’interrompit James. Vous ne pouvez pas nous demander sérieusement, à Louise et moi, de vivre ici pendant deux ans ! Nous avons chacun une carrière professionnelle. J’ai déjà eu un mal fou à m’organiser pour pouvoir venir deux ou trois jours… »

Le ministre haussa les sourcils, puis reporta son attention sur Emma. « Et vous ? Je vous pose de nouveau la question, en vous priant de bien réfléchir avant de répondre : êtes-vous en mesure de prendre un tel engagement ? »

Emma sentit Angel se figer et retenir sa respiration.

« Oui.

— Et vous le désirez réellement ?

— Je le désire plus que tout », répondit-elle en souriant à Angel.

La fillette relâcha son souffle et appuya sa tête contre la hanche d’Emma.

« Donc, vous comptez vous installer en Tanzanie ? Cela représente un énorme changement.

— En effet. Mais cela ne me fait pas peur. Je sais que j’en suis capable. » En prononçant ces mots, elle fut étonnée de s’entendre parler avec autant d’assurance – et d’éprouver au fond d’elle-même une conviction aussi forte.

« J’ai cru comprendre que vous alliez participer aux travaux de Daniel sur la fièvre d’Olambo ? Il m’a dit que vous étiez une chercheuse extrêmement compétente. »

Elle regarda Daniel, qui l’encouragea d’un signe de tête. « Nous voulons nous lancer dans un nouveau programme de recherches. Nous croyons avoir trouvé le lien qui permettrait la mise au point d’un vaccin. »

James s’éclaircit la gorge, visiblement désireux de ramener la conversation vers le sujet principal, mais Joshua ne parut pas lui prêter attention. Il demeura un instant silencieux, le regard perdu au loin. Quand il se retourna vers Emma, elle décela dans ses yeux l’ombre d’un chagrin. « C’est une question qui me tient à cœur. Mon fils unique est mort de cette fièvre. »

Daniel murmura quelques mots en maa qui firent naître un sourire triste sur les lèvres de son ami. Puis, repassant à l’anglais, il poursuivit : « Mais pour mener à bien nos recherches, il est essentiel que ce camp continue d’exister et que les braconniers soient chassés de la région.

— Les lions de George sont la clé de tout, ajouta Emma. Ils vivent dans les deux mondes – l’humain et l’animal. Ils sont uniques en cela, et c’est pourquoi il faut absolument les protéger. » Elle sentit se poser sur elle le regard de George, chargé de gratitude.

Agitant une main en direction du policier, Joshua répondit : « C’est la raison pour laquelle j’ai amené ici mon ami M. Malindi. Il va mener une enquête afin de découvrir pourquoi la requête de M. Lawrence, visant à obtenir le statut de parc national pour cette zone, est restée jusqu’à présent ignorée. Je voulais que M. Malindi rencontre M. Lawrence, qu’il voie le camp, les lions, qu’il juge par lui-même de la situation avant de commencer ses investigations. »

Le visage de George se crispa. « Mais qu’est-ce que ça signifie, concrètement ? Cela va prendre du temps et, en attendant, les braconniers continueront à tuer impunément les animaux… »

Joshua sourit. « Dans les deux semaines qui viennent, une équipe de rangers sera affectée ici à titre provisoire. Dès que la loi aura été adoptée, le territoire sera reconnu comme parc national. » Regardant le vieillard droit dans les yeux, il poursuivit : « Ne vous inquiétez pas. Je vous promets qu’il en sera ainsi. Dès mon retour à Dar es-Salaam, je discuterai de ce nouveau programme de recherches avec le ministre de la Santé. Il nous soutiendra. Si nécessaire, nous irons ensemble parler au président. »

George demeura bouche bée, comme hébété de stupéfaction et de joie.

Le ministre porta alors son attention sur Angel. Il ne s’accroupit pas pour se mettre à sa hauteur, mais la regarda d’un air bienveillant, sans donner l’impression de vouloir l’écraser de sa taille, en homme habitué à s’adresser à des interlocuteurs plus petits que lui. « À présent, j’aimerais te poser quelques questions, Angel. Où es-tu née ?

— Dans le manyata du figuier.

— Celui qui se trouve près de la colline aux histoires ? Je le connais bien. As-tu vécu longtemps là-bas ?

— Non, nous n’y vivions pas vraiment. Nous ne vivions nulle part. Nous voyagions tout le temps avec nos chameaux, en nous arrêtant dans les endroits où les gens avaient besoin de notre aide. Quand nous étions à court de médicaments, nous retournions en chercher chez les Sœurs de la Charité. Quand nous n’avions plus d’argent, nous allions en ville, pour trouver une banque. Maman avait beaucoup d’argent, expliqua-t-elle en hochant la tête d’un air sagace, mais on ne le gaspillait jamais.

— Laura bénéficiait d’un fonds en fidéicommis légué par notre père, intervint James. J’ignorais qu’elle se dévouait de la sorte à soigner les malades. Nous avions perdu tout contact depuis des années. Nous menions des vies tellement différentes… Elle avait toujours été rebelle, impétueuse, se lançant constamment dans des entreprises insensées. Je supposais qu’elle ne faisait que… s’amuser.

— Mais on s’amusait ! rétorqua Angel. On faisait tout ce qu’on voulait. »

Emma perçut une fêlure dans sa voix et lui caressa l’épaule. À travers la mince étoffe de la tunique, elle sentit la chaleur de sa peau.

« Et tu aimais vivre de cette façon ? reprit Joshua. Rien que toi et ta maman.

— Et aussi Mama Kitu et Matata, rectifia l’enfant.

— Qui sont-ils ?

— Nos chameaux. Mama Kitu est très intelligente. C’est elle qui a envoyé Emma me chercher. »

Joshua sourit d’un air indulgent avant de demander : « Alors, que voudrais-tu, à présent ?

— Ce n’est qu’une enfant ! » protesta James.

Le ministre secoua la tête. « Elle a enterré sa mère de ses propres mains. Elle a vécu avec des lions. Elle est bien davantage que cela. » Tournant le dos à l’Anglais, il s’adressa de nouveau à Angel et Emma reconnut immédiatement la cadence distinctive de la langue maa. Il parla longuement et sa dernière phrase se termina sur une note interrogative.

« Je veux rester avec Emma et Daniel, répondit la fillette d’une voix ferme. Je veux pouvoir voir Moyo et les petits, et aussi George Lawrence et Ndisi. Je veux retrouver mes chameaux. » Tandis qu’elle parlait, James se rapprocha, comme si ce discours exerçait sur lui une force d’attraction irrésistible. « Je veux rendre visite à mon ami Zuri. Et aux religieuses. Il y a encore autre chose : je dois aller au manyata qui se trouve au pied d’Ol Doinyo Lengaï. J’ai quelque chose pour le chef. Et puis, je n’ai pas fini d’apprendre à tricoter à Ndisi. »

James la contemplait comme s’il la découvrait réellement pour la première fois. Sur son visage, on lisait une fascination teintée d’admiration, ainsi qu’une trace de déception et de regret. Joshua observait sa réaction ; quand Angel se tut, il s’adressa à son oncle, d’un ton rempli de bonté. « Comme vous pouvez le constater par vous-même, c’est une enfant africaine. Sa place est ici. » Le regard adouci par la compassion, il poursuivit : « C’est un moment très pénible pour vous. Vous pleurez votre sœur. Je compatis à votre tristesse, mais je dois écouter Angel. »

James le dévisagea une seconde, puis baissa les yeux vers le sol. Il s’essuya le nez sur le revers de sa manche et se frotta les yeux avant de relever la tête. « À vrai dire, je crois que c’est ce que Laura elle-même aurait souhaité. Il me semble que vous lui auriez plu, ajouta-t-il en se tournant vers Emma.

— Merci », dit-elle en lui souriant à travers ses larmes.

Angel se détacha alors d’elle pour s’avancer vers son oncle et Emma éprouva un petit pincement d’angoisse. Elle faillit tirer la fillette en arrière et l’emprisonner entre ses bras.

« Oncle James ? dit Angel. Je suis vraiment désolée que tu ne puisses pas m’adopter. Je ne voulais pas t’offenser. »

James tendit la main et lui ébouriffa les cheveux. « Peut-être pouvons-nous être amis. Échanger des lettres. Et tu pourrais me rendre visite en Angleterre un de ces jours. » Écrasant une larme sur son visage, il se força à sourire.

Joshua lui lança un coup d’œil empreint de respect, puis reporta son attention sur Emma. « Vous devrez vous rendre à Arusha, pour un entretien officiel avec une assistante sociale. Il faudra également remplir des papiers, accomplir un certain nombre de formalités. Il conviendra aussi d’aborder la question de sa scolarisation.

— Il y a une école, dans le village voisin de la station, déclara Daniel. L’instituteur est un de mes amis. Un Massaï.

— Et je pourrai avoir un uniforme ? s’enquit Angel d’un ton excité.

— Bien sûr. Tu porteras le même que tous les autres enfants. »

La fillette tourna vers Moyo un regard illuminé de joie, comme pour lui faire partager son enthousiasme.

Joshua la contempla un instant avant de reprendre à l’intention d’Emma : « Il y aura toutes sortes de dispositions à prendre. Mais cela peut attendre quelques semaines. Il faut laisser à cette enfant le temps de se remettre de sa perte, c’est ce qui compte le plus. » Il s’interrompit, comme s’il lui était venu une idée de dernière minute. Le silence sembla se prolonger interminablement et Emma retint son souffle. Enfin, le ministre hocha lentement la tête. « Je la confie officiellement à vos soins. Si tout se passe bien, il n’y aura aucune raison de revenir sur cette décision. »

Emma ferma brièvement les yeux, trop émue pour parler.

« Bien entendu, poursuivit Joshua, si vous deviez vous marier, votre futur époux devra également faire l’objet d’une évaluation. » Avec un coup d’œil espiègle en direction de Daniel, il ajouta : « Nos services devront s’assurer qu’il fera un bon père. » Retrouvant son sérieux, il baissa la voix pour murmurer à Emma : « Je suis content de voir que mon vieil ami a retrouvé le bonheur.

— Moi aussi, je suis heureuse », répondit-elle dans un sourire.

La voix de George résonna soudain, couvrant la sienne. « Bon, nous n’allons pas rester plantés là toute la journée. Si nous passions tous dans la salle à manger, pour prendre une tasse de thé ? Ou, mieux encore, un apéritif, même si ce n’est pas tout à fait l’heure ? » Cette proposition fut saluée par des murmures d’agrément. George posa une main sur le bras de James. « Vous devriez passer quelque temps en compagnie d’Angel, avant de partir. Elle serait ravie de vous présenter aux lionceaux », dit-il en le poussant vers l’entrée du campement.

Confusément, Emma vit Joshua leur emboîter le pas, rapidement suivi de M. Malindi, escorté de Ndisi, de Samu et du pilote. Daniel et elle se retrouvèrent seuls devant le portail avec Angel et Moyo.

Emma s’agenouilla devant la fillette. « Tu vas rester ici avec nous, pour de bon ! Nous n’avons plus à nous inquiéter. »

Les yeux bleus d’Angel étaient baignés de larmes. « Asante, dit-elle. Asante sana. »

Emma l’attira contre elle et l’étreignit avec force, respirant son odeur – un mélange de fumée de feu de bois et de savon auquel venait s’ajouter un soupçon de la senteur fauve de Moyo. L’expression swahili que l’enfant lui avait enseignée lui revint en mémoire. Si neno. Pas de mots. Elle pressa ses lèvres contre les cheveux blonds.

Les mots ne sont pas nécessaires.

Elle sentit la paume de Daniel lui effleurer la tête, puis venir se poser sur son épaule et elle leva les yeux vers son visage radieux. Se relevant, elle s’empara de sa main, entrelaçant ses doigts aux siens. Angel prit son autre main et ils se dirigèrent ensemble vers l’entrée du camp. Moyo les précédait, son corps musclé au pelage roux ondulant devant eux, ses membres puissants foulant silencieusement le sable en soulevant de petits tourbillons de poussière grise. Sur la surface unie, ses traces s’imprimaient distinctement, reconnaissables entre toutes – trois pattes intactes et la quatrième amputée d’un de ses coussinets. D’autres empreintes vinrent bientôt s’y ajouter – celles d’un homme, d’une femme et d’un petit enfant, avançant d’un même pas, pour composer sur le sol un nouveau motif.