Quand les ombres s’allongèrent sur le sable, Angel se mit à observer la lionne, guettant un signe que l’animal était en quête d’un refuge. Le soleil touchait presque l’horizon ; bientôt, il ferait nuit.
Elle jeta un regard anxieux sur sa gauche, où la montagne de Dieu se discernait dans le lointain. Jusqu’au milieu de l’après-midi, le volcan s’était trouvé droit derrière elle, comme toujours depuis le début de son voyage en compagnie de la lionne. Elle se demandait pourquoi ils avaient dévié de cette trajectoire. Elle avait d’abord pensé que la lionne avait un lieu précis en tête, une tanière où ils dormiraient. Mais le détour n’en finissait plus et la lionne paraissait mal à l’aise. Elle marchait tête basse, en agitant la queue. Les lionceaux, percevant sa nervosité, la suivaient de très près. Angel veillait elle aussi à ne pas se laisser distancer.
Le seul point de repère, dans la plaine s’étendant en face d’eux, c’était un arbre d’une taille inhabituelle, dont la large ramure dénotait des racines bien irriguées. C’était vers lui que la lionne se dirigeait. Angel fronça les sourcils. L’endroit ne semblait pas très indiqué pour y passer la nuit : il était entièrement à découvert. Il y avait bien quelques rochers dominant l’herbe jaune, mais ils étaient trop disséminés pour constituer un abri.
À quelque distance de l’arbre, la lionne s’immobilisa. Levant la tête, elle poussa un long appel. Cela ressemblait au roucoulement qu’Angel avait déjà entendu, mais d’une tonalité plus plaintive, presque lugubre.
La lionne appela de nouveau, tournant la tête comme si elle espérait recevoir une réponse. Mais l’air était lourd de silence. Pas le moindre pépiement d’oiseau dans les branches, le moindre bourdonnement d’insecte. La lionne se mit à trembler, le corps parcouru de longs frissons rythmiques. L’estomac serré, Angel croisa les bras autour de son torse, en cherchant du regard la cause de cette tension. Mais tout avait l’air normal.
La lionne se remit en marche vers l’arbre et les rochers. Elle reniflait le sol tout en avançant, un grondement sourd émanant de sa gorge.
Angel la suivit, se frayant précautionneusement un passage dans l’herbe haute, sèche et cassante, qui bruissait contre ses mollets. En s’approchant d’un des rochers, elle ralentit le pas, puis s’arrêta. Ce n’était pas de la roche compacte. Elle distinguait des arceaux pâles sur le fond sombre. Des côtes. Elle plaqua une main sur ses lèvres.
Aucune odeur ne se dégageait de la carcasse. Les os avaient été entièrement nettoyés, à l’exception de quelques lambeaux de chair, noirs et desséchés. À côté de la cage thoracique, presque intacte, gisaient des os épars, de gros os robustes qui avaient autrefois soutenu des muscles puissants. La peau, constata Angel, avait entièrement disparu ; il ne restait plus un seul vestige de cuir ou de poil. Elle examina les ossements. Elle ne vit pas de crâne.
D’autres carcasses jonchaient l’herbe. La lionne allait d’un tas d’ossements à l’autre, les petits sur ses talons. Le grondement sourd fit place à une plainte funèbre, tandis qu’elle s’immobilisait devant chacun d’eux et le contemplait un instant avant de reprendre sa marche.
Il y avait quatre corps autour de l’arbre. Chacun d’eux avait été dépouillé de sa peau et privé de son crâne. Aucun animal n’aurait laissé sa proie dans un tel état, Angel le savait. Quelqu’un avait écorché ces bêtes en prenant soin d’emporter les têtes.
Elle se rappela un ranch où Laura et elle s’étaient un jour rendues afin de demander de l’eau pour leurs chameaux. La femme du propriétaire les avait invitées à entrer et leur avait offert un rafraîchissement. En guise de tapis, on avait étendu sur le sol du séjour une peau de lion, encore munie de sa tête qu’on avait empaillée pour lui conserver sa forme. La gueule, grande ouverte, révélait des crocs menaçants d’un jaune d’ivoire et le bout d’une langue rose foncé. Les yeux de verre contemplaient la pièce d’un regard aveugle. Angel revoyait la femme chargée d’un plateau de verres tintinnabulant aller et venir devant elles, ses talons hauts laissant des marques sur la fourrure rousse.
Chacun des squelettes était à peu près de la même taille, la largeur de la cage thoracique équivalente à celle de la lionne. Le cinquième était nettement plus petit. Le thorax avait été brisé, les côtes réduites en un petit tas d’os enchevêtrés. Le crâne était toujours là, au sommet de la colonne vertébrale. Il reposait sur le côté, dévoilant la moitié de sa dentition – les mêmes parfaites petites incisives pointues, les mêmes longues canines qu’Angel entrevoyait chaque fois que les lionceaux bâillaient. Elle sentit la colère monter en elle. Personne n’aurait voulu accrocher à son mur la peau d’un lionceau et pourtant ce petit avait été tué lui aussi. Puis elle ressentit un certain soulagement à l’idée qu’on ne l’avait pas abandonné sur place, pour mourir de faim ou sous les crocs d’un autre animal.
Quand la lionne eut inspecté chaque monceau d’ossements et que sa ronde funèbre fut terminée, elle demeura immobile dans le soleil couchant. Levant la tête, elle ouvrit la gueule et sa plainte se transforma en un rugissement. Ses lèvres noires se retroussèrent, exposant ses dents et la caverne obscure de sa gorge.
Le son parut jaillir du fond de son être pour exploser dans l’air. La lionne décrivit un lent mouvement circulaire avec son énorme tête. Quand le rugissement s’éteignit, elle s’ébroua. Puis elle emplit ses poumons – sa cage thoracique se dessinant sous la peau – et rugit de nouveau. Cette fois, le bruit fut plus impressionnant encore. Les lionceaux reculèrent en aplatissant les oreilles. Mdogo s’assit sur les pieds d’Angel, pressant son corps tiède contre ses jambes. Elle sentit le cœur de l’animal battre à coups précipités.
La lionne semblait avoir oublié la présence des petits et d’Angel. Elle rugit encore et encore, d’une voix où la fureur se mêlait au désespoir. Angel crut entendre le mot, la supplication contenue dans ce cri.
Non ! Non ! Non !…
Elle eut envie de s’approcher de la bête et de la toucher, pour l’arracher à sa douleur. Mais elle n’osa pas. Ceux qui avaient commis ce massacre – braconniers ou chasseurs professionnels, européens ou africains – étaient des humains, comme elle. Elle n’aurait pu reprocher à la lionne de lui en vouloir pour cette seule raison. Mais, se rappela-t-elle, quand la lionne avait choisi de lui venir en aide, elle avait déjà contemplé cette scène macabre. Elle s’était dirigée vers l’arbre comme on se rend sur une tombe. Elle avait paru, un court instant, nourrir l’espoir qu’il s’agisse seulement d’un cauchemar, que ce ne soit pas vrai, mais ensuite, elle n’avait manifesté aucune surprise, seulement du chagrin, de la souffrance et de la colère.
Angel s’accroupit sur le sol avec les lionceaux. Étaient-ils déjà venus ici ? se demanda-t-elle. Elle n’aurait pas su dire à quand remontait la tuerie, si elle s’était produite avant leur naissance, ou après. Dans un cas comme dans l’autre, elle aurait voulu cacher leurs petits yeux de ses mains, couvrir leurs oreilles. Elle pouvait seulement espérer qu’ils ne comprenaient pas ce qui se passait.
Quand le soleil atteignit l’horizon, il se répandit sur la plaine. Angel retint son souffle. Majestueuse et immobile, la lionne se découpait sur le ciel, nimbée d’une lumière dorée, telle une créature de feu.