Emma appuya son coude contre la portière et posa sa tête au creux de sa main. Bercée par le cahotement régulier du Land Rover et le vrombissement continu du moteur, elle se serait peut-être endormie si les images des événements de la journée ne lui étaient constamment revenues à l’esprit, de manière fragmentaire, mais avec une netteté saisissante.
Ils durent faire des détours pour éviter de profondes ravines et, à un moment donné, ils furent même obligés de rebrousser chemin, mais en fin d’après-midi le paysage commença à changer, le désert plat et caillouteux cédant la place à une savane arbustive. Daniel se dirigea vers un village massaï, un ensemble de cases en terre grise disposées en cercle, entouré d’une épaisse ceinture de broussailles également grises et de groupes d’ânes de la même couleur. En approchant, Emma aperçut aussi des vaches et des chèvres, ainsi que des moutons à la laine rousse et à la large queue aplatie – versions adultes de l’agnelle de Daniel. Les bergers, drapés dans des étoffes à carreaux rouges, se découpaient sur ce fond presque incolore. Daniel les salua au passage et ils levèrent leurs lances ou leurs bâtons en réponse.
« Comment peut-on réussir à vivre ici ? » demanda Emma quand le village fut derrière eux. Il semblait n’y avoir ni herbe pour le bétail, ni cultures, ni eau.
« Nous savons nous adapter, répondit Daniel, une note de fierté dans la voix. Nous sommes capables de trouver l’eau cachée sous la terre et les endroits où l’herbe pousse, même dans le nyika. Nous l’avons appris de nos pères.
— Vous êtes massaï… » Elle tenta de se représenter son compagnon vêtu d’une couverture à carreaux, portant des colliers de perles et une lance, comme les hommes qu’ils venaient de croiser. C’était à la fois aisé et difficile. Il paraissait à l’aise dans ses vêtements occidentaux, avec le cordon de son iPod dépassant d’une de ses poches. Et, bien sûr, il possédait un diplôme universitaire et dirigeait un projet de recherches scientifiques. Mais il était grand, comme les pasteurs de son peuple, et avait le même maintien, très droit et cependant gracieux. Et puis, il y avait l’expertise avec laquelle il avait suivi les traces des animaux, la manière dont il posait les pieds sur le sol, délicatement, presque amoureusement…
Il se tourna vers elle, son sourire accentuant les plis autour de sa bouche. « Mon manyata se trouve tout près d’ici. Si nous y allions, vous y verriez mes frères, mes cousins, mes oncles et tantes, ce qui représente un grand nombre de gens. Vous feriez la connaissance de mon père et aussi de ma mère. » Quand il parlait de sa famille, sa voix et son regard se teintaient d’affection. « Mais ce n’est pas possible aujourd’hui. Quand on va dans un manyata, il faut avoir assez de temps devant soi pour savourer le festin de bienvenue. »
Emma lui rendit poliment son sourire. Elle n’avait rien mangé depuis le petit déjeuner et son estomac criait famine ; mais elle se réjouit en elle-même qu’il leur fût impossible de participer à pareil festin. Elle ne voulait pas être confrontée à ce dilemme : se montrer impolie en refusant de manger, ou risquer de contracter la brucellose en buvant du lait non bouilli. Elle repensa avec nostalgie au petit déjeuner qu’elle avait pris à l’hôtel où elle avait passé la nuit, en venant d’Arusha : des œufs à la coque, des toasts, des croissants chauds et du jus de papaye. Mais, comme les nappes blanches soigneusement amidonnées, l’air chargé d’une bonne odeur de café frais, les vases emplis de fleurs tropicales, ce repas lui semblait à présent appartenir à un monde entièrement différent.
« J’espère que nous trouverons de quoi manger à Malangu, dit-elle. Je suis affamée.
— Nous pourrons nous restaurer, déclara Daniel. Mais d’abord, nous irons au poste de police. La journée touchera à sa fin lorsque nous arriverons. Pour patienter, vous pouvez prendre un bonbon. » Plongeant la main dans le vide-poches de sa portière, il en sortit un paquet de caramels. « C’est ma réserve secrète, à utiliser seulement en cas d’urgence. Je suis obligé de les cacher, à cause de Ndugu. » Son expression était sérieuse, mais on décelait de l’espièglerie dans sa voix.
Emma en prit un et l’eau lui vint à la bouche tandis qu’elle ôtait le papier qui l’entourait. Dès qu’elle se mit à le mastiquer avec avidité, elle eut l’impression de sentir le sucre se répandre dans son sang, renouvelant son énergie.
« Nous ne devrions pas tarder à atteindre une route, reprit Daniel. En haut de cette colline. »
Quand ils parvinrent à l’endroit qu’il avait désigné, le ruban pâle d’un chemin de terre apparut entre les broussailles. Daniel dut accélérer pour faire franchir au Land Rover le petit talus qui le bordait. Après avoir tourné à gauche, sur la surface relativement lisse, il se renfonça dans son siège, manœuvrant le volant d’une seule main. Au bout de quelques kilomètres, ils arrivèrent à une rivière, un filet d’eau argentée serpentant entre des berges nues. Daniel ralentit à peine pour la traverser, faisant jaillir de petites vagues sous ses roues. Emma songea fugitivement que, si Simon avait été au volant, elle se serait cramponnée à son siège en s’arc-boutant des pieds au sol de toutes ses forces. Mais Daniel conduisait avec une assurance telle qu’elle en devenait communicative. Il traitait le véhicule comme un prolongement de son propre corps, aussi à l’aise sur ce terrain qu’il l’était lui-même.
Bientôt, ils passèrent devant des jardins poussiéreux où s’alignaient des plants de maïs. Elle aperçut aussi des bananiers chétifs, des papayers et des huttes carrées en terre avec des toits de tôle rouillée. Les gens levaient les yeux à leur passage. Chaque fois, Daniel leur adressait un petit geste de salutation.
« Vous les connaissez tous ? s’étonna Emma.
— Non, mais si mon regard croise celui d’un autre, je dois le saluer. »
L’espace entre les habitations se réduisit, la population se fit plus dense. Le long de la route se dressaient des rangées de minuscules échoppes aux façades bariolées, aux fenêtres sans vitres munies de barreaux. Il y avait quantité de gens, à présent, et une faible circulation composée essentiellement de vieilles voitures et de camions, avec, de temps à autre, un minibus hors d’âge. Emma s’attendait à voir apparaître des constructions plus élaborées – des bâtiments officiels à deux étages, des bureaux, des hôtels – mais l’étroite route se termina brusquement devant une place en terre battue autour de laquelle étaient disposées d’autres boutiques. Tout au fond, une petite église surmontée d’une croix et une mosquée couronnée d’un dôme vert. Entre les deux, une estrade décorée de bannières colorées. Sur un côté de la place s’érigeait un long bâtiment en brique d’argile devant lequel on avait délimité une petite cour au moyen de pierres peintes en blanc. Au milieu de cette cour, on avait planté un mât au sommet duquel un drapeau tanzanien pendait mollement dans l’air immobile.
Daniel engagea le Land Rover entre deux gros rochers marquant l’entrée de la cour et alla se garer devant la porte de l’édifice. Il coupa le moteur.
« Nous y sommes. »
Tendant le bras vers le siège arrière, il s’empara d’une paire de bottes en cuir. Quand il les eut enfilées, il descendit, en emportant la sacoche et la torche électrique.
Emma prit son sac à bandoulière et le rejoignit. En équilibre sur une jambe, Daniel essuya le bout d’une botte sur la jambe de son pantalon, puis fit de même avec l’autre. Il épousseta ensuite son T-shirt.
« J’aurais dû mettre une chemise, dit-il à Emma.
— Au moins, brossez la terre laissée par les sabots de l’agneau, conseilla Emma, pointant le doigt vers son torse en prenant garde de ne pas le toucher. Et enlevez les poils. »
Elle le regarda faire, avant de hocher la tête en signe d’approbation. « C’est mieux. »
Pendant cette conversation, un petit garçon était grimpé sur le capot du Land Rover et il était à présent assis sur le pneu de rechange qui y était arrimé.
« Il surveillera nos affaires, dit Daniel. Vous pouvez laisser ça dans la voiture, si vous voulez », ajouta-t-il en montrant le sac vert.
Elle refusa d’un geste et serra la courroie plus fort entre ses doigts. Au fond du sac se trouvait une pochette en plastique contenant son passeport, ses cartes de crédit, son billet d’avion, son carnet de vaccination et son itinéraire de voyage. Elle n’avait nullement l’intention de les confier à un gamin.
Daniel la précéda jusqu’à l’entrée du poste de police. « Je vous raconterai tout ce qui aura été dit, après la fin de l’entretien, l’informa-t-il par-dessus son épaule. Le policier comprendrait sûrement l’anglais, mais ce sera plus facile de tout lui expliquer en swahili. »
Emma eut envie de protester, de rétorquer qu’elle voulait pouvoir suivre la conversation, mais elle prit conscience que la situation était trop grave pour courir le risque d’un malentendu. Elle demeura derrière Daniel tandis qu’il poussait une porte percée de minuscules trous laissés par des punaises. Un lambeau d’affiche était encore accroché à l’une d’elles, les lettres décolorées par le soleil.
L’officier de police était assis derrière un bureau en bois, penché au-dessus d’un gros cahier à pages lignées. À côté de lui, un amas de documents dépareillés se déversait d’un épais classeur en carton. À l’entrée d’Emma et de Daniel, il posa son stylo et leva la tête, son regard passant alternativement de l’un à l’autre. Au bout d’un instant, il posa ses mains à plat sur le bureau et se hissa sur ses pieds. C’était un véritable colosse, grand et lourd. Sa peau presque noire se fondait avec le vert olive de son uniforme et le rouge foncé de son béret, lui conférant une aura d’autorité menaçante.
« Puis-je vous être utile ? » s’enquit-il, en regardant sa montre comme pour leur signifier qu’il était bien tard.
Daniel posa la sacoche et la lampe sur la table et se mit à parler d’un ton calme et mesuré. Emma écouta avec attention, poussée par la pensée irrationnelle que, si elle se concentrait suffisamment, elle comprendrait peut-être la conversation. Tout à coup, les deux hommes haussèrent le ton, échangeant une volée de reparties rapides. Emma fut traversée d’un frisson d’anxiété ; elle n’avait aucune peine à imaginer la réaction du policier devant ce récit. Daniel et elle avaient dérangé une sépulture. Ils avaient déplacé des indices qui pouvaient se révéler liés à un crime. Et le fait était qu’ils n’avaient pas la moindre idée de ce dans quoi ils s’étaient fourrés. Par-dessus l’épaule de l’officier, elle distinguait un couloir obscur bordé de cellules qui ressemblaient à des cages, avec des barreaux du sol au plafond. Ce spectacle lui rappela des images vues à la télévision – des touristes accusés de trafic de drogue et enfermés dans des geôles étrangères. Songeant au sac rempli de cachets de morphine, elle détourna vivement les yeux. Sur sa droite, il y avait une fenêtre donnant sur la place. Pour occuper son esprit, elle observa deux hommes qui détachaient les bannières de l’estrade pour les replier en petits paquets bien nets. Une cérémonie officielle avait dû avoir lieu dans la journée, se dit-elle, et tout était à présent terminé.
Quand le policier disparut dans une autre pièce, Daniel adressa à Emma un sourire rassurant. L’officier revint, tenant à la main une carte pliée ; il la déploya sur le bureau, la tournant vers Daniel.
Celui-ci l’étudia longuement, sourcils froncés, le doigt hésitant au-dessus du papier. Le policier avait l’air tout aussi perdu.
« Nous sommes tous les deux originaires de cette région, expliqua Daniel. Il connaît l’endroit dont je parle. Mais nous devons le situer sur la carte, afin qu’il puisse l’indiquer aux autres. »
Emma jeta elle aussi un coup d’œil. C’était une carte topographique, comportant une profusion de détails propres à déconcerter les non-initiés. Elle repéra les courbes de niveau du volcan, dessinées à traits épais, et l’étendue d’un beige uniforme représentant les plaines désertiques. Il ne lui fallut pas longtemps pour reconstituer l’itinéraire qu’ils avaient suivi et trouver l’emplacement de la tombe. « C’est ici, dit-elle en plantant son doigt sur la carte.
— Vous êtes une experte », déclara Daniel, visiblement impressionné. Fugitivement, Emma se demanda combien d’autres femmes blanches il avait rencontrées et à quoi elles ressemblaient.
« Je vis avec un géologue, répondit-elle. Nous avons accroché des cartes sur les murs de notre salon, à la place de tableaux. »
Daniel plaça une main sur le papier, sa paume couvrant le lieu où reposait la morte, puis il dit quelque chose au policier. Emma devina qu’il lui expliquait où il devait concentrer ses recherches.
« Comprend-il l’urgence de la situation ? » demanda-t-elle.
L’officier se tourna vers elle, le regard sévère. « Il s’agit en effet d’un cas d’extrême urgence. Je vais téléphoner tout de suite au commissariat d’Arusha. » Son anglais était parfait, quoique teinté d’un fort accent africain. « Des recherches aériennes et terrestres seront organisées dès qu’il fera jour. Ne vous inquiétez pas, je veillerai à ce qu’on fasse le maximum pour retrouver l’enfant. Dès que nous connaîtrons la nationalité de la défunte, son ambassade sera contactée et elle préviendra la famille : le mari de cette femme, le père de l’enfant. »
Emma le regarda, surprise. « Avez-vous déjà organisé des opérations de ce genre ?
— Nous avons eu un cas semblable, il y a quelques années. Un Américain s’était perdu. Il comptait traverser le continent à pied, expliqua le policier, secouant la tête d’un air désapprobateur. Il n’a pas été difficile à retrouver. » Il replia la carte et la remporta.
« Lui avez-vous parlé des chameaux ? glissa Emma à Daniel, baissant la voix.
— Oui. Il a dit qu’ils auront besoin de leur camion pour les recherches, mais qu’ensuite, ils viendraient chercher les bêtes. »
Emma éprouva un vif soulagement à cette annonce. Tout allait s’arranger. Le policier lui inspirait confiance et elle ne doutait pas qu’il allait entreprendre des recherches méthodiques. Vu d’un petit avion, le désert serait aussi lisible qu’un livre ouvert. Si la fillette était encore en vie, quelque part dans cette étendue, elle serait retrouvée. Elle se représenta la tombe, là-bas dans cette région désolée. À présent, elle avait le sentiment d’avoir accompli son devoir.
« Vous pouvez partir, déclara le policier en regagnant sa place. Mais vous devrez revenir tous les deux ici après-demain. Vendredi. »
Emma fronça les sourcils. « Je vous demande pardon ? Je ne comprends pas.
— L’inspecteur viendra d’Arusha demain. C’est lui qui dirigera les recherches et il sera donc très occupé. Mais le lendemain, il aura le temps de recueillir vos dépositions. Venez après le déjeuner. Vers trois heures. »
Emma ouvrit la bouche pour objecter que c’était impossible : elle était attendue au Seronera Lodge, dans le Serengeti, et si elle n’arrivait pas à temps, le groupe partirait sans elle. Mais un coup d’œil au visage renfrogné du policier l’en dissuada et elle se contenta d’acquiescer.
Elle suivit Daniel au-dehors et, sitôt à distance suffisante, elle s’exclama : « Devons-nous vraiment revenir ici ?
— Il le faut, répondit-il d’un ton ferme. On ne discute pas avec la police. S’ils jugent que vous leur manquez de respect, ils vous causeront encore plus de tracas. »
Comme ils se dirigeaient vers le Land Rover, il lui montra quelque chose à l’angle de la place. Emma leva les yeux. Au-dessus des immeubles se dressait une haute tour rouge et blanc – une antenne relais de téléphonie mobile. Elle avait été trop préoccupée pour la remarquer lors de leur arrivée. La construction paraissait bizarrement incongrue dans ce lieu.
« Vous devez capter parfaitement le signal, ici. Profitez-en pour téléphoner », dit Daniel.
Elle le regarda sans comprendre, l’espace d’une seconde, puis acquiesça. « Oui, il faut que je contacte l’agence de voyages.
— Et votre mari », suggéra-t-il.
Elle se demanda si c’était le moment de lui expliquer que Simon et elle n’étaient pas mariés, mais cela lui parut dénué d’importance. « Inutile de le déranger. Il est en voyage d’études, il ne saura même pas que j’ai dû modifier mes plans. »
Daniel hocha la tête, l’air quelque peu perplexe. Quand ils atteignirent le Land Rover, le garçonnet les salua de la main et demeura où il était, balançant nonchalamment ses jambes maigres. Tandis que Daniel fouillait ses poches en quête de monnaie, elle porta son regard vers la place. Le soleil était bas dans le ciel et des traits de lumière poussiéreux la traversaient obliquement. Des écoliers en uniforme bleu, pieds nus, jouaient avec un ballon confectionné au moyen de chiffons. Un homme à bicyclette, escorté d’un gros chien, se frayait en zigzaguant un chemin au milieu des enfants. Tout autour de la place, des femmes vêtues d’étoffes éclatantes, un bébé accroché dans leur dos, flânaient d’une échoppe à l’autre. Le bruit de leurs bavardages enjoués flottait dans l’air. Ici, personne ne se hâtait ; il régnait une atmosphère de paix et d’harmonie. Ce n’était pas le genre d’endroit, elle s’en rendait compte, où perdre un jour ou deux de son temps devait avoir beaucoup d’importance. Elle pensa à l’autocollant sur le pare-chocs du Land Cruiser de Mosi, portant l’inscription : En Afrique, ne soyez pas pressé. En le lisant pour la première fois, elle s’était demandé si c’était un avertissement à l’intention des clients, leur conseillant de ne pas s’attendre à une ponctualité rigoureuse. À présent, elle comprenait qu’il s’agissait sans doute d’un commentaire d’un ordre plus général sur la vie dans ce continent. Elle soupira en passant une main dans ses cheveux. Daniel avait été très clair : elle n’avait pas d’autre choix que de changer ses projets. Elle devrait s’accommoder au mieux de la situation. Au moins, elle aurait des informations de première main sur les résultats des opérations de recherche de demain. Elle s’imagina revenant au poste de police pour découvrir la fillette saine et sauve et attendant, sous la garde bienveillante du policier, l’arrivée de son père ou d’un autre membre de sa famille, qui saurait la consoler.
Daniel roula jusqu’à l’autre bout de la place et se gara de nouveau devant un bâtiment dont les murs n’arrivaient qu’à hauteur de taille, sans vitres pour les surmonter, seulement des ouvertures béantes. La porte était peinte en jaune et vert vif ; au-dessus d’elle était accrochée une enseigne sur laquelle on avait écrit à la main : Salaam Café.
« Nous allons manger ici, déclara Daniel. Ensuite, nous rentrerons à la station de recherche pour y passer la nuit. »
Emma le regarda en silence, effarée par l’idée de dormir là où Susan était morte. Elle promena son regard autour de la place, mais n’aperçut rien qui ressemblât de près ou de loin à un hôtel. Son seul espoir, c’était qu’il y eût dans cette ville un quartier plus moderne, qu’elle n’avait pas encore vu. Même la plus modeste des chambres d’hôte serait préférable au centre de recherche.
« N’existe-t-il aucun endroit où je pourrais dormir, à Malangu ?
— Aucun endroit susceptible de recevoir des étrangers. Je crains que vous n’ayez pas le choix. Vous devez revenir avec moi. » Il y avait une lueur de sympathie dans ses yeux, comme s’il comprenait combien cette perspective l’effrayait.
Emma serra les lèvres. La station n’était jamais qu’un bâtiment, se rappela-t-elle, une construction de brique et de bois. Elle pouvait y rester. Bien sûr qu’elle le pouvait. Il lui suffirait d’écouter sa raison plutôt que ses sentiments, comme elle le faisait dans son travail, à l’institut. Le directeur du laboratoire le lui avait maintes fois répété : les émotions devaient être mises de côté, car elles risquaient de nuire au jugement. Elle se força à sourire.
Daniel lui sourit en retour. « Je serais heureux que vous m’aidiez à m’occuper des chameaux. Il va falloir les nourrir, ce soir.
— Oui, bien entendu », répondit-elle, en s’efforçant de ne pas laisser paraître qu’elle avait oublié jusqu’à leur existence. Elle n’avait pas l’habitude de songer aux besoins des animaux. Après avoir perdu son petit chat, elle n’avait plus jamais voulu d’animal de compagnie. Et Simon et elle n’avaient jamais envisagé d’en avoir de nouveau. Ils voulaient être libres.
Daniel descendit du Land Rover et fit signe à Emma de le suivre. Comme elle refermait la portière, le petit garçon qui avait gardé le véhicule un peu plus tôt arriva, essoufflé d’avoir traversé la place à toute allure, et se percha de nouveau sur le capot.
Daniel poussa la porte jaune et vert et guida Emma vers l’un des hauts tabourets disposés devant le bar, fait de bois peint en blanc.
« S’il vous plaît, attendez-moi ici. Je reviens tout de suite. » Sur ces mots, il disparut derrière une autre porte, à gauche du bar.
Emma s’assit sur le tabouret, son sac posé à côté d’elle, la courroie passée autour de son bras pour plus de sécurité. Appuyant son coude sur le comptoir, elle cala son menton au creux de sa main et regarda autour d’elle. Il y avait une armoire frigorifique remplie de bouteilles de bière et de boissons gazeuses, mais les seules denrées comestibles paraissaient être des morceaux de poulet froid et des samosas, exposés sur le comptoir et qui paraissaient être là depuis un bon moment. Ils auraient aussi bien pu être placés dans un incubateur de bactéries. Elle tenta de trouver les excuses qu’elle fournirait à Daniel s’il lui proposait d’en manger.
Elle assena une claque à un moustique vrombissant près de son oreille gauche. Sortant son répulsif de son sac, elle s’en aspergea le visage et les cheveux en se protégeant les yeux de la main. Puis elle rabaissa les manches de son T-shirt sur ses bras et releva son col. Tournant son regard vers le poste de police, de l’autre côté de la place, elle se représenta l’officier à son bureau, déjà à l’œuvre, en train de passer des coups de fil et de dresser des listes dans son cahier.
Elle consulta son portable. Elle n’avait reçu aucun message – elle avait acheté une carte SIM auprès d’une compagnie locale, Vodacom, et n’avait transmis le numéro par SMS qu’à son assistante du labo. Elle avait l’impression d’être coupée du monde. L’espace d’un instant, elle envisagea de téléphoner à Simon – comme Daniel s’était attendu à ce qu’elle le fît – mais elle savait que c’était inutile. Simon était lui aussi loin de tout, dans un monde à part, l’Antarctique. Un lieu qui, dans son imagination, lui apparaissait comme une immensité blanche, froide et vide. Le bout du monde. Elle pouvait lui envoyer des e-mails et également lui téléphoner par satellite. Mais chaque fois qu’elle l’avait appelé, il lui avait semblé distrait, comme si elle l’avait dérangé en l’arrachant à sa tour d’ivoire. Elle comprenait ce que c’était d’être entièrement absorbé par son travail, aussi s’efforçait-elle d’écourter les conversations. Mais elle sentait néanmoins qu’il préférait qu’elle s’en tienne aux e-mails. Elle eut un petit sourire sarcastique en regardant son mobile. Elle imaginait fort bien comment Simon réagirait, si elle l’appelait pour lui raconter où elle était et comment elle était arrivée là. Il serait sidéré qu’elle se soit laissé entraîner dans une histoire comme celle-là. Son credo, c’était qu’il ne fallait jamais se mêler des affaires d’autrui. De la sorte, on évitait les complications, avait-il souvent déclaré à Emma. Si l’on commençait à brouiller les lignes de démarcation, c’était le chaos, au travail comme dans la vie.
Écartant ces pensées, Emma feuilleta le document détaillant son itinéraire, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le numéro de téléphone du Seronera Lodge. Quand on lui répondit, elle expliqua qu’elle avait été retardée pour des raisons indépendantes de sa volonté.
« Ne vous inquiétez pas, madame, la rassura son correspondant. Vous pourrez rejoindre le groupe à Ngorongoro. Je me charge de tout. »
Au moment où elle rangeait son téléphone dans son sac, Daniel reparut. Il était accompagné par un jeune garçon vêtu d’un maillot de corps déchiré, portant deux assiettes abondamment garnies de riz. Le fardeau semblait trop lourd pour ses bras grêles, mais ses mains étaient fermes.
Emma les suivit jusqu’à une table et s’assit. Le garçon posa une assiette devant elle et l’autre devant Daniel, puis, d’un pas nonchalant, se dirigea vers le bar.
Le riz était cuisiné à l’indienne, avec des épices entières, mélangé à de petits morceaux de viande et de légumes. Il semblait avoir été préparé à l’instant et dégageait une vapeur odorante. L’assiette et les couverts étaient d’une propreté immaculée. Emma sentit la faim monter en elle.
« Ce n’est pas la nourriture servie habituellement ici, déclara Daniel ; l’épouse du propriétaire l’a préparée pour sa propre famille. Je lui ai demandé si elle pouvait nous en donner un peu, en expliquant que vous devez faire très attention à ce que vous mangez.
— Merci. C’est très courtois de votre part », répondit Emma, sincèrement reconnaissante. Il y avait longtemps qu’un homme ne lui avait pas manifesté autant d’attention. Pas seulement parce que Simon était absent depuis des mois, mais surtout parce que leur relation était fondée sur une stricte égalité. Chacun d’eux était censé être capable de se débrouiller seul. Il en allait de même avec ses collègues masculins de l’institut.
« Qu’aimeriez-vous boire ? s’enquit Daniel. Du Coca ? Une bière ?
— Je prendrais volontiers une bière, répondit-elle. C’est moi qui réglerai l’addition. »
Daniel accepta cette offre d’un hochement de tête. « Quelle marque préférez-vous : Tusker, Kilimanjaro, Safari ?
— C’est vous l’expert, rétorqua-t-elle en souriant. Choisissez. »
Attirant l’attention du garçon, il commanda : « Kilimanjaro mbili ! » Se tournant vers Emma, il poursuivit : « C’est une bière locale. Certains préfèrent la Tusker, mais elle est fabriquée au Kenya. »
Le gamin leur apporta deux bouteilles, les goulots glissés entre les doigts d’une main. Après les avoir déposées sur la table, il les ouvrit d’un geste habile, à l’aide du décapsuleur accroché à une ficelle autour de son cou. Il paraissait bien trop jeune pour faire preuve d’autant d’assurance et d’efficacité.
« Quel âge as-tu ? lui demanda Emma.
— Una miaka mingapi ? » traduisit Daniel.
Le garçon brandit six doigts en l’air.
« Tu fais du bon travail », approuva Emma.
Daniel transmit le compliment à son destinataire, tout en secouant la tête. « Il va s’attendre à un gros pourboire, maintenant. » Il parut sur le point de congédier le gamin, mais, au lieu de cela, entama une discussion avec lui. Le petit parlait d’un ton animé, tandis que Daniel se penchait pour regarder l’estrade à l’autre bout de la place.
Quand l’échange prit fin et que le gamin se fut éloigné, Daniel expliqua la teneur de sa conversation à Emma : « Je lui ai demandé quelle cérémonie officielle s’était tenue ici. Il m’a raconté qu’ils avaient reçu la visite d’un personnage très important, Joshua Lelendola, le ministre de l’Intérieur. »
Emma essaya de paraître impressionnée. La manière dont il avait prononcé ce nom suggérait qu’il éprouvait un profond respect à l’égard du politicien. Et l’on s’était donné beaucoup de mal pour décorer l’estrade. Sans doute la population accordait-elle davantage d’intérêt aux hommes politiques ici qu’en Australie.
« Joshua est un ancien condisciple, reprit Daniel. Il est également massaï. Nous étions les meilleurs amis du monde. » La déception s’insinua dans sa voix. « Malheureusement, il n’est plus ici. Il est reparti pour Dar es-Salaam. » Il parut alors se rappeler la nourriture placée devant eux et, du geste, invita Emma à manger.
Pendant qu’elle goûtait la première bouchée, il se pencha vers elle, guettant sa réaction. Elle vit l’amorce d’un sourire apparaître sur ses traits – elle avait remarqué qu’il avait une façon bien à lui de retenir son sourire, les lèvres fermées dans un premier temps, puis les ouvrant largement d’un seul coup. Et à ce moment-là, son visage se transformait.
« C’est délicieux ! » déclara-t-elle. Le sourire de Daniel s’épanouit, et elle prit une seconde bouchée, fermant les yeux pour mieux la savourer. Le pilau avait un goût de cardamome et de clou de girofle ; les petits morceaux de poulet qui l’agrémentaient étaient tendres à souhait.
Elle mangea avec voracité, ne s’interrompant que pour boire de longues gorgées de bière à même la bouteille. Elle ne s’arrêta que lorsque son assiette fut vide et la bière presque terminée.
En relevant les yeux, elle fut étonnée de voir combien le temps avait passé vite. La place était maintenant plongée dans l’ombre ; le soleil avait disparu derrière les bâtiments. Le jour touchait à sa fin.
Le jour de son trente-deuxième anniversaire…
« C’est mon anniversaire, ne put-elle s’empêcher de dire.
— Aujourd’hui ?
— Oui.
— Joyeux anniversaire », chantonna-t-il en levant sa bouteille. Il lui sourit, l’air détendu et insouciant. Elle lui rendit son sourire. En cet instant, elle n’avait aucun mal à se le représenter à l’époque où il était étudiant et profitait de la vie à Dar es-Salaam. Et, même s’il ne ressemblait en rien aux hommes qu’elle connaissait chez elle, il lui parut brusquement familier. Elle se sentait à l’aise en sa compagnie et elle avait l’impression que c’était réciproque. Les expériences qu’ils avaient vécues ensemble aujourd’hui – bien plus fortes que celles que des amis intimes pouvaient partager pendant toute une vie – les avaient rapprochés. Elle leva sa bière à son tour.
« Santé.
— Ce sera un anniversaire mémorable, ajouta Daniel. Un dîner au Salaam Café… Excusez-moi d’avoir oublié le gâteau !
— Ce n’est rien, répondit-elle en riant. Je n’en mange jamais, de toute façon. »
Il arqua les sourcils. « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui n’aimait pas les gâteaux ! »
Elle voulut lui expliquer qu’elle les aimait, mais qu’elle préférait éviter d’habituer son organisme aux aliments sucrés. Elle se contenta d’avaler une grande goulée de bière. Et, subitement, elle éprouva le besoin d’en révéler davantage à Daniel sur les raisons de son voyage.
« Je m’étais toujours promis que j’irais en Tanzanie l’année de mon trente-deuxième anniversaire et que je visiterais la station de recherche. Voyez-vous, c’est l’âge qu’avait Susan au moment de sa mort. » Maintenant qu’elle était lancée, les mots sortaient tout seuls de sa bouche. « Je pensais que voir cet endroit m’aiderait en quelque sorte à oublier Susan. Tirer un trait sur tout ça. Que je pourrais enfin cesser de la regretter, de penser à elle. Je sais que je devrais en être capable. »
Elle s’interrompit pour observer l’expression de Daniel. Elle s’attendait à y voir de l’embarras ou de la pitié. Après tout, Susan était morte depuis si longtemps… Comment pouvait-elle encore la pleurer ?
Mais il se borna à secouer la tête. « C’était votre mère. Elle vous a donné le jour. Vous ne devriez jamais cesser de penser à elle. »
Emma baissa son regard vers la table, suivant des yeux le contour des taches laissées par les bouteilles et les verres sur la surface jadis vernie. Tout paraissait si simple, avec lui ! Elle ne devait même pas essayer d’oublier Susan. Ces mots lui procurèrent un sentiment de soulagement, comme s’il lui avait dit qu’elle avait le droit de renoncer à accomplir une tâche impossible. Mais le visage de Simon surgit soudain à son esprit. Il ne serait pas du même avis que Daniel, elle le savait. Il avait déconseillé à Emma de consulter un psychologue, car, selon lui, il ne servait à rien de revenir sur le passé. Il l’avait même incitée à se débarrasser du sac renfermant les objets qui avaient appartenu à Susan – un bien qu’elle chérissait entre tous. Un jour, la surprenant en train d’essayer la robe de mariée de sa mère, il s’était presque mis en colère. Face à son propre passé malheureux – une enfance déchirée entre des parents qui se livraient une guerre ouverte et aussi amers l’un que l’autre –, il avait réagi en coupant les ponts. Il n’avait pratiquement plus rien à voir avec sa famille et se prétendait définitivement libéré de ces liens. Il voulait qu’Emma s’en délivre de la même façon et croyait qu’elle avait entrepris ce voyage dans cette intention. À cette pensée, Emma éprouva une vague culpabilité, comme si elle avait manqué à une promesse. Et d’ailleurs, elle n’était pas encore sûre que Simon eût tort. Tant qu’elle ne pourrait pas oublier sa mère, elle continuerait à porter en elle ce douloureux sentiment de perte, comme un fardeau. Elle demeurerait partagée entre le besoin de se souvenir et le désir d’oublier.
« Vous admirez votre mère. » Elle releva la tête quand Daniel reprit la parole, d’un ton neutre, comme s’il énonçait une évidence. « Vous avez consacré votre vie à suivre son exemple. Vous êtes chercheuse en médecine, comme elle.
— C’est vrai, mais je suis très différente d’elle. Je ne pourrais jamais partir sur le terrain à l’improviste, ni travailler dans des endroits si reculés. Elle était extrêmement courageuse. » Elle le dévisagea avec attention avant de poursuivre : « Vous aussi, vous devez être très courageux, pour effectuer ce travail à la station. À l’institut, nous n’étudions les virus de niveau 4 que dans les conditions de confinement les plus rigoureuses. Nous avons une chambre d’isolement équipée d’un sas à pression négative ; je porte une combinaison étanche munie d’un réservoir d’air. Avant de quitter la chambre, je me récure sous une douche brûlante. »
Daniel esquissa un petit sourire triste. « Notre problème majeur, ce n’est pas d’éviter d’être contaminés par le virus Olambo. En fait, nous serions contents de le rencontrer.
— Que voulez-vous dire ?
— Notre but est de trouver où il se cache, entre les épidémies. Il doit avoir un hôte, un animal ou un insecte qui lui sert de réservoir, sans être affecté lui-même par le virus. Nous capturons des animaux sauvages et prélevons des échantillons de leur sang. Nous effectuons également des tests sur les animaux domestiques. Et sur les rats, les puces, absolument tout. » Il ouvrit les mains, dans un geste d’impuissance. « Mais nous ne l’avons toujours pas débusqué.
— Et tant que vous ne l’aurez pas trouvé, il n’existera aucun moyen de prévenir les épidémies.
— Exactement. La dernière s’est produite en 2007, l’année où Ol Doinyo Lengaï est entré en éruption. La fièvre a fait de nombreuses victimes. » La voix de Daniel s’éteignit un instant, et Emma reconnut sur son visage cet air de détresse qu’elle lui avait déjà vu près de la tombe. « Des enfants et des personnes âgées, principalement, mais aussi des adultes robustes et en bonne santé. Personne n’était épargné. » Il regarda Emma droit dans les yeux avant de poursuivre : « Je ne sais pas si vous connaissez les effets de ce virus, mais je peux vous dire que c’est une mort très douloureuse.
— Ma foi, j’ai étudié tous les cas enregistrés par le Centre de contrôle des maladies. Je sais que les premiers symptômes consistent en une irritation de la gorge et des yeux, de la fièvre, des crampes musculaires et des maux de tête, bientôt suivis d’une éruption cutanée. La gorge devient tellement irritée qu’elle ressemble à une blessure à vif. Puis vient l’hémorragie. » Emma avait lu le rapport du CDC tant de fois qu’elle pouvait presque le réciter mot à mot. « Le sang suinte des gencives du malade, ou des points d’injection ; les femmes peuvent présenter une forte hémorragie utérine. Le patient finit par entrer dans le coma tandis que ses organes défaillent l’un après l’autre. La mortalité est d’environ quatre-vingts pour cent. En gros, le malade meurt d’hémorragie interne. Comme vous l’avez dit, la source originelle du virus est encore inconnue, mais il peut se transmettre par le sang, la salive, les vomissures, et cætera. »
Daniel garda le silence pendant quelques secondes, puis acquiesça. « C’est tout à fait exact. Quand une épidémie se déclare, tout le monde a peur d’attraper la fièvre. Olambo doit être un virus intelligent, pour créer de telles hémorragies. Parfois, lorsqu’un membre d’une famille tombe malade, les autres s’enfuient en l’abandonnant, le laissant mourir dans la solitude. C’est terrible. »
Emma baissa les yeux. « C’est ce qui est arrivé à ma mère. Je me suis procuré les rapports conservés dans les archives du CDC. Sa collègue a quitté les lieux pour tenter d’organiser une évacuation médicale. L’assistant local s’est enfui. Elle n’avait personne pour lui administrer des analgésiques ou même lui donner à boire. Elle était toute seule au moment de sa mort. » Elle releva la tête. « On a retrouvé son corps dans la chambre de la station de recherche.
— On m’a raconté les faits, dit Daniel d’un ton attristé, en lui lançant un regard empreint de sympathie. Mais je puis vous dire une chose : elle n’était pas complètement seule.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda Emma, d’un air étonné.
— Quand je suis arrivé à la station pour entamer mon travail, j’ai trouvé une photo sur le mur de la chambre. Elle était accrochée à côté du lit, de façon qu’on puisse la voir sans lever la tête de l’oreiller. La photo d’une petite fille. Je crois bien qu’il s’agissait de vous », termina-t-il d’une voix douce.
Emma déglutit, la gorge serrée. À chacun de ses voyages, sa mère emportait une photo d’elle dans un cadre.
« Qu’avez-vous fait de cette photo ? murmura-t-elle d’une voix étranglée.
— Les gens qui ont occupé le bâtiment avant moi ne l’ont pas décrochée, et moi non plus. Elle semble être parfaitement à sa place dans cette chambre. Je vous la montrerai quand nous serons rentrés à la station. »
Emma hocha la tête, trop émue pour parler. Elle avait l’impression d’avoir reçu un cadeau inespéré. Elle allait pouvoir regarder la photo, la toucher, comme une preuve palpable que, d’une certaine façon, elle avait été présente au côté de Susan à ses derniers moments. Ne serait-ce que pour cela, son voyage en Tanzanie n’aurait pas été inutile.
« La chambre où se trouve la photo est celle de Ndugu, enchaîna Daniel. La mienne est à l’extérieur du bâtiment. C’est plutôt une remise, à vrai dire. »
Emma le considéra d’un air surpris. D’après son souvenir, la station ne comportait que deux pièces principales, le laboratoire et celle qui était située juste en face, le reste se composant de dépendances rudimentaires. Elle avait présumé que l’unique chambre digne de ce nom était utilisée par le directeur de recherche et non par son assistant. Les scientifiques étaient habituellement très pointilleux sur leur statut hiérarchique.
« Je préfère dormir dans une petite pièce, ajouta Daniel, comme s’il avait lu dans ses pensées. Je m’y sens davantage chez moi. » Il lui lança un regard pénétrant. « La chambre de Ndugu a été nettoyée et la literie a été changée, en prévision de son retour d’Arusha. C’est l’endroit qui vous conviendrait le mieux pour la nuit. Mais si vous préférez, nous pouvons faire un échange. »
Emma entrouvrit la bouche, quand la raison de cette proposition lui apparut. Elle tenta d’imaginer ce qu’elle ressentirait en couchant dans la pièce même où Susan était morte. En essayant d’y dormir. L’idée lui répugnait, elle lui semblait presque macabre. Elle était sur le point de demander à Daniel de lui laisser sa chambre – le manque de confort lui importait peu. Mais soudain, quelque chose en elle se révolta contre un tel choix. Quel effet cela ferait-il vraiment, se demanda-t-elle, de s’étendre à l’endroit même que Susan avait jadis occupé ? De lever les yeux vers le plafond et de voir ce qu’elle avait contemplé. D’entendre les mêmes bruits nocturnes, de respirer les mêmes odeurs…
Elle n’arrivait pas à prendre une décision. Elle scruta le visage de Daniel, ses traits calmes, son attitude patiente. Elle se rappela le respect qui était apparu dans son regard quand elle lui avait dit de se rendre directement à Malangu. Elle voulait revoir cette expression. Elle savait que cela l’aiderait à se sentir plus forte.
« J’aimerais dormir dans la chambre de ma mère », déclara-t-elle.
Daniel hocha lentement la tête, comme s’il comprenait quelle bataille intérieure elle venait de livrer. Puis il se leva et demanda au garçon de débarrasser la table.
La route principale, à la sortie de Malangu, était large et plane, comparée au terrain qu’ils avaient traversé plus tôt dans la journée. L’obscurité semblait envelopper le Land Rover comme un drap, s’entrouvrant avec réticence pour laisser passer la lumière des phares. Emma et Daniel restaient silencieux, le corps secoué de temps à autre par les cahots du véhicule sur le sol ondulé. Le mouvement des faisceaux lumineux devant eux avait un effet quasi hypnotique et Emma commençait à somnoler quand elle entendit la voix de Daniel.
« Cela ne vous dérange pas si j’écoute de la musique ? Ça m’aidera à rester éveillé. »
Emma se souvint du cordon de l’iPod dépassant de sa poche. « Allez-y. Mais je pourrai aussi vous relayer, si vous le souhaitez. » Elle prit conscience qu’il devait être épuisé, après avoir conduit si longtemps. Mais, tout en formulant cette proposition, elle jeta un regard dubitatif au tableau de bord non éclairé et au levier de vitesse dont le diagramme était effacé par l’usure.
« Ce serait trop dangereux de conduire cet engin de nuit, quand on n’en a pas l’habitude. Je vais écouter de la musique et vous pourrez dormir. » Daniel sortit un iPod argenté. Après avoir secoué les cordons pour les démêler, il plaça les écouteurs sur ses oreilles. Immédiatement, son corps parut habité par une énergie nouvelle et il agita légèrement la tête au rythme d’un air qu’Emma ne pouvait pas entendre.
Au bout de quelques minutes, elle se pencha vers lui. « Qu’est-ce que c’est, comme musique ? » Elle ne savait pas très bien à quelle réponse s’attendre – de la pop swahili, comme celle qu’elle avait écoutée dans le taxi entre l’aéroport et Arusha, ou de la musique classique, peut-être, que Daniel aurait pu découvrir à l’université.
Ôtant un de ses écouteurs, il le tendit à Emma. Comme le cordon n’était pas assez long, elle se glissa sur le siège qui les séparait. Leurs épaules se touchaient presque. Approchant l’écouteur de son oreille, elle écouta avec attention. La musique ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait – un mélange de rap américain et de reggae, combiné à ce qui paraissait être des chants tribaux. Il y avait un soliste, parlant plus qu’il ne chantait, dans ce qu’elle supposa être du swahili.
« Du hip-hop tanzanien », expliqua Daniel. Il sourit et ses dents blanches luisirent dans l’obscurité.
« Vraiment ? répondit-elle en arquant les sourcils.
— La Tanzanie est le berceau du hip-hop africain. À Dar es-Salaam, j’allais souvent en écouter dans les clubs. Cet artiste – il s’appelle Nasango – est originaire de la région. Les chanteurs qui l’accompagnent sont des Massaï.
— Que dit-il dans cette chanson ?
— Il parle des problèmes des pauvres, des errants, qui comptent sur le pouvoir d’Ol Doinyo Lengaï, la montagne de Dieu, pour leur venir en aide. »
La montagne de Dieu.
Elle ne pouvait plus apercevoir le volcan, mais elle se rappelait sa silhouette imposante dressée sur l’horizon. Il en émanait effectivement une sorte de majesté, presque surnaturelle, que toute la science d’un géologue comme Simon ne pourrait jamais admettre et encore moins expliquer.
Elle ferma les yeux et laissa la musique pénétrer en elle, ses pulsations couvrant les tressautements erratiques du véhicule. Tout près d’elle, elle sentait les mêmes vibrations parcourir le corps de Daniel.
Au bout d’un moment, le chanteur se tut et les chœurs lui succédèrent. Elle imagina ces voix mêlées, puissantes et déterminées, se répandre loin sur la plaine à travers les ténèbres.
Manœuvrant le volant d’une main sûre, Daniel s’engagea sur la piste menant à la station de recherche. Quand il éteignit les phares, les yeux d’Emma mirent quelque temps à s’adapter à l’obscurité. Dans la faible lumière de la lune à son premier quartier, elle devina la forme sombre du Land Cruiser.
« Mosi est probablement retourné au village pour dormir, dit Daniel. Nous le verrons demain matin. »
Il prit une torche électrique dans le vide-poches de la portière et l’alluma. Guidée par l’étroit pinceau lumineux, Emma le suivit jusqu’à l’arrière du Land Rover et chacun d’eux prit une brassée d’herbes coupées et de plantes sauvages. Ils avaient acheté le fourrage à un fermier qui le rapportait chez lui dans une carriole et qu’ils avaient croisé en chemin. Emma avait tenu à payer la totalité du chargement, qui permettrait de nourrir les chameaux pendant au moins trois jours.
Trébuchant dans le noir, elle emprunta le sentier à la suite de Daniel, son sac se balançant à son épaule, les mains enfouies dans l’herbe sèche qui lui picotait les poignets. Quand ils s’approchèrent de l’enclos, les chameaux se mirent à blatérer bruyamment – de détresse, de frayeur ou de faim, Emma n’aurait su le dire.
Daniel ouvrit la porte et, dès qu’ils furent entrés dans la cour, commença à parler aux animaux d’une voix rassurante. Emma perçut un bruissement quand il se délesta de son ballot de foin. Puis le grincement d’une porte qui s’ouvrait, avant de se refermer en claquant. Quelques secondes après, elle entendit le frémissement d’un générateur diesel se mettant en marche et une lampe s’alluma au-dessus de la porte à l’arrière du bâtiment. L’ampoule nue était accrochée haut sur l’auvent, de sorte qu’elle éclairait une vaste zone circulaire.
Emma s’avança vers les chameaux. Elle vit que Daniel avait déposé sa brassée de fourrage dans une brouette.
« Donnez-leur votre herbe, lui dit-il. Nous garderons le reste pour plus tard. »
Emma répandit le foin sur le sol, puis recula quand la mère se précipita, enfouissant son museau d’un air presque désespéré dans le monceau de feuilles et de tiges, en évitant de poser par terre sa patte blessée. Le chamelon, joueur, s’amusa à disperser l’herbe avec son nez.
Daniel vint se poster à côté d’Emma. Quelques minutes après, la mère s’arrêta de manger et se dirigea vers eux en boitillant. Ignorant Daniel, elle tourna la tête vers Emma, lui renifla les cheveux, puis lui effleura la joue de ses lèvres charnues et veloutées.
« Vous lui plaisez, déclara Daniel. Comme vous êtes une femme blanche, elle vous prend pour sa propriétaire. »
Emma sourit, flattée de l’admiration que lui témoignait l’énorme animal. « Que deviendront-ils, quand nous les aurons remis aux policiers ?
— En principe, ils devraient les garder jusqu’à ce que leurs propriétaires viennent les récupérer. Toutefois, cela risque de prendre du temps et il faudra bien que quelqu’un s’en occupe en attendant. Aussi, je pense qu’ils vont les vendre immédiatement. Le jeune est assez grand pour être séparé de sa mère. Ils le donneront à un négociant en bétail. La femelle blessée ira chez l’homme aux lions.
— L’homme aux lions ? »
Daniel hésita. Quand il reprit la parole, son ton était plus circonspect. « C’est un vieil homme qui vit dans un campement non loin d’ici. Il recueille les lionceaux orphelins. Lorsqu’ils sont grands, il les relâche dans la brousse.
— Mais… que ferait-il de la chamelle ?
— Il doit nourrir ses lionceaux. Et puis, les lions adultes reviennent parfois lui rendre visite et il aime bien leur offrir de la viande. Il achète tous les chameaux blessés ou trop vieux. »
Emma tressaillit, horrifiée. « Vous voulez dire… qu’elle sera abattue ?
— Je le crains. C’est l’Afrique. Seuls les plus forts survivent. »
Emma regarda la chamelle. La tête haute, celle-ci mastiquait une touffe d’herbe, les yeux fermés de contentement. De la salive verte dégoulinait sur son menton. « Ne pourrions-nous pas soigner son pied ? »
Daniel acquiesça. « Je vais lui appliquer un antiseptique tout de suite. Demain, je l’examinerai plus à fond. »
Il poussa la brouette de foin dans un petit enclos, hors de portée des animaux, avant de se diriger vers un appentis où Emma le vit chercher quelque chose. Elle alla remplir les seaux au robinet, en prenant soin de ne pas gaspiller d’eau, et les apporta aux chameaux. Pendant que la femelle se désaltérait, Daniel souleva le pied blessé et passa de la pommade sur l’entaille, en la faisant pénétrer avec son pouce.
« Cela la soulagera un peu, provisoirement. » Il bâilla, en se couvrant la bouche de son bras. « Je suis épuisé. Vous aussi, certainement.
— C’est vrai », répondit-elle, en repensant aux kilomètres parcourus au cours de cette journée riche en événements.
Il la précéda jusqu’à la porte de derrière. De dessous son T-shirt, il sortit une clé pendue à un cordon de cuir. Après quelques secondes de tâtonnements, il réussit à la faire tourner dans la serrure. Emma le suivit dans le couloir, reconnaissant l’odeur de kérosène et de feu de bois, mêlée à celle du répulsif qui adhérait encore à ses cheveux. Daniel alluma l’unique éclairage, une ampoule nue accrochée au plafond. Puis il se dirigea vers les deux portes qui se faisaient face. Ouvrant celle de la chambre, il appuya sur l’interrupteur et entra.
D’un pas mal assuré, Emma le rejoignit. Elle découvrit une vaste pièce, de taille et de forme identiques à celles du laboratoire. Elle marcha droit vers le lit étroit. Près de l’oreiller, le mur était à moitié dissimulé par la moustiquaire accrochée au-dessus du lit, mais elle discernait le bord d’un cadre. S’agenouillant sur le matelas, elle écarta le rideau de gaze et retint son souffle.
Le cliché avait pâli, ses couleurs s’étaient estompées, mais elle le connaissait bien. Il y avait le même dans l’album de son père. Il avait été pris quelques jours seulement avant son septième anniversaire, juste avant le départ de Susan pour la Tanzanie. Elle sonda du regard les yeux de l’enfant qu’elle avait été. Ils renfermaient tant de lumière, de franchise et de chaleur…
« C’est vous ? » demanda Daniel à voix basse.
Elle hocha la tête, la gorge serrée par l’émotion. Elle songea à sa mère, étendue ici, contemplant le petit visage. Il lui avait sans doute apporté un peu de réconfort, mais qu’était-ce, comparé à la douleur et aux regrets qu’elle avait dû éprouver ? Emma eut brusquement l’impression qu’une vague d’obscurité s’abattait sur elle, menaçant de l’engloutir.
« Il y a de l’eau, ici. » La voix de Daniel lui parvint, douce mais ferme, détournant son attention de la photo. Il lui montra la table de chevet drapée d’un tissu imprimé, où étaient posés une bouteille d’eau et un verre couvert d’un cercle de mousseline bordé de perles colorées. « Vous pouvez la boire en toute sécurité, précisa-t-il d’une voix calme, qui produisit sur elle un effet apaisant. Lorsque Mosi reviendra, demain matin, il ouvrira le Land Cruiser et vous pourrez récupérer votre valise. » Il lui désigna une vieille paillasse de laboratoire. « Mettez-la ici. Les termites dévoreraient tout ce que vous poseriez à même le sol. » S’approchant d’une rangée de patères en bois fixées dans un mur, il en ôta plusieurs vêtements pour les accrocher les uns par-dessus les autres et libérer deux d’entre elles. « Pour suspendre vos habits. » Ensuite, il lui indiqua une bassine en émail juchée sur une caisse en bois. À côté, sur le sol, il y avait un vieux bidon d’essence dont on avait découpé le haut et qu’on avait rempli d’eau. « Voici de quoi faire vos ablutions. N’utilisez pas les toilettes extérieures la nuit. Il y a un pot de chambre sous le lit. » Emma hocha la tête, consciente que toutes ces informations pratiques visaient à la rassurer. « Dans un petit moment, j’éteindrai le générateur. Les lumières seront coupées. » Tout en lui tendant la torche électrique, il lui lança un regard scrutateur. « Vous êtes sûre que ça ira ? »
Elle parvint à sourire. « Oui, merci.
— Dans ce cas, je vous souhaite une bonne nuit. »
Quand il eut quitté la pièce, en fermant la porte derrière lui, elle demeura quelques secondes figée sur place, la main crispée sur la torche. Puis, non sans effort, elle se mit en mouvement. Elle accrocha son sac, se lava les mains et le visage avec l’eau couleur de rouille. Après avoir retiré sa chemise et son pantalon, elle hésita. C’est alors qu’elle aperçut un T-shirt bleu sur l’une des patères. En temps normal, l’idée ne lui serait jamais venue de porter un vêtement appartenant à un inconnu ; elle ne savait même pas s’il était propre. Mais elle n’avait pas envie de dormir nue – pas ici. Elle se sentait déjà trop vulnérable. Elle enfila le T-shirt ; il exhalait une odeur de lessive, avec de légers effluves de fumée de bois. Le vêtement en coton doux flottait autour de son corps, lui donnant l’impression d’être toute petite, comme une enfant qui aurait enfilé les habits d’une grande personne.
Elle regarda le lit à l’autre bout de la pièce, en se disant qu’elle ferait mieux d’aller s’y étendre tout de suite, avant que l’électricité ne soit coupée. Mais ses pieds refusèrent d’avancer. Ses bras se raidirent le long de ses flancs, ses poings se serrèrent. Sa respiration se bloqua. Pivotant sur elle-même, elle empoigna la torche qu’elle avait laissée à côté de la bassine et l’alluma. Elle ne voulait pas se retrouver dans le noir, ne fût-ce qu’un instant, quand la lumière s’éteindrait. Elle fit deux pas en direction du lit et s’immobilisa de nouveau. Elle s’obligea alors à respirer lentement, en fixant son attention sur le rayon jaune de la lampe de poche.
À cet instant, la lueur de l’ampoule au plafond vacilla puis mourut. Le bourdonnement lointain du générateur s’arrêta. Du silence montèrent les bruits de l’extérieur – deux oiseaux s’appelant ; le battement d’ailes d’un papillon de nuit contre la vitre ; le trottinement d’un petit animal sur le toit.
Elle balaya le mur du faisceau de sa torche, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé la photo. La lumière se reflétait sur le verre, mais il était cependant possible de discerner l’ovale pâle du visage. Les yeux rivés sur lui, elle se remit à avancer, pas à pas, vers le lit. D’un mouvement résolu, elle s’y hissa. Puis elle dénoua la moustiquaire et en rentra soigneusement les bords sous le matelas tout autour.
Elle s’allongea, la torche à côté d’elle. À travers la gaze, sa lumière éclairait la photo, tel un minuscule soleil jaune. Elle promena son regard sur l’image, enregistrant chaque trait du visage, les cheveux, les joues rondes. Elle se concentra une fois de plus sur sa respiration, sentit l’air entrer dans ses poumons, le rythme ralentir peu à peu. Elle gardait la main posée sur la lampe de poche. Elle décida qu’elle ne l’éteindrait pas. La torche resterait allumée jusqu’à ce que les piles soient usées – elle en avait d’autres dans son sac. Elle resterait étendue ainsi, les yeux ouverts, attendant que le cercle lumineux tremblote et finalement disparaisse.
Elle plongea ses yeux dans ceux de la petite fille – ses propres yeux, dans un visage plus jeune. Ils exprimaient une telle innocence, un tel bonheur… Elle chercha à y déceler une ombre de tristesse, un pressentiment du malheur à venir. Mais en vain. Sous le regard clair de l’enfant, sa panique se dissipa peu à peu. À mesure que la peur quittait son corps, l’épuisement prit le dessus et elle sombra bientôt dans le sommeil.