Lorsqu’Otto sortit de prison

LE jour qu’attendait Ort finit par arriver – le jour où il sortit de prison.

On dit que si l’on ne se retourne pas en sortant, on n’y reviendra plus jamais. Ort n’en croyait rien. Il pensait que s’il devait un jour y revenir, ce serait à cause de ses agissements et non parce qu’il avait regardé derrière lui. Il ne croyait pas ce genre de bêtises, mais il n’osa pas se retourner pour autant.

Il ne voulait pas qu’une telle image s’imprime dans son cerveau et, s’il avait pu, il aurait effacé toute l’affaire de sa mémoire. À partir de maintenant, il commencerait une nouvelle vie, deviendrait une autre personne. L’ancien Ort était mort et enterré dans la prison, là, derrière. Sa nouvelle vie était propre et pure. Toutes les taches de son passé avaient été nettoyées, comme toutes les traces d’humeurs lavées d’un nouveau-né.

Il n’avait plus à vivre dans la crainte d’être arrêté comme par le passé. Désormais, il pouvait marcher la tête haute comme tout un chacun.

Dans l’instant, Ort se réjouit de sa liberté retrouvée et il était conscient de sa valeur. Il n’avait jamais pensé auparavant que la liberté pouvait être si précieuse. Ce n’est que lorsqu’il l’avait perdue qu’il s’était mis à l’apprécier. Il garderait cette leçon à l’esprit en permanence.

Ort se dit que, quoi qu’il se passe dans sa nouvelle vie, il ne se laisserait plus jamais jeter en prison. Plus jamais.

Son père avait pris sa journée pour aller chercher son fils.

Pendant tout le trajet en voiture, il ne prononça pas le mot « prison » une seule fois. Le père ne parla que d’avenir à son fils, rien qui aurait pu le blesser.

Le père voulait oublier. Le fils souhaitait tomber dans l’oubli.

Le premier espérait que le second resterait avec lui, se chercherait un travail à Bangkok et étudierait la nuit.

Ort lui fit part de son intention – sa vieille intention de vivre à Pattaya.

Voyant que son fils insistait pour partir, le père ne fit rien pour le retenir, conscient que cela ne donnerait rien de bon. Il mit son fils en garde d’une seule phrase : « Tu es assez vieux pour distinguer le bien et le mal, alors ne fais rien qui pourrait t’attirer de nouveau des ennuis. »

Ort resta chez son père quelques jours, puis, faisant cap vers une vie nouvelle, il partit pour Pattaya.

Et, pendant ces quelques jours chez lui, son père ne se rendit pas compte qu’Ort se droguait discrètement dans la maison.

« Eh, mais c’est Otto, dehors ! » s’écria Rang.

Le Vieux releva la tête du bout de cuir qu’il tenait entre ses mains et scruta l’extérieur de la boutique. Otto, l’air triste, se dirigea vers eux et entra.

« D’où sors-tu ? demanda le Vieux.

– De taule.

– Ah, se faire la belle pour batifoler tranquille. Tu t’es bien amusé ? »

Fidèle à lui-même, le Vieux le charriait comme d’habitude, alors que ça faisait des mois qu’ils ne s’étaient pas vus. Mais Otto n’était pas d’humeur à plaisanter. Il posa son sac d’un air las.

« Ils t’ont mis à l’ombre pour quoi ? demanda Nit.

– Attends, nous dis rien, s’empressa d’intervenir le Vieux. Laissenous deviner. » Il se tourna vers Rang et Nit.

« À ton avis ? demanda Nit au Vieux.

– Je pense à la poudre. Et toi ?

– Suffit ! implora Otto. C’était bien pour la came, six mois. J’en suis sorti il y a quatre jours. Je suis venu pour vivre ici, avec vous, si ça vous va. » Otto dévisagea Nit.

« Bien sûr, mais… » Nit marqua une pause puis lança un regard appuyé au Vieux.

« T’as pas décroché, n’est-ce pas ? » demanda le Vieux.

Otto ne répondit pas.

« Si t’es toujours accro, tu peux pas rester avec nous, reprit Nit avec fermeté. J’espère que tu comprends. Ça veut dire des emmerdes – des emmerdes pour toi et des emmerdes pour moi. Faisons comme ça : chaque fois qu’on te manque, tu viens nous voir.

– Je veux décrocher, mais j’y arrive pas.

– C’est une question de volonté. J’ai été accro moi aussi, confessa Nit.

– Pourquoi t’as pas décroché en prison ? demanda Rang à Otto.

– C’est trop dur là-bas. Tu rumines déjà assez comme ça, déjà. Si t’en prends pas, tu finis dingue, voire pire. Y’en a même qui deviennent accros là-bas. Si t’as jamais été sous les verrous, tu peux pas savoir comment c’est.

– Faisons comme ça, alors : tu stoppes tout, ici, maintenant. Un putain de sevrage, une fois pour toutes, proposa le Vieux.

– C’est ce que je comptais faire en venant ici, mais je sais pas si je vais y arriver.

– Il le faut. Si tu peux pas, c’est toi qui souffriras. » Le Vieux tend le bras et saisit la jambe d’Otto. « Regarde-moi ça. T’as que la peau sur les os. » Tout le monde sourit, Otto aussi.

Ce soir-là, Otto décida de se jeter dans l’arène et de se colleter avec son ennemi, profitant de ce que ses amis étaient là pour l’aider et l’encourager.

Le Vieux, Nit et Rang se mirent à l’aise pour boire dans la boutique. De temps en temps, ils poussaient Otto à boire avec eux. Ils savaient parfaitement qu’il ne pouvait pas, mais ils persévéraient quand même, histoire de.

Au bout d’un certain temps, l’ennemi d’Otto manifesta son emprise. Il commença par réclamer ce qu’il avait l’habitude de recevoir. Au début, il vint le mettre en garde, prenant la forme d’une sensation insidieuse, tel un chat qui vient se frotter contre vos jambes à l’heure du repas. Mais Otto refusa de le satisfaire, aussi l’ennemi augmenta-t-il progressivement le châtiment sous la forme d’élancements dans les articulations et les os. La douleur grandit lentement, gagna l’ensemble du corps et devint bientôt insupportable, comme si le chat s’était transformé en un énorme tigre qui déchiquetait littéralement Otto.

Il s’était recroquevillé sur lui-même et, de temps en temps, se secouait en un vain effort pour faire fuir la douleur. Finalement, il abandonna et réclama de l’aide.

« Le Vieux, va m’en chercher !

– Pas question.

– Si t’en veux, ajouta Rang, va t’en acheter toi-même. Tu connais personne ici. Si t’en demandes à droite et à gauche comme un abruti, tu te feras alpaguer et nous, on te connaît plus, OK ? »

Otto continua de lutter. Il souffrait comme si tous les os de son corps étaient en miettes.

« J’en peux plus, geignit-il, quémandant de la compassion.

– Passe-toi la tête sous l’eau. Va à l’arrière et plonge-toi la tête dans le seau », lui conseilla Nit, son verre toujours à la main.

Otto se mit sur ses pieds et tituba jusqu’à l’arrière de la boutique. Il souffrait tellement qu’il arrivait à peine à tenir debout, mais il serra les dents et lutta jusqu’à y parvenir. Après s’être mouillé la tête, il sentit la douleur diminuer un peu.

« Prends une douche, si tu veux », lui cria Nit.

Otto souleva le seau et se déversa l’eau sur le corps, puis il jeta le seau dans le puits, le remonta et s’arrosa jusqu’à ce qu’il sente la douleur s’atténuer. Il revint ensuite à l’intérieur, tout ruisselant.

Près de l’endroit où ses amis étaient assis à picoler, il y avait un bol rempli d’eau glacée. Ils l’avaient mis là pour lui, pour étancher la soif de l’athlète.

« Comment tu te sens ? Mieux ?

– Un peu. »

Quelles que fussent les affres qu’Otto devait traverser, la bringue des trois autres se poursuivait sans relâche.

Quand les fluides de son corps commencèrent à s’assécher, la douleur refit surface. Otto la repoussait avec de l’eau, et encore, et encore, et cela continua ainsi jusqu’à deux heures du matin passées. Parfois, il glissait dans le sommeil, mais la douleur le réveillait avec des élancements et il luttait avec elle encore et encore. Il voulait s’avouer vaincu, mais ses amis l’en empêchaient et l’encourageaient. Leur soutien l’aidait à continuer de se battre.

Otto décida soudain de courir hors de la boutique et de traverser la route pour se jeter dans la mer et faire la planche. Il pensait simplement qu’ainsi, il n’aurait pas à se doucher sans arrêt. Quand il quitta la boutique, les buveurs se transbahutèrent sur la plage. Ses amis n’allaient pas le laisser hors de vue.

Il ne fallut pas longtemps pour qu’Otto fût irrité par les vagues dans ses oreilles et par le goût saumâtre de l’eau de mer dans sa bouche. Il sortit et s’assit avec ses amis sur le sable. Mais, quand le vent sécha sa peau, la douleur s’empara de lui derechef, cette fois pire qu’avant, à cause de l’eau salée et poisseuse.

« J’en peux plus ! » hurla-t-il comme un dément. Il courut vers la boutique, alla tout droit au puits et tira sur la corde pour remonter de l’eau fraîche et s’en asperger.

C’est alors que l’idée lui vint. Fous-toi dans ce putain de puits !

Lentement, il se laissa glisser le long de la corde dans l’obscurité du puits. Ce faisant, il s’écorcha les paumes, la peau lui brûlait. Des élancements torturaient toutes ses jointures. Le mur en ciment du puits labourait sa chair comme s’il était en train de descendre tout droit en enfer.

Étant donné la souffrance qu’il subissait, c’était comme si l’héroïne affirmait ses droits – les droits qu’elle avait obtenus naguère en procurant à Otto du bonheur. À présent qu’Otto voulait se défaire d’elle, elle en réclamait la restitution. La règle était que quiconque recevait du bonheur d’elle devait la rembourser en douleur, et en douleur seulement.

Mais cette fois, Otto ne luttait pas seul. Ses amis avaient fait force commune pour l’arracher à l’emprise vicieuse de la poudre.

Nit savait par expérience qu’Otto avait besoin d’autant d’assistance morale que lui-même jadis. Aussi les buveurs retournèrent-ils dans la boutique pour soutenir Otto.

Debout, de l’eau jusqu’à la poitrine, celui-ci était adossé au mur en ciment, complètement épuisé, respirant laborieusement dans l’obscurité totale. Il se sentait si découragé qu’il avait envie de pleurer. En levant la tête, il voyait seulement un rond de ciel nocturne constellé d’étoiles.

« Eh, n’hésite pas à nous dire si t’as besoin de quelque chose ! cria Nit en balayant le faisceau de sa torche vers le bas.

– Envoie-moi de la glace, tu veux ? » grogna Otto.

Un moment plus tard, de la glace fut descendue avec précaution. Otto prit la coupe d’eau glacée dans le seau et but.

« Pisse pas dans le puits, je t’en prie. Je veux pas me doucher avec la pisse de quelqu’un », fit la voix rigolarde du Vieux.

À trois heures du matin, Otto était debout dans l’eau, mi-éveillé, miendormi. Quand il finit par remonter du puits, harassé, par l’échelle que ses amis lui avaient fournie, l’après-midi d’un nouveau jour était déjà bien entamée.

Pendant tout le temps qu’il avait passé dans le puits, il avait été incapable d’avaler ne serait-ce qu’un grain de riz. Il n’y avait rien dans son estomac sinon de l’eau et encore de l’eau.

Quand il sortit des profondeurs, il ressemblait à un cadavre, livide de la tête aux pieds, et bleu autour de la bouche.

Il endura son tourment en surface pendant plus de dix jours avant de revenir à son état normal. Il commença à s’alimenter de nouveau, à retrouver suffisamment de force pour se livrer à des exercices, à recouvrer sa santé, à la fois physique et mentale.

Il avait retenu sa leçon sur la came et il n’allait pas remettre ça de sitôt.

Désormais, sa vie serait réellement libre. Il était libre de l’inculpation criminelle qui l’avait hanté pendant si longtemps et s’était sorti des griffes de la drogue sans trop de mal.

Otto commença sa nouvelle vie parmi ses amis, de vrais amis, ceux dont il avait toujours recherché la compagnie.

Il se mit à gagner sa vie honnêtement en apprenant à fabriquer des articles en cuir. Avec le temps, sa technique s’améliora. Il se fondit dans le groupe, laissa pousser ses cheveux jusqu’au milieu du dos et se para d’autant de colifichets qu’il en avait envie – dans certains cas, des cadeaux spéciaux de jeunes étrangères. Telle était sa vie. Une vie facile, marquée du sceau de l’entraide.

Ce qu’ils gagnaient à la sueur de leurs fronts au-delà de leurs besoins personnels était mis en commun pour le plaisir de chacun et de tous.

Ils achetèrent une embarcation à un villageois et la réparèrent ensemble, la repeignant, lui mettant une nouvelle voile, la décorant autant que leurs ressources le permettaient et, au final, ils eurent un petit bateau à voile pour passer du bon temps sur l’eau quand ils en avaient assez de travailler.

Des membres à part entière de leur groupe venaient de Bangkok leur rendre visite régulièrement, que ce fût Jâ ou Lân ou même de nouveaux amis qui les suivaient, tels P’tit Hip et Samlî. Le bateau à voile se trouva ainsi mis à contribution pour les anciens et nouveaux compagnons de route. Et parfois, il était loué à des farangs pour une virée au large.

Le Vieux continuait de vendre ses articles en cuir à Patpong, le revenu qu’il en tirait valant bien le temps, l’effort et l’essence investis. Au début, il offrit à Otto d’y aller avec lui pour lui tenir compagnie, mais Otto refusa catégoriquement, car il avait brûlé les ponts derrière lui. Il ne voulait pas rencontrer ses connaissances de Patpong, ne voulait pas se remettre en mémoire ce qu’il s’efforçait d’oublier.

Si sa vie précédente avait été comme une chute torride en enfer, sa vie actuelle était une promenade rafraîchissante au paradis. Bien qu’il se trouvât parfois à court d’argent, il était heureux, d’un genre de bonheur que bien peu de nantis connaissent dans la vie.

Un soir, alors qu’ils étaient assis en cercle en haut de la plage à savourer leurs verres, ils entendirent le bruit familier de la moto du Vieux s’approchant. Otto se tourna vers la route au moment où le Vieux arrêtait son chopper devant la boutique.

« Qui c’est, le mec qu’est avec lui ? » demanda-t-il.

Le gars en question descendit de la moto, portant gauchement un étui de guitare. Il suivit ensuite le Vieux dans la boutique.

« M’est avis qu’on va avoir droit à un récital », fit remarquer Rang.

Tout le monde dans le groupe pensait de même, mais aucun ne se doutait que le gars en question allait rester avec eux pendant des mois. Le Vieux fit les présentations :

« Lui c’est Otto, lui c’est Rang, et lui c’est Nit.

– Je m’appelle Thaï, dit le nouveau-venu en s’adressant à tous.

– Thaï, le génie de la musique, ajouta le Vieux pour faire bonne mesure.

– Je suis pas si doué que ça. Pas la peine de me flatter », dit-il en souriant modestement.

Otto, Nit et Rang apprirent que Thaï jouait de la guitare dans un petit resto allemand sur Sukhumvit. S’il avait grimpé sur la moto du Vieux, c’était suite à l’insistance de ce dernier. Le Vieux avait fait de son mieux pour le persuader pendant plusieurs soirées, plus ou moins comme un jeune fils à papa désireux de se payer une chanteuse dans un restaurant coté.

« Voilà ce qui arrive quand on est doué comme ça, dit le Vieux pour parer la rebuffade de Thaï. Si on allait tous te voir jouer, ça nous coûterait cher. C’est mieux de te faire jouer pour nous ici. Ah ! Ah ! Je plaisante. Je veux simplement que tu connaisses mes potes. »

Le talent du nouveau venu était aussi grand que le Vieux l’avait dit. En fait, le Vieux méritait même un blâme pour leur en avoir dit si peu sur Thaï.

Celui-ci fit profiter à tous de ses talents. Il fit jaillir des notes des six cordes de sa guitare avec une maîtrise totale. Les chansons qu’il jouait et chantait s’accordaient parfaitement avec l’atmosphère. Il avait pour règle de toujours jouer du mieux qu’il pouvait, sans exception, chaque fois qu’il avait envie de jouer, qu’il y eût devant lui une foule ou un seul auditeur.

Si bien que, cette nuit-là, les éclats de rire habituels des festoyeurs laissèrent place aux chansons de Thaï et aux remarques à voix basse entre deux chansons. C’était une atmosphère d’un autre genre, mais chacun d’entre eux était content de la musique. Quand ils finirent par avoir envie de dormir, la lueur d’un jour nouveau était déjà là. Alors ils se séparèrent et allèrent se coucher.

Thaï se réveilla en sursaut. Il regarda en direction du bruit qui l’avait réveillé et vit un jeune déversant de la glace d’un sac de jute dans le grand bac devant la boutique. Il cligna des paupières pour filtrer le soleil qui brillait dehors. À en juger par son éclat, il était au moins midi.

Le jeune remplit le bac à ras bord, puis rapporta le sac jusqu’à son touktouk, poussa son véhicule, sauta dessus et se mit à pédaler.

Thaï regarda ses amis dans la boutique : ils dormaient tous à poings fermés.

Il se mit lentement debout, alla jusqu’au puits à l’arrière de la boutique, se débarbouilla et fit couler un peu d’eau sur sa poitrine. Il voulait prendre une douche mais il était venu sans rien. Il avisa une serviette élimée sur la corde à linge, près du puits. Il n’avait aucune idée d’à qui elle appartenait, mais il s’essuya avec.

Otto se réveilla, plia son sac de couchage et, après cela, comme d’habitude, alla au bac à glace, y versa de l’eau d’un bidon en plastique, but un peu d’eau fraîche et referma le couvercle. Au moins, lui et ses amis étaient sûrs d’avoir de l’eau pour se remplir l’estomac aujourd’hui. Cela fait, il alla faire ses besoins.

Rang alla au marché avant même de se débarbouiller et de se brosser les dents. Il savait qu’au retour, il aurait tout le temps de faire sa toilette. Entretemps, Nit aurait fait cuire le riz. Le Vieux balaierait la boutique ou se serait enfermé dans les chiottes, un livre à la main.

Ils se partageaient les tâches et s’entraidaient pour les corvées selon leur humeur. Si quelqu’un voulait aller faire les courses, il y allait, sinon, quelqu’un d’autre le faisait. Quand il n’y avait pas de volontaire, ils tiraient à la courte paille.

Ce jour-là, Otto faisait la cuisine. C’était le seul dont les aptitudes culinaires étaient suffisantes pour honorer un invité de marque.

Ce matin-là – cet après-midi, en fait –, c’était Thaï leur invité de marque, et il était fort bien accueilli. Après une bonne douche, il y eut de l’herbe, pour son plus grand plaisir, tandis qu’il écoutait de la musique douce sur un magnéto, sirotait du thé et lisait le journal que Rang avait rapporté du marché avant le repas. Ce n’était pas souvent que Rang achetait un journal, à moins qu’il y eût un hôte, étant donné que personne dans la boutique ne s’intéressait aux nouvelles, qu’il s’agisse d’événements politiques ou de faits divers.

Quand le premier repas de la journée fut terminé et qu’ils furent tous rassasiés, leur bateau à voile se trouva mis à contribution pour l’hôte. Il l’emporta en mer, bravant vagues et vent jusqu’à Jun Island, dont il fit le tour, avec le Vieux et Otto jouant les guides en indiquant les hauts lieux de ce qu’ils considéraient tous comme leur île privée.

Le bateau était plein de provisions – eau fraîche et amuse-gueule divers –, juste ce qu’il fallait pour accompagner l’herbe. Quand le bateau parvint à destination, le Vieux baissa la voile et Otto jeta l’ancre, la chaîne se déroulant langoureusement à sa suite dans l’eau transparente. Puis le bateau s’immobilisa, tanguant à peine quand des vaguelettes le pelotaient pour s’amuser.

Le Vieux prit la pipe en bambou et y versa de l’eau d’une bouteille. Il tira dessus pour vérifier le niveau de l’eau, ce qui provoqua un gargouillis prolongé. Il s’y prenait avec le soin et l’adresse d’un mécanicien chevronné réglant un moteur avant un départ pour un long voyage. Et alors qu’il vérifiait son équipement, il demanda soudain à Thaï : « Ça fait combien d’années que tu fumes de l’herbe? »