Ort en cavale

« ATTRAPE-MOI si tu l’oses ! »

Le cri du jeune homme retentit dans toute la rue. Il ne faisait que trottiner, comme pour inciter Ort à le rattraper. Parfois, il se retournait et regardait son poursuivant, le provoquant du regard. Il criait pour qu’Ort lui courût après, sans se douter de ce qui allait suivre.

Dans la rue étroite qui serpentait, les passants s’arrêtaient pour les observer. Des gamins détalaient ou regardaient à la dérobée. Tous les yeux étaient rivés sur les deux jeunes gens.

« Trouillard ! Allez, suis-moi ! Viens ! »

Le jeune homme disparut en courant dans une des maisons. L’instant d’après, il en sortit, brandissant une épée aussi longue que son bras, comme s’il l’avait cachée à l’avance près de la porte. Ainsi armé, il débordait d’une énergie imprudente. Le chasseur devenait la proie. Il se rua sur Ort, l’épée levée.

« Enculé ! Te barre pas, t’entends !

—Non, pas ça ! Arrête ! » Une femme se précipita à sa suite hors de la maison, hurlant à pleins poumons. Elle était seulement vêtue d’un sarong et d’un maillot de corps. « Arrête ! Laisse-le ! »

Mais il était trop tard.

Cinq ou six pas de plus et Ort serait à la portée de l’épée.

Il recula de quelques pas et tira son pistolet de sa ceinture. Il n’eut pas le temps de réfléchir. Ses deux mains tremblantes agrippées à l’arme la braquèrent droit sur la cible qui approchait.

Bam !

Le corps du jeune homme tressauta et s’effondra à la renverse – l’épée valdingua, ses mains agrippèrent son ventre, son visage enregistra stupeur et bientôt douleur. La femme qui l’avait poursuivi s’immobilisa, paralysée.

« Oh non ! Oh non ! À l’aide ! Au secours ! Au secours ! » cria-t-elle comme une folle avant de se jeter sur le corps de son fils.

Ort s’approcha lentement, pistolet au poing. Il n’avait d’yeux que pour le corps recroquevillé dont le sang jaillissait du ventre. Il ne raisonnait plus. Il était comme hypnotisé. Il débloqua la culasse, délogea la douille, prit une balle et l’engagea dans le canon.

Le corps dans sa flaque de sang grognait et grimaçait de douleur. La mère s’interposa pour le protéger.

« Tu fais moins le fier, maintenant, hein, mec ? » Ort ajusta son arme et visa la tête du corps qui se tortillait.

Le jeune homme à terre tenta de s’échapper, mais il était incapable de se relever. Ses mains ensanglantées agrippant son ventre se portèrent à son visage en une simagrée de courbette. Ses yeux suppliaient la clémence d’Ort.

« Non, pas ça ! Ne le tuez pas ! » implora la mère, en larmes. Elle joignit les mains au-dessus de son visage et s’inclina devant l’homme qui s’apprêtait à tuer son fils. « Je vous en supplie ! » Elle s’agenouilla et se mit à ramper comme pour implorer la mort même d’épargner son fils.

Avoir devant lui une femme de l’âge de sa mère en train de ramper à ses pieds lui fit l’effet d’une gifle cinglante donnée de la main d’un géant.

J’allais le tuer ! pensa-t-il avec horreur.

Contre toute attente, Ort fit demi-tour et prit ses jambes à son cou, arme toujours au poing. La cohue des badauds s’écarta. Deux gamins tombèrent et se mirent à brailler. Tout le monde se tourna pour le regarder fuir.

Ort courait comme un dératé, oublieux de tout. Il ne pouvait pas croire que c’était vrai, mais l’arme dans sa main était une preuve tangible. Pas moyen pour lui de nier ou de prétendre ignorer ce qui venait de se passer. En courant, il replaça le pistolet dans sa ceinture. Ses pieds dévoraient la rue. Ils le firent passer devant des venelles et des impasses – venelles et impasses qu’il connaissait depuis son enfance.

Plus tard, il arriva devant une maison en bois sur pilotis à deux niveaux. Il ouvrit la barrière et se précipita en haut des marches.

Son père, son petit frère et sa petite sœur étaient assis en bas devant la télévision. Ort avala les marches quatre à quatre. Son père lui jeta un regard puis reporta son attention sur l’écran.

Ort jeta fébrilement quelques vêtements dans un sac. Il savait qu’il ne pouvait pas rester dans cette maison. S’il ne voulait pas finir en prison, il lui fallait s’enfuir aussi loin que possible.

Après avoir fait son sac à la va-vite, il ne pensa plus qu’à une seule chose : l’argent. Il ouvrit le tiroir du bureau, le fouilla du regard, s’empara de toute la monnaie qui s’y trouvait et la fourra dans sa poche de pantalon. Avec si peu d’argent, où pouvait-il bien aller ? Mais bon, se dit-il, en tout cas, ce peu d’argent lui suffirait pour se rendre chez un de ses copains, et lui emprunter davantage.

Ort ressortit sa monnaie et l’empila sur le bureau quand l’idée lui vint qu’il devait se changer. Avant de quitter sa chambre, il se demanda de nouveau s’il avait planqué de l’argent quelque part, mais il eut beau se triturer les méninges, rien ne lui venait, pour la bonne raison qu’il n’avait jamais fait d’économies.

Il dévala les marches. Surpris, son père leva les yeux une nouvelle fois vers lui.

« Où est-ce que tu cours encore ? » demanda la voix impérieuse.

Ort s’immobilisa, comme tétanisé.

« Je vais chez un ami, répondit-il dans un souffle.

– Qu’est-ce qui presse tant ? Où est-ce que vous allez ?

– Mon ami m’attend au bout de la rue. Il est passé me prendre en voiture. »

Ort remercia son cerveau d’avoir ordonné à sa bouche de parler ainsi.

« Et vous allez où ?

– Il habite à Korat. » Ort pensait à un de ses camarades de classe. Ses yeux étaient braqués sur la porte.

« Et tu reviendras quand ?

– Un peu avant la rentrée », répondit Ort anxieusement, n’osant pas regarder son père dans les yeux. S’il avait pu, il aurait déjà passé la porte.

« Tu as assez sur toi ?

– Euh, non, dit-il humblement en regardant son père.

– Allons bon ! Comment peux-tu aller chez ton ami sans un rond ? » dit son père avant de se lever du sofa et de se diriger vers la fenêtre, où il suspendait son pantalon quand il rentrait du travail. Il en sortit un portefeuille noir, prit deux billets de cent bahts et les donna à son fils.

Le frère et la sœur regardèrent bouche bée les billets rouges que leur père tendait à leur grand frère.

« Ne les dépense pas n’importe comment, fais attention.

– Oui, papa. »

Ort prit l’argent. Il posa son sac puis se mit à genoux et se prosterna devant son père. Sa belle-mère, debout dans l’entrée de la cuisine, regardait la scène, un sourire en coin. Le père considéra son fils avec étonnement. Jamais auparavant il ne s’était prosterné ainsi à ses pieds. Au mieux, il joignait ses mains devant son visage et s’inclinait d’un mouvement du buste.

« Prends bien soin de toi », dit-il à son fils.

Au même instant, celui-ci releva la tête et leurs regards se croisèrent.

« Oui, papa », répondit Ort. Il reprit son sac et sortit en vitesse de la maison.

Dans le crépuscule, personne ne vit où il jeta son arme tout en poursuivant son chemin. Personne ne remarqua son comportement inhabituel. Il finit par atteindre l’artère principale.

Ort se hâta de gagner l’arrêt de bus. Un véhicule s’arrêtait justement au bord du trottoir. Il bondit à l’intérieur, sans avoir la moindre idée d’où il allait. Il savait seulement que, lorsque le bus s’éloignerait de l’arrêt, de la maison, du coup de feu, il serait soulagé.

Il jeta un dernier regard à la rue. Si cela se trouvait, il ne serait plus jamais en mesure de revenir chez lui. À ces pensées, l’émotion s’empara de lui et lui fit monter les larmes aux yeux. Il se détourna et regarda la route devant lui. Dans son esprit se pressaient des tas de questions et l’une d’entre elles exigeait une réponse urgente, claire et nette. Il se creusait la cervelle pour la trouver. « Où vas-tu aller ? » Interrogation répétée. En temps ordinaire, il l’aurait ignorée. Quand il ne savait où aller, il restait à la maison et dormait, ou alors il sortait bavarder avec ses potes, au bout de la rue. Mais, à présent, une réponse devenait indispensable.

Le bus continuait de suivre son itinéraire. Ort avait l’impression qu’il avançait plus lentement que d’habitude. Il aurait voulu que le chauffeur accélérât, qu’il appuyât sur le champignon, pour l’emporter à toute vitesse loin de la prison qui le menaçait.

Ort descendit quand il eut le sentiment qu’il n’y avait plus assez de passagers. Il ne voulait pas se faire remarquer. Le regard des autres l’effrayait. Il attendit que s’arrêtât un bus bondé et s’insinua dans la masse des voyageurs, laissant le bus le conduire plus loin encore. Quand il eut l’impression qu’il était assez loin pour marquer une pause et faire le point, il descendit. Il avait la gorge sèche, la salive poisseuse. Il regarda autour de lui en quête d’un café, en repéra un, y entra, choisit la table la plus éloignée de l’entrée, s’assit le dos tourné à la rue et commanda une bouteille d’orangeade et un verre de glaçons.

Une fois son orangeade bue, il ajouta de l’eau dans le verre de glaçons, but longuement à la paille et se sentit mieux, comme revigoré. Du calme, se dit-il, ce n’est rien, calme-toi et réfléchis. Il essaya de se réconforter ainsi à plusieurs reprises, mais sans succès. Il était comme un mourant essayant de rassurer un autre mourant.

Ort pensa à ses copains qui vivaient en province. Il réfléchit sérieusement. Chiang Mai, Korat, Rayong – dans chacun de ces endroits, Ort avait un ami à qui il pourrait raconter ce qui s’était passé et être sûr que cela ne serait jamais répété. Mais, en réfléchissant plus avant, ces destinations perdirent de leur attrait. Quand les cours reprendraient, ses amis devraient retourner à l’école, et où vivrait-il alors ? Il devrait trouver autre chose, fuir de nouveau, et de quoi vivrait-il ?

Ort pensa aux différentes provinces qu’il avait visitées. En un éclair, il se souvint d’un copain un peu plus âgé que lui chez qui il était déjà allé, dont la maison se trouvait dans une plantation. Instantanément, il eut l’impression que le café s’illuminait d’espoir. Il pensa même qu’il travaillerait dans cette plantation, qu’il s’y tiendrait à carreau et n’en sortirait plus.

Chumphorn.

Sa décision était prise.

Après que son fils lui avait tourné le dos et avait quitté la maison, l’homme qui était son père revint s’affaler sur le sofa devant la télé, tout au film qu’il regardait. Il faisait cela tous les soirs, comme si c’était la seule façon de se détendre après une dure journée de travail.

Son regard suivait l’enchaînement des images sur l’écran. Dans les profondeurs de son cerveau, il n’y avait pas de place pour son fils qui venait de partir, accaparé qu’il était par le plaisir qu’il tirait du film. Non qu’il se lavât les mains de son fils ou qu’il n’éprouvât pas le souci que tout père est censé éprouver pour son enfant. Pas du tout. Ce genre de pensée ne l’avait jamais effleuré. S’il ne se faisait aucun souci pour son fils, c’était parce qu’il savait qu’il était comme cela, que c’était dans sa nature : il était toujours à se balader, jamais à la maison pendant les vacances, toujours à vadrouiller quand l’envie l’en prenait. Mais ce qui le rassurait, c’était que son fils n’avait jamais d’histoires, il n’avait jamais créé d’ennuis à la famille et pour cela, il lui faisait confiance.

Il avait remarqué que, depuis qu’il avait des enfants avec sa nouvelle femme, Ort était de moins en moins à la maison. Même s’il ne donnait aucun signe que quelque chose n’allait pas, le père savait qu’Ort ne portait pas sa belle-mère dans son cœur et, de la même façon, sa nouvelle femme ne le portait pas dans son cœur non plus. Si bien qu’il se trouvait entre le marteau et l’enclume.

Sa nouvelle femme reprenait invariablement des couleurs quand l’ombre d’Ort ne planait plus sur la maison. S’il ne vivait plus chez eux, sa nouvelle vie de famille serait parfaite.

Parfois, il se sentait coupable d’avoir décidé de se remarier après la mort de la mère d’Ort. Au début, il n’avait pas idée que les choses pourraient tourner de cette façon, parce que, tant qu’ils étaient encore sans enfant, sa nouvelle femme prenait soin d’Ort comme s’il était son fils. Aussi, il avait cessé de se faire du souci. Mais quand ils eurent un enfant, ce qu’il redoutait finit par arriver. Le problème devint de plus en plus évident à la naissance de la cadette. Il n’avait toujours aucune idée de ce qu’il devait faire, car un fils est un fils, quelle qu’en fût la mère. Le problème restait entier. Plus il y pensait, moins il voyait de solution, si bien qu’il laissait les choses suivre leur cours. Si elles menaçaient de devenir incontrôlables, il serait toujours temps de discuter et de mettre les points sur les i.

« Chéri, le dîner est prêt, lui parvint la voix flûtée de sa femme depuis la cuisine, à l’arrière de la maison.

– J’arrive. » Il se tourna vers ses deux petits. « Allons manger, les enfants. » Il se remit sur ses pieds et alla éteindre la télé. La chanteuse disparut de l’écran en plein roucoulement.

Fils et fille détalèrent en direction de la cuisine. Comme ils passaient devant le portail de la maison, la gamine fit demi-tour et revint en courant, terrorisée.

« Papa, la police est là ! » cria son frère, âgé de cinq ans.

Prenant sa fille dans ses bras, le père se dirigeait vers la porte lorsque quatre agents de police, ayant poussé le portail, se présentèrent devant lui.

« Ort est là ? demanda l’un d’eux d’une voix bourrue.

– Qu’est-ce qui se passe, Reung ? Qu’est-ce qu’il a fait ? » Sa voix tressaillait, comme son cœur.

« Il a tiré sur quelqu’un. Mort ou pas, on ne sait pas encore. On a reçu la plainte au poste. Ils disent que c’est Ort qui a tiré.

– Quoi !

– Il est là ou pas ?

– Non, il n’est pas là », laissa-t-il échapper comme s’il ne s’appartenait plus. Sa femme le rejoignit, l’air fébrile.

« Où est-il ? insista le sergent Reung sans laisser le temps au père de se ressaisir.

– Je crois… Il est allé chez un ami à lui… » Il commençait à se remettre. « Il a tiré sur qui ?

– Je sais pas. On ne sait pas encore. Je suis venu ici dès qu’on a reçu la plainte. T’es sûr qu’il n’est pas là ?

– Puisque je te le dis. Si tu ne me crois pas, allez-y, fouillez la maison », dit-il tout en s’effaçant pour les laisser passer.

Les quatre policiers allèrent chacun de leur côté à la recherche du suspect. Sa fille toujours dans ses bras, le père monta à leur suite à l’étage. Sa femme le suivit et leur fils suivit sa mère. Au bout d’un moment, les policiers se retrouvèrent dans la chambre d’Ort. Sous la lumière du néon, pas le moindre recoin ne leur échappait. Ils avaient dans l’idée que le suspect avait peut-être caché l’arme dans sa chambre.

« Eh bien, tu vois ! Tu n’arrêtes pas de dire qu’il ne nous a jamais créé d’ennuis, fit remarquer sa femme, tandis que les agents fouillaient la pièce.

– La ferme ! » s’exclama le père en se tournant vers elle, une expression furieuse dans les yeux comme elle n’avait encore jamais vue. Elle se tut.

Il se retourna vers les agents qui faisaient leur devoir. Est-ce qu’il aura eu le temps de prendre le car ? se demanda-t-il. Est-ce que je dis aux flics qu’il va à Korat ? S’ils l’arrêtent tout de suite, il n’ira pas bien loin. Ou peut-être qu’il vaut mieux le laisser fuir et, quand il me contactera, essayer de trouver un moyen de l’aider ? Mais comment va-t-il s’en sortir avec seulement deux cents bahts sur lui ? Peut-être qu’il en sera réduit à voler et qu’il deviendra un bandit pour de bon. Si on le met en prison, il va en prendre pour combien d’années ? Il n’aura plus d’avenir. Il n’a pas terminé ses études. Quand il sortira de prison, il sera un repris de justice et quel travail pourra-t-il bien trouver alors ?

Il n’arrivait pas à se décider : dire la vérité à la police ou laisser son fils à son propre sort.

« Son ami habite où ? demanda le sergent Reung.

– Je ne sais pas. Il ne m’a pas dit.

– Comment ça ? De quelle façon élèves-tu ton fils pour ne même pas savoir où il va ? » Le ton du sergent Reung était celui d’un ami s’adressant à un autre ami plutôt que d’un policier interrogeant le père de l’accusé.

« Il couche chez des copains si souvent que je ne prends plus la peine de demander. » Ce n’était pas une excuse pour Ort, mais pour lui-même.

« Tu es sûr qu’il ne t’a rien dit d’autre ? »

Le regard du sergent Reung se porta sur le visage de la femme. Elle parut sur le point de dire quelque chose, mais se ravisa. Ce genre de comportement louche ne pouvait échapper au sergent Reung. Il se tourna vers le père d’Ort.

« Allons, dis-moi où il est allé. Aide-moi à étouffer l’incendie avant qu’il se propage. S’il s’échappe, il sera difficile de le retrouver. Et, pour finir, il va tomber aux mains de la pègre et il deviendra comme eux, et ça peut aller chercher loin. Tu ne veux pas que les choses empirent pour lui, n’est-ce pas ? Dans tous les cas, mieux vaut l’arrêter maintenant. Comme ça, tu pourras toujours lui rendre visite. S’il reste en cavale, va savoir où on le trouvera. Seulement quelques années en prison. Il est encore jeune. Tu lui dis de bien se tenir en taule, et sa peine sera réduite. Des tas d’autres arrivent à supporter la prison, c’est pas la mer à boire. Ça vaut mieux que de le laisser avec ce handicap, à passer sa vie à avoir peur, à se cacher tout le temps. Il ne serait pas heureux, crois-moi. Tu le sais, Ort est comme mon propre fils, mon propre neveu. Ce n’est pas que je tienne à ce qu’il aille en taule, mais maintenant qu’il a fait une connerie, on doit s’entraider, toi et moi, pour le tirer d’affaire. Fais-moi confiance… » Il y avait de la sincérité dans les yeux du sergent Reung. « Est-ce qu’il t’a dit où il allait ou pas?

– À Korat. » Le père d’Ort s’était décidé. Sa voix s’affaiblit en repensant à la façon dont son fils s’était prosterné à ses pieds… Il voulait probablement lui dire adieu, mais il était loin de s’en douter…

Cette nuit-là, Ort, qui dormait d’un sommeil agité chez un copain, ignorait que deux policiers en civil étaient en train de l’attendre à la gare routière du nord, et ce jusqu’au lever du jour. L’un des deux n’était autre que le sergent Reung, l’ami de son père.

S’il n’avait pas changé d’avis, il n’aurait pas eu le loisir de dormir, cette nuit-là.

Le lendemain matin, Ort quitta la maison de son copain avant l’aube et se rendit à la gare routière du sud.

Trois ventilateurs au plafond brassaient l’air avec l’enthousiasme de vieillards souffreteux. Parfois ils geignaient et grognaient comme des tuberculeux pris d’un accès de toux catarrheuse. Le souffle d’air qu’ils projetaient était si faible qu’il avait du mal à disperser la fumée de cigarette qui s’élevait en tourbillons. Parfois, ils vibraient si fort qu’on les aurait dit à l’agonie, prêts à tomber en morceaux, ce qu’ils feraient un jour ou l’autre.

Mais aucune des personnes s’affairant autour des tables de billard ne levait jamais la tête pour les regarder. Elles n’en avaient que pour les billes rouges, noires, roses, blanches ou jaunes qui carambolaient sur le tapis vert foncé. La seule chose qui les intéressait, c’était les sommes en jeu dans chaque partie.

L’endroit résonnait d’annonces de mises, des claquements de billes entrechoquées, du raclement des chaussures sur le ciment, des coups de queues de billard sur le sol quand les joueurs étaient furieux de leur propre maladresse, de clameurs saluant un beau score, de plaisanteries, de railleries et d’appels.

Certains riaient, d’autres fulminaient. Quelques-uns, debout, fumaient une clope ou tétaient une bouteille de jus de fruit ; d’autres, barquette de riz sur les genoux, mangeaient en attendant leur tour ; d’autres encore patientaient assis sur les bancs le long des murs, et certains d’entre eux jetaient des coups d’œil déprimés au tableau des scores. La plupart circulaient entre les tables, insensibles à la fatigue, queue de billard à la main comme une excroissance corporelle.

Les cigarettes étaient allumées et fumées à la chaîne, et les mégots écrasés sous la semelle. L’épais nuage de fumée donnait à l’endroit l’aspect d’une ville plongée dans le brouillard, une ville où l’on pouvait se perdre pendant des jours et des jours.

Ort, sac sur l’épaule, entra. Il se tint discrètement contre le mur près de l’entrée, son regard cherchant son copain à la première table, puis à la suivante, et encore à la suivante. Personne ne faisait attention à lui, comme s’il était un ectoplasme sans substance.

Son regard tomba sur son copain. En son for intérieur, il eut une envie furieuse de se précipiter vers lui et de lui raconter ses ennuis tout à trac, sans attendre. Mais il n’en fit rien et continua de l’observer tranquillement. Il savait que s’il allait le retrouver dans l’instant, il risquait de lui faire perdre sa concentration et rater son coup, ce qui voudrait dire la perte de sa mise. Il attendrait – il attendrait jusqu’à ce que son ami eût frappé sa bille et envoyé la dernière dans une des poches.

Tongtiou releva lentement sa queue de billard. Son regard était fixé sur la bille rouge en bordure de la poche 1. C’était sa première occasion de scorer, son adversaire ayant commis une erreur. Et cela faisait un bon moment qu’il attendait ça. Tous, autour de la table, savaient qu’il allait jouer la poche 1 et, s’il parvenait à y faire tomber la bille, il gagnerait cinq fois la mise. Il décida de tenter le coup, avec ce sens du risque propre à tous les joueurs.

D’un petit coup de poignet, il assura sa prise sur la queue sous les regards vibrants des trois autres joueurs.

Arc-bouté au-dessus de la table, Tongtiou tira lentement vers lui sa queue de billard puis, avec assurance, percuta la bille blanche et retint aussitôt la queue. Il suivit des yeux la bille à jouer qui se déplaça exactement comme il l’avait voulu. Catapultée, elle alla ricocher contre la bande et, sur le rebond, frappa la bille rouge juste assez fort pour qu’elle tombât dans la poche. Il se redressa, poussa un soupir, plongea la main dans la poche de son pantalon, en retira une capsule marquée « O » et la jeta sur la table.

« Tiou ! »

Il se tourna vers l’endroit d’où provenait l’appel.

« Ort ! » Tongtiou se fendit d’un large sourire. « Euh, un instant ! » Il se retourna vers la table pour récupérer l’argent qu’il venait de gagner à la sueur de son front.

Ort regarda son copain prendre l’argent. À vue de nez, il y avait au moins quatre cents bahts. Son copain empocha les billets.

« Désolé, les amis, mais je dois m’arrêter de jouer pour le moment. Un de mes potes vient juste d’arriver de Bangkok, annonça Tongtiou sur un ton courtois.

– Eh, encore une, qu’on puisse se refaire !

– Ce sera pour une autre fois. Je dois réellement me retirer de la partie. Mon pote est là, comme vous pouvez le voir. » Tongtiou se tourna vers Ort pour que tout le monde le vît.

« Dis donc, mec, t’as qu’à t’asseoir et attendre, non ? dit le gars qui réclamait une revanche à Ort d’un ton peu amène.

– C’est pas des manières. Se barrer quand on gagne, ça s’fait pas », ajouta un autre.

Tongtiou se retourna promptement.

« Bon, d’accord. Mais une seule manche », dit-il d’un ton ferme, puis il se retourna vers Ort et lui dit, sur un tout autre ton : « Tu t’assois et tu m’attends, OK ? »

Ort hocha la tête, s’assit sur un des bancs contre le mur, son sac à côté de lui, tout en continuant d’observer son copain.

Tongtiou paya le marqueur pour la manche.

« Apportez une bouteille de bière à mon pote. Et un plat de nems. C’est celui qui est assis là-bas, dit-il en montrant Ort du doigt, avant de s’adresser aux trois autres à sa table : Mêmes règles.

– On double les mises ?

– Si vous voulez. » Ceci dit avec une pointe d’agacement dans la voix, mais sur le ton de celui qui ne craint personne.

Tongtiou ouvrit la manche sur une dominante et alla prendre un numéro dans le seau posé près du tableau d’affichage. Il inscrivit la manche sur le tableau puis s’approcha d’Ort. Il lui laissa voir le numéro imprimé sur la capsule dans le creux de sa main avant de la fourrer dans sa poche : ils étaient les deux seuls à le connaître. Il ne posa aucune question à Ort, pas même comment il était venu ou quand il était arrivé, et revint à la table de billard avec l’intention de poursuivre son travail.

Ort resta assis à boire de la bière, seul. Sachant quel numéro son copain avait tiré, le jeu devenait plus intéressant à suivre. Les astuces dont Tongtiou se servait pour égarer ses adversaires le laissaient parfois perplexe, même s’il savait quelle poche visait son copain. Il ne pouvait s’empêcher de sourire quand il s’apercevait qu’il s’était fait avoir.

C’était bien la première fois qu’il retrouvait le sourire depuis la veille au soir. Ort se rendit compte de l’état anormal dans lequel il se trouvait. Une pensée lui traversa l’esprit : Je suis en cavale. Cela suffit à gâcher le plaisir qu’il éprouvait à suivre le jeu. L’excitation fit place à la peur. Il se mit à regarder autour de lui, anxieux, et à jeter des coups d’œil répétés vers la porte. Rapidement, il souhaita que le jeu prît fin pour sortir de là au plus tôt et se soustraire aux regards de tous ces gens. La panique le gagna. Tout au long du voyage, il avait souffert de la même façon, physiquement et mentalement. Il avait dû faire semblant de dormir pendant tout le trajet en car. C’était le premier voyage de sa vie qu’il avait passé à se tourmenter et se torturer comme s’il se rendait en enfer.

Dans son esprit, à l’heure actuelle, les billes qui ricochaient sur la table semblaient faire du sur-place. Pour lui, tout était péniblement lent. Il n’avait qu’une envie : que la manche fût terminée pour foutre le camp. Ce soir, il dormirait chez Tongtiou et demain, il lui demanderait de le conduire à la plantation de Lang Suan. Il devait quitter la ville aussi vite que possible par mesure de sécurité.

Ort se servit un autre verre de bière, en espérant que celui-ci aurait le pouvoir de faire partir sa peur et son anxiété. Mais cela ne semblait pas être le cas : il avait l’impression que le temps passait toujours aussi lentement.

En réalité, il n’avait pas bu la moitié de la bouteille de bière que la partie fut terminée, et le résultat, c’était que ceux qui avaient insisté pour une nouvelle manche devaient payer Tongtiou de nouveau.

« Ce sera tout pour aujourd’hui, les amis, d’accord ? » dit Tongtiou, toujours aussi courtois, alors qu’il empochait une nouvelle liasse. Il refusa d’écouter les nouvelles réclamations, tourna le dos à la table et, la queue de billard toujours en main, se dirigea vers Ort. Ce dernier remplit son verre et le lui tendit. Tongtiou s’en empara et l’éclusa presque entièrement avant de le reposer. Ort se leva et prit son sac : « Allons-y.

– Attends ! On a pas fini la bière. Y’a pas le feu.

– Si. Allons-y. S’il te plaît.

– Eh bien, OK, si tu insistes. Laisse-moi remettre la queue à sa place. »

Ils sortirent de la salle de billard alors que la nuit tombait. Les boutiques commençaient à s’illuminer. La vie nocturne démarrait pour de bon.

« Passons chez moi pour que tu déposes ton sac et prennes une douche, ensuite on sortira bouffer quelque part. Aujourd’hui, je suis plein aux as. » Tongtiou se mit à rire en démarrant sa moto.

Ort avait rencontré Tongtiou l’année précédente, pendant les vacances de fin de second semestre, quand il était allé travailler dans un garage pour gagner de quoi voyager un peu. Tongtiou y travaillait déjà. D’emblée, ils s’étaient bien entendus et étaient devenus des amis proches, sans que leur différence d’âge posât problème. Quand le boulot le laissait libre, de jour comme de nuit, Tongtiou passait son temps autour de tables de billard pour son plaisir, et pour arrondir ses fins de mois. Ort l’avait suivi à chaque fois. Tongtiou lui avait appris à jouer, et tous les trucs du « métier » – comment savoir qu’on se faisait rouler, comment tricher – mais il n’avait jamais laissé Ort jouer avec d’autres. Au bout d’un mois, Ort avait reçu sa première paye. À la fin de ce moislà, Tongtiou avait dû rentrer chez lui à Chumphorn. Il avait invité Ort à l’accompagner, lequel, sans hésiter, était venu avec lui. Les premiers jours, Tongtiou avait joué au billard et gagné en cinq jours plus qu’il n’avait gagné en un mois de travail au garage, tout en dépensant sans compter. Pour les dix jours qui restaient, Tongtiou avait conduit Ort à Lang Suan, où son frère aîné possédait une plantation. Ils s’y étaient installés dans une cabane, avec plusieurs autres copains. Tongtiou avait dépensé tout l’argent qu’il avait gagné au billard. Cette plantation était comme un jardin céleste dont les résidents n’avaient rien d’autre à faire que manger, se saouler et dormir. Après son retour de Chumphorn, Tongtiou n’était plus retourné au garage.

Une fille leur apporta de la bière sur un plateau qu’elle déposa sur la table. Elle prit un verre, l’inclina légèrement et le remplit adroitement à ras bord. Elle fit de même avec l’autre, puis reprit le plateau et la bouteille vide, et s’éloigna.

« Cette fois, je suis ici pour un bon bout de temps, se décida à dire Ort.

– D’ac’. Autant d’années que tu veux. » Tongtiou leva son verre et but. La menace ne l’impressionnait pas.

« Je vais pas rentrer. »

Tongtiou sourit.

« Tu ne retournes pas à l’école ?

– Non. »

Tongtiou le dévisagea. Il se rendit compte que son ami ne plaisantait pas.

« Tu fuis ta belle-mère, c’est ça ?

– Pas du tout. » Ort regarda autour de lui et chuchota : « J’ai les flics aux trousses.

– Les flics aux trousses ? répéta Tongtiou, encore plus bas. Pourquoi ?

– J’ai tiré sur un type. Je sais pas encore s’il est mort ou pas.

– Toi ? Tirer sur quelqu’un ? » La voix de Tongtiou était faite d’un mélange d’incrédulité et de choc.

« Ouais, admit Ort d’une voix étranglée, l’air grave.

– Pourquoi tu lui as tiré dessus ? Je te l’ai dit et répété, non ? De rester peinard, de jamais chercher la bagarre.

– Mais il allait m’embrocher, merde !

– Pourquoi il aurait fait ça si tu t’étais pas disputé avec lui avant ? » Le ton et l’attitude de Tongtiou n’étaient plus ceux d’un ami, mais ceux d’un grand frère qui harcèle son cadet de questions pour lui tirer les vers du nez.

Lorsqu’Ort apprit que son ami s’était fait tabasser, il courut aussitôt le voir et, en voyant l’état de son visage, son sang ne fit qu’un tour.

« Qui t’a fait ça ?

– Dans la rue… des mecs… à côté… » dit son ami avec difficulté. Ses lèvres étaient fendues, ses joues tuméfiées, ses yeux gonflés de bleus.

« T’as vu qui y’avait ?

– Plusieurs… ce fumier de Toï… sa bande.

– Ces fumiers ! Ils avaient dit qu’ils arrêtaient, non ? Eh bien, s’ils arrêtent pas, moi non plus. » Sa voix comme un grondement. « Je vais aller leur régler leur compte.

– Vais… avec… toi. » Son ami essaya de le suivre en clopinant.

« Pas besoin. Reste chez toi et repose-toi », ordonna Ort en partant.

Tandis qu’il s’éloignait de la maison de son ami, Ort se dit qu’il ne mettrait personne d’autre dans le coup. Il ne voulait pas qu’il arrivât des ennuis à un seul de ses potes. Au lieu de cela, il alla se trouver une arme pour lui prêter main-forte.

Tous ses amis savaient que, quand Ort aimait quelqu’un, ce n’était pas seulement tout ce qu’il possédait, mais sa vie même qu’il était prêt à donner pour peu que cet ami le demandât.

Après la mort de sa mère, Ort n’avait plus eu que son père pour le surveiller et le protéger. Il était comme ses deux parents à la fois. Ort avait transféré sur son père l’amour qu’il portait à sa mère, il l’aimait bien plus que lorsque sa mère était vivante et il pensait que son père l’aimait tout autant. Il s’était rendu compte à quel point il se trompait le jour où son père avait amené une femme à la maison. Dès qu’il l’avait vue, Ort s’était mis à la détester sans raison. Il se souvenait comment, ce soir-là, son père était allé se coucher avec cette affreuse bonne femme dès la tombée de la nuit, le laissant seul devant la télé. Il avait l’impression que tout l’amour que son père avait pour lui était devenu la propriété de cette femme depuis ce jour-là. Il était convaincu qu’elle essayait de lui arracher l’amour de son père. Quand ce dernier avait eu un autre enfant avec elle, Ort s’était senti comme abandonné. Il semblait que, jour après jour, une distance de plus en plus grande s’était installée entre lui et son père, de sorte que, parfois, il ne pouvait s’empêcher de se sentir comme un étranger qui vivait par hasard dans cette famille. Il avait souvent essayé de tester son père en quittant la maison pour aller passer la nuit chez un copain ou un autre. Mais son père ne lui interdisait jamais rien, il semblait ne pas s’en soucier et même l’encourager, comme s’il voulait qu’il allât vivre ailleurs. Mais où pouvait-il aller, puisqu’il allait toujours à l’école ? Ort se disait que, lorsqu’il aurait fini ses études et trouvé un boulot, il s’en irait pour de bon.

Il devait chercher à l’extérieur amour et chaleur humaine, comme un affamé en quête aveugle de nourriture. Hors de chez lui, Ort avait découvert que l’amour de ses amis remplaçait ce qu’il avait perdu. Il les aimait tellement qu’il était prêt à mourir pour eux. Tout le monde savait que, lorsqu’il y avait une bagarre, Ort était toujours le dernier à battre en retraite. Il se trouva un pistolet le soir même. Et sortit, seul.

« Je voulais pas le flinguer. Je pensais me servir du pistolet pour le menacer, puis lui arranger un peu le portrait et lui dire de laisser mes copains tranquilles, mais… » Ort soupira et secoua la tête.

Tongtiou hocha la tête comme pour signifier qu’Ort en avait assez dit. « Bon, n’y pense plus. Ce qui est fait est fait. Reste avec moi, t’as pas à t’en faire. La seule chose que je te demande, c’est de te disputer avec personne.

– Tu m’emmènes à la plantation demain, OK ?

– Si tu dois rester longtemps, autant qu’on se paie du bon temps ici d’abord. Y’a pas l’feu.

– Et les flics, alors ?

– Comment veux-tu qu’ils sachent qui tu es ? Comporte-toi normalement, voilà tout. D’accord ? » Tongtiou scruta avec insistance Ort, qui hocha la tête.

Ce soir-là, Tongtiou fit faire à Ort la tournée des grands-ducs grâce à ses gains au jeu. Il dépensa sans compter pour satisfaire tous les besoins d’Ort – les besoins que tout homme rêve de satisfaire. Il voulait qu’Ort oubliât tous ses ennuis, au moins pour un temps.

Progressivement, ce qui avait hanté Ort finit par disparaître sous les pouvoirs combinés de la bière, des chansons et de la chaleur d’une jeune peau. Cette nuit-là, il fut comme un mort rappelé à la vie. Son âme trouva un nouveau refuge parmi les jouissances du paradis.

Ort vécut avec Tongtiou en ville. Il avait abandonné l’idée d’aller travailler à la plantation. Tongtiou lui avait fait remarquer que c’était un boulot trop dur pour lui et, par ailleurs, il voulait garder un œil sur son ami. Aussi, les visites d’Ort à la plantation n’étaient motivées que par l’envie de changer de décor pour leurs beuveries, la durée des virées dépendant du boulot de Tongtiou.

Tongtiou faisait attention à Ort en permanence. Il prenait soin de lui bien mieux que certains grands frères de leur cadet. Ort avait un flot continu d’argent à dépenser – celui des autres, passé par les mains de Tongtiou. Quand il gagnait au billard, Ort s’asseyait et le regardait. Parfois, quand il s’ennuyait, il allait au cinéma seul.

À mesure que le temps passait, Ort fit la connaissance de davantage de gens dans la salle de billard – les marqueurs, le propriétaire et même des requins en quête de gogos. Tout le monde savait qu’Ort était l’ami de Tongtiou. Personne n’avait envie de lui poser trop de questions. À ceux qui le faisaient, il répondait en plaisantant qu’il était venu apprendre le métier avec Tongtiou. Certains le prenaient au sérieux, parce que, chaque fois qu’il était disponible, Tongtiou lui demandait de s’entraîner avec lui, si bien que son jeu s’en trouva fort amélioré. Toutefois, aussi doué qu’il fut, Tongtiou ne lui permettait jamais de disputer des parties contre d’autres types.

Certains jours, Ort s’interrogeait sur son avenir : qu’allait-il faire ? Comment vivrait-il ? Il n’avait pas de réponse, mais ce qu’il avait sous les yeux, jour après jour, c’était la façon dont Tongtiou vivait.

Il essaya de se souvenir de toutes les ficelles du métier, au cas où il devrait s’en servir plus tard. Il n’avait ni connaissances particulières ni job ; il pourrait aussi bien gagner sa vie au billard. Aussi s’intéressa-t-il plus sérieusement aux billes sur le tapis vert. Il les étudia sous tous les angles. Parfois, il envoyait une bille contre les bandes pour tester dans quelle direction elle rebondissait ; parfois, il essayait d’envoyer les billes dans les poches, de près comme de loin, s’exerçait aux frappes latérales, aux passes sophistiquées, et ainsi de suite. Il s’intéressait au jeu tel un étudiant avide d’apprendre. Rien de tout cela n’échappait à Tongtiou. De temps en temps, il lui disait à brûle-pourpoint : « T’avise pas de t’y mettre. »

Ort souriait alors d’un air gêné. « Comment veux-tu que je gagne ma croûte, alors ? » demandait-il.

Tongtiou disait souvent qu’il était un joueur professionnel. Il considérait le jeu comme un boulot. Ça n’avait rien de vraiment illégal, faisait-il valoir, vu que tout le monde savait qu’on jouait de l’argent au billard. Oh, bien sûr, il y avait cette pancarte sans âge suspendue à un mur qui disait « jeux d’argent interdits », mais l’avertissement ne valait pas le bout de bois sur lequel il était inscrit.

Certains jours, les parties de billard de Tongtiou lui rapportaient tellement d’argent qu’il ne savait qu’en faire, mais, d’autres fois, il se retrouvait sans un radis. « N’en fais pas ta profession, conseillait-il à Ort. C’est un truc illégal de toute façon. Le fair-play, dans ce jeu, ça n’existe pas. C’est juste affaire d’être le plus malin pour donner l’apparence de l’honnêteté aux coups les plus tordus.

– Alors, pourquoi t’arrêtes pas ? lui demanda Ort une fois.

– Je suis accro. »

Quoi qu’en dît Tongtiou, Ort continua de s’entraîner. Même s’il ne le mettrait jamais à profit, le jeu l’aidait à se distraire et à passer le temps.

Ort vécut à Chumphorn pendant plus de six mois. Tout ce temps, il ne pensa pas à sa famille et n’envoya de ses nouvelles à personne. Tongtiou était son seul ami, un ami qui le comprenait, parfois mieux que son propre père.

Au cours de ces six mois, Ort s’était pratiquement concocté un emploi du temps : entraînement au billard pendant la journée et, le soir, si la chance souriait à Tongtiou, la tournée des lieux de plaisir. Les jours fériés, ils emportaient leurs bouteilles à la plantation pour poursuivre leur entraînement en compagnie de leurs bringueurs de copains.

La méfiance qui l’avait suivi depuis Bangkok avait désormais complètement disparu. Il n’avait plus à baisser la tête quand il se rendait quelque part. Il pouvait passer devant un poste de police en souriant comme n’importe quel autre quidam, aussi longtemps qu’il veillerait à ne pas s’attirer d’ennuis.

« Oncle ! Oncle ! Ort s’est fait tirer dessus ! »

Le cri déchirant venait de l’extérieur de la maison. Le père en bondit de sa chaise longue et se précipita vers la porte.

« Vite, Oncle, Ort s’est fait tirer dessus !

– Quoi ? Où ça ?

– Au bout de la rue. »

Vêtu en tout et pour tout de son pagne à carreau, il dévala les marches quatre à quatre et courut après le jeune ami de son fils. « Quand est-ce qu’il est revenu ? s’enquit-il.

– Tout à l’heure. Il a dit qu’il venait vous voir.

– Est-ce qu’il est grièvement blessé ?

– Je sais pas. J’ai pas regardé. »

Il avait l’impression que la distance entre sa maison et le bout de la rue était incroyablement longue, sans doute à cause de son anxiété, de sa petite forme et de son âge avancé. Il se trouva bientôt tellement hors d’haleine qu’il dut respirer par la bouche. Ses jambes faibles le supportaient à peine, mais il fallait qu’il arrivât là-bas aussi vite que possible. Quand il arriva au bout de la rue, il marchait plus qu’il ne courait. Son cœur cognait et il se sentait sur le point de tourner de l’œil. Il voulait se laisser tomber sur le sol mais son inquiétude pour son fils ne le lui permettait pas.

Il vit une foule formant un cercle. Oubliant sa fatigue, il accéléra, se fraya un passage et regarda. Le corps d’Ort gisait dans une flaque de sang. Il était couché sur le ventre, sa joue contre le bitume. Sa chemise rouge à carreaux était trempée de sang et il y avait un cratère au milieu de son dos. Le sang continuait de gicler.

Il essaya de se rapprocher pour prendre son fils dans ses bras, mais les gens autour de lui l’en empêchèrent. Ils s’entraidaient pour le retenir et refusaient de le lâcher.

« Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! » hurla-t-il en se démenant pour atteindre son fils, mais ils le tinrent encore plus fermement et il pouvait à peine respirer.

« N’approchez pas ! Il est mort, lui dit gentiment un des hommes qui le maintenaient tandis qu’il continuait de se débattre.

– Lâchez-moi donc ! »

Il n’arrêtait pas de remuer. Presque sans forces, il dépensa le peu qui lui restait à se contorsionner pour se libérer. Quelqu’un lui fit mal en lui martelant le bras droit, mais il était bien trop faible pour se soustraire aux coups. Plus il se démenait, plus on le tenait fort. Il s’étouffait au point de devoir cesser de respirer, comme s’il allait se noyer. Il réunit ses dernières ressources en un sursaut désespéré et, soudain, se libéra de l’étranglement. C’était comme s’il crevait la surface de l’eau pour aspirer goulûment une bouffée d’air.

Ce n’était qu’un rêve !

Le père était soulagé et totalement épuisé. Son bras droit était si engourdi qu’il ne pouvait le bouger. Et pourtant, malgré son état de fatigue, son cœur exultait de savoir que la scène à laquelle il venait d’assister n’était qu’un cauchemar.

Il resta allongé les yeux ouverts dans le noir, se massant le bras droit pour rétablir la circulation du sang. Il n’avait plus sommeil. Au bout d’un moment, l’engourdissement de son bras cessa et il se leva. Le faible clair de lune par la fenêtre suffisait pour qu’il distinguât sa femme et leur petite fille, toutes deux dormant à poings fermés.

Lentement, précautionneusement, il sortit de la chambre et alla au salon, alluma la lumière, ouvrit le réfrigérateur, but de l’eau, s’assit et fuma.

Depuis ce jour-là – le jour où le sergent Reung était revenu les mains vides –, l’obscurité était entrée dans sa vie. Cela faisait plus de six mois. Où qu’il regardait, il ne voyait que du noir. Il ne pouvait pas voir son fils ni même entendre sa voix.

Certes, le devoir du sergent Reung avait pris fin une fois le suspect disparu de sa zone de juridiction, mais le devoir d’un père ne s’achevait pas ainsi.

Depuis ce jour-là, il était parti à sa recherche, dans tous les endroits où il avait l’intuition que son fils aurait pu se rendre. Partout où il allait, il demandait : « Avez-vous des nouvelles de lui ? Est-ce qu’il vous a jamais écrit ? Savez-vous avec qui Ort peut être ? »

Les réponses qu’il recevait à chaque fois étaient : « Chais pas, m’sieur. » « Pas une seule fois. » « Aucune idée, m’sieur. »

Il était allé à l’école de son fils, avait interrogé ses camarades de classe et avait fait chou blanc. Il savait seulement qu’Ort avait passé la nuit chez un copain et qu’il était parti avant l’aube sans dire où il allait ni à qui il comptait rendre visite. Il n’avait pas le moindre indice sur la disparition de son fils. Parfois, il s’emportait contre son fils et se plaignait : « Quel égoïsme ! Pas la moindre pensée pour son père, inquiet comme je suis. Pas même une lettre ! Il se comporte comme s’il n’avait jamais eu de père. »

Quand sa mauvaise humeur passait et qu’il retrouvait son calme, il lui trouvait des excuses : « Il doit avoir peur que la police retrouve sa trace. Peut-être que lui aussi pense à moi, mais je suis bien mieux loti qu’il ne l’est, alors pourquoi s’en ferait-il pour moi ? »

Pensant à sa situation – bien meilleure que celle de son fils –, il ne pouvait s’empêcher de se faire encore plus de souci. Cela faisait plus de six mois et, avec seulement deux cents bahts, comment diable pouvait-il faire ? De quoi vivait-il ? Ces réflexions le déprimaient.

Personne n’avait remarqué que, depuis la disparition de son fils, il lisait les journaux plus que jamais. Il les lisait presque tous et écumait les nouvelles en tous genres, se tenant au courant de tous les comptes rendus de délits, vols et attaques à main armée, tout en espérant ardemment que son fils ne participait pas à de telles activités, qu’il ne ferait jamais les titres des journaux. Mais à présent que ses recherches étaient dans l’impasse, il mettait son dernier espoir dans la presse. Au moins, s’il y trouvait des nouvelles de lui, il saurait où il était, il saurait que son fils était toujours vivant.

Au fil des jours, son inquiétude grandit. Il pensait à Ort chaque heure du jour, et cependant ne se préoccupait jamais de lui-même, malgré ses cheveux de plus en plus blancs, sa perte de poids, ses difficultés à trouver le sommeil et ses cauchemars. Il ne pensait qu’à une seule chose : où trouver son fils ? Quand il se laissait aller à penser qu’il était peut-être mort, il tombait dans la dépression. S’il est toujours vivant, pourquoi n’envoie-t-il pas de nouvelles ? Une autre chose l’inquiétait : Ort n’était pas au courant que, deux mois après sa fuite, son père avait vendu la maison à un prix plancher et réinstallé sa famille dans cette nouvelle demeure à l’autre bout de la ville.

Bien qu’ils eussent déménagé loin, le sergent Reung venait souvent le voir et l’interrogeait sur Ort. Comme ni l’un ni l’autre n’avait la moindre idée d’où il était et de comment il vivait, chaque fois, avant de prendre congé, le sergent Reung n’oubliait pas de dire : « Si tu as des nouvelles de lui, préviens-moi aussitôt, d’accord ? » Selon ses anciens voisins, son départ était dû à la honte d’avoir un fils voyou. En fait, personne ne savait ce qu’il en était, pas même le sergent Reung.

Il entendit les pas de sa femme en provenance de la chambre. Elle entra dans le salon.

« Tu ne dors pas ? demanda-t-elle d’une voix ensommeillée.

– Non.

– Reviens te coucher. Arrête de ruminer. » Elle alla jusqu’à son mari et le prit par la main.

« Vas-y, toi.

– Non. Viens avec moi, chéri. Tu dois dormir : tu travailles demain. N’y pense pas. Je suis sûre qu’il rentrera un jour. »

Elle continuait de le tirer par la main pour le faire se lever de sa chaise. Il se mit debout à contrecœur et la suivit, espérant malgré tout. Il rentrera un de ces jours…

Ort sortit du cinéma parmi la foule. Dès qu’il quitta la zone climatisée et s’engagea sous le soleil, il eut des élancements dans le crâne. Le soleil du début d’après-midi tapait furieusement, sans le moindre égard pour les gens.

Il en avait eu assez de rester assis dans la salle de billard. C’était étouffant, là-dedans, et on se sentait poisseux de partout. Certains joueurs déambulant entre les tables s’éventaient avec un journal. D’autres épongeaient leur visage et leur cou de la sueur qui ruisselait tout en se plaignant avec irritation de la chaleur. Et d’autres encore levaient la tête et pestaient contre les ventilateurs au plafond qui refusaient de tourner plus vite.

Ort avait pensé qu’il échapperait à la chaleur en allant dans la salle de cinéma climatisée. Et puis, le film le distrairait et l’aiderait à passer le temps pour une heure ou deux.

Tongtiou était entièrement absorbé par la partie en cours. Il ne se plaignait pas de la chaleur et n’était pas grincheux comme les autres, sauf que, ce jour-là, il essuyait souvent sa queue de billard avec un chiffon et n’arrêtait pas d’ôter la sueur de ses mains.

Ort avait dit à Tongtiou qu’il allait se payer une toile. Tongtiou n’avait rien répondu, il avait juste demandé : « T’as assez sur toi ?

– Oui. »

Ort avait tapoté sa poche. Avant de quitter la salle, il s’était tourné et avait souri à Tongtiou. « On se paie une bière ce soir », avait-il suggéré. Il savait que son ami était occupé à tailler en pièces une grosse proie.

Tongtiou n’avait pas accepté l’invitation verbalement. Il avait levé les sourcils à son intention. Ort savait que c’était sa façon de prendre un engagement ferme. Il savait aussi qu’une autre nuit de sensations fortes les attendait.

Les gens allèrent chacun de leur côté et la foule diminua. Ort n’avait pas envie de retourner tout de suite à la salle de billard. Son estomac réclamait son dû et il ne voulait pas l’offenser. Après avoir pris son temps devant un plat de nouilles en sauce suivi d’une coupe de glace pilée à la menthe, il sortit du bouiboui d’un pas tranquille.

Il y avait des tas de gens devant la salle de billard. Certains bavardaient en groupes, d’autres passaient la tête à l’intérieur pour regarder. Ort sentit que quelque chose n’allait pas : il n’avait jamais vu autant de gens attroupés comme ça, devant la salle. Il se rapprocha, cherchant Tongtiou du regard, mais ne le vit pas. Il se fraya un chemin à travers la foule jusqu’à la porte et tendit le cou pour voir.

Devant la porte, un policier empêchait les gens d’entrer. À l’intérieur, des flashes crépitaient. Ort vit l’adversaire de Tongtiou qui se tenait, menottes aux poignets, entre deux policiers. Au sol contre un mur gisait le corps de Tongtiou, recroquevillé, comme s’il avait terriblement froid. Le mur était couvert d’éclaboussures de sang rouge foncé. L’odeur était irrespirable.

Ce qu’Ort vit le glaça et le fit trembler. Il sentit son estomac se soulever. Il fit demi-tour dans la foule en jouant des coudes, fit quelques pas de plus en terrain dégagé et dégueula, dégueula jusqu’à ce que plus rien ne sorte. Son visage ruisselait de larmes.

Il ne revint pas sur ses pas pour regarder la scène une fois de plus, mais alla s’asseoir dans un coin isolé.

Au bout d’un long moment, les agents firent sortir l’homme qui avait tiré sur Tongtiou. Le corps de Tongtiou suivit. La foule se fendit pour les laisser passer, puis se déplaça à leur suite, formant une espèce de procession funéraire.

Ort voulut voir son ami une dernière fois, mais il rejeta l’idée quand il se dit que le visage inanimé se substituerait dans sa mémoire à celui qui était le sien de son vivant.

Il resta assis là, sans faire attention à quiconque ni au temps qui passait. Les élancements dans sa tête continuaient. Il n’avait jamais pensé qu’une telle chose pût se produire aussi soudainement et n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans ses idées. Il savait seulement que c’était sa plus grande perte depuis la mort de sa mère.

Dans la salle de billard, les marqueurs essuyaient le sol et le mur, qui avaient été passés au jet et paraissaient de nouveau propres. Ils œuvraient rapidement, sous la supervision du propriétaire, comme s’ils se livraient à une course contre la montre. Une fois le sol sec, les joueurs en attente reprirent leurs joutes.

La fumée de cigarette recommença à flotter dans l’air. L’exubérance reprit. L’atmosphère à l’intérieur redevint bientôt normale. Les trois ventilateurs au plafond brassaient l’air aussi lentement que toujours. Ils geignaient et grognaient, mais personne ne s’en souciait. Tous concentraient leur attention sur les nouvelles parties, sur les nouveaux paris, et personne n’en avait plus rien à foutre de Tongtiou, pas plus que des ventilateurs au plafond.

Ort retourna dans la salle. Il se dirigea vers le banc où il s’asseyait d’habitude pour regarder Tongtiou jouer.

Certains vinrent lui donner des tapes dans le dos pour le réconforter. Les joueurs à certaines tables l’invitèrent à tenter sa chance avec eux. Mais Ort était incapable de se contrôler, insensible à toute sollicitation extérieure. Il secouait la tête, le visage totalement cadenassé.

Bien que la salle fût pleine à craquer et le brouhaha à son comble, il semblait que nul bruit ne parvenait à son cœur. Ort se sentait seul au monde.

Sans Tongtiou, cet endroit ne signifiait rien pour lui.

Où vais-je bien pouvoir aller ? se demanda-t-il.