Annexe deuxième : Un fabliau de la Marche Franche

Les trois vieilles & le goupil

Il était une fois trois petites vieilles toutes ridées qui vivaient dans le pays de Fraimbois. Par un matin d’hiver, elles s’en allèrent ensemble chercher du bois dans la forêt. Il avait neigé, le ciel était sombre, et les trois commères frissonnaient de froid et de la peur du loup. Soudain, alors qu’elles amassaient des brindilles en cancanant, une branche craque ! Et un superbe goupil, l’œil vif, la chair dodue et le pelage brillant, jaillit des taillis et se jette étourdiment dans leurs jambes.

La plus âgée, Lucinde, ne dit mot. Mais les deux autres se récrièrent.

« Palsanguié ! cria Euphrosine. Le gras rousseau que voilà ! Quel bon civet par ces temps de faim noire !

— Douce Dame ! Le biau poil ! renchérit Émelotte. La jolie pelisse pour se garer des frimas ! »

Mais le goupil, qui n’était pas animal à se faire dépecer ni à se laisser cuire, les toisa et leur dit :

« Arrière, bonnes femmes ! Je ne suis point disposé à vous faire don de ma personne ! Ma chair est trop coriace pour vos chicots et mon cuir trop rêche pour vos engelures ! Cependant, je suis bon prince : pour retrouver ma liberté, je suis prêt à payer rançon. S’il plaît à chacune de faire un vœu, sur ma vie, je l’exaucerai. »

Les trois vieilles s’entreregardèrent et réfléchirent, activité qui leur était peu coutumière. Un vœu ! Un drôle de casse-tête, oui, pour trois petites aïeules qui n’avaient plus grand-chose à attendre en ce bas monde. Finalement, Euphrosine, la plus gourmande, eut une idée :

« Goupil, mon biau goupil, ça fait belle lurette que mes dents, elles sont tombées. Toi qu’es si bien denté, tu n’saurais point imaginer toute la misère qu’on a quand on n’peut plus mordre. Plus de viande, plus de noix, plus de pommes, que des soupes et des brouets. C’est bien triste. Est-ce que tu serais assez gentil pour me rendre… »

Mais soudain Euphrosine n’arrive plus à articuler : elle bégaie, crachote, zézaie, et ouvre des lèvres crevassées sur une double rangée perlée : les plus belles dents qui fussent au monde ! Des quenottes de princesse pour une bique chenue !

Au milieu des cris de joie d’Euphrosine, Émelotte la frileuse prit la parole :

« Goupil, mon biau goupil, je suis bien vieille, et il m’est bien dur de quitter le coin du feu pour faire mon fagot. C’est point que j’soye fainéante, c’est juste que mes vieux os, ils grelottent de froid. Goupil, mon biau goupil, si ma hotte se remplissait chaque jour de bois sec, j’aurais plus à sortir pour… »

Mais Émelotte s’interrompt, le souffle coupé, les yeux écarquillés. Elle titube, et toutes ses vertèbres craquent sous le poids de sa hotte, soudain remplie à ras bord de bûches fendues.

Le goupil se tourna alors vers Lucinde, qui lorgnait pensivement ses commères, et lui dit :

« Et toi, que me demandes-tu ?

— Rien.

— Comment donc ?

— Rien, répéta Lucinde. J’ai idée que tout bien gagné sans peine cache une malice. Je veux rien, ni bienfait, ni misère, c’est tout. »

Le goupil plissa les yeux, et lui adressa un sourire vulpin.

« La peau est flétrie, mais l’esprit est encore vif, commenta-t-il. Puisque tu ne veux rien, tu auras le meilleur de tous les dons : chaque mois, au premier quartier de la lune, tu reviendras seule dans les bois pour que je t’y enseigne mon vrai visage et le savoir des anciens. Tu resteras brèche-dent et frileuse, mais tu seras sage. »

Sitôt ces paroles prononcées, le goupil disparut sans autre forme de cérémonie.

Au bout de quelques années, les belles dents d’Euphrosine se gâtèrent, lui occasionnant bien des souffrances, et la pauvre vieille se maudit d’avoir demandé pareille faveur. Quant à Émelotte, sa hotte magique suscita tant de convoitises qu’on finit par la lui voler, et elle dut retourner chercher son bois dans la forêt. Elle s’y égara un soir d’hiver et y mourut de froid.

Mais Lucinde vécut encore de très longues années. Elle devint une guérisseuse réputée dans le pays, et, pour la remercier de ses services, ses voisins lui donnèrent des baies juteuses et des fagots jusqu’à la fin de ses jours.