Emma se pencha sur son siège, scrutant la piste poussiéreuse qui s’étirait jusque dans le lointain, bordée de buissons rabougris, de monticules rocheux et de touffes d’herbe jaune et desséchée. Çà et là, on apercevait un acacia déployant son ombre parcimonieuse. Il n’était pas encore neuf heures du matin, mais la chaleur était déjà accablante. Emma sentait sa chemise humide de sueur adhérer à sa peau.
« Il me semble que nous devrions être arrivés, à présent, dit-elle au chauffeur.
— Nous y serons bientôt, répondit Mosi. Ne vous inquiétez pas. »
Il freina sans prévenir pour éviter un profond nid-de-poule et Emma s’accrocha au tableau de bord tandis que le Land Cruiser dérapait sur une nappe de sable. Mosi braqua ensuite à fond pour remettre le véhicule sur le gravier.
Ils traversèrent un massif d’euphorbes candélabres. Elles s’érigeaient en rangs serrés au-dessus d’eux, tels des cactus gigantesques, et Emma leva les yeux vers leurs branches bleu-vert à la forme fuselée, toutes hérissées d’épines. Ces plantes étaient belles, à leur façon – d’une beauté âpre et rude, en harmonie avec ce paysage ravagé par le soleil. Emma reporta son regard sur l’étroite piste qui serpentait devant eux. Peu à peu, les euphorbes se firent plus rares avant de disparaître tout à fait et ils se retrouvèrent en rase plaine.
Tout à coup, Mosi lui montra un grand panneau sur leur gauche. Des broussailles dissimulaient en partie l’inscription et la peinture était presque entièrement écaillée. Emma parvint néanmoins à déchiffrer les mots : Station de recherche sur la fièvre d’Olambo.
Elle garda les yeux fixés sur la pancarte jusqu’à ce que celle-ci ne soit plus visible. Elle s’agita alors nerveusement sur son siège, rentrant sa chemise à l’intérieur de son jean, libérant ses cheveux empoussiérés de leur élastique pour les peigner tant bien que mal avant de les renouer en queue-de-cheval. Enfin, elle sortit de sa poche son tube de baume et s’en passa sur ses lèvres.
La piste contourna le flanc d’une petite colline. Emma promena son regard autour d’elle, remplie d’une excitation mêlée d’appréhension. Après toutes ces années, elle avait presque atteint sa destination. Et enfin, elle le vit : un petit bâtiment à la façade jadis blanchie à la chaux et aujourd’hui pelée, se découpant nettement sur la terre grise mouchetée d’herbe jaune.
« Il était temps que nous arrivions, déclara Mosi en montrant le tableau de bord. Le moteur commençait à chauffer. »
Emma regarda la jauge de température. L’aiguille était à la limite de la zone rouge. Mosi tapota le cadran du bout du doigt, mais l’aiguille ne bougea pas.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent, un nuage de poussière enveloppa le Land Cruiser. Emma attendit qu’elle soit retombée avant de descendre du véhicule, en emportant son sac à bandoulière en cuir vert. Quand elle planta ses pieds sur le sol, il s’en éleva de petites colonnes de sable gris et fin. Elle sentit les particules se déposer sur son visage empoissé de sueur et de crème solaire. Surprenant son reflet dans le rétroviseur latéral, elle s’inclina pour inspecter son apparence. Dans le miroir terni, sa chevelure et ses yeux sombres formaient un contraste frappant avec sa peau claire. Elle essuya une trace noire sur sa joue, ajusta son col, puis, se redressant, tira sur sa chemise collée à son dos. L’air caressa sa peau moite, lui procurant une brève sensation de fraîcheur.
Mosi se tenait devant le véhicule, la main sur le capot. « Il vaut mieux que je vérifie le radiateur tout de suite.
— Je vais aller voir s’il y a quelqu’un », dit Emma, le front creusé par un pli soucieux. Elle n’avait pas reçu de réponse à la lettre envoyée pour annoncer sa venue. À en juger par l’état du panneau sur la route, la station pouvait fort bien être fermée, abandonnée. Néanmoins, se dit-elle, même si elle ne réussissait pas à entrer, elle pourrait au moins regarder par les fenêtres.
Tandis qu’elle s’engageait sur le sentier, elle entendit derrière elle le grincement du capot qui se soulevait, puis le chuintement de la vapeur s’échappant du radiateur.
Elle contempla le bâtiment en face d’elle. Il paraissait incongru, tout seul dans ce décor désertique, comme un accessoire qui ne serait pas à sa place. Seule la haute clôture métallique protégeant la cour, à l’arrière, semblait l’arrimer au sol. Par-delà le toit de tôle s’étendait la savane clairsemée, jonchée de pierres et de rares acacias, avec ici et là des termitières, ces étranges tours de terre rouge aux formes biscornues. Emma ralentit le pas, le regard attiré vers l’horizon. Une montagne se dressait dans le lointain, un triangle parfait d’un pourpre éclatant se dessinant sur le ciel d’un bleu vaporeux. Elle observa son contour. Cela ressemblait à un volcan. Elle pensa brusquement que, si Simon avait été là, il aurait pu lui raconter toute l’histoire de cette région, lui expliquer comment on pouvait lire dans la roche, la pierre et le sable chaque détail de sa longue existence. Mais il se trouvait en ce moment aussi loin d’elle qu’il était possible de l’être.
Pressant l’allure, elle poursuivit sa route. En s’approchant du bâtiment, elle distingua un petit escalier en ciment menant à une large véranda, une porte peinte en vert et, de chaque côté, une fenêtre garnie de barreaux. Les murs chaulés étaient maculés de taches et le toit de tôle couvert d’une rouille orange.
« Il y a quelqu’un ? » appela-t-elle. Pour toute réponse, elle n’entendit que le bourdonnement des insectes et la plainte ténue d’un oiseau tournoyant au-dessus de sa tête.
Elle se dirigea vers l’arrière du bâtiment et jeta un coup d’œil à travers le grillage. Le mur de derrière était dissimulé à sa vue par une énorme citerne. Elle inspecta la cour, un vaste carré de terre grise où l’on avait construit des annexes de fortune à l’aide de plaques métalliques rouillées. Une corde à linge pendait mollement entre le toit et un poteau de guingois, mais aucune lessive n’y séchait. Un petit jardin, délimité par des pierres peintes, avait manifestement été depuis longtemps laissé à l’abandon ; même les mauvaises herbes avaient dépéri. Près de l’entrée était garé un Land Rover à l’aspect si vétuste qu’il semblait improbable qu’il pût un jour redémarrer.
Revenant vers le devant de la bicoque, Emma gravit les marches et frappa à la porte. Le bois massif parut engloutir le son. Elle manœuvra la poignée. Avec un léger grincement, la porte s’ouvrit.
Emma tressaillit quand un poulet s’enfuit à toute vitesse entre ses jambes et s’élança sur la véranda en battant des ailes. Elle entra pour se retrouver dans un étroit couloir où régnait une odeur de feu de bois et de cuisine. Tout au bout, un trait de lumière se déversait par la porte de derrière, grande ouverte. Quelqu’un était assis sur le perron, lui tournant le dos. Au début, Emma n’entrevit qu’une silhouette, mais, quand sa vue se fut adaptée au clair-obscur, elle discerna une peau et des cheveux noirs, de larges épaules, des muscles puissants saillant sous les manches d’un T-shirt blanc. Elle hésita une seconde, puis appela de nouveau : « Bonjour ? Excusez-moi ? »
D’un seul mouvement fluide, l’homme se releva et se retourna. Il avait les pieds nus et portait un long pantalon kaki. Contre sa poitrine, il serrait un petit animal, un agneau à la toison rousse et bouclée. Dégageant une de ses mains, il ôta de ses oreilles les écouteurs de son iPod.
Pendant un instant, ils se dévisagèrent en silence. Emma remarqua la régularité des traits de l’inconnu, la cicatrice violacée en haut de son front, ses yeux presque noirs dans la pénombre du couloir. Ce n’était plus un adolescent, et pas encore un homme mûr, présuma-t-elle ; sans doute se situait-il à mi-chemin entre ces deux âges. Puis elle regarda l’animal qu’il tenait entre ses bras : quatre pattes grêles et une large queue plate pendaient contre le T-shirt blanc, un crâne couronné de poils frisottés était blotti au creux du coude.
« Cette petite agnelle était malade, expliqua l’homme. Mais à présent, elle est prête à retourner auprès de sa mère. » Montrant une bouteille de bière brune surmontée d’une tétine, qui était posée à ses pieds sur le sol, il ajouta : « Elle a bu beaucoup de lait. »
Emma sourit. « Elle est très belle. » Réagissant au son de sa voix, l’agnelle ouvrit des yeux clairs et lumineux.
« Puis-je vous aider ? reprit l’homme. Vous seriez-vous égarée ? » Il s’exprimait en un anglais parfait, avec un accent africain à peine perceptible.
« Non… Je ne me suis pas égarée. Je cherche le responsable de cette station.
— Nous ne sommes que deux à travailler ici – mon assistant et moi, répondit-il d’un air légèrement intrigué. Je suis le chirurgien vétérinaire chargé des recherches. Je m’appelle Daniel Oldeani. » Faisant passer l’agneau sur son autre bras, il libéra sa main droite pour la lui tendre, paume en l’air.
Emma la lui serra, en se sentant un peu maladroite, comme si ce n’était pas le geste approprié. « Je suis le Dr Lindberg, Emma Lindberg. Je vous ai écrit pour dire que j’aimerais visiter la station. »
Daniel secoua la tête. « Je n’ai pas reçu votre lettre. Peut-être s’est-elle perdue. Cela arrive parfois. » Il la détailla du regard, comme pour tenter de déterminer ce qui l’amenait ici. Probablement se disait-il qu’elle paraissait trop jeune pour être médecin ; à l’institut, les visiteurs la prenaient toujours pour une étudiante. Puis un sourire empli d’espoir apparut sur ses traits. « Vous venez travailler avec nous ? J’ai envoyé moi aussi des lettres par dizaines, pour demander de l’aide aux ONG.
— Non, je suis désolée… Il s’agit d’une visite à caractère privé. Ma mère est venue ici il y a longtemps, au début des années 1980. Elle effectuait une étude sur le terrain pour le Centre américain de prévention et de contrôle des maladies. » Tournant la tête vers les deux pièces derrière elle, elle expliqua : « J’aimerais simplement voir l’endroit où elle travaillait. »
Daniel la regarda sans rien dire pendant quelques secondes. Quand il parla, ce fut d’une voix douce et basse. « Je suis navré pour la tragédie qui vous a frappée.
— Vous en avez entendu parler ? s’exclama Emma, surprise.
— Je n’étais qu’un enfant. Je ne m’en souviens pas personnellement, mais nul ne l’a oubliée. Vous êtes la fille du Dr Susan Lindberg, poursuivit-il en hochant lentement la tête. Vous venez honorer sa mémoire. Soyez la bienvenue. »
La gorge d’Emma se contracta sous l’effet de l’émotion. De tous ceux à qui elle avait parlé de son voyage, Daniel Oldeani était le premier à en comprendre immédiatement le motif : ce n’était ni la simple curiosité, ni un prétexte pour découvrir l’Afrique, mais plutôt une sorte de pèlerinage.
« Combien de temps comptez-vous rester ? s’enquit Daniel. Nous n’avons pas de chambres pour les visiteurs, mais nous pourrons toujours nous arranger.
— Aucune importance, se hâta de répondre Emma. Je n’ai pas l’intention de m’attarder. Je suis accompagnée par le chauffeur d’une agence de safari. Il va me conduire dans le Serengeti, où je me joindrai à un groupe en voyage organisé. Nous sommes attendus là-bas ce soir même.
— Vous êtes vraiment pressée ! rétorqua Daniel en souriant, découvrant des dents d’un blanc éclatant qui tranchaient de façon saisissante contre ses lèvres et sa peau sombres. Par ici, je vais vous montrer les lieux », reprit-il avec un geste du bras vers l’avant du bâtiment.
Emma s’apprêtait à faire demi-tour quand elle vit Mosi apparaître par la porte de derrière. « Voici mon chauffeur », dit-elle à Daniel.
Les deux hommes échangèrent des salutations avant d’entamer une conversation dans ce qu’Emma supposa être du swahili. Au bout de quelques minutes, Daniel se tourna vers elle. « Votre chauffeur doit trouver quelqu’un pour l’aider à réparer le radiateur. Il va falloir que je l’emmène au village. J’en profiterai pour restituer cet animal à ses propriétaires. » Tendant le doigt vers la porte sur la droite d’Emma, il indiqua : « Le laboratoire est là. Je vous en prie, commencez la visite sans moi. Malheureusement, mon assistant est allé à Arusha, et vous serez donc seule. Mais je serai de retour d’ici peu. » Tout en parlant, il souleva l’agnelle au-dessus de sa tête et la posa avec douceur sur ses épaules, refermant ses mains sur les sabots des pattes de devant et de derrière pour la maintenir solidement en place.
Tandis que les deux hommes s’éloignaient, Emma se dirigea vers la porte du laboratoire, d’un pas lent qui résonnait sur le béton. Quand elle la poussa, un flot de lumière se répandit dans le couloir. Une odeur familière de produits chimiques flotta jusqu’à elle.
S’immobilisant sur le seuil, elle se délesta de son sac, le laissant glisser au sol. Du regard, elle parcourut lentement la pièce. Le soleil entrait à profusion par les deux fenêtres, dont l’une donnait sur le devant du bâtiment, l’autre sur le côté. Près de la porte, sur une paillasse de laboratoire, était posé un isolateur portatif, ce qu’on appelait plus communément une « boîte à gants » dans le jargon scientifique : un caisson de verre étanche, avec deux orifices autour desquels étaient ajustés des gants en caoutchouc jaune. Un peu plus loin se trouvait un évier surmonté d’un miroir. Encore plus loin, tout un coin du labo était occupé par des piles de cages de toutes tailles. Dans l’angle opposé se dressait un bizarre échafaudage fermé par un rideau, destiné peut-être à servir de rangement. Sous la fenêtre latérale étaient installées une autre table de manipulation et une chaise en bois déglinguée.
Emma traversa la pièce pour s’en approcher. Une série de petites boîtes étaient alignées sur la table, remplies de tampons de coton, de lames de microscope, de flacons à échantillons et de gants jetables – toutes les fournitures habituelles. Au milieu d’elles, on avait placé un pot contenant de singulières fleurs roses sur des tiges charnues dépourvues de feuilles.
Emma posa les mains sur le dossier de la chaise. Elle avait contemplé des photos de sa mère travaillant sur le terrain. Elle savait comment Susan était habillée, à quoi elle ressemblait. Elle se réjouit d’être seule, sans personne pour la déranger pendant qu’elle se concentrait pour évoquer l’image de sa mère assise à ce bureau, bien des années plus tôt.
Elle voyait Susan, dans sa blouse verte et son tablier en plastique luisant, des bottes de caoutchouc blanc aux pieds. Ses longs cheveux bruns étaient attachés sur sa nuque, découvrant son visage – les ombres noires sous ses yeux, le pli soucieux entre ses sourcils. Toute une collection de lamelles et de fioles était étalée devant elle. C’était la fin de la journée, le soleil à travers la fenêtre la nimbait de ses rayons obliques. Dans une main, elle tenait une seringue remplie d’un sang noirâtre, dans l’autre, l’embout qu’elle s’apprêtait à placer sur l’aiguille afin de pouvoir ôter celle-ci sans risque.
Lentement, soigneusement, Susan inclina la seringue vers l’embout. C’était un geste routinier qu’elle accomplissait des dizaines de fois par jour. Mais à cet instant précis, elle avait le soleil dans les yeux ; ou bien elle était trop fatiguée pour se montrer aussi vigilante que d’habitude, ou quelque chose avait détourné son attention…
Elle étouffa un petit cri quand l’aiguille lui piqua le pouce. Arrachant son gant, elle le brandit dans la lumière et étira le latex pour l’examiner, espérant d’abord que l’aiguille ne l’avait pas transpercé, puis repérant, terrifiée, le trou à peine visible. Frénétiquement, elle tenta alors de se nettoyer, frottant sa main au moyen d’un coton imprégné de désinfectant, pressant la minuscule plaie pour faire sortir le sang. Mais tous ses efforts étaient inutiles et elle le savait. La seule manière dont elle pouvait se protéger à présent, c’était en se tranchant immédiatement le pouce. Toutefois, le sang contenu dans la seringue n’avait pas encore été analysé. Peut-être n’était-il pas infecté par le virus. La collègue de Susan s’était rendue au village afin de prélever des échantillons. Elle était seule face à son angoisse. Elle tendit vers le scalpel une main hésitante – celle-là même qu’elle s’apprêtait à mutiler…
Puis elle se ravisa et choisit d’attendre, en espérant que tout irait pour le mieux.
Pendant quatre terribles heures, elle continua à travailler, en proie à la peur constante de ressentir le premier symptôme de la maladie. Et puis sa gorge commença à la picoter. Dans quelques heures, elle serait gravement malade. Il n’existait aucun traitement et moins de vingt pour cent des personnes infectées survivaient ; d’ici quelques jours, elle mourrait vraisemblablement, dans cette longue et douloureuse agonie dont elle avait si souvent été le témoin.
Jamais elle ne repartirait d’ici. Jamais elle ne reverrait son mari ni son enfant.
Emma ferma les yeux. Depuis qu’elle avait entrepris d’enquêter sur les circonstances de la mort de Susan, il y avait plusieurs années de cela, elle avait revécu cette histoire d’innombrables fois ; mais ici, dans cette pièce, la réalité la frappait de plein fouet, dans toute son atrocité. Elle sentit une sueur froide lui glacer le dos, ses jambes s’amollir. Elle alla jusqu’à l’évier et tourna le robinet pour se passer de l’eau sur le visage.
Relevant la tête, le nez et le front ruisselants, elle se regarda dans le miroir et prit une profonde inspiration. Susan était morte depuis vingt-cinq ans. Emma n’avait alors que sept ans et elle n’avait gardé de sa mère que très peu de souvenirs précis. Pourtant, elle s’était accrochée à l’idée qu’elle se faisait de celle-ci, embellissant de rêves et de suppositions les images réelles imprimées dans sa mémoire. À mesure que les années passaient, la pensée que Susan avait connu tout cela avant elle – l’adolescence, la fin des études, le premier petit ami, le premier emploi – lui avait toujours procuré un certain réconfort. Elle avait l’impression d’être moins seule, car elle sentait constamment près d’elle, par l’esprit, la présence de sa mère, emplie de force et de sagesse.
Mais la situation allait bientôt changer. Aujourd’hui, c’était l’anniversaire d’Emma. Trente-deux ans, l’âge de Susan au moment de sa mort. Jusqu’à présent, elle avait toujours mis ses pas dans ceux de sa mère ; ils la précédaient, lui montrant le chemin. Mais c’était fini : ils s’arrêtaient là, à la lisière d’un territoire inconnu. Le moment était venu pour Emma de poursuivre sa route toute seule.
À cette pensée, elle sentit son estomac se nouer. Elle ne savait tout simplement pas comment elle réussirait à s’en sortir sans cette présence tutélaire à son côté. En même temps, elle se cramponnait à l’espoir que, si elle parvenait à tirer un trait sur le passé, elle pourrait enfin être heureuse. Elle avait d’ailleurs toutes les raisons de se considérer comme telle et elle en était consciente. Face à son image dans le miroir, elle dressa mentalement l’inventaire : une réussite professionnelle qui lui permettait de s’épanouir pleinement dans le meilleur centre de recherche médicale d’Australie. Un compagnon qui partageait sa passion pour la science et la soutenait dans son travail. Leur appartement neuf, élégamment décoré dans le style suédois. Une garde-robe remplie de vêtements de créateurs. Une femme de ménage qui venait deux fois par semaine et apportait des fleurs fraîches pour leur table. Des repas raffinés dans les meilleurs restaurants de Melbourne, dès que la fantaisie leur en prenait et pas seulement dans les grandes occasions. Un mode de vie que n’importe qui lui aurait envié. Et malgré tout, Emma se sentait incomplète, comme si, en perdant sa mère il y avait si longtemps, elle avait perdu du même coup une partie essentielle d’elle-même.
Elle observa intensément son reflet. Maintenant qu’elle était parvenue dans ce lieu, à cette date symbolique, un cycle s’achevait et elle aurait voulu en éprouver de la satisfaction. Mais elle avait seulement l’impression d’être perdue dans les limbes. Elle se frotta vigoureusement le visage. Elle avait ressenti la même chose, autrefois, quand son père l’avait emmenée dans son bureau pour lui annoncer la terrible nouvelle. Pendant longtemps, elle n’avait pas vraiment cru à la mort de sa mère, s’imaginant qu’elle menait une vie clandestine quelque part en Afrique et qu’elle rentrerait un jour. Après tout, il n’existait aucune preuve de son décès. Aucun cercueil n’avait été expédié à la famille, car il était interdit de rapatrier les cadavres porteurs d’un virus mortel non identifié. Le corps avait été incinéré sur place, apparemment, ainsi que tous ses vêtements et même son matelas. Tout. Consumé, anéanti.
Emma se tourna vers la fenêtre, se représentant les cendres en train de s’envoler dans le vent pour se mêler à la poussière grise du sol…
Elle sursauta, effarée. La tête brune et velue d’un chameau s’encadrait dans l’embrasure, la remplissant presque entièrement.
Médusée, elle la regarda fixement. Derrière les barreaux protégeant la vitre, l’animal semblait être en cage, comme dans un zoo, mais c’était lui qui se trouvait dehors, observant Emma de ses yeux immenses et sombres frangés de longs cils recourbés. Fourrant son nez pâle entre les barreaux, il se mit à tapoter le verre.
Emma s’approcha et tendit le cou pour voir le reste du corps. Sur le dos du chameau était arrimé un cadre en bois garni de couvertures pliées en guise de selle ; des sacoches de toile grossière rayée de couleurs vives étaient accrochées de chaque côté, bourrées d’objets. Mais le propriétaire de la bête n’était nulle part en vue.
Elle ouvrit la porte et découvrit que le chameau était accompagné par un petit. En descendant les marches, elle remarqua que l’animal adulte tenait une patte fléchie et que le pelage au-dessus du pied était taché de sang séché. Puis elle constata qu’une branche cassée pendait à la corde attachée au licou.
Levant une main en visière au-dessus de ses yeux, elle scruta la brousse dans toutes les directions, son regard bondissant d’un arbre à une fourmilière, puis à un empilement de rochers. Personne. Elle inspecta le sentier sablonneux allant de la piste jusqu’au bâtiment. Il ne portait pas d’autres empreintes de pas que les siennes.
Le chameau adulte s’avança vers elle en boitant. Quand il fut près d’elle, Emma recula. L’animal était beaucoup plus grand qu’un cheval, alors qu’elle n’avait jamais eu affaire à des animaux plus gros qu’un labrador. Le chameau continuait à se rapprocher. Emma se força à demeurer où elle était. L’animal vint se planter devant elle, la dominant de toute sa hauteur avant de baisser la tête pour lui renifler les cheveux. Elle tressaillit, mais son instinct lui conseilla de rester immobile. Un menton osseux vint se poser sur son épaule et un museau velu lui chatouilla la joue.
Elle se pétrifia sur place, mourant d’envie de s’enfuir mais craignant d’irriter l’animal. Elle se demanda combien de temps il allait garder cette position, la tête lourdement appuyée contre son épaule, et ce qu’il ferait ensuite. Du coin de l’œil, elle vit le chamelon s’aventurer vers un buisson à l’ombre duquel se reposaient quelques poulets. À son grand soulagement, l’adulte s’éloigna dans la même direction. Emma essuya une tache de salive sur sa chemise. Après avoir dispersé les volatiles, le jeune chameau réclama la tétée, donnant des coups de tête dans le flanc de sa mère. La chamelle se prêta patiemment à sa requête, bien qu’elle eût l’air recrue de chaleur et de fatigue. C’est alors qu’Emma se rappela avoir vu une citerne dans la cour de derrière et un seau placé sous le robinet.
En toute hâte, elle fit le tour du bâtiment et ne tarda pas à constater que les bêtes la suivaient. Après avoir ouvert le portail, elle s’accroupit pour remplir le récipient, tout en surveillant les chameaux d’un œil circonspect. Il y avait un autre baquet près de la porte. Elle le remplit également, puis plaça les deux récipients à bonne distance l’un de l’autre et recula. La femelle émit un grognement méfiant, mais elle semblait irrésistiblement attirée par l’eau. Elle se dirigea en clopinant vers l’un des seaux, y plongea la tête et se mit à boire bruyamment. Lorsque le chamelon suivit son exemple, Emma battit furtivement en retraite et referma la grille.
De loin, elle observa les chameaux en train de s’abreuver. Quand la mère se tourna de côté, Emma remarqua que l’une des sacoches de selle était déchirée, laissant voir une partie de son contenu. S’approchant avec précaution, elle distingua un bout de moustiquaire, un tissu imprimé, et aussi un petit bocal noir au couvercle jaune dont l’étiquette lui parut aussitôt familière. Plissant les yeux, elle fit encore un pas en avant. Un pot de Marmite1. L’un des étudiants-chercheurs, à l’institut, était originaire d’Angleterre et il apportait toujours un bocal de cette pâte à tartiner à la cantine, affirmant que la version australienne du produit, le Vegemite, était trop épaisse et pas assez salée. Emma fronça les sourcils, déconcertée. De la Marmite, ce n’était pas le genre de denrée qu’un chamelier africain était susceptible d’emporter dans ses pérégrinations.
La chamelle, ayant fini de boire, repoussa le seau d’un coup de pied. Emma espéra qu’elle allait s’asseoir, comme elle avait vu des chameaux le faire dans des films. Mais l’animal demeura debout, la tête haute, les yeux à demi clos pour se protéger de l’éclat du soleil.
D’un revers du bras, Emma essuya la sueur sur son visage. Puis elle alla chercher une chaise à l’intérieur du bâtiment. Après avoir posé celle-ci à côté de la chamelle, elle grimpa dessus et, avec des gestes lents et prudents, tendit le bras pour ouvrir la sacoche. Dressée sur la pointe des pieds, elle sortit tout ce qui lui tomba sous la main. Un corsage de femme en étamine à impression « tie and dye », un drap de sac de couchage en soie. Sa main se referma sur un objet qu’elle ne put identifier au toucher. Quand elle l’extirpa, elle vit que c’était un ouvrage de tricot. De grosses aiguilles étaient plantées de part et d’autre dans la laine épaisse. Une écharpe rouge au point mousse, pas encore terminée.
Emma était toujours juchée sur son perchoir lorsque Daniel apparut à la grille. Sous l’effet de la surprise, il s’immobilisa un instant, bouche bée. Puis il se rua dans la cour.
« Ils viennent d’arriver, expliqua-t-elle. Il n’y avait personne avec eux. » Descendant de la chaise, elle lui montra les objets qu’elle avait trouvés.
« Ils appartiennent à un Européen, déclara-t-il. Une femme, vraisemblablement », ajouta-t-il, en effleurant le doux tissu pastel du corsage.
Emma se mordit la lèvre, l’expression alarmée. « Il lui est arrivé quelque chose. Il faut prévenir la police. J’ai un téléphone portable dans mon sac.
— On ne capte pas de réseau ici. Nous sommes trop loin de tout.
— Avez-vous une radio ?
— Oui, mais elle se trouve dans le Land Rover que Ndugu, mon assistant, a pris pour se rendre à Arusha. »
Daniel écarta la chaise et se pencha pour examiner la patte blessée. « Tenez-vous à distance, conseilla-t-il à Emma. Leurs coups de pied peuvent faire très mal. » Il fit courir ses doigts sur le pelage ensanglanté. Puis, saisissant le pied à deux mains, il réussit à persuader la chamelle de le soulever. Époussetant la terre qui l’incrustait, il mit au jour une profonde entaille dans le coussinet plantaire. « Pourriez-vous m’apporter le couteau qui est là-bas ? » demanda-t-il à Emma, en montrant la porte de derrière. Dans une bassine à vaisselle, il y avait un vieux couteau de cuisine. Daniel s’en servit pour fouiller la plaie. La chamelle frémit, puis demeura immobile, comme si elle comprenait que l’homme essayait de l’aider. Daniel retira deux petites pierres qu’il laissa tomber sur le sol. Il siffla doucement entre ses dents, secouant la tête. « La patte n’a rien. Mais c’est une mauvaise blessure. L’infection est en train de se propager. Cette bête a besoin d’un traitement. Je peux la soigner, mais d’abord, nous devons nous mettre à la recherche de sa propriétaire.
— Que voulez-vous dire ? s’enquit Emma d’un air anxieux.
— Peut-être s’est-il produit un accident et quelqu’un a-t-il besoin de notre aide.
— Vous ne suggérez quand même pas… » Elle secoua la tête. « Je ne veux pas me mêler de ça. Je suis une simple visiteuse. Vous devriez plutôt aller chercher de l’aide au village.
— Vous êtes médecin. S’il y a un blessé, je vais avoir besoin de votre assistance.
— Je suis chercheuse en médecine, pas praticienne », protesta Emma. En vérité, elle avait récemment repassé son brevet de secouriste, conformément au règlement de l’institut en matière de sécurité et de santé. Mais il était absurde de penser qu’elle allait se lancer dans une expédition en pleine brousse avec un homme qu’elle venait tout juste de rencontrer. D’un autre côté, elle savait que si la propriétaire des chameaux était retrouvée blessée, Daniel n’arriverait pas à se débrouiller seul ; sur le chemin du retour, il ne pourrait pas à la fois s’occuper de la victime et se concentrer sur la conduite.
« N’est-ce pas plutôt le travail de la police ? objecta-t-elle. De toute façon, nous n’avons même pas de véhicule, tant que Mosi n’aura pas réparé le Land Cruiser. »
Daniel poussa un petit grognement de dédain. « Je préfère encore me fier à cet engin. » Du geste, il montra le vieux Land Rover au fond de la cour.
Emma tourna vers l’épave un regard incrédule. Elle ne lui parut pas davantage en état de fonctionner que lorsqu’elle l’avait aperçue pour la première fois.
« Dans ce cas, reprit-elle, je crois que le mieux serait que vous vous rendiez au poste de police le plus proche. C’est aux policiers qu’il appartient de lancer des recherches. »
Avant de répondre, Daniel se dirigea vers la porte de derrière. Ramassant un jerrican en plastique, il alla le remplir au robinet. « Il me faudrait deux heures pour arriver en ville. » Levant la voix pour couvrir le bruit de l’eau, il poursuivit : « Et ensuite, la police devrait venir jusqu’ici. Nous pouvons gagner un temps précieux.
— Mais comment saurons-nous où chercher ? » À peine eut-elle formulé cette question qu’elle le regretta. Plus elle argumentait, plus elle s’impliquait. Si Simon s’était trouvé à sa place, elle le savait, il n’aurait même pas entamé la discussion.
« Je pourrais suivre les traces des chameaux, expliqua Daniel. Mais je sais déjà d’où ils viennent.
— Comment cela ? s’enquit Emma.
— Je connais la région comme ma poche. Pour les besoins de notre travail, nous posons des pièges pour capturer des animaux. Ndugu et moi, nous sommes allés partout, même dans les coins où les pasteurs massaï ne s’aventurent pas. Vous avez vu les pierres que j’ai retirées du pied de la chamelle ? On ne les trouve qu’en un seul endroit, dans le désert. »
Du geste, il indiqua le vaste paysage s’étendant derrière les mailles du grillage. Suivant la direction de son doigt, Emma contempla, par-delà les plaines, la montagne bleu-violet en forme de pyramide qui se dressait dans le lointain.
« Ne vous inquiétez pas, dit Daniel. Vous ne risquez rien. »
Elle réfléchit, en proie à une terrible indécision, tentant de peser le pour et le contre. Puis elle se tourna vers lui, encore incertaine. Ce fut alors qu’elle remarqua une petite touffe de poils roux collée au T-shirt de Daniel. Les sabots de l’agnelle avaient également laissé des traces noires sur le coton blanc. Et elle se rappela avec quelle douceur et quelle assurance en même temps il avait manipulé le petit animal.
Croisant son regard, elle hocha lentement la tête. « Allons-y. »
1. Marmite : Marque britannique de pâte à tartiner à base de levure, très répandue dans les pays anglo-saxons.