L’aube jetait sur le paysage une lumière blafarde. Dans la cour, deux coqs se pavanaient en s’égosillant à qui mieux mieux. Debout sur le perron, Emma s’efforçait de natter ses cheveux dans son dos. Elle voulait se donner une apparence aussi soignée que possible pour son entrevue avec l’inspecteur d’Arusha. Elle s’apprêtait à rejoindre Daniel à la table du petit déjeuner quand Mosi apparut à la grille, et elle l’attendit pour le saluer.
Tandis qu’il s’avançait vers elle, il parut l’étudier, comme pour essayer de deviner si des faits scandaleux s’étaient produits en son absence.
Elle lui adressa un grand signe de la main, en disant d’un ton enjoué : « Bonjour, Mosi.
— Bonjour », répondit-il, l’air vaguement gêné.
Il se dirigea vers la cuisine et Emma sourit pour elle-même en repensant à sa soirée en compagnie de Daniel. Au début, après le départ de Mosi, ils s’étaient sentis un peu mal à l’aise. Chacun de leurs regards, de leurs gestes, paraissait soudain lourd de signification. Mais après s’être assis devant leur repas et avoir partagé une grande bouteille de bière Kilimanjaro, ils n’avaient pas tardé à se détendre. Daniel avait coupé le générateur pour économiser le fioul et, également, pour qu’ils ne soient pas dérangés par le bruit. La table était éclairée par une lanterne à kérosène suspendue au plafond. Sa lueur mouvante faisait danser les ombres autour d’eux. Daniel avait servi un ragoût d’épinards et de cacahuètes et Emma l’avait laissé lui remplir son bol à ras bord. Ils n’avaient mangé que des bananes en guise de déjeuner et elle avait travaillé dehors toute la journée, aussi éprouvait-elle un vif appétit.
Ils avaient bavardé avec décontraction tout en mangeant. Emma n’avait plus envie d’interroger Daniel sur sa vie privée, et pas davantage de parler de la sienne. Elle voyait bien que Daniel partageait ce sentiment. Ils avaient d’abord discuté politique, comparant leurs deux pays. Emma avait été frappée de constater à quel point ses connaissances sur la Tanzanie étaient limitées, par rapport à Daniel qui savait quel parti était au pouvoir en Australie. Elle lui avait demandé d’où lui venait sa parfaite maîtrise de l’anglais. Il avait expliqué qu’au lycée et à l’université, tous les cours étaient donnés dans cette langue et que, lorsqu’il vivait à Dar es-Salaam et à Arusha, il passait beaucoup de temps à suivre les informations et les magazines d’actualités à la télévision. Ensuite, ils étaient passés à la littérature. Emma avait été surprise d’apprendre que les goûts de Daniel dans ce domaine allaient d’Agatha Christie à Salman Rushdie. Il n’avait pas un grand choix de lectures à sa disposition, avait-il ajouté. Ses livres provenaient d’une boutique d’Arusha revendant les bouquins que les touristes abandonnaient derrière eux. Emma songea à ses longues flâneries dans la librairie de son quartier, où, lorsque Simon était en voyage et qu’elle s’autorisait à délaisser ses lectures professionnelles en faveur d’un roman, elle errait d’un rayon à l’autre, hésitant entre les milliers de titres proposés. Le monde de Daniel était tellement plus simple ! La vie n’y était pas plus facile – infiniment plus rude, au contraire – mais le temps et l’espace n’y étaient pas comptés.
À mesure que le soir s’étirait, ils étaient devenus moins bavards. Tranquillement installés dans la salle à manger, ils avaient écouté les pas traînants des chameaux dans leur enclos, le battement des ailes des papillons de nuit contre les moustiquaires, le grésillement de la lampe à kérosène. Quand il avait été temps de débarrasser la table et de remporter la vaisselle dans la cuisine, Daniel avait remis le générateur en marche et la lumière électrique avait éclipsé la douce clarté de la lune et de la lanterne. Il avait lavé les bols et les verres dans une bassine et Emma les avait essuyés. Puis, comme la veille, il l’avait accompagnée jusqu’à la chambre de Ndugu. Cette fois, Emma n’avait ressenti aucune appréhension. Ses pensées n’étaient tournées ni vers Susan, ni vers l’enfant sur la photo. Tous ses sens étaient tendus vers Daniel, qui marchait à un pas devant elle.
Il s’était arrêté devant la porte et lui avait tendu la torche électrique.
« Bonne nuit, Emma », avait-il dit.
Elle avait ressenti un petit frisson de plaisir à l’entendre prononcer son prénom en détachant les deux syllabes. Em-mah. Le mot revêtait ainsi une sonorité nouvelle, entièrement différente, comme si Daniel utilisait, pour s’adresser à elle, un nom de son invention.
« En swahili, nous disons : “Lala salama”, reprit-il, ce qui signifie : “Puisses-tu dormir d’un sommeil serein”.
— Lala salama », avait répété Emma. Avec sa cadence mélodique, la formule ressemblait à une berceuse, ou à une bénédiction.
Elle avait levé les yeux vers Daniel et soutenu son regard. L’instant avait paru s’éterniser, l’air entre eux se charger de tension. Puis, presque simultanément, ils s’étaient détournés.
Emma était entrée dans la chambre et avait allumé la lumière. Immobile au milieu de la pièce, elle avait contemplé sans les voir les caisses empilées et avait écouté les pas de Daniel décroître dans le couloir.
Emma prit place à la table, à côté de Mosi, face à Daniel, et abaissa son regard sur le petit déjeuner disposé devant elle. Il était encore plus copieux que la veille. Elle prit un œuf, crevant le jaune qui coula sur un morceau de patate douce. Cela paraissait bon, mais elle n’avait pas faim. Son estomac était noué par l’appréhension. Elle songeait constamment que, d’ici peu, elle saurait si Angel avait été retrouvée, si elle était vivante ou morte, ou toujours introuvable. Et aussi que, très bientôt, elle partirait pour Malangu avec Mosi. Daniel les suivrait au volant de son Land Rover. Ils se retrouveraient au poste de police et déposeraient leur témoignage devant l’inspecteur. Et ensuite, ils repartiraient, chacun de son côté.
« Aujourd’hui, vous devez prendre un petit déjeuner copieux, déclara Daniel. Comme vous le savez, le Salaam Café n’a pas grand-chose à offrir et la route est longue jusqu’au Serengeti. »
Emma se força à avaler une bouchée. Il avait pris, pour lui donner ce conseil, un ton léger qui manquait de naturel, et elle présuma qu’il partageait son anxiété. Tout en mâchant lentement, elle porta son regard vers l’enclos des chameaux, par-delà le muret. Matata reniflait un couple de pintades apprivoisées qui picoraient les restes du fourrage qu’elle leur avait distribué ce matin. Mama Kitu était couchée, ses pattes repliées sous elle. Son cou était étendu sur le sol, son menton posé sur le sable. Elle regardait droit vers eux et Emma ne put s’empêcher de sourire. Toute l’attitude de la chamelle exprimait un profond reproche.
« Mama Kitu ne nous a pas pardonné ce que nous lui avons fait hier », dit-elle en se tournant vers Daniel.
Il secoua la tête. « Non, ce n’est pas à cause de ça. Elle est triste parce qu’elle sait que vous allez partir. »
Emma contempla l’animal. « Mais elle ne sait pas que je pars aujourd’hui. Comment le pourrait-elle ?
— Le chameau est un animal itinérant. Il a l’habitude de voir les gens se préparer en vue du voyage. Mama Kitu a vu votre valise près de la porte. Elle a noté de petits changements dans vos gestes, le ton de votre voix, votre tenue vestimentaire. Peut-être même peut-elle percevoir vos émotions. Certains chameliers pensent que leurs montures ressentent exactement les mêmes choses qu’eux. Les chameaux savent si vous êtes content à l’idée de vous en aller, ou si cela vous attriste. »
Emma se mordit la lèvre. Elle faillit répondre que la perspective de faire un safari ne la réjouissait pas du tout, qu’elle était malheureuse de quitter cet endroit, de dire adieu à Daniel. Elle aurait voulu promettre qu’elle reviendrait un jour, mais elle savait bien que cela n’arriverait jamais.
Ils mangèrent en silence pendant un moment. Le cliquetis des couverts contre les assiettes en émail et même le bruit du pain qu’ils brisaient entre leurs doigts résonnaient avec force. Mosi leur resservit du thé et délaya du miel dans chaque tasse, la cuillère tintant contre le métal.
« Emma, j’ai une question à vous poser, annonça tout à coup Daniel. Souhaitez-vous emporter la photo ? Elle devrait normalement vous revenir. »
Emma demeura silencieuse pendant quelques secondes, avant de répondre : « Non, je crois que sa place est ici. Elle se trouve dans cette chambre depuis si longtemps… Ce ne serait pas bien de la décrocher à présent. » Alors même qu’elle prononçait ces mots, elle prit conscience que sa réaction avait moins à voir avec Susan qu’avec Daniel. Elle voulait pouvoir se dire que, lorsqu’elle serait rentrée à Melbourne, une petite partie d’elle serait restée ici, près de lui.
Leurs regards se croisèrent et il hocha la tête. « Je la laisserai où elle est. »
Emma caressa le poil rêche sur le cou de Mama Kitu. Elle sentait la chaleur du corps de l’animal, respirait son odeur de laine humide. La chamelle baissa vers elle ses yeux noirs et liquides.
« Tu es une belle fille », murmura Emma. Elle sourit pour elle-même en se rendant compte qu’elle avait repris une voix maternelle.
Matata surgit à côté d’elle et pressa son museau contre son visage, réclamant sa part d’attention. Mama Kitu poussa un grognement et le chassa d’un coup de tête. Puis, se tournant de nouveau vers Emma, elle posa son menton sur l’épaule de la jeune femme et émit un long soupir. Son souffle avait une fraîche odeur d’herbe mastiquée. Emma resta immobile, regardant la salive dégouliner sur sa chemise propre. Il n’y avait pas si longtemps, elle avait été paralysée de frayeur devant cette démonstration d’affection ; aujourd’hui, elle regrettait de devoir y mettre fin.
« Au revoir, Mama Kitu », dit-elle en frottant sa joue contre le museau velouté. Portant son regard sur la patte blessée, elle ajouta : « Guéris vite. Il faut que tu te rétablisses au plus tôt.
— Il est temps de partir ! » appela Mosi depuis la grille. Il avait garé le Land Cruiser à l’arrière du bâtiment et attendait à l’entrée de la cour. Emma pouvait apercevoir sa valise sur le siège arrière. Le Land Rover était rangé à côté, Daniel assis à son volant, vêtu d’une chemise fraîchement repassée.
Emma contempla une dernière fois la station de recherche – le bâtiment principal, les annexes construites de bric et de broc, la cour négligée. Tout lui paraissait si familier qu’elle avait du mal à croire qu’elle n’avait passé que deux jours ici. En se dirigeant vers la grille, elle évita de regarder les chameaux, mais, du coin de l’œil, elle entrevit leurs deux têtes se tourner vers elle pour l’observer.
Bientôt, ils furent sur la route de Malangu, la station toujours plus loin derrière eux. Assise à l’avant du Land Cruiser, Emma fut frappée de constater à quel point le véhicule de Mosi lui semblait à présent propre et moderne. Dans le rétroviseur, elle voyait le vieux Land Rover au toit de toile déchirée cahotant sur la piste. Ils l’avaient déjà nettement distancé, mais elle distinguait encore le visage de Daniel. Elle tenta de discerner s’il agitait la tête au rythme de la musique de son iPod, mais le pare-brise boueux obscurcissait sa vision.
Dans une petite pièce derrière le bar du Salaam Café, Emma était installée devant un vieil ordinateur de bureau. Les lettres sur le clavier étaient pratiquement illisibles sous la couche de crasse qui les recouvrait, et l’écran incrusté de poussière. L’adolescent qui avait encaissé son paiement avant de la conduire ici s’attardait près d’elle.
« Le chargement est long, dit-il. Mais ça va venir. Voulez-vous que je vous apporte à manger ?
— Rien qu’une tasse de thé, merci », répondit-elle. Pendant qu’elle attendait de pouvoir accéder à sa messagerie, elle jeta un coup d’œil par la porte ouverte. Mosi, assis au bar, mangeait un samosa accompagné d’un Coca, tout en surveillant le poste de police de l’autre côté de la place, pour guetter l’arrivée de Daniel. Il y avait un gros camion sur le parking et Emma se demanda si c’était celui qu’on enverrait pour prendre les chameaux.
Elle tapa son identifiant et son mot de passe. Quand la boîte de réception s’afficha enfin, elle parcourut rapidement la longue liste des messages non lus et s’arrêta sur le nom de Simon. En attendant que le mail s’ouvre, elle mâchonna nerveusement le bout de son index. Lorsque le message apparut, elle se pencha vers l’écran avec fébrilité. C’était un long texte d’une page. Pas de salutation ni de préambule ; selon sa manière typique, Simon allait droit à l’essentiel. À mesure qu’elle lisait, le visage d’Emma se crispait. Au bout d’un instant, elle sauta des lignes, ne retenant que quelques expressions au passage : « carottes de glace », « voyage d’une semaine à travers la banquise », « la chance de disposer de l’hélicoptère pendant une demi-journée », « échantillons prometteurs », « adorables manchots ». Simon lui donnait un long compte rendu d’une visite de la base russe et se plaignait aussi de mal dormir parce qu’il faisait nuit vingt-trois heures par jour.
Quand elle arriva au bout du message, elle contempla fixement l’écran. En guise de conclusion, Simon lui envoyait des baisers et un « smiley », mais il ne lui demandait pas comment se déroulait son voyage, ne faisait aucune allusion à la station de recherche ni à son anniversaire. Sans doute ne savait-il même plus quel jour on était. Il était pareil à un toxicomane en plein trip – comme il aimait à le dire, il avait l’Antarctique dans le sang. C’était son premier amour. Depuis le début de leur liaison, il ne s’était rendu là-bas que pour de courtes périodes, en été, et à présent il avait la chance d’y passer tout un hiver. Huit mois pleins. Emma se remémora le jour où il lui avait annoncé qu’il était parvenu à décrocher une place au sein de l’expédition. Ils étaient allés dans un bar à vin, après le travail. Simon sortait d’une réunion et était vêtu avec élégance. Il avait déboutonné le col de sa chemise et desserré sa cravate. Le contraste entre son beau visage buriné et son costume d’homme d’affaires, porté avec décontraction, était infiniment séduisant. Quand il s’était dirigé vers le comptoir pour commander les boissons, Emma avait vu un groupe de jeunes femmes le suivre des yeux.
« Il se peut que ça ne colle pas avec le safari en Tanzanie », avait-il ajouté. Il avait proféré cette remarque d’un ton désinvolte, mais son attitude trahissait son embarras.
« Que veux-tu dire ?
— J’ai la possibilité de passer tout l’hiver à la station McMurdo, cette année. »
Emma avait été trop surprise pour répondre immédiatement. Simon avait laissé passer un silence avant de lui exposer en détail les recherches qu’il effectuerait. C’était un projet au niveau international, basé dans les vallées sèches. Il espérait obtenir des résultats intéressants, maintenant qu’il allait disposer de tout le temps nécessaire.
Il était évident qu’il avait longuement mûri ce plan et que celui-ci venait d’être finalisé. Emma avait baissé les yeux vers son verre et contemplé la surface chatoyante de son vin rouge. Elle savait qu’il serait inutile de tenter de le faire changer d’avis.
« De toute façon, il est préférable que tu fasses ce voyage seule, avait repris Simon. Après tout, cela concerne ta mère. Ton passé. »
Emma avait acquiescé sans rien dire. Il avait raison. Elle savait qu’il ne s’intéressait absolument pas à sa mère, ni à l’endroit où elle avait travaillé. Pour lui, elle n’accomplissait ce voyage que dans un seul but : dire définitivement adieu à sa mère et aller de l’avant. Peut-être valait-il mieux qu’elle parte seule, effectivement ; ainsi, elle ne serait pas obligée de contrôler ses réactions, elle pourrait donner libre cours à ses émotions. D’un autre côté, elle aurait aimé partager avec lui cette expérience capitale. Et elle s’était fait une joie de ces deux semaines de vacances en tête à tête, hors de toute contrainte professionnelle…
« Tu as sans doute raison, avait-elle fini par déclarer.
— J’étais sûr de pouvoir compter sur ton soutien », avait-il répondu en souriant. Il lui avait passé un bras autour de la taille et l’avait embrassée sur la joue. Elle avait senti sur son haleine l’odeur de la bière qu’il était en train de boire, mêlée à une trace de son gel de douche au citron. Les lèvres de Simon avaient ensuite glissé jusqu’à son oreille, déposant sur sa peau un semis de baisers. « Je t’aime, Em, tu le sais », avait-il chuchoté.
Elle avait résisté un instant, puis avait cédé à son étreinte, en songeant qu’elle n’aurait pas dû être surprise. Elle avait toujours su qu’elle ne pouvait pas considérer Simon comme sa propriété. Si elle essayait de le retenir, il s’enfuirait et elle resterait seule. Un frisson l’avait parcourue quand elle s’était représenté la vie sans lui. L’unique brosse à dents dans la salle de bains, les draps froissés d’un seul côté du lit, plus rien d’autre que ses vêtements à elle dans le panier à linge. Et dans son agenda, mois après mois, plus aucune date entourée de rouge avec la mention : « Retour de Simon. »
Elle continua à fixer l’écran de l’ordinateur pendant un moment, puis tapa une brève réponse pour dire qu’elle était en bonne santé et qu’elle s’amusait bien. Quand elle cliqua sur « envoyer », un morne désespoir l’envahit. Elle repoussa vivement ce sentiment et reporta son attention sur le seul autre message qui lui semblait digne d’intérêt. Il émanait de son assistante du labo, Moira. Le seul fait d’être de nouveau connectée au monde impeccablement organisé de l’institut lui procura immédiatement une sensation de soulagement : c’était le seul lieu où elle savait toujours exactement qui elle était, ce qu’elle faisait et pourquoi.
L’e-mail de Moira était une brève note l’informant que les souris MS4 étaient nées par césarienne et avaient été confiées avec succès à une mère adoptive.
« Parfait », murmura Emma pour elle-même. Les souris avaient été génétiquement modifiées pour les besoins de son travail en cours. Les femelles transgéniques étant incapables d’élever leurs petits, il était important de transférer ceux-ci dès leur naissance auprès d’une mère de substitution. Mais le procédé comportait des risques et elle était heureuse d’apprendre que tout s’était bien passé. Cela voulait dire qu’elle pourrait commencer ses recherches dès son retour.
Après avoir fermé la session, elle rejoignit Mosi.
« Vous n’avez pas mis longtemps, remarqua-t-il. D’habitude, les touristes passent des heures sur Internet.
— Je voulais seulement lire mes mails professionnels, expliqua-t-elle en souriant. Vous savez ce que c’est : on ne peut jamais se libérer tout à fait du travail ! »
Un autre véhicule apparut sur la place, se dirigeant vers le poste de police – un 4 × 4 couvert d’une poussière grise indiquant qu’il revenait du désert. Emma le regarda se garer dans la zone délimitée par des pierres blanches.
« Ce doit être un des véhicules qui participaient aux recherches », déclara-t-elle en le montrant à Mosi. D’un seul coup, son inquiétude au sujet d’Angel se raviva.
« Dieu fasse qu’ils l’aient retrouvée », dit le chauffeur.
Emma prit une profonde inspiration pour essayer de retrouver son calme et tourna son attention vers un gros matou tigré assis sur un banc non loin de là. Il avait un air à demi sauvage, avec son museau balafré, son poil pelé par endroits et son oreille déchirée. Sous son regard, il leva une de ses pattes postérieures musclées et entreprit de se lécher. Soudain, une sandale de caoutchouc fendit l’air, le frappant à la tête. En un éclair, le chat sauta à bas du banc et disparut. En se penchant, Emma aperçut le jeune garçon qui se trouvait dans le restaurant l’autre jour. Arborant un sourire satisfait, il alla récupérer sa chaussure.
Mosi se leva. « Je vois le Land Rover de Daniel. »
Daniel les attendait sur les marches du poste de police. Il paraissait nerveux. Il rentra sa chemise à l’intérieur de son pantalon et rajusta son col. Mosi était resté dans son Land Cruiser, visiblement content de ne pas être impliqué dans cette histoire.
À l’intérieur, rien ne semblait avoir changé depuis leur visite précédente. Il y avait un peu plus de dossiers et de papiers étalés sur le bureau et des caisses de Pepsi empilées contre le mur, mais c’était tout. L’officier de police était à sa place, derrière la table.
Il salua brièvement Emma en anglais avant de passer au swahili pour entamer un long dialogue avec Daniel. Emma attendit impatiemment et, quand elle eut l’impression que l’échange rituel de politesses était terminé, interrompit la conversation.
« Avez-vous retrouvé la petite fille ?
— Malheureusement, nos recherches n’ont rien donné », répondit le policier en secouant la tête.
Emma ouvrit la bouche, hésitant à comprendre, et s’appuya des deux mains contre le bureau pour se soutenir. « Vous n’avez vu aucune trace d’elle ?
— Si, nous avons trouvé des traces. Le traqueur a pu suivre les empreintes de ses pas sur une longue distance, à partir de la tombe. Mais il ne l’a pas vue. » Il secoua de nouveau la tête. « Les nouvelles ne sont pas bonnes. Les traces indiquent qu’il y avait une lionne avec elle. Et des petits.
— C’est ce que je pensais, intervint Daniel. Mais les empreintes des lionceaux n’étaient pas vraiment distinctes.
— Le traqueur est formel, déclara l’officier. Il a découvert des empreintes très nettes. » S’adressant à Emma, il poursuivit : « Une lionne accompagnée de ses petits est toujours dangereuse. Elle doit les protéger. Et elle préfère s’attaquer à des proies faibles, pour ne pas laisser les lionceaux seuls trop longtemps.
— Mais il n’y avait aucun signe indiquant que les lions avaient attaqué la fillette ? »
Le policier ne répondit pas tout de suite. « Je suis désolé de devoir le dire, mais ce n’est qu’une petite enfant. Si la lionne l’a dévorée, il ne devait pas en rester grand-chose. Et encore moins après que les hyènes et les vautours sont passés. »
Les mots parurent s’attarder dans l’air pesant.
« Mais nous avons quand même trouvé quelque chose », reprit le policier. Ouvrant un tiroir, il en sortit un livret rouge foncé à la couverture imprimée de lettres d’or. Emma déchiffra les mots Union européenne… Royaume-Uni…
L’officier ouvrit le passeport à la page portant la photo et le nom. Emma examina la photographie. Elle reconnut immédiatement le visage de la morte ; mais ici, ses cheveux blonds étaient coupés court et elle était maquillée. Avec son chemisier blanc et son collier en argent, elle ressemblait à une touriste anglaise ordinaire. On distinguait toutefois dans ses yeux une lueur intrépide et sur ses lèvres l’ombre d’un sourire, qui révélaient une personnalité anticonformiste.
« Elle s’appelait Laura Jane Kelly, dit le policier. De nationalité britannique. Elle est entrée en Tanzanie avec un visa de tourisme, mais cela remonte à près de dix ans. On ne lui a jamais délivré de permis de travail. Il semble bien qu’elle vivait ici dans la plus complète illégalité. »
Il eut une moue désapprobatrice. Ses derniers mots résonnèrent dans l’esprit d’Emma. Elle imagina l’existence d’un hors-la-loi, faite de liberté et de danger, de bravoure et de témérité – une vie qu’elle-même n’aurait jamais eu le courage de choisir.
« Nous avons prévenu le haut-commissariat britannique, et celui-ci a réussi à contacter le plus proche parent. »
Les pensées d’Emma se tournèrent vers Angel. Si on la retrouvait – et il subsistait encore un espoir d’y parvenir –, on la confierait probablement à la garde de cette personne. « Qui est-ce ? demanda-t-elle. Vit-il en Afrique ?
— Je ne suis pas en mesure de vous renseigner sur ce point, répondit le policier. Mais, en revanche, je peux vous dire comment Laura Kelly est morte. »
Emma haussa les sourcils, étonnée. Il était trop tôt pour qu’une autopsie ait déjà été effectuée.
« Le corps a été exhumé et examiné. Il ne fait aucun doute qu’elle est morte d’une morsure de serpent.
— Une morsure de serpent », répéta Emma. Un frisson la parcourut. Il paraissait inconcevable qu’une Anglaise périsse d’une façon si bizarre, si primitive… Toutefois, on était en Afrique. Un continent magnifique, mais aussi un endroit où la mort frappait sans prévenir, que ce soit sous la forme d’un virus comme la fièvre d’Olambo, des crocs d’une bête sauvage ou du venin d’un serpent.
« Donc, il n’y a rien de suspect dans les circonstances du décès », ajouta le policier.
Comme il prononçait ces mots, la porte s’ouvrit, livrant passage à un homme aussi grand que l’officier, mais svelte, comme Daniel. Il portait un béret vert, une chemise vert foncé et un pantalon assorti. Il jeta un bref regard à Emma et Daniel, sans paraître leur accorder d’intérêt. Il avait de larges pommettes soulignées de scarifications violacées – des entailles profondes et rectilignes, régulièrement espacées.
« Voici M. Magoma, garde en chef des parcs nationaux de Tanzanie pour la région nord. » Agitant la main en direction d’Emma et de Daniel, le policier expliqua : « Ce sont eux qui ont trouvé la morte. »
Magoma les regarda comme s’il venait seulement de s’apercevoir de leur existence. « C’est terrible que l’enfant ait été tuée.
— Mais rien ne permet d’affirmer qu’elle est morte, objecta Emma.
— Je crains bien que si, rétorqua Magoma. La lionne l’a dévorée, c’est la seule hypothèse plausible. Le traqueur a constaté que la lionne était blessée et qu’elle avait des petits. Ces deux faits additionnés la rendent extrêmement dangereuse. Mais ce n’est pas le point principal. » Le garde s’interrompit.
« Et quel est-il ? » Emma se mordit la lèvre. Une partie d’elle-même n’avait aucune envie d’entendre la réponse. La voix de Magoma se durcit.
« C’est la région où l’homme aux lions emmène ses bêtes. La lionne qui a mangé l’enfant en fait probablement partie. » Il plissa les lèvres en une grimace de dégoût. « Ce ne sont pas des lions normaux. Leurs réactions sont imprévisibles. Nous avons déjà eu des problèmes avec eux. J’ai moi-même essayé de faire fermer son campement. Peut-être cette fois-ci le gouvernement m’écoutera-t-il. »
Emma lança un regard à Daniel. Il avait étréci les yeux, mais il ne trahit pas d’autre réaction à ce discours.
« Eh bien…, reprit le policier en posant ses mains sur le bureau. Comme nous avons établi qu’il ne s’agit pas d’un crime, nous n’avons plus besoin de vos dépositions. L’inspecteur est rentré à Arusha. Cette affaire ne vous concerne plus. » Il parut sur le point de les congédier, puis s’interrompit, comme frappé par une pensée soudaine, et dit quelque chose à Magoma en swahili.
Emma vit Daniel relever la tête, l’expression alarmée. Elle se tourna vers l’officier.
« De quoi parlez-vous ? l’interrompit-elle, en souriant pour atténuer son impolitesse.
— Je demande à M. Magoma s’il peut nous aider à transporter les chameaux, demain. Notre camion est tombé en panne. C’est celui qui est dehors, sur le parking. »
Emma tressaillit. « Les chameaux ? » Elle glissa un regard oblique à Daniel. « Euh… Il y a un problème. Je suis désolée. C’est entièrement ma faute. Personne d’autre n’est à blâmer.
— Que voulez-vous dire ? Il leur est arrivé quelque chose ? s’exclama le policier, déconcerté.
— Ils se sont enfuis. » Elle prit conscience que Daniel s’était figé et éprouva un bref accès de panique. Mais elle ne pouvait plus se rétracter et se contraignit de nouveau à sourire. « Je ne suis pas habituée à vivre au grand air. J’ai laissé la porte de l’enclos ouverte. »
Le policier se tourna vers Daniel, les yeux arrondis d’incrédulité. Celui-ci répondit quelque chose en swahili et poussa un soupir exagéré, en écartant les mains. Les trois hommes échangèrent des sourires entendus. « Si les chameaux reviennent, conclut Daniel à l’adresse de l’officier, revenant à l’anglais, je vous préviendrai immédiatement. »
À la surprise d’Emma, cette affirmation parut rassurer le garde et le policier.
« Bien, vous pouvez partir, déclara ce dernier.
— Mais… et les recherches ? s’enquit Emma. Il est trop tôt pour les abandonner. Beaucoup trop tôt.
— La région a été entièrement scrutée par la voie des airs. Cet après-midi, on fouillera de nouveau certains secteurs. Mais demain, nous devrons les arrêter. Il n’y a plus d’espoir. À présent, si vous voulez bien m’excuser, ajouta le policier avec un signe de tête en direction de Magoma, nous devons assister à une réunion. »
Il lança quelques phrases en rafale à l’adresse du garde, parmi lesquels Emma reconnut les mots « Salaam Café ».
Daniel prit poliment congé et l’entraîna vers la porte.
Dehors, il demeura immobile un instant, l’air indécis. Puis il se dirigea vers le Land Cruiser. Mosi était toujours assis au volant, la portière ouverte, la tête penchée sur un journal.
Emma attendit qu’ils soient suffisamment loin du poste de police et s’arrêta. « Daniel, je suis désolée d’avoir raconté que les chameaux s’étaient enfuis. Mais il le fallait. Nous ne pouvons pas les laisser partir avant d’avoir une certitude sur le sort d’Angel. Et je ne supporte pas l’idée que Mama Kitu finisse chez l’homme aux lions…
— Non, vous avez bien fait, l’interrompit-il. À présent, elle va pouvoir guérir en paix.
— Mais s’ils viennent à la station de recherche et voient les chameaux ? Vous pourriez être jeté en prison.
— Ils ne viendront pas, répondit-il d’un ton assuré. Personne n’aime se rendre à la station de recherche sur la fièvre d’Olambo. Le nom seul suffit à effrayer les gens. Pour une fois, c’est une bonne chose. Vous êtes très douée pour le mensonge ! » ajouta-t-il avec un sourire.
Elle faillit protester, affirmer qu’elle ne mentait pratiquement jamais. Mais elle se contenta de lui retourner son sourire, submergée par un immense soulagement. « Donc, les chameaux ne risquent rien ?
— Non. Je prendrai soin d’eux. Ne vous inquiétez pas. »
Ils avancèrent de quelques pas, puis elle s’immobilisa de nouveau. « Au fait, qu’avez-vous dit à mon propos, pour les faire sourire ainsi ?
— J’ai dit que vous m’aviez causé beaucoup de tracas. Que vous étiez une épine dans mon pied. Que j’avais hâte de vous voir partir. »
Emma le dévisagea une seconde et éclata de rire. Daniel l’imita. Mais très vite, ils reprirent leur sérieux.
« Que pouvons-nous faire pour les inciter à poursuivre les recherches ? » demanda Emma.
Daniel se rembrunit. « L’attitude du policier me paraît suspecte. Je pense qu’il s’est laissé influencer par Magoma. On dirait que ce type nourrit une rancune personnelle contre l’homme aux lions.
— Il doit bien y avoir un moyen d’agir », insista Emma. Au même moment, une idée lui vint. « Peut-être l’homme aux lions pourrait-il nous aider ? Il doit savoir quelque chose sur cette lionne à la patte blessée.
— C’est également ce que j’étais en train de penser. On prétend qu’il connaît chacune de ses bêtes comme si c’étaient ses propres enfants. Les troupes de lions viennent lui rendre visite au campement et lui va les voir dans le nyika. Si c’est exact, il saura où la lionne peut se trouver. Et il pourra nous dire s’il la croit capable d’avoir tué la fillette. Il est vrai qu’une lionne avec des petits peut être dangereuse, mais les humains ne constituent pas une proie naturelle pour ces animaux. » Il s’interrompit, l’air pensif, puis parut prendre une décision. « Je vais aller là-bas. »
Emma baissa les yeux vers le sol. De la pointe de sa chaussure, elle remua la poussière. Des mots se formèrent dans sa tête, se frayèrent un passage vers ses lèvres. Ils lui semblaient justes et évidents et, en même temps, tout à fait insensés. Elle garda le silence un long moment ; quand elle parla enfin, ce fut d’une voix calme mais résolue. « Je veux vous accompagner. »
La surprise et la perplexité se peignirent fugitivement sur le visage de Daniel. Il la regarda droit dans les yeux. « J’aimerais que vous le fassiez, Emma. Je ne saurais dire à quel point je souhaiterais vous garder à mes côtés. »
Elle le dévisagea. Elle savait qu’il n’avait pas besoin de son aide pour se rendre chez l’homme aux lions – elle ne pourrait lui être d’aucune utilité. Mais il le désirait. Il la désirait. Son attitude était si sincère, son ton si doux qu’elle en eut les larmes aux yeux.
« Mais vous ne comprenez pas ce que cela impliquerait, poursuivit-il. Le campement est très éloigné de la station. Il faudra passer la nuit là-bas et peut-être davantage. C’est une installation rudimentaire, il n’y a pas de constructions en dur.
— Ça m’est égal. Ça n’a aucune espèce d’importance. »
À l’instant précis où elle réfutait ses objections, elle sentit la panique la gagner. Si Mosi partait pour le Serengeti sans elle, elle ne pourrait plus changer d’avis. L’image de Simon apparut à son esprit. Il aurait été choqué par un tel choix. Pas jaloux, non – il ne s’abaissait pas à ce genre d’émotion –, mais furieux qu’elle renonce à ce safari qu’il lui avait offert. Ces pensées voletèrent dans sa tête, tels des papillons de nuit, mais elle les chassa, et sa détermination s’accrut. Elle devait faire une ultime tentative pour retrouver Angel et elle voulait entreprendre ce voyage en compagnie de Daniel.
« De plus, je n’ai jamais rencontré l’homme aux lions, reprit celui-ci. Qui sait comment il nous recevra… »
Quand il se tut, Emma releva la tête et redressa les épaules pour le contempler calmement.
« Je tiens quand même à vous accompagner. »
Daniel hocha lentement la tête et un sourire illumina ses traits.