Emma regarda la première lueur du jour s’infiltrer dans la pièce. Elle se sentait étrangement calme et reposée après un long sommeil ininterrompu. Elle attendit que les contours des meubles, la table de toilette et son sac accroché à la patère, soient devenus distincts et que les ombres dans les coins se soient enfuies, chassées par le soleil levant. Ce fut seulement alors qu’elle s’autorisa à imaginer Susan étendue ici, à la même place qu’elle. Elle tenta de susciter des images et des émotions. Mais elle était incapable de se concentrer. Susan demeurait floue et lointaine. C’était à cause de la photo, comprit soudain Emma. L’enfant était constamment présente à son esprit, détournant son attention.
Emma essaya de l’ignorer. Elle se détourna résolument et fit du regard le tour de la chambre, pour s’arrêter sur la forme irrégulière d’une pile de cartons poussiéreux portant des noms de firmes pharmaceutiques imprimés sur leurs flancs. Ses yeux se posèrent ensuite brièvement sur une bibliothèque rudimentaire contenant une liasse de journaux jaunis et une série de flacons vides. Ndugu n’avait laissé en évidence aucun objet personnel, remarqua-t-elle. Peut-être ne possédait-il que très peu de vêtements et de bibelots et les avait-il tous emportés avec lui. Cette chambre offrait un contraste saisissant avec celle que Simon et elle partageaient. Leur garde-robe était tellement fournie que, même s’ils avaient tous deux rempli leurs valises avant de partir en voyage, il n’y avait aucun vide apparent dans leur vaste dressing.
Reportant son regard sur la photo, Emma se sentit une nouvelle fois instantanément captivée. Le visage de la fillette avait une expression tellement enjouée et amicale, comme si elle encourageait Emma à ne pas gaspiller la journée qui s’annonçait… Une énergie fébrile s’empara brusquement d’elle. Descendant du lit, elle ôta prestement le T-shirt bleu pour remettre ses vêtements de la veille et fronça le nez en respirant l’odeur de transpiration et de poussière qui les imprégnait. Elle se demanda si Mosi était revenu du village ; elle avait hâte de récupérer sa valise dans le Land Cruiser et d’en retirer des vêtements propres avant de faire une toilette convenable. Elle enfila ses chaussures – après les avoir retournées et secouées pour en déloger d’éventuels scorpions, ainsi que le préconisait son manuel de conseils sanitaires à l’intention des voyageurs. Puis elle sortit de la chambre.
Dans le couloir, elle s’arrêta pour rentrer sa chemise à l’intérieur de son jean et jeta un regard en direction de la porte de derrière. Celle-ci était close, mais la lumière matinale filtrait par les fissures des planches et l’interstice entre le chambranle et le battant. Elle entendait Daniel converser avec quelqu’un dans la cour, et supposa qu’il s’agissait de Mosi. Néanmoins, elle ne se précipita pas pour s’en assurer. Subitement, elle était intimidée à l’idée de revoir Daniel. Elle s’attendait à ce que leur intimité de la veille ait disparu pour laisser place à un sentiment de gêne, comme s’ils étaient redevenus des étrangers l’un pour l’autre. Un sourire s’ébaucha sur ses lèvres. Cela lui rappelait ses aventures d’une nuit, ces matins où elle s’était retrouvée face à un inconnu et que, dans la lumière froide du jour, elle ne pouvait même pas envisager de se rhabiller devant cet homme avec qui elle avait fait l’amour. Puis elle se dit que temporiser ne servirait à rien et que, de toute façon, elle ne serait pas seule avec lui. Elle se contraignit à avancer vers la porte, mais, à mi-chemin, elle ralentit le pas. La voix de Daniel avait pris une inflexion tranchante qu’elle ne lui avait pas encore entendue. On aurait dit qu’il rabrouait quelqu’un, et sans aucun ménagement. La source de ces éclats de voix paraissait se déplacer sans cesse, comme s’il marchait de long en large dans la cour.
À contrecœur, Emma poussa la porte de manière délibérément bruyante, pour signaler sa présence. En émergeant sur le perron, elle écarquilla les yeux de surprise. Cette partie de la cour était jonchée de vêtements. Elle aperçut également des livres et un sac de couchage à demi sorti de sa housse. Des bandages déroulés gisaient dans la poussière tels des serpents blancs. Emma reconnut la chemise à impression tie and dye parmi ce chaos. Puis elle vit les deux sacs de selle, plats et vides sur le sol. Le chamelon se tenait près d’eux. Sous son regard, il glissa son museau sous un pantalon en coton et le lança en l’air.
Daniel se déplaçait d’un endroit à l’autre, se baissant pour ramasser les objets épars. Il leva vers Emma un visage renfrogné. « C’est le jeune chameau qui a fait ça ! Il est très méchant. »
Emma plaqua une main sur sa bouche, consternée par la vue des effets de la morte répandus dans la poussière. Elle regarda la chamelle qui, à l’autre bout de la cour, observait le spectacle en ruminant paisiblement. Puis elle se tourna de nouveau vers Daniel, qui criait sur le chamelon en essayant de le chasser. Pour toute réponse, l’animal s’empara d’un livre et se mit à en mordiller la couverture. Daniel prit un air si outré qu’Emma ne put s’empêcher de sourire. Elle tenta de garder son sérieux, mais un gloussement lui échappa. Daniel parut d’abord scandalisé. Mais, au bout de quelques secondes, un large sourire apparut sur son visage et tous deux se mirent à rire. Le chamelon lâcha le livre et fit une espèce de grimace – les lèvres tordues de côté, une narine fermée –, l’air déconcerté et passablement contrarié. Leurs rires redoublèrent et il s’écoula un bon moment avant qu’Emma parvienne à se maîtriser suffisamment pour aider Daniel dans sa tâche. Elle n’essaya pas de remettre les vêtements dans les sacoches. Ils n’avaient pas été abîmés, mais il faudrait les secouer ou les brosser avant de les ranger.
« Je vais entreposer tout ça dans le couloir », déclara Daniel tout en ajoutant des livres à la pile grandissante.
Emma ramassa un objet rond et plat enveloppé dans du tissu. Elle le palpa, curieuse de savoir ce qu’il contenait. Ignorant la petite voix qui lui disait qu’elle n’avait pas le droit de fouiller dans les affaires d’autrui, elle dénoua l’étoffe et découvrit l’un de ces larges colliers de perles en forme de disque que portaient les femmes massaï. C’était un ornement très complexe, orné d’un motif remarquable. Elle le montra à Daniel. Il s’approcha pour l’examiner de plus près. Il le prit et le retourna en tous sens, en le tenant délicatement au creux de sa paume.
« C’est un bijou très ancien et très précieux, dit-il. Il se transmet de mère en fille pendant de nombreuses générations.
— Je me demande comment il a abouti entre les mains d’une étrangère, murmura Emma.
— Je l’ignore. Un objet comme celui-ci ne peut pas être vendu. Il doit rester dans la famille. »
Emma remballa le collier et renoua le linge, avant de le déposer soigneusement sur le sommet de la pile, au-dessus des vêtements bien pliés.
« Devrions-nous apporter ces sacoches au poste de police, demain ? » demanda-t-elle.
Daniel hésita, les sourcils froncés. « J’ai oublié d’en parler au policier. C’est une erreur de ma part, mais je crains qu’il ne pense que je l’ai fait exprès. Et s’il examine ces objets, il verra qu’ils ont été sortis des sacs. Il va croire que j’en ai volé une partie. Aussi, je préfère ne rien dire pour l’instant. Quand son supérieur, l’inspecteur, sera reparti pour Arusha et que tout sera rentré dans l’ordre, je les lui apporterai.
— Cela me paraît plus sage, en effet », répondit Emma, qui tenait elle aussi à éviter les ennuis.
Il ne restait plus que quelques effets à rassembler lorsque Emma remarqua un livre à demi caché sous une plante épineuse. Glissant précautionneusement sa main entre les feuilles empoussiérées aux bords effilés, elle repêcha un cahier d’écolier. Sur la couverture, dans la case portant la mention « Nom », on avait tracé le mot Angel, d’une écriture ronde, enfantine. Emma le contempla longuement. C’était le prénom de la petite fille. Il seyait parfaitement à cette enfant aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Elle le montra à Daniel.
« C’est un nom très répandu en Afrique, déclara-t-il. En swahili, il se dit Malaika. »
En ouvrant le cahier, Emma découvrit une page entièrement remplie de dessins au crayon de couleur. Ils représentaient une femme et une fillette aux longues chevelures blondes et identiques, se tenant par la main. De chaque côté de ce couple figuraient deux chameaux, l’un grand, l’autre petit. Sous chacun des personnages, on avait écrit un nom. Mama Kitu. Maman. Moi. Matata. L’œuvre avait été réalisée d’une main habile, avec l’assurance naturelle des enfants et leur sens aigu du détail : Emma reconnut immédiatement l’expression malicieuse du chamelon, Matata, et la manière affectueusement réprobatrice dont Mama Kitu l’observait. La mère de l’enfant la dominait de toute sa taille et il émanait d’elle une impression de force et de confiance. La fillette, au centre de l’image, arborait un sourire empli de fierté. La page portait un titre en lettres d’imprimerie : MA FAMILLE.
Emma regarda tour à tour Matata et Mama Kitu. Ces noms allaient aussi bien aux animaux que le prénom Angel à leur maîtresse. Son regard descendit ensuite jusqu’à la patte blessée de la chamelle. Elle se mordit anxieusement la lèvre, se rappelant ce qu’avait dit Daniel, en parlant de l’homme aux lions. Quand elle se tourna vers lui, elle constata que lui aussi considérait pensivement Mama Kitu.
« J’ai examiné son pied ce matin, l’informa-t-il. Il va falloir ouvrir la blessure pour la désinfecter à fond. Elle aura également besoin d’une série de piqûres d’antibiotiques. Ensuite, elle guérira rapidement. Si j’avais assez de temps devant moi, en deux ou trois semaines, je la remettrais d’aplomb. »
Mais la police viendra sûrement la chercher bien avant cela, Emma le savait. Elle étudia une nouvelle fois le dessin. « Il semble qu’il n’y ait pas de père ou de mari dans cette famille, dit-elle. Ni frères ni sœurs non plus. Si l’on parvient à sauver Angel, elle n’aura que les chameaux pour la consoler. »
Daniel hocha la tête. « Si elle est encore en vie, on devrait la retrouver aujourd’hui ou demain.
— Je me demande ce qui va se passer… qui prendra soin d’elle ? »
Daniel écarta les mains en un geste d’ignorance. « Peut-être a-t-elle un père, qui ne vit plus avec elle mais reste néanmoins présent dans sa vie. Et elle doit bien avoir des tantes ou une grand-mère.
— J’espère qu’elles vivent ici, ou dans un endroit où Angel pourrait emmener ses chameaux.
— Oui, acquiesça Daniel. Mais, même dans le cas contraire – si Angel doit quitter l’Afrique –, elle les reverra avant son départ, et elle saura qu’ils sont en sécurité.
— Accepteriez-vous de les garder, si elle devait partir ? » Emma avait conscience que c’était un immense service à lui demander. Elle avait déjà pu constater que s’occuper de ces animaux demandait beaucoup de travail. Mais elle éprouvait, une fois de plus, le sentiment d’être responsable d’Angel, comme si la morte lui avait transmis ce rôle quand elle s’était recueillie au pied de sa tombe.
« Je n’ai pas besoin de deux chameaux, rétorqua Daniel. Mais je pourrais demander à mon frère cadet de les prendre. C’est un homme bon et ils lui seraient utiles. Ils seraient bien traités, je peux vous l’assurer.
— Merci », répondit Emma en souriant, profondément soulagée. Elle était sûre que Daniel tiendrait parole, quel qu’en soit le prix. Lui aussi était ému par la situation tragique d’Angel.
Tournant les yeux vers le chamelon, qui était en train de pousser un seau vide avec son museau, il eut un rire amusé. « Ce petit chenapan porte bien son nom. Matata signifie “problème”, en swahili. »
Tandis qu’il se penchait pour ramasser le dernier vêtement, Emma referma le cahier et, s’asseyant sur le perron, le posa sur ses genoux. Elle regarda le nom écrit sur la couverture, suivant des yeux le tracé des lettres rondes.
« Angel », dit-elle à voix haute. Une poule orange qui passait devant elle leva la tête au son de sa voix, puis détala. Elle fut suivie par un volatile au plumage gris moucheté de blanc, dont le cou dénudé semblait avoir été badigeonné de peinture bleue, et qu’Emma finit par identifier comme une pintade. À sa connaissance, on les rencontrait uniquement à l’état sauvage, mais celle-ci paraissait aussi apprivoisée que les poulets. Une bizarrerie de plus, qui ne détonnait pas en un tel lieu : cette station de recherche qui avait l’air abandonnée, mais ne l’était pas, ces fleurs roses poussant sur des buissons dépourvus de feuilles, le sable gris et fin des plaines, et la montagne, triangle parfait tout droit sorti d’un dessin d’enfant.
Emma appuya son front sur ses bras croisés. En sentant sur sa nuque la chaude caresse du soleil matinal, elle ferma les yeux.
Elle ne prêta pas attention au bruit, tout d’abord – un bourdonnement lointain, aussi faible que celui d’une abeille dans un jardin. Mais quand il s’amplifia, elle releva la tête. Au bout de quelques minutes, une forme sombre apparut dans le ciel. Un petit avion.
« Les voilà ! » cria-t-elle à Daniel. L’appareil se dirigeait vers le désert, volant à basse altitude, en quête de la disparue.
Daniel la rejoignit et elle se tourna vers lui, l’air préoccupé. « J’ai le sentiment que nous devrions participer aux recherches, au lieu de nous contenter d’attendre ici.
— Chercher quelqu’un dans une région comme le nyika est inutile, quand on a perdu ses traces, répondit Daniel. Il y a trop de crevasses et de rochers qui pourraient la dissimuler aux regards. Elle est peut-être trop faible pour crier, même si quelqu’un passe à proximité. La seule chance de la retrouver, c’est de la repérer d’un avion. »
Emma hocha la tête. Elle se serait sentie mieux si elle avait pu faire quelque chose, mais elle savait que Daniel avait raison.
Ils restèrent là à contempler le ciel, plissant les yeux sous l’éclat de l’azur cristallin, jusqu’à ce que l’appareil ne soit plus qu’un petit point noir dans le lointain.
Une petite cabane en tôle rouillée se dressait à quelque distance du perron. À l’intérieur, assis sur un tabouret à trois pieds, Daniel préparait le petit déjeuner sur un réchaud à bois. Emma l’observait depuis le seuil, en s’efforçant de ne pas trahir sa réaction devant le sol de terre battue constellé de fientes d’oiseaux, ou ce fourneau primitif dégageant une épaisse fumée qui s’évacuait par un trou dans le toit. Il n’y avait ni évier ni robinet – le seul point d’eau semblait être un grand pot en terre rempli à ras bord. Emma promena son regard autour de la pièce, cherchant à détecter la saleté accumulée. Il y avait bien des traces de suie, une forte odeur de feu de bois, des toiles d’araignées dans les angles. Mais en regardant plus attentivement, elle s’aperçut que les surfaces de travail – un plateau de bois monté sur des pieds courts, une planche à découper, une petite table – étaient parfaitement propres. L’intérieur des marmites émaillées servant à la cuisson jetait des lueurs argentées dans la lumière du feu, et elles étaient placées à distance des pieds de Daniel. Et la fumée avait l’avantage d’éloigner les mouches.
L’air parfaitement détendu, méthodique, Daniel était penché sur le feu, remuant les braises à l’aide d’un bâton. Tendant la main derrière lui, il ramassa un bol de ce qui ressemblait à de la pâte à pain et le déposa sur le feu. Il avait dû confectionner cette pâte pendant qu’elle donnait à manger aux chameaux et remplissait leurs seaux. L’aisance avec laquelle elle avait accompli sa tâche, comme s’il s’agissait pour elle d’une routine quotidienne, lui avait procuré une certaine fierté.
Elle se surprit à admirer les mouvements de Daniel, si fluides et assurés qu’ils faisaient songer à une chorégraphie. Elle n’avait pas l’habitude de voir un homme cuisiner, à part les chefs à la télévision, ou ceux qu’on entrevoyait parfois dans les restaurants. Elle avait de vagues souvenirs de son père s’affairant devant le fourneau, lorsqu’ils s’étaient installés à Melbourne – tout au début, quand il n’y avait plus de Mme McDonald – mais il avait cessé après son remariage. Quant à Simon, tout ce qu’il savait préparer, c’était des grillades sur le barbecue du balcon. Il disposait toute une panoplie d’ustensiles à portée de sa main, sur une table pliante réservée à cet usage, ainsi que les ingrédients, rangés séparément dans des récipients en plastique. Il n’aurait jamais envisagé de cuisiner sur un feu de bois. Le barbecue était en acier inoxydable et fonctionnait au gaz. Après l’avoir utilisé, il passait près d’une heure à le récurer. La nourriture avait un aspect et un goût aussi aseptisés que le matériel qui avait servi à sa préparation. Quand Emma se chargeait des repas, elle tentait de veiller à ce que ses plats répondent aux mêmes critères. Elle suivait toujours les recettes à la lettre et ne se livrait à aucune sorte d’expérimentation. Comme elle était généralement pressée, elle recourait le plus souvent à des produits conditionnés, en s’assurant toutefois qu’ils présentaient une faible teneur en sucre, en sel et en graisses.
En entendant le portail grincer, elle se retourna. Reconnaissant Mosi, elle courut vers lui.
« Vous n’êtes pas rentrée hier soir ! s’écria-t-il, l’air à la fois soulagé et anxieux. J’étais très inquiet ! »
Elle lui relata brièvement les événements de la veille. Quand elle acheva son récit, il se détourna et scruta le désert en plissant le front.
« Si Dieu le veut, ils la retrouveront aujourd’hui », dit-il.
Il brandit ensuite un tuyau en caoutchouc noir, recourbé à chaque extrémité et ressemblant au corps d’un serpent. « Je peux réparer le radiateur, maintenant. » Inspectant la cour du regard, il ajouta : « Où est Daniel ?
— En train de préparer le petit déjeuner.
— Parfait ! Je suis affamé », répondit Mosi en souriant.
Il la suivit jusqu’à la hutte. Après avoir échangé des salutations avec Daniel, il s’assit près du feu, sur un bidon retourné. Les deux hommes se lancèrent dans une discussion en swahili. Mosi avait l’air de poser beaucoup de questions. Emma devina, à son ton choqué, que Daniel lui racontait en détail leurs aventures dans le désert. Tout en écoutant le bruit de leurs voix, elle repassa les événements dans son esprit. Tant de choses s’étaient produites en l’espace d’une seule journée qu’elle avait l’impression qu’il s’était écoulé beaucoup plus de temps.
Finalement, ses deux compagnons se turent, comme si le récit était terminé. Daniel cassa des œufs dans la poêle à frire où il avait préalablement fait fondre du beurre. Tandis que les blancs commençaient à prendre, il arrosa les jaunes avec la graisse jusqu’à ce qu’ils soient uniformément cuits, puis il retira la poêle du feu.
« C’est prêt ! » annonça-t-il. Il donna à Emma deux assiettes en émail et lui fit signe de les lui avancer. Sur l’une d’elles, il empila les œufs au plat ; sur l’autre, il déposa une galette de pain à la croûte grise de cendre. Le blanc des œufs et le pain pâle ressortaient nettement dans la faible lumière. Mosi tendit un saladier de bois dont l’intérieur était bruni par l’usage. Daniel le remplit de patates douces rôties, puis s’empara d’une théière en métal qu’il avait gardée au chaud sur le bord du fourneau.
Il les conduisit dans une autre pièce à l’extérieur de la cabane. Comme ceux du Salaam Café, ses murs ne montaient qu’à hauteur de taille, mais ils étaient surmontés d’écrans moustiquaires. Mosi tint la porte tandis que Daniel et Emma entraient en toute hâte pour éviter que les mouches ne s’introduisent à leur suite. Le mobilier se composait en tout et pour tout d’une table en bois et de deux longs bancs. Un carré de toile cirée à carreaux rouges et blancs était jeté sur la table ; en son milieu étaient disposés une bouteille de Tabasco, un pot de miel, une salière et une poivrière en plastique décoloré. Elle avait été dressée pour trois personnes, avec des assiettes, des tasses et des couverts.
Les deux hommes prirent place d’un côté et Emma s’assit en face d’eux. Daniel commença à remplir les assiettes.
« Ne m’en donnez pas tant », protesta Emma. La portion qu’il lui avait servie devait contenir deux fois plus de calories qu’elle n’en consommait habituellement en une journée.
Il lui lança un regard étonné et la cuillère chargée de patates douces qu’il tenait à la main demeura suspendue dans l’air. « Je suis désolé, dit-il au bout d’un instant. Nous n’avons pas l’habitude de recevoir des dames. »
Il servit le thé. Emma regarda les deux hommes déverser dans leurs tasses de généreuses cuillerées de miel. Pendant que Mosi remuait le mélange, quelque chose vint flotter à la surface. Il le repêcha et le fit tomber sur la table.
« Une abeille morte ! » s’exclama Emma. Puis elle sourit, ne voulant pas se montrer impolie.
« Parfois, on trouve aussi des morceaux d’écorce ou de brindilles, déclara Daniel. C’est du miel sauvage récolté dans le désert. Voyez comme il est foncé.
— C’est le meilleur miel qui existe », ajouta Mosi.
Daniel approuva d’un signe de tête. « C’est un cadeau de ma mère. »
Emma but une gorgée de thé et faillit se brûler les lèvres sur le rebord du mug émaillé. Le breuvage fort au goût de fumée excita son appétit. Elle oublia l’aspect rudimentaire de la cuisine et commença à manger. Les œufs étaient cuits à la perfection, croustillants sur les bords, les jaunes bien coulants et d’une belle couleur. La galette était moelleuse et légère, la chair blanche de la patate douce, tendre et gorgée de beurre.
« C’est très bon, dit-elle à Daniel. Merci. »
Tout en mangeant, elle regarda, par-dessus l’épaule de Mosi, une autre pièce adossée aux murs de terre. Par la porte ouverte, elle aperçut un lit étroit garni d’une simple couverture blanche, une rangée de crochets portant un assortiment de vêtements kaki, un panier en sisal naturel et un cabas en plastique vert. La chambre de Daniel.
Devant la porte, une corde avait été tendue entre un poteau et un arbre frêle. Un pantalon et un maillot de corps blancs y étaient accrochés par des pinces à linge ; à côté, il y avait une de ces couvertures à carreaux que portent les hommes massaï. Celle de Daniel était dans des tons violets et rouges et flottait dans la brise légère.
« On appelle cela un shuka », dit Daniel.
Elle s’arracha à sa contemplation, avec le sentiment d’avoir commis une indiscrétion.
« Vous venez d’apprendre votre premier mot de maa », reprit Daniel. Il se mit à débarrasser les assiettes. En ramassant celle d’Emma, il sourit. « Vous n’avez rien laissé ! » Puis il se leva et déclara : « Maintenant, je dois opérer le pied de Mama Kitu. Il va falloir la coucher sur le sol et l’attacher. Je vais avoir besoin de votre aide à tous les deux. »
Avant d’attaquer la besogne, Daniel et Mosi ôtèrent leurs chemises et les suspendirent à la corde à linge. Emma, tout d’abord, n’en comprit pas la raison, puis elle supposa qu’ils ne voulaient pas les salir – il était plus facile de laver la peau que les vêtements. Pour sa part, elle avait des tenues de rechange en quantité plus que suffisante et, dès qu’elle arriverait à Ngorongoro, elle donnerait tout son linge sale au service de blanchisserie de l’hôtel. Debout à côté des deux hommes, ses manches retroussées sur ses bras blancs, elle se sentait pareille à une ombre pâle auprès de leurs immenses silhouettes sombres. Mosi lança à Mama Kitu un coup d’œil empli d’appréhension. De toute évidence, il était plus habitué à conduire son Land Cruiser qu’à manipuler un chameau. Il ne semblait pas en très bonne condition physique, à force de passer son temps assis au volant. Emma évita de lorgner ouvertement Daniel, mais quand elle le regardait à la dérobée, elle avait l’impression qu’elle pouvait voir chacun des muscles de son corps jouer sous sa peau.
Mama Kitu recula lorsque Daniel s’approcha, comme si elle pressentait qu’il allait la faire souffrir. Emma et Mosi restèrent à distance prudente, jusqu’à ce que le vétérinaire ait convaincu la chamelle de s’agenouiller. Après une courte hésitation, elle fléchit également ses pattes postérieures. Daniel demanda à Emma de tenir la corde attachée au licou de la bête, tandis que lui et Mosi lui entravaient les pattes, de manière qu’elle ne puisse essayer de se relever. Quand ce fut fait, les deux hommes poussèrent et tirèrent le corps massif, en se couvrant copieusement de poussière, et réussirent finalement à le faire basculer sur le côté. Le ventre de la chamelle était pareil à un énorme mont couvert d’un pelage lisse et fin d’un blanc crémeux.
La tête de Mama Kitu reposait sur le sol. Elle protesta brièvement puis se résigna et adopta la même attitude patiente que face aux espiègleries de Matata. Emma s’agenouilla près d’elle.
« Parlez-lui, lui demanda Daniel, en sortant un couteau à lame courte. Cela la calmera. »
Emma le regarda caresser le cou de la chamelle, faire courir ses doigts dans la crinière éparse constituée de petites touffes de poils bouclés. « Que dois-je lui dire ?
— Prenez une voix douce et ferme à la fois. Parlez-lui comme si vous étiez sa mère. »
Daniel incisa le pied blessé. Mama Kitu frémit et regarda Emma en roulant des yeux.
« Ce n’est rien. Tout va bien, dit-elle à l’animal. Tiens-toi tranquille. Tu es une bonne fille. » Elle constata que la chamelle réagissait à sa voix : ses paupières s’abaissèrent, son cou se détendit. « Tu es une gentille fille. »
Emma continua à parler, roucoulant des absurdités qui l’auraient fait rougir de honte si l’animal n’avait pas paru les écouter avec délectation. Elle caressait constamment l’encolure rêche et Mama Kitu levait vers elle des yeux brillants de gratitude. Lorsqu’elle se tut, la chamelle tourna vers elle une oreille velue, comme si elle attendait la suite.
Par-dessus l’épaule de l’animal, Emma observa Daniel, accroupi, la tête penchée vers la patte endommagée. Le front plissé par la concentration, il fouaillait la plante du pied. Son visage et son torse étaient couverts d’une pellicule de sueur. Sur un plateau de bois à côté de lui, elle vit un flacon de désinfectant, un autre portant l’étiquette « Goudron de Norvège » et des tampons de gaze. Près de là se trouvait un haricot métallique contenant une énorme aiguille hypodermique et deux ou trois seringues tout aussi gigantesques.
« Là, murmura Daniel. J’ai ouvert la plaie. » Il tamponna le pied au moyen d’un pansement. Quand il le retira, Emma vit que la gaze était jaune de pus. Daniel versa une généreuse quantité de désinfectant sur la blessure et reprit sa tâche, raclant la plaie, puis la nettoyant de nouveau. Ensuite, il ouvrit le flacon de goudron et en badigeonna la chair à vif.
Enfin, il redressa la tête et s’essuya le front avec son bras. « Elle se sent probablement déjà mieux. La sensation de pression dans le pied a disparu. » Il fit signe à Mosi de lui donner l’aiguille. D’un mouvement énergique, il l’enfonça dans l’épaule de la chamelle. Puis il y fixa une seringue et appuya sur le piston. Dès qu’elle fut vide, il la remplaça par une seconde. Une bosse de la taille d’un œuf était apparue sous la peau épaisse de l’animal. « Sérum antitétanique et Terramycine. » Il se rassit sur ses talons, l’air satisfait. « J’ai terminé. »
Emma scruta les yeux bruns et luisants de Mama Kitu. Les paupières semblaient fardées de khôl, les cils étaient longs et fournis.
« Tu es belle. Tu as été bien sage. Très, très sage… »
Daniel se mit à rire. « Vous parlez tout à fait comme une mère. »
Emma alla se changer, car ses vêtements étaient tachés de goudron et sentaient le désinfectant. En sortant de sa chambre, elle s’arrêta dans le couloir où Daniel avait entreposé les sacoches et leur contenu contre le mur en quatre piles irrégulières. Parmi les articles vestimentaires, elle aperçut une épaisse touffe de crin montée sur une poignée ornée de perles de verre coloré. Cela ressemblait à l’un de ces objets artisanaux confectionnés par les Massaï. Emma s’apprêtait à l’examiner, quand son regard fut attiré par une tache rouge – le tricot, roulé en boule et posé sur un tas de vêtements. Malgré la pénombre, elle vit qu’il était piqué de petits morceaux de foin. Elle s’en saisit et l’emporta sur le perron, où elle s’assit, le haut du corps à l’ombre, les jambes étendues au soleil. Après avoir déroulé l’écharpe, elle entreprit d’en extraire un à un les débris – graines, fragments de balles et de tiges. Elle entendait les voix distantes de Mosi et Daniel s’affairant autour du Land Cruiser. Ils conversaient d’un ton amical, comme des relations de longue date. Daniel faisait probablement partie de ces personnes qui s’entendent instantanément avec tout le monde, songea-t-elle. Simon était l’antithèse. Il pouvait se montrer très brusque vis-à-vis des gens qu’ils ne connaissaient pas bien et il choisissait soigneusement ses amis. Presque tous étaient des scientifiques avec lesquels il pouvait discuter des sujets qui l’intéressaient.
Tout en ôtant les dernières graines, Emma contempla le tricot. C’était sans aucun doute l’œuvre d’Angel, se dit-elle : les points étaient réguliers, mais la laine épaisse et les aiguilles très grosses. Celles-ci avaient été enfoncées profondément dans la pelote, pour éviter de les perdre. Emma les retira et déroula un peu de laine. D’un geste hésitant, elle s’empara des aiguilles, puis glissa la pointe de celle de droite dans la première maille de celle de gauche, enroula le fil autour et fit une boucle. Après l’avoir fait glisser sur l’aiguille de gauche, elle lâcha la maille précédente. Tandis que la technique lui revenait peu à peu, elle se rappela la sensation des mains de Susan sur les siennes, guidant ses doigts par une douce pression, le contact de cette peau plus dure, plus sèche, sur sa peau d’enfant. Elle réentendit le paisible cliquetis des aiguilles, respira de nouveau le parfum poudré de Susan. Mais, alors qu’elle savourait ces souvenirs, un autre surgit brusquement et les balaya. À la place de Susan, c’était Rebecca, sa belle-mère, qui lui apparaissait à présent, assise dans son fauteuil en rotin préféré, près de la fenêtre, absorbée dans son propre ouvrage. Ses mains reposaient sur son énorme ventre. Elle tricotait tout en double exemplaire, les petites brassières et les couvertures, pour les jumeaux qui naîtraient bientôt.
« Pourquoi ne tricoterais-tu pas, toi aussi ? » avait-elle demandé à Emma.
Elle avait secoué la tête sans répondre.
« Allez, je vais te montrer, avait insisté Rebecca.
— Non, merci. » Emma s’était rendu compte qu’elle parlait d’un ton trop brusque, presque impoli. « Tu ne fais pas pareil que ma maman. Tu ne tiens pas les aiguilles comme il faut. »
Rebecca l’avait longuement contemplée, les lèvres pincées. « Je comprends », avait-elle fini par répondre, d’une voix douce et triste.
Emma avait regagné sa chambre, consciente d’avoir fait de la peine à sa belle-mère, une fois de plus. Elle en avait retiré à la fois de la satisfaction et de la culpabilité. Ce n’était pas la première fois qu’elle repoussait une telle tentative de rapprochement – Rebecca avait tour à tour proposé de lui apprendre à cuisiner, à réaliser divers travaux manuels ou à jardiner. Mais cette offre s’était révélée être la dernière qu’Emma eût l’occasion de refuser. Peu de temps après, les jumeaux étaient nés prématurément et Rebecca s’était consacrée entièrement à eux. Nick et Stevie accaparaient l’attention de tous et Emma avait été abandonnée à elle-même. Elle en avait éprouvé un certain contentement, comme si elle avait remporté une bataille. Mais, tout au fond d’elle, elle se sentait glacée de solitude, et le fait de savoir que Rebecca avait essayé de devenir une nouvelle mère pour elle aggravait encore ce sentiment. Emma l’avait rejetée et, désormais, cette possibilité ne se représenterait plus.
Les mains d’Emma se crispèrent sur le tricot. Une pensée nouvelle et inattendue lui traversa l’esprit : la souffrance causée par la perte de Susan n’était pas inévitable. Il n’était pas nécessaire qu’elle dure aussi longtemps, qu’elle soit si profonde. Peut-être, s’il y avait eu un seul bébé au lieu de deux… S’ils n’avaient pas été prématurés… Si on lui avait présenté sa future belle-mère un peu plus tôt, et pas quand elle était déjà enceinte… Si le père d’Emma avait été moins pris par son travail… Tant de si.
Elle enroula l’ouvrage et le posa sur la marche. Elle regarda au loin, mais elle voyait toujours la tache rouge à la périphérie de son champ de vision. Elle ferma les yeux pour l’occulter. Le souvenir de cette scène avec Rebecca l’avait assaillie par surprise. Il semblait qu’en venant ici, elle avait ouvert une sorte de boîte de Pandore et que, à présent, elle ne pouvait plus contrôler ce qui en sortait, ni ses propres réactions. Un nœud d’anxiété se forma dans son estomac. Peut-être Simon avait-il raison et valait-il mieux ne jamais revenir sur le passé.
Rouvrant les yeux, elle regarda les deux chameaux plantés sous le soleil, l’air apathique, pratiquement immobiles, à part quelques mouvements d’oreilles pour chasser les mouches et leur rumination incessante. C’était là son problème, comprit-elle. Tout comme ces animaux, elle était désœuvrée. Simon et elle ne se déplaçaient jamais sans leurs ordinateurs portables, de manière à pouvoir corriger un article en cours de rédaction ou lire une revue scientifique en ligne s’ils ne savaient pas comment occuper leur temps libre. Elle songea tout à coup au laboratoire de Daniel. Avec tout ce qui s’était passé, elle n’avait même pas pris le temps de le visiter attentivement. Et c’était à peine si elle avait interrogé Daniel sur ses recherches. Peut-être était-elle en mesure de l’aider d’une façon ou d’une autre ? Après tout, il travaillait pour ainsi dire seul et avait clairement laissé entendre qu’il n’aboutissait à rien. Elle se leva. Déjà, elle sentait son esprit s’apaiser, se concentrer. Ce serait une bonne manière d’utiliser son temps. Et aussi, s’avoua-t-elle, une occasion d’impressionner Daniel par ses connaissances professionnelles et sa perspicacité. Elle voulait revoir dans ses yeux cette petite lueur de respect.
Campée au milieu du laboratoire, elle tourna lentement sur elle-même, passant en revue le contenu de la pièce. Il y avait toutes sortes de choses qu’elle n’avait pas remarquées lors de sa première visite. Elle attendait que Daniel ait fini d’aider Mosi à remplacer le tuyau du radiateur pour lui poser des questions. Elle jeta un nouveau regard à la petite paillasse et à l’isolateur rudimentaire. Puis elle se dirigea vers l’étrange structure qui se dressait dans l’angle opposé. Cela ressemblait à la baraque d’une cartomancienne, fermée par des rideaux confectionnés dans des draps d’enfant imprimés de petits trains bleus et rouges. Les écartant, elle scruta l’intérieur ténébreux et distingua la forme noir mat d’un microscope à fluorescence. C’était un modèle obsolète qui, en Australie, n’était plus utilisé que par les étudiants. Elle se représenta Daniel assis là, jour après jour, étudiant les échantillons prélevés dans l’espoir d’y découvrir des traces du virus, en vain. Susan s’était peut-être assise à la même place, mais elle avait dû obtenir des résultats positifs à profusion, car on était alors en pleine épidémie. Cela avait dû être une expérience éprouvante de lire les noms des patients sur les fioles, les uns après les autres, et de s’apercevoir qu’ils allaient certainement mourir. Elle fut de nouveau frappée par le courage qu’il avait fallu à sa mère pour s’exposer de façon répétée à un tel traumatisme. Il n’était pas étonnant que son université ait créé une bourse en son honneur, le prix Lindberg, récompensant le plus brillant des étudiants de dernière année. Susan était aussi dévouée à son métier qu’intrépide. Quand on lui demandait d’aller sur le terrain, elle ne disait jamais non.
Emma était en train de regarder la télévision quand le téléphone avait sonné pour informer sa mère qu’on venait de lui confier ce qui allait être son ultime mission. Parfois les appels du Centre de contrôle des maladies arrivaient en pleine nuit, mais cette fois, Susan venait juste de rentrer du laboratoire. Bientôt, le père d’Emma serait là aussi et ils s’assiéraient tous devant le repas que Mme McDonald leur avait préparé. Emma avait compris tout de suite d’où venait l’appel. Elle avait reconnu l’expression sur le visage de sa mère – comme si rien autour d’elle n’avait plus d’importance à ses yeux. Il y avait eu, comme d’habitude, les questions posées d’une voix pressante. Puis le bref silence après qu’elle eut raccroché, immédiatement suivi par une activité fébrile. Emma l’avait accompagnée dans sa chambre, l’avait regardée prendre la valise usée sur le dessus de l’armoire. Sortir des tiroirs ses tenues de travail. Remplir sa trousse de toilette. Poser son passeport sur le lit.
« Et ma fête d’anniversaire ? avait-elle demandé.
— Je serai de retour dans trois ou quatre semaines, peut-être moins. Nous fêterons ton anniversaire à ce moment-là.
— Mais nous avons déjà envoyé les invitations ! » Emma les avait fabriquées elle-même, décorant chacune d’elles d’un énorme sept découpé dans du papier cadeau.
« Je suis désolée, ma chérie, avait répondu Susan. Tu sais bien que je dois partir. Mme McDonald aidera papa à organiser la fête. Cela lui fera plaisir. Et je te rapporterai un cadeau spécial.
— Non, avait protesté Emma. Je veux que tu sois là pour mon anniversaire. Dis-leur que tu ne peux pas y aller, rien que pour cette fois. S’il te plaît. »
Elle avait espéré de tout son cœur que sa mère allait céder à sa supplique. Mais Susan avait continué à faire sa valise. Elle n’avait pas besoin de répéter ce qu’elle lui avait déjà expliqué cent fois : que le travail d’un chercheur sur le terrain consistait à répondre aux situations d’urgence. Que les épidémies survenaient toujours sans prévenir.
Quand la voiture était arrivée, Emma était assise dans l’allée, ramassant le gravier pour en faire des petits tas. Le break s’était arrêté devant elle. Sur son flanc, à moins d’un mètre de son visage, était peinte une inscription en grosses lettres. Centre américain de contrôle des maladies. Quand le chauffeur était entré dans la maison pour aider Susan à porter ses bagages, Emma s’était relevée, une poignée de gravier dans chaque main, et les avait lancées sur la voiture, l’une après l’autre, puis s’était penchée pour ramasser d’autres projectiles.
C’était ce dont elle se souvenait le plus précisément. Pas des adieux qui avaient suivi, quand elle avait enfoui son visage dans les cheveux de sa mère et respiré l’odeur chimique qu’elle rapportait toujours du labo. Pas du dernier baiser, ni des dernières promesses. Seulement du bruit des petits cailloux heurtant la carrosserie luisante avant de retomber sur le sol.
Emma contempla l’intérieur de la cabine, serrant toujours les rideaux entre ses mains. Quand elle avait appris que Susan était morte, elle avait soigneusement conservé ces dernières images dans sa mémoire. Mais tous ses autres souvenirs de sa mère étaient fragmentaires – des bribes de chansons, la sensation d’un baiser sur son front, une main tenant la sienne pendant qu’elle se promenait dans le parc. Elle savait que Susan partait régulièrement en mission depuis qu’elle n’était encore qu’un bébé, mais elle ne gardait que de vagues impressions de l’absence et de la présence de sa mère au fil des années. Et maintenant, dans cette pièce silencieuse, elle tentait d’évoquer d’autres images, d’autres détails de toutes ces fois où elles s’étaient dit au revoir, mais tout ce qui lui venait à l’esprit, c’était la vision du dos de Simon en train de s’éloigner, un sac marin à l’épaule. Simon traversant le tarmac pour monter dans un petit avion. Simon sur le pont d’un bateau, agitant la main. Avant lui, il y avait eu Jason, le pilote, qui la laissait toujours seule. Et avant Jason, l’acteur qui ne voulait pas laisser passer une seule chance de faire évoluer sa carrière.
Elle resta là, le regard perdu dans l’obscurité, tandis que les pensées familières défilaient dans sa tête. Ce devait être sa faute, se dit-elle. Elle n’était pas assez intéressante, ou pas assez attirante, pour qu’un homme ait envie de rester près d’elle. Peut-être devrait-elle essayer de changer. Puis ses pensées prirent une tout autre direction. Et si cela n’avait rien à voir avec son apparence ou son caractère ? Si c’était plutôt elle qui avait toujours choisi de vivre avec des gens qui l’abandonnaient constamment ? Si elle avait inconsciemment cherché à reproduire la relation qu’elle avait eue avec sa mère, traînant ce schéma derrière elle depuis des années, comme une malédiction ?
Elle laissa retomber le rideau et repoussa cette idée, choquée d’envisager une hypothèse aussi sacrilège dans le lieu même où Susan était morte. Elle traversa la pièce pour examiner des affiches décolorées épinglées sur le mur à côté de la porte. L’une d’elles représentait un tableau de posologie pour un médicament vétérinaire. L’autre était destinée à promouvoir une campagne de vaccination : on y voyait un petit enfant s’abritant d’un faisceau de sagaies menaçantes derrière un bouclier massaï traditionnel. Les sagaies portaient des étiquettes en anglais et en swahili : « polio », « tétanos » et « typhoïde ».
« C’est notre rêve de voir un jour la fièvre d’Olambo s’ajouter à la liste. »
Au son de la voix de Daniel, Emma sursauta ; elle ne l’avait pas entendu approcher car il était pieds nus. Il vint se placer à côté d’elle et elle perçut une odeur d’huile de moteur mélangée à quelque chose qui faisait penser à du miel.
Elle hocha la tête. Le vaccin était la solution rêvée à un virus. Les antiviraux étaient rarement efficaces, même quand on arrivait à trouver un financement pour leur mise au point.
« Mais cela coûte bien trop cher », poursuivit Daniel.
Elle acquiesça de nouveau, d’un simple mouvement de tête. Elle n’avait pas envie d’énoncer à voix haute qu’obtenir les fonds nécessaires à l’élaboration par génie génétique d’un vaccin contre une maladie circonscrite jusqu’à présent à quelques régions d’Afrique de l’Est relevait de l’impossible. Si un virus mortel avait menacé la population de New York ou de Sydney, la situation aurait été complètement différente… « Tout ce que vous pouvez faire, constata-t-elle, c’est vous efforcer de limiter la transmission et de réduire les épidémies.
— C’est effectivement notre plan, répondit-il. Mais, comme je l’ai déjà dit, nous ne savons toujours pas où le virus se cache. Nous avons beau chercher, nous n’en trouvons pas la moindre trace », ajouta-t-il, comme s’il parlait de quelque animal exotique difficile à débusquer.
« Comment vous y prenez-vous pour prélever et analyser les échantillons ? s’enquit-elle.
— Je vais vous expliquer. » Il fit avec elle le tour du laboratoire, lui montrant les pièges qu’ils utilisaient, Ndugu et lui, décrivant comment ils prélevaient le sang des animaux capturés puis soumettaient les échantillons à des tests de recherche d’anticorps. Il lui fit voir l’antique séparateur de cellules à manivelle dont ils s’étaient servis, son assistant et lui, jusqu’à ce qu’ils aient les moyens d’acheter un réfrigérateur au kérosène. « Maintenant, nous nous contentons de placer les fioles dans le frigo pendant une nuit, dit-il à Emma. Les cellules sanguines coagulent et tombent au fond. Au matin, nous n’avons plus qu’à recueillir le sérum. »
Emma fut saisie d’un profond sentiment d’humilité devant sa joie d’avoir pu acquérir un appareil aussi élémentaire qu’un réfrigérateur. Elle ne put s’empêcher de penser aux installations de l’institut. Sans un équipement ultrasophistiqué et un personnel suffisant, les chercheurs comme elle ne pourraient même pas concevoir de commencer leur travail.
« Voyez-vous un défaut dans notre méthode ? reprit Daniel. Devrions-nous procéder différemment ? »
Elle secoua la tête. « Non, je n’ai aucune critique à formuler. »
Il prit un air abattu, comme s’il avait préféré s’entendre dire qu’il s’y prenait mal plutôt que de devoir accepter l’échec.
Emma tenta de le réconforter. « On n’a jamais trouvé le réservoir du virus de la fièvre de Lassa. Et des équipes entières y ont pourtant consacré tous leurs efforts. Il n’est donc pas surprenant que vous n’arriviez pas à identifier celui du virus Olambo.
— Mais je n’ai pas l’intention de renoncer, déclara Daniel d’une voix ferme. Il me reste une dernière possibilité. Nous n’avons pas encore fait de tests sur les grands mammifères, les buffles, les lycaons, les lions, les éléphants. La seule façon de leur prélever du sang, c’est de les endormir au moyen de fusils anesthésiants ou de les abattre. Nous ne possédons pas l’équipement nécessaire. Et puis, les animaux sauvages réagissent de manière imprévisible aux tranquillisants, qui peuvent avoir sur eux des effets dangereux. Je n’aimerais pas tuer des animaux rien que pour leur prendre un peu de sang. J’en serais incapable. Alors, j’essaie de trouver un autre moyen d’y arriver. En attendant, nous continuerons nos recherches sur les rongeurs. »
Emma fut prise d’un vif élan de sympathie envers lui. Il était tellement dévoué à sa mission qu’il ne songeait même pas à se plaindre du manque de moyens. Elle aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour l’aider. « Quand je rentrerai à Melbourne, dans dix jours, dit-elle, je verrai si je peux trouver une organisation susceptible de vous aider.
— Merci, répondit-il. Je vous en serais très reconnaissant.
— Je ne vous promets rien, poursuivit-elle. Mais je ferai de mon mieux. » Elle détourna les yeux, gênée par la gratitude qu’il lui manifestait alors qu’elle lui offrait en fait si peu de chose.
Une tache rose attira son regard – les fleurs dans le vase, qu’elle avait remarquées lors de sa première visite. C’étaient les mêmes que celles qu’elle avait cueillies dans le désert et déposées sur la tombe. Elle effleura les pétales du bout des doigts, en se demandant qui les avait mises ici : elles apportaient à ce décor austère une touche indéniablement féminine. Elle fut stupéfaite de ressentir un petit pincement de jalousie à la pensée de cette femme inconnue. C’était comme si, après les expériences intenses que Daniel et elle avaient partagées, elle avait le sentiment qu’il lui appartenait un peu, ce qui était évidemment absurde. Cependant, elle ne put s’empêcher de songer à ce qu’il avait dit pendant le petit déjeuner.
Nous n’avons pas l’habitude de recevoir des dames.
« D’où viennent ces fleurs ? s’enquit-elle, presque malgré elle.
— C’est moi qui les ai cueillies, répondit-il. J’aime bien en avoir dans cette pièce. Elles me rappellent combien le monde est beau, en dépit de toutes ses horreurs. »
Fugitivement, une tristesse profonde passa sur ses traits, avant qu’un sourire ne vienne l’effacer.
« Ce doit être l’heure du thé, annonça-t-il. Allons chercher Mosi. »
À genoux sur la terre grise, tête penchée, Emma arrachait des touffes de plantes maigres et jaunies. À côté d’elle, Daniel retournait le sol au moyen d’une petite houe.
« J’avais prévu de faire ça durant l’absence de Ndugu, dit-il. Comme je ne peux pas travailler sur le terrain sans lui, j’avais pensé que c’était l’occasion ou jamais. Mais je ne m’attendais pas à recevoir de l’aide.
— De mon côté, ce n’est pas tout à fait ainsi que je comptais passer mes vacances, répondit Emma en souriant. Mais cela ne me dérange pas, s’empressa-t-elle d’ajouter. C’est quelque chose d’entièrement nouveau pour moi. J’habite un appartement au troisième étage. » Elle tendit la main vers une autre plante morte et sentit avec satisfaction les racines s’extraire de la terre. Quand Daniel lui avait proposé de l’aider à désherber le petit jardin abandonné, elle avait été passablement déconcertée, mais à présent, elle prenait un réel plaisir à cette tâche. Au début, elle avait enfilé des gants en silicone, sachant que la tuberculose était sans doute endémique dans la région, mais ils n’avaient pas tardé à se déchirer. Après qu’elle les eut ôtés, ses mains s’étaient rapidement recouvertes de terre grise. Une fois qu’elle eut renoncé à se préoccuper des piqûres d’insecte ou des maladies, elle avait fini par apprécier le doux contact de la terre sablonneuse sur sa peau, la sensation de liberté que lui donnait le fait de travailler à mains nues. Tout en continuant à extirper les mauvaises herbes, elle regarda les mains de Daniel. Elles offraient un contraste saisissant avec les siennes. Alors que la terre colorait de gris son épiderme pâle, elle paraissait blanche sur la peau noire.
« Comment quoi que ce soit peut-il pousser ici ? » Même en profondeur, le sol avait l’air complètement desséché.
« La terre est irriguée à la saison des pluies, répondit Daniel. Autrefois, j’arrosais les plantes avec les eaux usées, le reste de l’année. Et puis, j’ai eu trop à faire pour y penser et je les ai laissées dépérir, expliqua-t-il, d’un ton empreint de remords.
— Eh bien, j’espère que vous ne recommencerez pas, plaisanta-t-elle. Après tout le mal que je me suis donné ! »
Il sourit. « Si je m’aperçois que les plantes ont l’air d’avoir soif, je repenserai à vous en train de vous échiner à mon côté et je me hâterai de les arroser. »
Les mains d’Emma s’immobilisèrent au-dessus d’une touffe d’herbe. Elle baissa les yeux, pour ne pas laisser voir à Daniel le bonheur qu’elle ressentait à l’idée qu’il avait l’intention de se souvenir d’elle. Elle passait trop de temps seule, se dit-elle. Elle commençait à avoir désespérément besoin d’attention.
Ils reprirent leur travail, chacun à son rythme, arrachant les plantes mortes pour les jeter dans la brouette. De temps à autre, ils relevaient la tête et leurs regards se croisaient. Emma entrevit sur le visage de Daniel une légère expression de surprise, comme s’il n’arrivait pas à s’habituer à la présence d’une femme blanche dans sa cour. Mais cela semblait lui faire plaisir, manifestement.
« Mon père ne serait pas content, s’il me voyait, reprit Daniel. Il est très attaché aux traditions. Or les Massaï croient qu’ils sont le peuple élu par Dieu et qu’Engaï leur a donné les vaches pour pourvoir à tous leurs besoins – la viande, le sang, le lait, le cuir. Un Massaï fidèle aux traditions ne tue pas d’animaux sauvages pour les manger et méprise ceux qui cultivent le sol.
— Mais ce n’est pas votre cas.
— Je suis un Massaï moderne, répondit-il en souriant.
— Votre père accepte-t-il que vous n’ayez pas les mêmes vues que lui ?
— Oh oui ! Il est très fier de moi.
— Et votre mère ? » En posant ces questions, Emma continuait à désherber et s’efforçait de prendre un ton léger, afin de dissimuler sa curiosité. Mais il l’intriguait bel et bien, cet homme issu d’un monde tellement différent du sien…
« Bien sûr. Elle m’aime de tout son cœur. Je suis son premier-né. Quand elle me voit, elle repense au temps où j’étais encore un petit garçon, où je vivais avec elle et dormais dans son lit, avant que je devienne un moran, un guerrier. »
Emma ressentit une pointe d’envie. Il parlait avec tant d’assurance de l’amour de sa mère – comme s’il en ressentait la chaleur chaque jour, même à distance, tel le soleil sur son visage. Elle fut également frappée par sa manière désinvolte de se désigner lui-même comme un guerrier – sans forfanterie, d’un ton parfaitement naturel. Elle tenta de se le représenter avec le visage et les cheveux enduits de boue rouge, comme ces jeunes Massaï qu’elle avait vus à la télévision, se préparant en vue de leur initiation. Quelque chose lui revint alors à l’esprit, le fait qu’on mentionnait le plus fréquemment quand on parlait des Massaï.
« Avez-vous dû tuer un lion à la lance, pour devenir un guerrier ? » Elle se mordit aussitôt la lèvre. Formulée aussi brutalement, l’idée de cette mise à mort rituelle paraissait si primitive et cruelle qu’elle craignit d’avoir offensé Daniel.
Mais il ne sembla pas s’en émouvoir. « Aujourd’hui, il n’y a plus assez de lions, donc nos anciens n’encouragent pas cette pratique. Dans mon groupe d’âge, je suis heureux de le dire, nous n’avons pas tué de fauves. Mais mon père l’a fait. Et mon grand-père était surnommé “Deux Lions”, parce qu’il en avait abattu deux. »
Emma continua à s’activer. Elle avait l’impression qu’elle aurait pu rester ici tout le jour, à lui poser des questions. Elle aimait son accent, si expressif, sa façon de ne jamais abréger les mots, mais de donner au contraire à chacun toute sa place dans la phrase. Tout ce qu’il disait lui paraissait nouveau et original. Elle lui jeta un regard subreptice. Avec son corps idéalement proportionné, sa peau luisant sous le soleil, il ressemblait à un dieu d’ébène. Les traits de son visage étaient d’une symétrie parfaite. Elle brûla soudain de l’envie de poser ses mains sur ces épaules robustes et baissa les yeux, troublée par sa propre réaction. Mais c’était tout à fait naturel, se dit-elle pour se rassurer. Il l’attirait parce qu’il était, physiquement, son contraire exact. Et, comme tout étudiant en génétique le savait, la symétrie des traits du visage constituait un facteur d’attirance entre les sexes. Au sens darwinien du terme, il représentait un partenaire désirable.
Quand elle releva la tête, elle découvrit que Daniel l’observait et sentit ses joues s’enflammer.
« Dois-je également retirer les pierres ? » demanda-t-elle, prenant aussitôt conscience de la stupidité de sa question. Qui voulait des pierres dans son potager ?
« Oui, ce serait préférable, répondit-il. Ce sera ainsi plus facile de replanter. »
Elle essaya de trouver quelque chose de plus sensé à dire, une façon de reprendre leur conversation détendue. Elle songea à lui demander comment il s’était fait cette cicatrice au front. Mais ce qu’elle avait vraiment envie de savoir, c’était s’il était marié, ou s’il avait une petite amie. Il avait parlé de sa vaste famille, sans faire aucune allusion à une épouse ou à des enfants. Et il était clair qu’il vivait seul ici avec Ndugu. Elle savait qu’il était fréquent que les hommes laissent leur famille derrière eux quand ils allaient travailler en ville. Mais quelqu’un comme Daniel n’aurait-il pas plutôt installé sa femme et ses enfants dans le village le plus proche, de manière à les voir plus souvent ? Elle envisagea de lui poser la question sans détour. Après tout, il lui avait bien demandé si elle était mariée, alors qu’ils venaient juste de faire connaissance. Mais elle ne savait pas très bien comment il interpréterait cette marque d’intérêt. Et elle craignait de rougir encore plus. Elle courba la tête sur le parterre et, d’un air concentré, entreprit de ramasser les petites pierres pour les rassembler en tas.
En fin d’après-midi, Daniel et Emma prirent le thé en compagnie de Mosi, les hommes assis sur les marches du perron et elle sur un tabouret bas à trois pieds, taillé d’une main habile dans un seul morceau de bois ; la surface concave du siège était polie par l’usage. Emma dégustait son thé à petites gorgées tout en contemplant distraitement le volcan dans le lointain. Cette fois, elle avait suivi l’exemple de ses compagnons et versé une cuillerée de miel dans sa tasse : elle avait besoin de reprendre des forces, après ce labeur en plein soleil. La saveur sucrée à l’arrière-goût de fumée l’avait d’abord déroutée, mais elle commençait à l’apprécier. Elle promena les yeux autour d’elle, cherchant les chameaux. Ils se tenaient côte à côte, le regard morose, dans l’enclos provisoire que Daniel et Mosi leur avaient construit au fond de la cour. Un peu plus tôt, Mama Kitu et Matata avaient semblé vexés d’être attachés ; à présent, ils semblaient tout aussi contrariés d’être mis à l’écart. Emma avait l’impression qu’ils étaient davantage habitués à côtoyer les humains, à vivre constamment en leur compagnie. Puis son regard se porta sur le jardin. Elle avait continué à le nettoyer pendant que les hommes bricolaient et il était maintenant entièrement déblayé.
« Qu’allez-vous planter ? demanda-t-elle à Daniel.
— Du maïs, des tomates et des haricots, pour commencer. »
Elle tenta d’imaginer la verdure se substituant à cette grisaille. Il y aurait un fossé, lui avait expliqué Daniel, qui recueillerait l’eau s’écoulant des carrés de légumes. Il ne fallait pas laisser perdre une seule goutte. Tandis qu’elle examinait le futur potager, elle prit conscience d’une brusque tension dans l’air. Se tournant vers Daniel, elle le vit en train d’échanger un regard avec Mosi, comme une question muette. Elle eut l’impression que chacun d’eux attendait que l’autre se décide à parler.
Finalement, Daniel reposa sa tasse. « Mosi a proposé de rester ici cette nuit, au lieu de retourner au village. Nous pourrons lui installer un lit dans le labo. »
Emma ne comprit pas pourquoi ils éprouvaient le besoin de la consulter. « S’il préfère dormir ici…
— Il préférerait retourner au village. Il s’y est fait des amis. Mais nous nous soucions de votre réputation. »
Emma ouvrit des yeux effarés, se demandant si elle avait bien entendu.
« La nuit dernière, il s’agissait d’un cas d’urgence, expliqua Daniel. Personne ne nous blâmerait d’être restés seuls ici tous les deux. Mais cette nuit, cela pourrait paraître intentionnel.
— Daniel a raison, approuva Mosi.
— Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète. C’est à vous que je pense. »
Emma avala une gorgée de thé pour cacher sa surprise. Se préoccuper de ce genre de chose paraissait tellement démodé, pour ne pas dire rétrograde ! Elle se demanda ce que Daniel et Mosi penseraient en apprenant que Simon et elle se rendaient souvent à des colloques ou à des séminaires avec des collègues du sexe opposé, parfois en groupe, parfois à deux. Beaucoup de délégués ne partageaient pas seulement la même chambre, mais aussi le même lit, sans que personne ne sourcille. Emma n’avait jamais couché avec un de ses collègues et elle ne pensait pas que Simon l’ait fait, mais elle n’en était pas entièrement persuadée. C’était quelqu’un de très secret et il n’aurait pas supporté de devoir répondre à des questions indiscrètes. Elle fut prise d’un soudain accès de jalousie en songeant à celle qui, en ce moment même, vivait et travaillait à côté de lui – le Dr Frida Erikssen, la glaciologue finlandaise. Simon avait mentionné qu’une femme participait à l’expédition, mais Emma ne l’avait rencontrée que lors du cocktail précédant le départ. C’était une typique beauté scandinave d’une trentaine d’années, blonde, avec une peau parfaite couleur de miel. Tous les hommes présents, Simon inclus, n’avaient eu d’yeux que pour elle.
Emma se força à afficher un sourire décontracté. « Merci, mais je ne me soucie vraiment pas de ce que pourront penser les gens. Après tout, je ne connais personne ici. Et de toute façon, je pars demain.
— Dans ce cas, il n’y a pas de problème, déclara Mosi d’un air ravi. Je vais retourner au village. Je suis invité à un mariage. »
Emma regarda Daniel à la dérobée. Il paraissait satisfait, lui aussi. Peut-être avait-il comme elle le sentiment qu’après les expériences qu’ils avaient vécues au cours des deux jours précédents, il était parfaitement normal qu’ils passent ce dernier soir en tête-à-tête.
L’avion resurgit dans le ciel alors que le jour commençait à décliner. Dans la cuisine, Daniel s’affairait déjà à préparer le dîner et Emma, assise à côté de lui sur le trépied, décortiquait des cacahuètes. Dès qu’elle entendit le vrombissement au loin, elle se releva vivement et scruta les airs pour apercevoir la forme sombre de l’appareil. Daniel la rejoignit et leva la tête dans la même direction. L’avion repartait vers Malangu. Emma le contempla longuement, imaginant Angel saine et sauve, assise dans la cabine, son calvaire enfin terminé. Daniel avait dit que le pilote n’aurait aucun mal à se poser dans le désert. Si un des sauveteurs repérait l’enfant, il leur suffirait d’atterrir et de la ramener à bord.
L’appareil survola le bâtiment à basse altitude, effrayant les chameaux. Emma se tourna vers Daniel et leurs regards se croisèrent. Ils n’eurent pas besoin d’échanger un mot. Elle savait qu’ils pensaient tous les deux à la même chose, espéraient le même miracle. Ils suivirent des yeux l’avion qui s’éloignait, son ventre argenté miroitant dans le soleil couchant.