La lueur de l’aube s’insinua à l’intérieur de la grotte par des interstices entre les rochers, coloriant le sol d’un rose mordoré flamboyant. Quand la lumière effleura son visage, Angel s’agita en bâillant et ouvrit les yeux. Une araignée était suspendue par un fil d’argent à la voûte de pierre juste au-dessus d’elle. La fillette la regarda tournoyer lentement sur elle-même, ses yeux multiples scintillant tels de minuscules joyaux. Avec précaution, elle se redressa, prenant garde à ne pas réveiller les lionceaux endormis près d’elle. La chaleur qui se dégageait de leurs corps était telle que sa peau, poisseuse de transpiration, était collée à leur pelage. La lionne n’était pas encore revenue de sa chasse nocturne ; l’endroit où elle était étendue tout à l’heure était inoccupé et Angel y étendit ses jambes engourdies.
Fermant les paupières, elle rassembla ses forces afin d’affronter la vague de chagrin qu’elle sentait déjà monter en elle. Elle savait ce qui viendrait ensuite – les visions cauchemardesques du visage sans vie de Laura. Du corps à moitié recouvert de pierres. Des vautours planant au-dessus d’elles, le regard empli de convoitise… C’était la même chose à chaque réveil. Un bref intermède de tranquillité, avant que la douloureuse réalité de la mort de Laura ne lui revienne brutalement à l’esprit. Angel avait survécu jusqu’à présent à trois de ces petits matins atroces – ou peut-être quatre, elle avait perdu la notion du temps – mais la répétition n’en atténuait en rien l’horreur. Au contraire, les images obsédantes prenaient davantage d’intensité chaque jour. Angel s’efforça de les chasser. Elle ne pouvait pas prendre le risque de penser à ce qui était arrivé, sinon elle se mettrait à pleurer et, une fois qu’elle aurait commencé, elle savait qu’elle ne pourrait plus s’arrêter. Les sanglots la briseraient en mille morceaux, de petits éclats pointus comme des tessons de poterie.
Elle concentra son attention sur les bruits de l’aube. Dehors, les oiseaux étaient en train de se réveiller. Elle reconnut le gazouillis des souïmangas et se les représenta, enfonçant leurs minuscules becs recourbés dans le calice des roses du désert afin d’en puiser le nectar. Il y avait aussi des tisserins, babillant avec animation. Puis elle entendit l’appel du moineau swahili et le faible cri d’un autour. Le chœur s’amplifia à mesure que de nouveaux oiseaux s’y joignaient, superposant leurs voix en contrepoint.
Mais elle perçut également un autre bruit – un bourdonnement sourd, comme celui d’un essaim d’abeilles au loin. Elle se redressa et sa tête effleura la voûte, faisant fuir l’araignée. Le son devint de plus en plus fort. Elle scruta l’obscurité au fond de la caverne et son corps se raidit sous l’effet de la surprise quand elle comprit de quoi il s’agissait. Un avion approchait. D’après le bruit, c’était un petit appareil, du type utilisé par le Service des médecins volants. Les médecins ne venaient jamais dans les villages pour y soigner des gens comme Walaita, mais Angel avait vu des avions atterrir sur la piste à côté de l’hôpital des Sœurs de la Charité, et leurs pilotes en descendre, dans d’élégants uniformes blancs immaculés montrant qu’ils avaient entamé leur journée loin de la brousse. Les touristes et les scientifiques qui étudiaient la faune empruntaient également ces petits appareils ; parfois, leur fuselage était peint de rayures noires et blanches imitant la robe d’un zèbre.
Angel rampa jusqu’au-dehors et leva les yeux. C’était bien un avion, planant au-dessus de l’horizon tel un oiseau de proie.
Elle tressaillit, prise de frayeur. Subitement, elle venait de comprendre que c’était elle qu’il cherchait. En esprit, elle le vit fondre sur elle pour la saisir dans ses énormes serres et l’emporter au loin, comme un bébé gazelle enlevé par un aigle.
Elle recula vers l’entrée de la tanière pour chercher refuge dans l’obscurité. Les lionceaux étaient réveillés. Ils semblaient avoir perçu sa peur et poussaient des miaulements angoissés, les oreilles pointées en direction du bruit. Angel les rassembla contre elle et passa un bras autour de Petite Fille pour l’empêcher de bouger – c’était la plus curieuse des trois, la première à goûter la proie rapportée par sa mère ou à plonger son museau dans un ruisseau.
« Non, dit-elle d’un ton ferme à l’animal qui se débattait et crachait. Tu ne peux pas sortir. » Puis elle reporta son attention sur celui qu’elle avait baptisé Mdogo, « Petit Frère », le plus chétif de la portée, le moins courageux. Posant sa joue sur la tête du lionceau, elle murmura : « Ce n’est rien. Nous sommes en sécurité ici. »
Sa voix paraissait calme, mais la peur lui nouait l’estomac. Il serait facile au pilote de poser son appareil dans ce désert semblable à un gigantesque terrain d’atterrissage. Et si on examinait les alentours de la grotte, on aurait vite fait de repérer les empreintes d’une petite fille.
Angel ferma les yeux. Était-il possible que quelqu’un ait découvert Laura et conclu qu’elle-même avait disparu ? Elle revit le rectangle rouge sombre du passeport voler dans les airs et retomber derrière un buisson. Quelqu’un l’avait-il ramassé ? Si on le retrouvait, elle le savait, on l’enverrait chez son oncle, en Angleterre. Elle ne pourrait jamais revoir Mama Kitu et Matata.
« Vous ne m’attraperez pas », proclama-t-elle à voix haute.
Quand l’avion passa à basse altitude au-dessus de leurs têtes, les lionceaux s’agrippèrent à Angel avec leurs pattes antérieures et se bousculèrent pour enfouir leurs têtes sous ses bras. Petite Fille elle-même était tétanisée de terreur.
Angel demeura immobile, écoutant avec attention le bruit du moteur, tentant de déterminer s’il ralentissait en vue de l’atterrissage. Et puis, submergée par le soulagement, elle se rendit compte que le vrombissement était en train de décroître : l’appareil s’éloignait.
Elle sourit de ses craintes injustifiées. L’avion n’avait rien à voir avec elle. Nul ne pouvait savoir qu’elle s’était égarée. Pour se redonner confiance, elle récapitula les faits en elle-même. Les chances qu’un pasteur nomade passe par l’endroit précis où était ensevelie Laura étaient infimes. Celles que d’autres voyageurs s’aventurent par là l’étaient encore plus. Les seules personnes qui s’inquiéteraient peut-être du sort de la dame aux chameaux et de sa fille, c’étaient les Sœurs de la Charité, ou les villageois comme Zuri, qui vivaient à proximité, dans le manyata du figuier. Mais Laura et Angel n’étaient parties que depuis quelques jours et tout le monde savait qu’elles comptaient se rendre en ville. Angel relâcha calmement son souffle. Et, tout à coup, elle pensa aux chameaux. Si quelqu’un les avait trouvés, on se poserait des questions. Elle était partagée entre l’espoir qu’ils avaient rencontré quelqu’un pour s’occuper d’eux et celui qu’ils parviendraient à se débrouiller tout seuls.
Elle s’apprêtait à libérer les lionceaux quand le bruit du moteur grossit de nouveau. L’avion revenait.
Elle se figea un instant, totalement désemparée. Puis elle promena frénétiquement les yeux autour d’elle, pour essayer de déterminer si elle était capable de déplacer quelques-unes des pierres afin d’obstruer l’entrée de la grotte. Mais elles paraissaient trop lourdes et cela lui demanderait trop de temps. Elle entendit l’avion décrire un cercle, descendre en piqué, puis soudain, dans un rugissement, accélérer et reprendre de l’altitude.
Graduellement, elle se détendit et se représenta l’avion virant sur l’aile avant de s’éloigner et de devenir de plus en plus petit, jusqu’à n’être plus qu’un point dans le ciel matinal. Elle se pencha pour embrasser les trois têtes pelucheuses.
« Il est parti pour de bon, cette fois, dit-elle d’une voix apaisante. Il n’y a plus rien à craindre. »
Les lionceaux levèrent vers elle leurs grands yeux confiants. Elle leur sourit, imaginant la lionne en train de l’observer d’un air approbateur. Son cœur se gonfla de fierté. Elle avait bien rempli son rôle, elle avait su les protéger, comme un membre de la famille à part entière. Il lui était difficile de se rappeler, à présent, combien elle avait eu peur des lions au début – de la mère surtout, mais également des petits. Tandis qu’elle se blottissait contre eux, respirant l’odeur de leur fourrure encore chaude de sommeil, le souvenir lui revint avec force. Elle se revit, tremblante sur ses jambes, tandis qu’elle s’éloignait du tombeau de Laura. Enserrée entre le corps puissant de la lionne et le trio gambadant autour d’elle, elle s’était efforcée de regarder où elle posait les pieds, tant elle redoutait de marcher sur l’un des lionceaux ou de s’attirer la colère de leur mère d’une manière ou d’une autre. Elle avait conscience que la lionne pouvait la terrasser d’un seul coup de patte.
Et enfin, alors qu’Angel n’arrivait presque plus à marcher tant elle était épuisée, la lionne s’était arrêtée sous un acacia. Après avoir tourné en rond en reniflant le sol, elle s’était affalée dans l’herbe. Les petits avaient couru vers elle et s’étaient mis à téter, pressant leurs museaux contre son flanc pâle. Angel s’était accroupie un peu à l’écart, recroquevillée sur elle-même, le ventre tordu par la faim. Elle se sentait toute faible et malade. Sa gorge était enflée, l’intérieur de sa bouche et ses lèvres sèches. Elle avait contemplé les lionceaux, en souhaitant ardemment être l’un d’eux. Des mouches se collaient autour de ses narines et de ses yeux, mais c’était à peine si elle leur prêtait attention. Pas plus qu’elle n’en accordait à son mal de tête. La seule partie de son corps qui semblait réelle, c’était son ventre, contracté par des spasmes douloureux. Il lui donnait l’impression de receler en elle un feu que rien ne parviendrait à éteindre.
Quand la lionne s’était relevée, entraînant ses petits à sa suite, Angel avait dû faire un immense effort pour se remettre debout. Elle s’était cramponnée à l’acacia, dont les épines lui avaient transpercé les doigts.
« Je ne peux pas. »
Elle avait contemplé le sol en prononçant ces mots. Elle resterait étendue ici, avait-elle pensé, elle se contenterait d’attendre que les hyènes la retrouvent. Déjà, elle sentait des fourmis courir sur ses pieds. Ce serait facile d’abandonner, de lâcher prise. Tellement facile…
C’est alors que la lionne était revenue se placer derrière elle, la poussant du museau, refusant de la laisser en paix.
Angel s’était remise à marcher, d’un pas trébuchant. Confusément, elle s’était demandé pourquoi la lionne ne se contentait pas de l’abandonner là. Et l’idée lui était alors venue que l’animal devait avoir ses propres raisons. Elle emmenait sa proie jusqu’à l’endroit qu’elle avait choisi pour son repas. Un lieu bien particulier, pour une nourriture qui ne l’était pas moins.
La fillette avait éclaté de rire, un son étrange et aigu qu’elle n’avait pas reconnu. C’était un soulagement de penser que tout serait bientôt fini. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était de mettre un pied devant l’autre et elle arriverait enfin au bout de ce supplice.
Ses lèvres parcheminées étaient collées l’une à l’autre, comme soudées. Non sans mal, elle était parvenue à les entrouvrir et avait aspiré goulûment l’air brûlant. Elle avait senti de l’humidité sur ses lèvres et le goût salé du sang sur sa langue. Quand elle avait regardé devant elle, elle n’avait vu qu’une brume de chaleur ondulante.
Puis elle avait aperçu le miroitement de l’eau. Et un amas de pierres noires pareil à une ville miniature, un jeu de construction comme elle aurait pu en assembler elle-même, si elle n’avait pas été trop grande pour ces amusements puérils.
Elle avait poursuivi son chemin en vacillant, fermant à demi les yeux pour chasser ce mirage. Et soudain, elle avait entendu le bruit de l’eau courant sur les rochers. La lionne s’était immobilisée, sa tête au poil fauve courbée vers le sol. Là, sous une corniche rocheuse, s’écoulait un ruisseau.
Il avait l’air de jaillir de nulle part, courant entre des berges arides de sable gris. Angel s’était agenouillée à côté de la lionne pour avaler l’eau à grandes goulées, chacune résonnant bruyamment à l’intérieur de son crâne, les lapements de l’animal, tout près de son oreille, l’accompagnant comme un écho. Elle avait projeté de l’eau sur son visage et ses cheveux, y avait plongé ses mains jusqu’aux poignets.
Quand elle s’était finalement relevée, son estomac était tellement plein qu’elle entendait l’eau clapoter au-dedans tandis qu’elle marchait.
La lionne était allée se coucher sous un acacia et les lionceaux l’avaient tétée une fois de plus avec voracité. Angel s’était assise à l’ombre d’un arbre voisin et avait observé les petits, satisfaite d’avoir étanché sa soif. Mais sa satisfaction avait été de courte durée. La faim était revenue la harceler, tel un cauchemar implacable. Quelque part dans le tréfonds de son esprit, une pensée avait surgi. Elle s’était tournée vers le tronc de l’arbre derrière elle. Arrachant un lambeau d’écorce, elle en avait détaché la partie interne, plus claire, et l’avait mastiquée lentement, comme Zuri le lui avait appris.
« C’est ce que mangent les chasseurs pour calmer leur faim », avait-il expliqué. Ensuite, il s’était tu. Angel avait compris qu’il pensait à son père et à son frère aîné. C’étaient tous les deux des chasseurs réputés, admirés de tous pour leur adresse. Mais ils étaient morts de la fièvre qui fait saigner, en même temps que la mère de Zuri. S’il ne s’était pas trouvé loin de là, dans les pâturages où il surveillait le bétail, au moment où l’épidémie avait éclaté, il serait sans doute mort lui aussi.
Tout en mâchant, elle avait pris conscience que la lionne l’observait, la tête penchée, comme si elle essayait de comprendre ce qu’elle voyait. Angel avait aspiré les dernières gouttes de sève et recraché les fibres. La faim était toujours là, mais l’écorce sucrée l’avait légèrement atténuée. Un des lionceaux s’était approché d’elle, le museau éclaboussé de lait. Il l’avait frotté contre sa main, laissant une trace d’humidité. Une goutte avait coulé le long de ses doigts et elle les avait machinalement portés à ses lèvres.
En goûtant le lait, même en si faible quantité, elle avait constaté combien il était riche et sucré. Il lui rappelait celui de Mama Kitu.
En songeant à la chamelle, une autre sorte de faim s’était emparée d’elle. En même temps que le besoin désespéré de manger, elle avait ressenti le désir de sentir le poil du chameau contre sa peau, ses lèvres veloutées lui mordiller doucement l’épaule. Elle aurait voulu retrouver cette sensation de sécurité qu’elle éprouvait au côté d’un animal grand et fort. Avant qu’elle ait pu le repousser, un autre souvenir lui avait traversé l’esprit – le corps de Laura sur la selle derrière elle, et le sien tendrement blotti contre la poitrine de sa mère, en sécurité. Elle s’était empressée de chasser cette image. Elle devait penser uniquement aux chameaux. Et à Zuri.
Elle avait fermé étroitement les paupières et chuchoté leurs noms. « Mama Kitu. Matata. » Un jour, elle les retrouverait, se promit-elle. Ou bien, ce seraient eux qui la retrouveraient. Elle retournerait avec eux au village du figuier et Zuri serait là. Il l’accueillerait dans sa hutte – une maison où il n’y avait aucun adulte. Ils vivraient ensemble, deux orphelins seuls au monde…
Mais, pour cela, elle devait survivre. Elle devait manger.
Au même moment, comme si elle avait pu lire les pensées d’Angel, la lionne avait émis un doux appel. La fillette avait rampé jusqu’à elle, en détournant les yeux. Elle s’était approchée petit à petit, lentement, pour laisser à l’animal le temps de lui lancer un avertissement. Mais la lionne avait tourné la tête et effleuré du museau le visage d’Angel, d’un geste empli de douceur. Les trois petits tétaient toujours, côte à côte. Elle s’était glissée entre deux d’entre eux pour s’emparer d’une mamelle libre. Enfouissant son visage dans la fourrure rêche, elle avait commencé à boire, se servant de sa main en même temps que de ses lèvres, du même geste que pour traire Mama Kitu. Un flot de liquide chaud et sucré lui avait empli la bouche et coulé dans la gorge. Tandis qu’elle buvait insatiablement, elle avait senti peu à peu ses forces se ranimer.
Quand elle avait enfin relevé la tête, elle s’était retrouvée face à face avec la mère. Les yeux dorés avaient clignoté, une seule fois, puis la lionne avait poussé un profond soupir et s’était recouchée de tout son long.