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Assise en tailleur à l’entrée de la caverne, Angel contemplait entre les gros rochers un pan de paysage éclairé par la lune – un coin de ciel gris-noir parsemé de quelques étoiles et une bande plus large de sol argenté. Tout près d’elle, des brins d’herbe jetaient sur le sable des ombres graciles ; un peu plus loin, les feuilles d’un palmier y dessinaient leur contour en éventail. Derrière elle, tout au fond de l’antre, elle entendait la lente respiration de la lionne et le doux ronflement des petits. Ils étaient tous endormis. Cette nuit, la lionne n’était pas partie chasser, contrairement à son habitude ; elle avait attrapé une proie plus tôt dans la journée. Au crépuscule, ils avaient surpris une gazelle s’abreuvant à un ruisseau. Quand la lionne s’était mise à l’affût, s’aplatissant dans les herbes hautes, Angel et les lionceaux étaient prudemment restés à bonne distance. La gazelle avait à peine eu le temps de relever la tête que le félin bondissait sur elle. Angel et les petits avaient regardé la mère éventrer l’animal, en commençant par déchirer la peau tendre à l’intérieur des pattes postérieures. Elle avait extrait les viscères, sucé les intestins. Puis elle s’était interrompue pour enfouir sous le sable les parties des entrailles non comestibles – ainsi qu’on le faisait dans les villages ou même les campements temporaires, pour éviter d’attirer les charognards, avait supposé Angel. Quand la lionne s’était recouchée pour dévorer la chair mise à nu, Angel et les lionceaux l’avaient rejointe. Les petits ne savaient pas vraiment comment s’y prendre, mais ils avaient suivi l’exemple de leur mère et léché la viande de leurs langues râpeuses.

Sortant son couteau de poche du petit sac accroché à sa ceinture, Angel avait déplié la lame en prenant soin de mettre le cran d’arrêt. Puis, en évitant le cuir velu, elle avait tranché un morceau de viande rouge sombre, tout près des os blancs des cuisses. Tandis qu’elle ôtait quelques poils épars et portait le lambeau sanglant à ses lèvres, elle entendit dans sa tête la voix de Laura.

« Ne mange pas de viande crue dans le village. Tu attraperais le ténia. Et tu détestes le goût des comprimés, tu te rappelles ? »

Assise à l’entrée de la caverne, Angel chassa ce souvenir, sous l’emprise d’un soudain accès de colère. De quel droit Laura lui donnait-elle des conseils, alors qu’elle n’était plus là ? Alors qu’elle avait laissé sa fille se débrouiller toute seule ?

Elle appuya sa tête sur la paroi rocheuse fraîche, tout en remuant du bout de la langue sa dent branlante qui paraissait prête à se détacher. Elle se souvint que Laura l’avait mise en garde contre le risque de l’avaler. Dans un autre mouvement de rage, Angel saisit l’incisive et l’arracha, accueillant avec satisfaction la douleur brève, suivie d’un écoulement de sang salé. Elle jeta la dent dans un coin de la caverne.

Fermant les yeux, elle pressa ses doigts sur ses paupières brûlantes et douloureuses. Elle n’avait qu’une envie : se pelotonner à côté des lions et dormir. Mais son esprit était en effervescence ; ses pensées refusaient de la laisser en paix. Elle craignait de ne pas être capable de suivre les autres, demain matin, quand ils se remettraient en route. Elle se demandait pourquoi la lionne les obligeait à marcher sans cesse, comme s’ils fuyaient devant quelque chose. Peut-être savait-elle que des braconniers étaient à leurs trousses, mais Angel n’avait aperçu aucun signe de présence humaine, pas de feux de camp ni d’empreintes. Elle n’avait perçu aucun bruit insolite. La plante de ses pieds était endolorie et elle avait sur un orteil une entaille qui ne cicatrisait pas, bien que la lionne la léchât fréquemment pour la nettoyer. La chaleur ôtait à la fillette toute énergie et, quelque quantité d’eau qu’elle ingurgitât, elle était tout le temps assoiffée. Les lionceaux étaient eux aussi épuisés : tous les jours, au milieu de l’après-midi, Mdogo commençait à se frotter contre ses chevilles en gémissant, jusqu’à ce qu’elle le prenne dans ses bras et le porte un moment. Et tandis qu’elle cheminait péniblement dans le sable, une pensée occupait son esprit. Chaque pas qu’elle faisait l’éloignait davantage de Mama Kitu et de Matata. Elle les imaginait errant sans fin, désemparés, ou, pis encore, tombant aux mains d’inconnus. Tout le monde n’était pas gentil envers les chameaux. Sur les marchés, elle en avait vu qui étaient tout couturés à force d’être battus, ou qui chancelaient sous des charges trop lourdes. Et de si mal nourris que les côtes leur perçaient la peau. Quand elle songeait que ses chameaux risquaient de connaître un tel destin, elle avait envie de fausser compagnie à la lionne et de repartir vers la montagne de Dieu. Mais elle savait bien que, dans ce cas, elle mourrait tout bonnement de faim dans le désert.

Elle remonta ses genoux contre sa poitrine et noua ses bras autour de ses jambes, en se disant qu’elle ferait mieux de rejoindre les lionceaux blottis près de leur mère. Elle trouverait du réconfort dans cette chaude intimité. Lorsque Mdogo se réveillerait, il lui lécherait le bras, lui donnerait un de ses baisers de bébé tout mouillés. Mais elle ne bougea pas. Elle voulait davantage que cela. Elle avait besoin de quelqu’un à qui parler. C’était comme si tous les mots non dits s’étaient accumulés en elle pour former une énorme boule durcie. Bien sûr, elle parlait aux lionceaux et parfois à la lionne ; cependant, les échanges étaient limités. Elle écoutait attentivement leurs conversations, essayait de distinguer les différents sons, de comprendre à quels actes ils étaient associés. Mais elle était pareille à un voyageur tentant d’interpréter une langue étrangère ; parfois, elle y réussissait, mais, le plus souvent, elle ne comprenait rien. Quelquefois, il lui arrivait même d’offenser la lionne par son ignorance. Ou bien de provoquer des disputes entre les lionceaux.

C’était fatigant et elle se sentait terriblement seule.

Elle posa sa tête sur ses genoux et ferma les yeux. Elle avait l’impression d’être aussi fragile et vide que l’enveloppe d’un épi de maïs après le décorticage. Finalement, elle n’était pas aussi résistante que Zuri. Elle n’était qu’une petite fille blanche. Elle n’était pas assez forte pour continuer à marcher. Pas assez forte pour rester courageuse. Elle sentit un sanglot monter dans sa poitrine, lui coupant le souffle.

« Angel. »

Elle ouvrit brusquement les yeux. Relevant la tête, elle tendit l’oreille, en se disant qu’elle avait imaginé la voix familière. Mais celle-ci se fit entendre de nouveau, plus faible cette fois, aussi ténue qu’un soupir. « Angel… »

La lionne s’agita. Angel se retourna et vit qu’elle avait redressé son énorme tête rousse et scrutait la nuit, les yeux grands ouverts.

Tu l’as entendue, toi aussi, pensa-t-elle. Tu as entendu Laura m’appeler.

D’un bond, la lionne se mit sur ses pattes. Les petits couchés contre elle dégringolèrent les uns sur les autres, sans pour autant se réveiller. Angel continuait de contempler le désert, paralysée par la stupéfaction. La lionne passa près d’elle et s’avança à pas feutrés sous la clarté lunaire.

Angel la suivit, baissant la tête pour franchir l’ouverture entre les rochers. D’un regard avide, elle fouilla le paysage alentour.

« Laura ! Maman ! » cria-t-elle, d’une voix qui résonna avec âpreté dans la nuit silencieuse. Son cœur cognait avec violence à l’intérieur de sa poitrine.

La lionne s’immobilisa, balançant la queue. Ses yeux étaient fixés sur une petite étendue découverte non loin d’elles. Mais il n’y avait rien ni personne à cet endroit. S’approchant de l’animal, Angel se pencha pour se mettre à la hauteur de son regard. Elle aperçut un petit rocher, une branche cassée, une grappe de roses du désert accrochées aux branches nues d’un buisson.

Un frisson de peur courut le long de son dos. Elle se serra contre la lionne, sentit les muscles tendus sous la peau. La bête était sur ses gardes, prête à s’élancer. La tension qui émanait d’elle était aussi perceptible que la chaleur se dégageant d’un feu.

Angel se concentra autant qu’elle le put, comme si, par la force de la volonté, elle pouvait de nouveau évoquer la voix. Mais elle ne perçut que le halètement de la lionne et le battement retentissant de son propre cœur dans ses oreilles.

La lionne poussa un grognement sourd, en forme de question. Au bout de quelques instants, elle émit son cri d’appel. Elle piétina sur place, comme si elle voulait se rapprocher de ce qu’elle voyait, mais savait qu’il valait mieux s’en abstenir. En observant son attitude, son regard intense, Angel eut une impression de déjà-vu. Dans le village de Walaita, Laura et elle avaient un jour découvert un vieil homme assis devant sa case, conversant avec quelqu’un qu’aucune d’elles ne pouvait voir.

« Il est en transe, avait murmuré Laura, tandis qu’elles s’éloignaient respectueusement. On raconte que, parfois, le laibon1 voit les esprits des morts. »

Fascinée et apeurée, Angel avait contemplé le vieillard. Il ne se contentait pas de parler ; il soulignait ses paroles par des gestes. Elle n’avait pas douté une seconde que son compagnon invisible était bel et bien présent.

Elle inspecta l’étendue déserte qui semblait hypnotiser la lionne. Elle était sûre que l’animal avait aperçu quelqu’un. Et elle-même avait entendu la voix de sa mère.

C’était Laura qui se tenait là-bas.

« Maman, chuchota-t-elle. Tu nous as trouvés. »

De toutes ses forces, elle essaya de discerner la silhouette haute et mince de sa mère. Ou du moins, un indice – une ombre ou une tache de lumière, comme lorsqu’on entrevoit une dernière fois un visage quand l’ultime lueur du jour est engloutie par la nuit.

Tout ce qu’elle vit, ce fut un léger frémissement agitant le buisson de roses du désert. Ç’aurait pu être l’effet de la brise, mais l’air était immobile. Ç’aurait pu être un insecte, un lézard ou un petit serpent. Ou bien le frôlement d’une jambe de pantalon.

Puis les fleurs redevinrent immobiles, leurs branches nues cessèrent de frémir.

Subitement, la lionne parut se détendre. Elle s’ébroua en laissant échapper un long soupir.

Dressée sur la pointe des pieds, Angel continua à scruter la nuit, les mains crispées le long des flancs. « Ne t’en va pas », implora-t-elle tout bas.

La lionne émit alors le murmure apaisant qu’elle utilisait pour rassurer Mdogo quand il avait peur, et regarda Angel droit dans les yeux.

La fillette hocha lentement la tête. La lionne avait vu Laura et Laura avait vu la lionne. Quelque chose d’important venait de se produire et Angel comprit qu’elle n’avait plus besoin de s’inquiéter. Les chameaux ne couraient aucun danger. Elle les rejoindrait bientôt. Elle trouverait la force de tenir jusqu’à ce qu’ils soient réunis.

La lionne fit demi-tour, effleurant le bras d’Angel de ses moustaches, et elles regagnèrent toutes deux l’ombre protectrice de la caverne.

1. Dans les tribus massaï, le laibon, à la fois devin et guérisseur, joue le rôle de chef spirituel.