La filière allemande

« TU t’assures pas qu’il rentre sans encombres ? demande Chouanchoua à Otto quand Thaï quitte le resto son sac à la main.

– Il est assez grand. S’il peut pas trouver sa maison, c’est son problème ! s’exclame Otto, en éclatant de rire et en prenant une gorgée.

– Mais il est complètement défoncé ! reprend Chouanchoua, avec inquiétude.

– À ce que je peux voir, tu l’es plus que lui, répond Samlî. Si tu y vas, les gens vont croire que c’est lui qui t’accompagne. » Il vide la bouteille de whisky dans les verres de ses amis. « Voilà. Finissons-en.

– Y’a le feu ou quoi ? Tu veux aller où ? » s’étonne Chouanchoua.

Samlî répond à la question une fois qu’il a reposé son verre.

« Boire de l’alcool étranger, qu’est-ce que tu crois ? » L’étincelle de malice dans ses yeux est celle du démon de l’alcool en personne.

« Ah, OK, t’as raison ! »

Les trois amis s’empressent de finir leur verre et de payer l’addition puis ils se retrouvent dehors, enfourchent les motos et filent vers le resto de Thaï avec le même objectif : la réserve à boissons… dont la clef est dans la poche de Thaï.

Ils arrivent sains et saufs au restaurant, garent leurs motos et puis entrent d’un pas nonchalant dans le resto tout en faisant des plans.

« Prenons-les pour les boire chez Îat, suggère Samlî avant même de voir les bouteilles.

– T’en as pas marre du bouiboui de Îat ? demande Otto à Chouanchoua.

– Pour moi, c’est du pareil au même. »

Otto sort la clef et ouvre la porte de la cuisine. Des relents de nourriture pourrie agressent aussitôt leurs narines mais ils ne font pas marche arrière pour autant. Dans la lumière de la porte, ils peuvent voir des pots et des assiettes entassés un peu partout sur le plancher, laissés là par un Thaï négligent, depuis la fin de la saison dernière.

Otto se dirige vers la réserve. Dans sa hâte, il manipule une des clefs maladroitement comme si chaque seconde comptait. La porte de la petite pièce s’ouvre. Il appuie sur l’interrupteur, le néon grésille puis s’illumine. Il y a des caisses de boissons gazeuses, des bouteilles d’eau, un magnétophone, des piles de cassettes et d’ustensiles de cuisine.

Au-dessus d’une étagère, il y a un meuble contre le mur, fermé à clef. Ils ont l’impression d’entrer dans la caverne d’Ali Baba.

Otto secoue le trousseau et se dirige vers le meuble avec une jubilation anticipée. Il glisse précautionneusement une clef dans la serrure.

Samlî comme Chouanchoua sont silencieux, le regard rivé sur la main d’Otto.

La première clef ne veut pas entrer. La suivante entre mais ne tourne pas. Ni la suivante. Ni celle d’après, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de clef à essayer. Aucune n’est la bonne.

« Merde, on l’a pas ! s’écrie Otto, incrédule.

– Comment ça ? Laisse-moi essayer. »

Samlî rafle le trousseau et essaie à son tour toutes les clefs…

« On l’a vraiment pas, gémit-il.

– On fait quoi ? demande Chouanchoua, ne voulant pas s’avouer vaincu.

– Crochète cette foutue serrure ! s’exclame Otto.

– Ouais, exactement, renchérit Chouanchoua. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. »

Samlî n’émet pas d’opinion mais se met en quête d’un marteau. Il regarde autour de lui et tombe sur un tournevis plutôt gros dont il s’empare avant de se mettre à la tâche.

« Je vois rien, dit Otto à Chouanchoua tandis que Samlî essaie de crocheter la serrure.

– Non, moi non plus. Rien du tout, dit Chouanchoua en riant.

– Votre Honneur, j’en prends la pleine et entière responsabilité », marmonne Samlî tout en s’activant.

Une fois le fermoir arraché, la clef n’est plus un problème. Samlî ouvre le meuble, révélant des rangées de bouteilles, nimbées d’une aura qui les éblouit et les envoûte, leur faisant oublier le monde extérieur, y compris la puanteur de la nourriture avariée qui sature toujours l’endroit. Ils ne sentent plus désormais que l’arôme de l’alcool tant convoité.

Samlî attrape une bouteille, puis une autre, incapable de choisir.

Finalement, ils décident des marques avec lesquelles commencer leur journée, sachant pertinemment que, de toute façon, il sera difficile aux bouteilles de s’envoler de la réserve.

Ils fauchent deux bouteilles de whisky de marques différentes et, à en juger par leur état actuel d’ébriété, ce qu’ils sortent du meuble suffira pour cette longue nuit. Et, si ce n’est pas le cas, il n’y aurait rien qu’une bouteille de bière par personne après coup ne pourrait remédier jusqu’à ce qu’ils perdent l’usage de leurs jambes.

Personne ne se soucie plus de la clef. Plus besoin de perdre son temps à la chercher, pas besoin non plus de verrouiller le meuble dans les jours qui viennent aussi longtemps qu’il restera une bouteille.

Ils ferment la porte de la cuisine et sautent sur leurs motos, craignant que leur ivresse retombe, direction le resto de Îat, qui est le plus proche dans les environs.

« On pourra toujours aller faire un tour plus tard, fait valoir Samlî après avoir commandé glace et soda.

– Ce soir, tu devrais aller en discothèque, dit Otto à Chouanchoua.

– Quoi ! Tu plaisantes, répond Chouanchoua, qui ne trouve pas ça drôle.

– Mais si ! C’est quelque chose à voir, insiste Otto.

– Non, c’est trop loin. C’est mieux de rester là à boire. »

Chouanchoua pense que la boîte de nuit dont son ami fait état doit se trouver en ville et surtout, que, à tous les coups, elle ne serait pas à la hauteur de celles de Bangkok. Ce serait donc une perte de temps.

« Qu’est-ce que tu veux dire, loin ? dit Otto. C’est sur la plage, ici même. Faut y aller. Je te garantis que t’y verras quelque chose de pas ordinaire.

– Y’a des chauffe-saucisses ? demande Chouanchoua, les yeux pétillants.

– Je suis pas sûr. Ça dépend de si c’est la tienne qu’elles veulent chauffer. » Otto rit joyeusement. Il ne s’attend à rien de tel, mais si l’occasion se présente, il ne dira pas non.

« Dépêche-toi un peu, enfin ! crie Samlî à Îat quand il le voit s’approcher avec des verres, des sodas et un seau de glaçons sur un plateau.

– Désolé, patron, je n’ai que deux jambes, pas quatre comme toi.

– Espèce d’enculé, jure Samlî, un sourire aux lèvres.

– Alors comme ça, vous avez décidé de ne pas vous reposer ? s’informe Îat en posant son plateau.

– C’est ce qu’on est en train de faire, répond Samlî en prenant un verre. Tu bois un coup avec nous ?

– Non, merci. J’ai peur, répond Îat en regardant les deux bouteilles de whisky avec appréhension. L’alcool étranger me fait peur.

– Vous avez peur de vous saouler ou de devenir un ivrogne ? demande Chouanchoua avec un sourire.

– De devenir accro. C’est cher, répond Îat, sachant sans avoir besoin de le demander où les trois lascars se sont procuré ces bouteilles. Ce serait du gâchis. Je suis un buveur amateur. Je sais pas apprécier la différence.

– Eh, doucement ! s’exclame Otto en voyant les doses de whisky que verse Samlî. On a toute la nuit. »

Il reverse la moitié du whisky dans le verre de Chouanchoua puis remplit le sien de soda à ras bord. Les bulles dansent joyeusement. Ceci fait, les trois verres tintent l’un contre l’autre en un bruit agréable.

« À la clef ! énonce Samlî, portant un toast.

– Bon anniversaire ! ajoute Chouanchoua.

– Et c’est parti ! » dit Otto à ses amis.

Ainsi commence le premier round de la soirée.

En reposant son verre, Samlî sourit joyeusement et allume une cigarette d’un air satisfait. Son visage est complètement détendu, sans le moindre signe de détresse, pas même un peu d’inquiétude pour l’effraction du meuble. Au contraire. S’il restait une trace de l’épisode du cabinet sur son visage, ce ne pourrait être que la satisfaction d’un travail bien fait, d’avoir fourni ses amis en alcool.

« Combien de jours vous croyez que la réserve va durer ? » demandet-il.

Chouanchoua lève son verre, avale une autre gorgée, s’allume une cigarette et expire de la fumée avant de répondre : « Une semaine. »

C’est une bonne estimation, compte tenu des capacités de trois personnes buvant tous les jours des quantités modérées.

« Pas plus d’une semaine, ajoute Otto, d’accord avec son ami, en ajoutant tout de même une nuance. Une journée, si Lân était là. »

Otto rigole de sa propre réflexion. S’il était ici, ils mettraient la gomme.

« Enfoiré, parle pas de lui, des fois qu’il se ramène… »

Samlî rit. Il aimerait bien que Lân soit là, avec eux, se dit-il. C’est pas souvent qu’il y a une occasion pareille. C’est la première fois qu’il y a un bar entier d’alcool étranger à boire. « Et Met Kanoun, ajoute Chouanchoua.

– S’il était là lui aussi, on devrait distribuer les bouteilles d’emblée : à chacun les siennes, et pas touche aux miennes quand ton quota est épuisé », dit Otto, qui éclate de rire en visualisant la scène.

La session éthylique se poursuit. Ils s’entraident pour remplir les verres, se racontent des histoires, des histoires concernant leurs amis, qui leur manquent, qu’ils calomnient et injurient. Les absents sont traités de tous les noms : comme ça, ils leur manquent un peu moins. Quand ils entament la seconde bouteille, toutefois, leurs amis leur manquent déjà un peu moins. Chacun se demande où aller pour refaire le plein de bonheur. Finalement, les souvenirs de leurs amis disparaissent peu à peu, les laissant tous trois seuls, sans aucune notion de l’heure et ne faisant plus attention à personne. Ils ne savent qu’une chose : ils sont tous saouls, tous dans la même galère, prêts à se prendre par les épaules pour marcher droit devant.

« Allons-y, dit Otto à ses amis, levant son dernier verre.

– Allons-y. »

Chouanchoua pense qu’il est effectivement temps. Il s’empare de la bouteille de whisky avant de se lever.

Samlî remet ses cigarettes et son briquet dans sa poche et descend le reste d’alcool dans son verre.

« Îat, mets ça sur notre ardoise », lance Otto.

Et ils laissent derrière eux une bouteille de whisky, des verres, des bouteilles de soda, le tout vide, ainsi que des plats d’amuse-gueule en déconfiture, le seau à glace et des traînées d’eau partout sur la table.

« Essayons de ne pas nous tuer, OK ? dit Chouanchoua à Samlî pour plaisanter, pendant qu’ils s’installent sur la moto.

– Tu veux pas te coudre une poche dans la tête comme Met Kanoun ? »

Samlî part d’un rire aigu puis fait mine de conduire en zigzag, façon Otto.

Ce soir, le ciel est couvert, sans étoiles ni lune. Parfois des éclairs puissants avertissent qu’il va pleuvoir dans peu de temps, mais ils n’ont pas peur, ils continuent de rouler à plein gaz.

La discothèque qu’Otto veut montrer à Chouanchoua est sur la plage. C’est une cabane avec un toit de chaume et une terrasse en ciment surélevée qui peut contenir seulement cinquante à soixante personnes. C’est un lieu de rencontre pour les farangs noctambules qui veulent danser. En ce moment, il y en a peu à voir, des farangs mâles avec des femmes thaïes, des femmes farangs seules, qui agitent leur corps au rythme d’une musique assourdissante. Il y a une rambarde en bois autour de la terrasse comme pour empêcher les danseurs ivres de tomber sur les tables installées autour de la piste dans la partie couverte, où quelques farangs sont assis à boire, certains accompagnés de Thaïes.

Le bruit de leurs motos attire l’attention d’un groupe de jeunes filles thaïes assises à une table et elles se tournent vers eux d’un même mouvement, mais quand elles voient que ce sont des Thaïs qui arrivent, elles détournent le regard.

Otto emmène ses amis jusqu’à une table à ciel ouvert côté plage, aussi loin que possible de la musique pour ne pas avoir trop à crier pour se faire entendre. Les tables sont plutôt rapprochées les unes des autres. D’épaisses planches recouvrent le sol et, sur toute la longueur, de chaque côté, il y a des bancs en bois avec des dossiers rudimentaires.

Chouanchoua pose la bouteille de whisky sur la table puis s’adosse. Samlî fait le tour de la table et s’assied sur le même banc.

« Je reviens dans une minute », crie Otto avant de se diriger vers le bar.

Le bar est situé entre la piste et les cuisines. C’est là qu’officie le DJ et que l’on commande boissons et nourriture. Le jeune DJ éructe des « Oh yeah, oh yeah » dans un micro au gré des morceaux.

Au-dessus de la piste est suspendue une boule à facettes qui tourne en reflétant des lumières, et des faisceaux stroboscopiques rouges et verts sont projetés au gré des interventions du DJ.

Ce n’est guère différent d’une danse de temple au bord de la mer la nuit.

Chouanchoua détourne son regard et dit à Samlî : « C’est nul, comme bastringue !

– Eh, tu peux pas comparer avec Bangkok. »

Samlî sait fort bien que, si Otto a encouragé Chouanchoua à venir ici, c’est parce qu’il veut lui montrer quelque chose d’inhabituel sur lequel il pourrait écrire.

« C’est pas ça. J’étais pas en train de comparer. Je veux dire, ça rime à quoi d’installer ça sur la plage ? On devrait laisser la mer tranquille, bordel, pour que les gens viennent écouter les vagues.

– Mais les gens veulent s’amuser. » Samlî désigne d’un geste du menton la foule à l’intérieur.

« Ils pourraient faire ça plus à l’intérieur des terres. Il devrait y avoir une loi pour dire à quelle distance de la mer ils peuvent le faire.

– Tu cogites vraiment trop. Tu peux toujours avoir des lois, ça sert à rien, répond Samlî, moqueur. Va donc voir la plage, là-bas. Ces fumiers ont déplacé la route, ils ont déplacé l’école et se sont approprié la plage, pour eux et leur putain de club.

– Sans blague ?

– Ouais. Ils ont déplacé l’école, ils en ont construit une autre et ils ont changé le nom de l’école et lui ont donné leur nom. Les villageois ont pas voulu les laisser faire et se sont plaints.

– Le culot de ces salopards ! »

Otto arrive avec soda, verres et glaçons. Chouanchoua se tait. Il prend les verres, verse le whisky, chacun mélangeant son breuvage jusqu’à obtenir la boisson qui lui convient. Après leur première gorgée, Chouanchoua demande à Otto :

« Pourquoi tu disais qu’il y avait quelque chose d’inhabituel ici ?

– Bordel, regarde donc un peu autour de toi. Plus étrange qu’à Bangkok, disons. C’est le dernier cri, ici, ça a juste ouvert cette année. Ou peut-être que tu veux monter sur Bong Hill pour voir quelque chose de plus étrange ? » Il se tourne pour indiquer la colline sombre derrière lui.

« Oh, c’est donc là où Thaï aime aller ?

– Ouais, c’est là. Mais si tu pars d’ici, faudra que tu marches, les bécanes ou les caisses peuvent pas t’y emmener, explique Otto. Tu veux y aller ?

– Non, merci », répond Chouanchoua d’un ton bourru. Il vient juste de remarquer que la discothèque est au bout de la plage, tout en bas de la colline.

« Eh, le voici, dit Samlî en désignant un groupe de gens. Le proprio de Bong Hill vient juste d’arriver. Je vais lui dire de t’y emmener. »

Un homme en short et sweat-shirt se présente avec quatre farangs, un homme et trois femmes.

« Yon, hé, Yon ! » crie Samlî, en saluant de la main.

En reconnaissant Samlî, l’homme répond par un sourire et s’approche.

« Comment ça va ? D’où viens-tu ? »

Il prend Samlî par les épaules comme s’ils étaient de vieux amis puis sourit à Otto.

« Comment va ?

– Ça va.

– J’ai entendu dire que Thaï laissait tomber son resto, c’est vrai ? demande-t-il à Otto, de l’impatience transparaissant dans sa voix.

– J’en suis pas sûr encore, répond Otto sans mentir. Comment tu sais ça ?

– Peutt disait qu’il allait laisser tomber et lui filer la moitié des bénéfices.

– Vraiment ? Je savais pas. Quand il est parti, il a rien dit. Ce qu’il disait hier soir, c’est qu’il allait d’abord ramener sa femme et décider ensuite pour le resto. »

Otto n’a jamais pensé que Thaï puisse revenir sur sa parole et, soudain, il est en colère.

« Eh, qu’est-ce qui le travaille, au juste ? » demande Yon en regardant Samlî fixement. Cinq ans plus tôt, ils ont tous les deux emmené Thaï prospecter pour trouver un endroit où construire son restaurant.

« Chais pas… Viens t’asseoir avec nous, propose Samlî.

– Non, non, mettez-vous à l’aise, je suis venu avec d’autres gens. »

Il jette un regard au groupe de farangs qui attendent, certains balayant la discothèque des yeux.

« Alors, comme ça, tu sors ta femme ? demande Samlî.

– Non, ce sont des amis de ma femme. On savait pas trop quoi faire après le dîner.

– Asseyons-nous tous ensemble ici, y’a plein de place, et d’alcool aussi. Est-ce qu’ils boivent du whisky ? demande Samlî.

– Oui, le type surtout.

– Dis-leur de venir. »

Otto se décale pour s’asseoir sur le même banc que Chouanchoua et Samlî. Il veut parler de Thaï à Yon.

« OK, laisse-moi leur demander. »

Yon rejoint le groupe. Un moment plus tard, ils s’approchent tous. Yon prend place à côté d’Otto, sa femme et ses amis s’installent de l’autre côté de la table, en face de lui. La serveuse attend leur commande.

« Qu’est-ce que vous prenez ? demande Yon à la cantonade.

– Mékong, demande le farang.

– Une Kloster, demande sa compagne.

– Un whisky avec de l’eau, demande l’autre fille.

– Une Singha, commande la femme de Yon.

– Yon, bois ça avec nous, propose Samlî en montrant du doigt la bouteille de whisky.

– Vous allez vous rappeler les commandes ? » demande Yon à la serveuse avec un sourire.

Elle hoche la tête et sourit.

« Alors, apportez-moi un verre et encore du soda et des glaçons. Et un Coca. Et une flasque de Maekhong, pas une bouteille. »

Elle hoche la tête et s’éloigne.

« Attendez ! s’exclame Samlî avant de se tourner pour consulter Yon. Elle a commandé du whisky et de l’eau, n’est-ce pas ? On a déjà le whisky. Il suffit qu’elle commande de l’eau. Puis demande à l’autre si elle veut de notre alcool, aussi. Si oui, pas besoin de commander du Maekhong.

– Mékong, répète le farang en entendant le nom de l’alcool.

– Maekhong, le corrige Samlî comme un prof enseignant le thaï.

– Çui-la, il boit que du Maekhong avec du Coca, explique Yon. Bon, dans ce cas, pas besoin de whisky. Apportez-nous une bouteille d’eau seulement. Mettez-la sur mon compte », ordonne-t-il à la serveuse. Quand elle leur tourne le dos, il commence à faire les présentations.

« Lui, c’est Wolfgang. » Il désigne le farang, mais apparemment ce dernier n’est pas content d’être présenté ainsi.

« Harry ! » s’écrie-t-il, en pointant un index sur sa poitrine, puis il tend la main pour serrer celle de chacun des trois Thaïs. Il a l’air déjà un peu éméché.

« O-kay, Harry, reprend Yon. Elle, c’est Krist. »

Elle leur serre la main à tous.

« Ces deux-là sont mariés, dit Yon à Samlî. Et elle, c’est Else », dit-il, présentant la fille assise à côté de Krist. Elle sourit et tend la main vers Samlî, puis Chouanchoua et enfin Otto. « Celle-ci est… Eh, comment dit-on ? Son mari est le petit frère de Krist, comment il faut dire pour toutes les deux ?

– Des belles-sœurs, souffle Samlî.

– Celle-ci, pas besoin que je la présente, poursuit Yon en désignant sa femme. Somsî. »

Cela provoque des rires à la table.

« Ils sont tous allemands, c’est ça ? demande Otto.

– Oui, répond Yon Lui, c’est Otto. »

Il commence les présentations des gens assis de son côté de la table.

Le côté allemand échange quelques mots, parmi lesquels on peut entendre « Otto ».

« Yes, I am German, leur dit Otto en riant.

– Yes, yes, I am Thai, réplique aussitôt Harry, riant lui aussi.

– Otto a une boutique d’articles en cuir, qu’il fabrique lui-même », leur dit Yon. Les quatre farangs ont l’air intéressé. « Et lui, c’est… euh…

– Je m’appelle Chouan, un ami d’Otto.

– Il est écrivain, ajoute Otto.

– Lui, c’est Samlî.

– I am a Negro », se définit Samlî, puis il rit bruyamment sans se soucier de savoir si les farangs de l’autre côté de la table comprennent ou pas, mais tous les Thaïs s’esclaffent.

L’hilarité crée une fracture dans le cercle. Les farangs sont interloqués et regardent tous Yon, interrogateurs, se demandant pourquoi la remarque de Samlî provoque une telle hilarité. Yon doit donc leur expliquer que samlî signifie « coton », d’un blanc impeccable, alors que Samlî a la peau très noire.

Harry éclate de rire avant que Yon ait fini, et la cassure disparaît, farangs et Thaïs rient dans la même langue.

Quand toutes les boissons sont servies et qu’ils se mettent à boire, toutes les incompréhensions ont bel et bien disparu, cédant la place à une intimité croissante.

Espèce de fils de pute, Thaï, tu m’en as jamais dit un mot, pense Otto. Il ne prend pas part à la discussion autour de la table. Crispé par ce qu’il vient d’apprendre par Yon, il ne veut pas y croire. Comment Thaï peut-il en avoir décidé ainsi ? Il refuse de croire qu’il ait voulu le lui cacher. Il aurait dû au moins lui dire quelque chose, ne pas le laisser apprendre la nouvelle par quelqu’un d’autre. Il a agi comme un étranger, pas comme un ami. La nuit dernière, ils avaient discuté et s’étaient mis d’accord, Thaï avait pratiquement promis de ramener sa femme avant de décider ce qu’il ferait du resto. Pourquoi a-t-il changé d’idée ? Otto ne veut pas le croire. Va au diable, c’est ton resto.

Une fois de plus, Otto essaie de se forcer à ne plus y penser mais, plus il essaie, plus il en revient à la même chose : Va au diable, c’est ton resto. Il se remet à boire et reporte son attention sur la conversation, sur ce que Samlî et Chouanchoua disent aux autres.

« … d’habitude, on la changeait quand tous les touristes étaient partis. Quand j’étais gosse, il n’y avait pas autant de touristes que maintenant ; on la changeait une fois par semaine, mais maintenant, on la change tous les jours. »

Samlî parle en sa qualité de natif de Phuket. Il explique le travail des autorités municipales qui changent l’eau dans la mer tous les jours.

Cette histoire fait rire Otto, mais il se remet bientôt à penser à Thaï sans s’en rendre compte, se sentant coupable de ne pas être allé l’aider cette saison, de l’avoir laissé tenir son restaurant seul. Peut-être Thaï a-til pensé que son ami l’avait laissé tomber ? À vrai dire, Otto avait dans l’intention de lui faire prendre conscience de ce qu’il faisait. S’il avait su que Thaï déciderait d’abandonner, il aurait quitté sa boutique pour être avec lui, lui donner un coup de main, comme la fois d’avant. Plus il pense à leurs soirées passées ensemble dans le restaurant, plus il se sent lié à cet établissement et il est désolé, comme si c’était lui le propriétaire.

Désormais, il n’ira probablement plus là-bas. Surtout si le nouveau proprio, c’est Peutt. Otto est d’autant plus inquiet pour son ami, craignant qu’il se soit fait flouer. Il l’a prévenu pourtant, la veille, lui disant qu’il connaissait bien ce mec depuis Pattaya, mais Thaï, apparemment, ne l’a pas cru.

Va au diable, c’est ton resto.

« Thaï s’est vraiment mis d’accord avec Peutt pour partager l’affaire ? » demande Otto à Yon assez bas pour que seul son ami l’entende. Jusqu’à présent, il n’a pu s’entretenir en privé avec lui. Désormais, tout le monde, à la table, n’en a que pour Chouanchoua et Samlî.

« Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? demande Yon, qui écoutait Chouanchoua exposer son idée de se rendre en Allemagne à la nage.

– Thaï s’est vraiment mis d’accord avec Peutt pour partager ?

– Oh, je vois… Eh bien, ce soir, Peutt est venu me parler. Peut-être que c’est vrai. Sinon il ne serait pas venu m’en parler. Il m’a dit que Thaï en avait marre et qu’il lui laisserait gérer l’affaire contre la moitié des bénéfices. Il pense laisser sa femme s’occuper du resto et réembaucher l’ancienne cuisinière. Il m’a dit qu’elle savait faire de la cuisine occidentale, maintenant.

– Quelle cuisinière ?

– Ben, celle-là… celle avec qui Thaï a eu une liaison. »

Otto est abasourdi, il se sent d’autant plus désolé pour le restaurant que son ami a bâti de ses propres mains.

« Dommage, pour le resto, maugrée-t-il.

– Ouais, je pensais justement à ça moi aussi. Je l’ai vu venir dès le début de la construction. Au début, je pensais qu’il allait réussir. Il a l’air d’un type intelligent. Il aurait pas dû y avoir une histoire pareille…

– Peutt s’est dégotté un marché foutrement juteux, résume Otto, du mépris dans la voix.

– Thaï aurait dû le lui louer avec un bail, ou mieux encore le lui louer tout court, pour être sûr d’avoir de l’argent. Il aurait pas dû accepter de partager. Bien sûr, c’est censé lui rapporter plus qu’une location, comme ça, mais il faut vraiment avoir confiance dans l’autre. Remarque, ces deux-là sont déjà copains comme cochons, peut-être que tout se passera bien… »

Va au diable, c’est ton resto.

« … pas besoin de passeport ou de billet d’avion. Il suffit de faire attention aux requins, voilà tout », poursuit Chouanchoua en riant de ses propres divagations.

Les deux autres ne semblent pas se faire du souci pour Thaï, peutêtre parce qu’ils ne sont pas aussi proches de lui, surtout Chouan, qui ne l’a rencontré que deux fois. Ils ont commencé à s’amuser, à devenir intimes avec l’alcool de Thaï, gorgée après gorgée. Mais Otto ne peut se résoudre à partager l’amusement de ses amis. Est-ce que Thaï va seulement obtenir sa part ? Il suffirait au mec de prétendre que le resto a fonctionné à perte cette année, et qu’est-ce qu’il en tirerait ? Même pas le montant d’un loyer. Et puis, le matériel et les ustensiles vont se détériorer, pendant l’année. Il aura perdu un an sans rien obtenir. De quelque façon qu’on la considère, l’affaire est foireuse. Le resto n’est pas construit depuis bien longtemps et il va tomber entre les mains de quelqu’un d’autre, sans que cette personne investisse un centime, sa seule contribution étant de trouver le chanvre pour enfumer Thaï, pour le rendre dépendant au point que l’autre lui fasse confiance.

Le fumier !

Otto refuse que Peutt prenne le contrôle du restaurant de Thaï. Même si Peutt ne cherche pas à tricher. Mais il n’est pas en son pouvoir de faire quoi que ce soit, étant donné que c’est Thaï le propriétaire, et que le propriétaire a déjà accepté le partage. Et qui es-tu de toute façon ? Pourquoi veux-tu intervenir ?

Il n’en continue pas moins de se creuser la tête pour trouver une solution. Il veut aider son ami. Soudain, Otto sourit, pensant à ce que Thaï a dit la nuit dernière : « Qu’en dis-tu ? J’ai investi le capital. On pourrait juste partager le profit. » Au moins il entrevoit une issue de secours, mais c’est bien la dernière chose qu’il choisirait de faire.

Otto va essayer de lui parler pour le ramener à la raison.

Si cela ne fonctionne pas, Otto lui demandera de gérer lui-même le restaurant en échange de la moitié des bénéfices. Il fera cette demande en tant qu’ami, pour le forcer à choisir entre un ami et un étranger. S’il pense que ce type, Peutt, est mieux que son propre ami, qu’il accepte, mais Otto est convaincu que Thaï le choisira lui, quel que soit l’accord passé auparavant avec Peutt.

Et si Thaï ne veut vraiment pas rentrer s’occuper de son restaurant, Otto devra laisser tomber sa propre boutique, laisser Taine s’en occuper seul, et prendre soin du restaurant de son ami à temps plein. Ce serait toujours mieux que de laisser d’autres en profiter sur le dos de Thaï.

Si Otto doit en arriver là, l’histoire ne s’arrêtera pas aussi facilement. Il se ferait des ennemis en contrecarrant leurs plans. Plusieurs personnes y perdraient dans l’affaire, et à cause de lui, en particulier les associés des bungalows. Au moins au début, il serait difficile de les regarder droit dans les yeux ou peut-être qu’ils lui feraient un sale coup, mais, quoi qu’il en soit, il se battrait. Avec n’importe qui d’autre, il n’interviendrait pas, mais cela arrivait à un ami et il ne pouvait pas rester sans rien faire. Ces salopards me font pas peur, se dit Otto, redevenu soudain l’ancien Otto, celui qui a fait de la taule.

« Hé, patron, on est en panne de carburant. » La voix de Chouanchoua témoigne de son ivresse.

« C’est lui qui gère mon stock d’alcool », dit Samlî à Yon, d’une voix elle aussi avinée.

Et c’est pour ses amis, une fois de plus, qu’Otto doit quitter la table et enfourcher Tobi pour qu’elle le mène jusqu’à la réserve de carburant, sous un ciel traversé d’éclairs occasionnels.

En arrivant au restaurant, une masse sombre dans l’obscurité, il se rend compte qu’il a promis à son ami de le garder mais que ça lui est totalement sorti de l’esprit. S’ils ne s’étaient pas trouvés à court d’alcool, il serait toujours sur la terrasse de la discothèque, sans même songer à y retourner pour mettre de la lumière pour dissuader les voleurs. Il allume devant le restaurant et à l’intérieur, puis ouvre la porte de la cuisine. Comme il y entre, des rats détalent. Il allume, va ouvrir la porte de la réserve et prend une bouteille de whisky.

Avant de refermer à clef la porte de la cuisine, une pensée lui traverse l’esprit : Demain, faut qu’on nettoie ce bazar.

La bouteille à la main, il enfourche Tobi et repart en sens inverse. Il n’a pas parcouru plus d’une centaine de mètres qu’il se met à pleuvoir des cordes, mais Otto ne pense pas une seconde à faire demi-tour.

La route, à cette heure-ci, est d’un noir d’encre. Otto compte sur le phare avant de Tobi, aussi faible qu’une lanterne, pour distinguer son chemin à travers le rideau de pluie. Parfois il y a des éclairs, suivis de grondements assourdissants qui font trembler la terre. Otto ralentit : s’il commet la moindre erreur, il pourrait se blesser. Pire encore, il a peur que la bouteille se brise avant d’atteindre les mains de ses amis. Aussi poursuit-il lentement, sans prêter attention au froid tout du long.

Il se promet que, lorsqu’il atteindra la discothèque, il boira tout son saoul et se paiera du bon temps, pour changer. Plus de soucis, plus de problèmes.

À présent, la discothèque est enfermée dans des pans de toile qui pendent des auvents jusqu’au sable. Tout le monde s’est réfugié à l’intérieur, rendant l’endroit encore plus fiévreux et bondé. Tous ne pensent qu’à danser, avec pour accompagnement la musique assourdissante dans ce monde carré exigu saturé de fumée de cigarette et parfois de ganja aussi.

Otto appuie Tobi contre le tronc d’un cocotier puis, tenant fermement la bouteille, se rue dans le petit carré.

« Le v’là ! » s’écrie Chouanchoua en l’apercevant. Otto est complètement trempé. La tablée l’acclame tandis qu’il lève la bouteille comme un vainqueur de retour du champ de bataille.

Aucun des farangs n’a cru qu’Otto roulerait sous cette pluie battante. Ils étaient convaincus qu’il ne serait pas assez fou pour affronter l’orage et pensaient qu’il attendrait une accalmie au restaurant. Mais Samlî et Chouanchoua ont rétorqué d’une même voix qu’il foncerait sous la pluie et que, même s’il était foudroyé en cours de route, il s’arrangerait pour livrer la bouteille avant de rendre l’âme.

Otto pose la bouteille sur la table, s’écarte pour s’ébrouer puis rejoint le cercle des buveurs, maintenant coincé autour de deux tables dans un espace plus exigu. Une chaise vide en bout de table, en face de Harry, l’attend, et le verre devant lui est plein pour l’accueillir.

Otto s’assied puis trinque avec les autres.

« Au bonheur, et surtout au mien ! » Son toast fait sourire tout le monde autour de lui, puis il descend une puissante gorgée pour se réchauffer.

Va te faire foutre, c’est ton resto.

Ses inquiétudes passées ont disparu. C’est l’heure de s’amuser, à présent. Mais on dirait que la gaieté d’Otto a encore quelques trains de retard par rapport à celle de Samlî et de Chouanchoua. Ces deux-là sont tellement cuits que la musique les fait se lever et, bras dessus, bras dessous, ils titubent jusqu’à la piste pour faire leur numéro sans se soucier des regards. Mais ils ne créent d’ennuis à personne, s’amu-sent simplement. Krist et Harry ne tardent pas à être appelés à leur tour et vont sur la piste. Harry emporte son verre.

Yon et Somsî restent ensemble, à l’écart, comme le font les couples mariés. Toute l’année, ils ont été séparés. Somsî est venue voir Yon pendant la saison des pluies et, quand celle-ci prendra fin, elle rentrera en Allemagne.

Ils doivent avoir des tas de choses à se roucouler, pense Otto. Il se tourne pour parler avec Else et lui pose des questions simples. Même s’ils ont du mal à communiquer, c’est mieux que de rester muets.

« Combien de fois êtes-vous venue à Phuket ? »

« Ma maison est à Bangkok. »

« En cette saison, il y a peu de touristes, seulement la pluie. »

« Je reste à Phuket deux semaines, à Bangkok une semaine, et puis je repars. »

« J’ai une boutique ici. Je vis ici depuis trois ans. » Etc.

Otto ne pense à rien au-delà de cet échange de banalités. Il ne pense pas à faire chauffer sa saucisse, comme l’a charrié Chouanchoua un peu plus tôt dans la soirée. La raison pour laquelle il n’y pense pas, c’est que, lorsque Yon l’a présentée, il a dit qu’elle était la belle-sœur de Krist. Elle a déjà un mari. Il n’a jamais fait du gringue aux femmes mariées.

Une fois, quand il était à Pattaya, un couple farang s’était joint à leur groupe, dans la boutique, jusque tard dans la nuit. Le mari était ivre et avait tourné de l’œil, mais la femme était toujours d’attaque et flirtait avec ses amis. Otto fut le seul cette nuit-là à ne rien faire avec elle, ne se départant jamais de la règle stricte qu’il s’était fixée.

Ne jamais jouer avec les sentiments des autres.

Il ne sortait qu’avec des femmes non accompagnées ou des femmes dont il ne connaissait pas la situation exacte parce qu’elles ne le lui avaient pas dit.

L’expérience qu’il avait des étrangères lui avait appris qu’elles ne se prostituaient pas quand elles s’amusaient avec lui. Au contraire : dans la mesure où il était capable de penser qu’il se servait d’un chauffe-saucisse étranger, elles devaient penser pareillement qu’elles se servaient d’un pilon indigène. Personne n’était perdant. Ils se servaient l’un de l’autre et puis se séparaient.

« Êtes-vous marié ? demande Else.

– Pas encore, je suis toujours célibataire, répond Otto sans arrièrepensée, se demandant si elle a envie de s’amuser un peu vu qu’elle a déjà pas mal bu.

– Tape-la-toi, Otto, l’encourage Yon en tendant le bras pour attraper le whisky.

– Pas question, elle est mariée, répond Otto en lui tendant le seau de glaçons.

– Non, son mari est mort il y a deux ans. Elle a un gosse. » Yon s’exprime en thaï, faisant semblant de parler d’autre chose. « Je crois que tu lui plais. »

Il désigne une bouteille de soda. Otto la prend et la lui tend, puis boit quelques gorgées – à présent, il ressent comme une envie de sexe.

« Otto ! Otto ! Otto ! »

Chouanchoua émerge du sommeil en entendant les appels et les coups sourds sur la porte. Il se lève et ôte le loquet. Le soleil vif dehors le fait cligner des yeux. Un gros corps rond se tient debout devant la porte à contre-jour.

« Est-ce qu’Otto est là ?

– Oui », répond Chouanchoua paresseusement puis il se tourne pour regarder à l’intérieur du bungalow. Otto dort sur le lit avec Samlî.

L’homme se permet d’entrer et va réveiller Otto. Chouanchoua n’a jamais vu le type auparavant. Il devine à la façon dont il fait irruption ici que ce doit être quelqu’un d’important.

« Otto ! Otto ! » crie l’homme en le secouant.

L’intéressé finit par ouvrir les yeux d’un coup, tout à fait réveillé.

« Hé, Peutt ! Qu’est-ce qui se passe ?

– Eh, comment ça se fait que tu dors encore à une heure pareille ?

– Me suis couché tard, tiens donc. Qu’est-ce que tu veux ?

– Où est la clef de la cuisine ?

– Pourquoi ?

– Je vais la nettoyer. »

Peutt se comporte comme s’il était le propriétaire des lieux.

Otto prend la clef et la lui remet.

« Touche pas à ma réserve d’alcool. Thaï me l’a donnée. »

Son ton est aussi celui d’un propriétaire.

« Ivre mort, n’est-ce pas ? » dit Peutt affablement.

Chouanchoua n’est pas content. Cet homme ne montre aucun respect pour les autres ; il pourrait au moins lui montrer quelque déférence, vu qu’il ne l’a jamais vu auparavant. Il suit des yeux le gros corps jusqu’à ce qu’il repasse la porte.

« C’est qui, ce mec ?

– C’est Peutt, l’associé de Thaï.

– Je vois, dit Chouanchoua, hochant la tête. L’homme qui va gérer le resto en échange de la moitié des bénefs, c’est ça ?

– Ouais », grogne Otto tout en se rallongeant pour dormir, la tête encore complètement dans les vapes.

Ce n’est que dans le courant de l’après-midi que les trois cadavres commencent à bouger un peu, montrant qu’ils sont encore vivants, se levant groggy de leur couche avec des symptômes identiques : cheveux en bataille, yeux flous, voix rocailleuse et haleine infecte.

Samlî attrape une serviette, se désape puis s’enferme dans la salle de bains avant les autres. L’expérience lui a appris qu’après une nuit d’intense beuverie, s’éclabousser le corps et les cheveux à grande eau est la meilleure façon de se rafraîchir, au moins provisoirement.

Otto n’a toujours pas quitté le lit. Il reste allongé, écoutant les bruits d’eau en provenance de la salle de bains, et il sait que son ami se frappe la nuque pour se débarrasser de son brouillard.

« Aïe ! crie Samlî.

– Qu’est-ce qui se passe ? T’as retenu ta leçon ou pas encore ? s’écrie Chouanchoua.

– J’en veux encore… j’en veux encore ! » s’exclame Samlî, qui ne trouve pas la leçon à son goût. Puis il sort de la salle de bains, un large sourire sur le visage, les cheveux encore trempés, apparemment de nouveau d’aplomb.

C’est le tour de Chouanchoua. Quand son corps entre en contact avec la caresse froide de l’eau, il se rend compte qu’il n’a pas pris de douche depuis qu’il est arrivé à Phuket, deux jours plus tôt, deux jours passés à tituber de droite et de gauche au gré de l’alcool et de ses envies.

« Eh, allons chercher mon sac chez toi, dit-il à Otto tout en lui remettant la serviette.

– Ah, tu te rappelles enfin que t’es venu pour écrire un livre, le chambre Samlî.

– Espèce d’enfoiré. Et toi, alors ? Tu vas pas travailler ?

– C’est dimanche, monsieur. Jour de repos. » Samlî en était conscient depuis le début de la séance de beuverie, si bien qu’il s’est laissé aller.

« Quelle heure il est ? demande Otto.

– Une heure dix, répond Samlî.

– Merde, je suis baisé ! »

Otto file d’un pas lourd dans la salle de bains.

« Pourquoi ça ?

– J’avais promis à Else de passer la prendre à la boutique à midi, explique Otto.

– Bof, je te fous mon billet qu’elle est à peine réveillée elle-même », suppute Chouanchoua.

Mais Otto n’est pas de cet avis. Il se rue hors de la salle de bains, farfouille parmi les habits de Thaï et choisit ce qui lui plaît.

« Quel bel homme ! se gausse Samlî tandis qu’Otto enfile un t-shirt noir avec une boîte d’allumettes imprimée sur le devant.

– Allons-y. » Otto précède ses amis hors de la pièce. « Va voir si Peutt est encore là », dit-il à Samlî avant de fermer à clef.

Samlî va jeter un coup d’œil à la cuisine et voit que la porte en est encore ouverte.

« Peutt est encore là », revient-il rapporter.

Otto lui tend le trousseau de clefs.

« Au cas où il s’en va quelque part et qu’on peut pas entrer dans la pièce, explique-t-il.

– Est-ce qu’il va vraiment gérer le resto ? demande Chouanchoua.

– C’est ce que Yon disait hier. »

Otto n’a pas confié à ses amis ses pensées sur le sujet.

« Thaï doit en avoir vraiment marre », répète Chouanchoua en pensant à ce qu’il a entendu l’autre soir.

Ils s’acheminent tous les deux jusqu’au resto et Otto change de sujet.

« Je vais voir si elle est toujours là, dit-il en se dirigeant vers Tobi.

– Eh, tu devrais manger d’abord, dit Samlî. Suppose que tu tombes sur ton chauffe-saucisse, t’auras pas la force de faire quoi que ce soit. » Il éclate de rire, heureux de railler son ami.

Otto sourit, ne sachant quoi répondre.

« Enfoiré ! jure-t-il. Je vais manquer le rendez-vous. Elle m’a dit qu’elle viendrait regarder les ceintures à la boutique. Peut-être que je ferai une vente pour avoir de quoi boire.

– Alors, qu’est-ce que tu veux faire ? Manger d’abord ou aller à la boutique ? demande Chouanchoua, confus. Si tu vas à la boutique, j’y vais avec toi. Ça fait déjà deux jours que je porte ces vêtements, grogne-t-il.

– Qu’est-ce qui vaut mieux ? » Otto est pressé.

« Vas-y d’abord, dit Samlî à Otto. Si elle t’attend encore, ramène-la ici pour manger et puis on retournera tous ensemble à ta boutique. » Samlî établit le plan de bataille. « Comment vous allez vous en sortir quand je serai plus là ? »

Otto met donc sa moto en marche et file.

« À cette heure, elle a dû sortir le chauffe-saucisse pour le huiler », crie Chouanchoua dans son dos. Samlî sourit.

« Allons boire un café, pour commencer », dit-il à son ami une fois qu’Otto a descendu la petite colline.

La cuisine est de nouveau propre à présent, si différente de la veille qu’on dirait une tout autre pièce. Le sol est si propre qu’on oserait à peine le fouler avec ses chaussures, mais Samlî entre comme s’il n’a rien remarqué et traverse la pièce jusqu’à la porte du fond.

« Dis donc, Peutt, t’en mets un sacré coup, aujourd’hui, dit-il, complimentant le gros corps couvert de sueur.

– Ouais, trop c’est trop, répond l’autre, en se tournant, l’air épuisé. Thaï jetait les trucs sans les laver ni rien ; c’est tellement dégueulasse que ça pue. »

Il désigne les piles de pots, d’assiettes et de coupes qui atteignent presque le plafond. Sa femme, dodue itou, est elle aussi couverte de sueur.

« Laisse-moi emprunter une bouilloire, d’accord ? » Samlî n’attend pas d’y être autorisé pour le faire. Pour lui, le resto est toujours à Thaï. Il s’avance pour prendre une bouilloire dans le coin de la vaisselle récurée, retraverse la cuisine et allume le fourneau pour faire bouillir de l’eau.

Chouanchoua explore la cuisine, regarde dans le réfrigérateur. Il y a quatre œufs, du lait frais, un pot de confiture. Il sort une bouteille d’eau et boit avidement avant de la tendre à Samlî.

« On est parés : de la gnôle le soir, du café le matin, et il y a aussi du thé, dit-il en montrant à Samlî les sachets de thé dans une boîte derrière le réfrigérateur.

– Change de boulot et deviens gardien du resto, suggère Samlî.

– Fais-le, toi ! Tu vis déjà ici, suggère Chouanchoua.

– C’est trop. J’en ai marre de l’alcool étranger. En boire tous les jours, c’est trop. J’en ai marre. Je suis blindé au carburant étranger, répond Samlî en riant, sachant que son ami comprend ce qu’il veut dire.

– Ouais. Eh… » Une pensée vient à Chouanchoua. « Hier, Otto a commandé des champignons. Je me demande si Lœil va en apporter aujourd’hui.

– Qui va en prendre ?

– Je pense que je vais essayer, répond Chouanchoua.

– Surtout pas, connard. Crois-moi. C’est pas drôle. Et c’est risqué, en plus, dit Samlî d’un air sérieux.

– Comment ça ? Otto m’a dit que c’était super. »

Chouanchoua se souvient encore des mots utilisés par son ami avant-hier.

« Si tu me crois pas, demande à Lân s’il a trouvé ça drôle, insiste Samlî.

– Ouais, je sais, Otto m’a raconté l’histoire de Lân qui se promenait à poil sur la plage. » C’est quelque chose que Chouanchoua n’oubliera jamais.

« Tu sais pourquoi c’était comme ça ? demande Samlî.

– Non. Pourquoi ?

– Il pensait qu’il était tout gamin. Il planait, il pouvait pas se contrôler. Il savait pas ce qu’il faisait. Et il en avait bouffé en quantité en plus. Il a nagé dans le sable jusqu’à s’endormir. Et est-ce qu’Otto t’a raconté comment c’était pour lui ?

– Non. C’est quoi, l’histoire ?

– C’est l’histoire de comment il s’est défoncé aux champignons. »

La bouilloire siffle. Samlî va dans la cuisine, revient avec deux grandes tasses et met du café instantané dans l’une. Chouanchoua se décide, lui, pour un sachet de thé.

Quand leurs boissons sont prêtes, ils marchent en tenant soigneusement leurs tasses jusqu’à la table devant le restaurant, contre la rambarde.

« Alors, qu’est-ce qu’il a fait, cet enfoiré d’Otto ? reprend Chouanchoua.

– Le fils de pute planait ! Il est venu me demander si c’était vrai qu’il avait cinq âmes.

– L’enfoiré ! Cette tête de nœud allait pas me raconter ce genre d’histoire.

– Qui oserait raconter un truc pareil ? C’est pas très flatteur. » Samlî sourit, lève sa tasse de café et souffle dessus pour la refroidir avant de boire une petite gorgée.

« Et ensuite, qu’est-ce qui s’est passé ?

– L’enfoiré m’a dit qu’il y avait cinq âmes dans son corps et qu’il devait s’en débarrasser par la méditation, puis il est allé s’asseoir au soleil sur une petite colline, comme s’il était en transe. Les gens dans la boutique le regardaient. Moi aussi, je le regardais. Quand on plane sous champis, c’est pas pareil que quand on est bourrés. Quand on est saoul, on est saoul jusqu’à ce qu’on tourne de l’œil, mais avec les champis, ça arrive par vagues. Quand ça vient, tu peux pas te contrôler, quasiment. Ça s’en va tout seul. Quand tu redeviens conscient, tu te demandes ce qui t’arrive. Et quand ça revient, te voilà parti de nouveau. Mais tu vois : on plane pas tous en même temps. Ceux qui planent pas encore sont assis là à regarder ceux qui planent. Ça se voit, quand on plane. C’est foutrement bizarre, parce que personne peut se contrôler. Et l’important, c’est que c’est ton subconscient qui dirige le truc. À un moment comme ça, quand tu penses que tu veux être quelque chose, tu le deviens. Il suffit d’un moment d’inattention et ça y est.

– Alors, il était comment, Otto ?

– Dès qu’il a recouvré ses esprits, il est revenu, honteux et maugréant. Et puis ce connard a remis ça et il est retourné à sa méditation et il a continué ainsi jusqu’à ce qu’il redevienne clair. Il lui a fallu quatre ou cinq heures pour redescendre. Ça a pris six heures à certains. À la fin, t’en peux plus, il te faut de l’alcool, et dès que tu te mets à boire, ça recommence. Quand tu veux boire, putain, faut que tu le fasses avec des tas de gens autour pour se surveiller les uns les autres, pour ainsi dire, ou alors tu peux te mettre à faire n’importe quoi, saloperie ! Suppose que tu penses que t’aimerais être un tueur et tu peux pas te contrôler, il faut que tu le fasses, c’est pas super, ça ? Foutrement dangereux, ouais. N’essaie pas. Je l’ai fait, juste une fois, et j’y toucherai jamais plus. Merde, mon vieux ! »

Chouanchoua est moins chaud tout d’un coup, et sa curiosité s’est considérablement émoussée. Si même quelqu’un qui aime essayer toutes sortes de drogues comme Samlî me met en garde…

« Et toi alors ? Quand les champignons ont fait effet, qu’est-ce que tu voulais être ? demande-t-il avec un sourire.

– Otto te l’a pas dit ?

– Non.

– Alors, moi non plus. »

Samlî aboie un rire, heureux de garder son histoire pour lui. Il pense qu’il y a certains types d’expérience qu’il vaut mieux ne pas risquer parce que, si ça tourne mal, ça va chercher loin.

« N’essaie pas. Crois-moi. Si tu veux savoir, contente-toi de demander. Lân, tu sais, a failli y passer. Il en avait pris vraiment trop. » Il repense à la façon dont ils avaient pris leur ami par les aisselles pour le soulever du sable.

Ils n’ont pas fini leur tasse qu’Otto est de retour, avec Else à l’arrière. Harry vient juste derrière, avec Krist. Ils garent les motos puis échangent des salutations avec Samlî et Chouanchoua, plus intimes depuis la nuit précédente.

« Ils ont déjà mangé, rapporte Otto à ses amis en entrant dans le restaurant. Je leur ai dit qu’on avait pas encore bouffé et qu’ils devraient attendre qu’on ait fini avant qu’on aille là-bas tous ensemble.

– Alors, allons-y, j’ai les crocs. »

Chouanchoua prend une dernière gorgée de thé et se lève.

« Va prendre la clef à Peutt », dit Otto à Samlî.

Puis les trois motos s’en vont en file indienne, tous les six, vers le restaurant de Îat.

Îat sort tout sourire pour les accueillir. « Où as-tu attrapé ce perroquet ? » lance-t-il à Otto, faisant référence à Else : celle-ci porte une chemise sans manches d’un vert vif et a les lèvres rouge vif.

Chouanchoua éclate de rire, ravi de la comparaison de Îat. Elle a vraiment l’air d’un perroquet. Pendant tout le temps où il lui a jeté des coups d’œil à la dérobée, il s’est moins intéressé à sa bouche rouge qu’aux emmanchures de sa chemise, ouvertes presque jusqu’à la taille.

« C’est une amie de la femme de Yon, dit Otto à Îat.

– Ils viennent bouffer des champis, c’est ça ? devine Îat.

– Lœil les a apportés ?

– Oui, ils sont dans le frigo.

– Garde-les pour les manger toi-même. Pour le moment, sers-nous à bouffer », dit Samlî pour couper court. Il feuillette le menu sur la table.

Îat rit. Il sait que Samlî déteste les champignons depuis la dernière fois. « T’as peur de te mettre à sauter de nouveau, c’est ça ?

– Sauter ? répète Chouanchoua, qui commence à se faire une idée de ce qui a pu se passer.

– Hé, apporte-nous du riz cantonais avec des crevettes et une omelette », s’empresse de dire Samlî.

Harry a l’air mal à l’aise, il ne comprend pas la langue. Else et Krist se parlent comme si elles ne s’intéressaient à personne d’autre. Otto le remarque, aussi leur demande-t-il à tous les trois ce qu’ils veulent boire. Harry veut un Coca, les deux femmes veulent du jus de coco.

« Je prendrai la même chose que Samlî, dit Otto pour finir.

– Je prendrai la même chose qu’hier, dit Chouanchoua pour le tester.

– Avec de la bière ? souffle Îat.

– Non.

– Comment ça ? Dans ce cas, c’est pas la même chose. » Îat sourit avant de partir en cuisine.

« Harry, est-ce que t’as déjà essayé les champignons vénéneux – euh, je veux dire les champignons magiques ? s’enquiert Otto. Est-ce que t’as essayé ?

– Non, jamais, mais un ami à moi, oui. Il a dit que c’était dangereux. Ça l’a fait vomir, il a dû aller à l’hôpital, à Koh Samui. »

Harry se tourne pour parler en allemand avec l’amie de son épouse. Les deux femmes hochent la tête. Elles doivent connaître l’histoire.

« Tu veux essayer ? J’en ai, dit Otto.

– Non, non, répond Harry.

– À quoi ça ressemble ? On peut voir ? » demande Chouanchoua.

Otto se lève et va dans la cuisine.

« Îat disait que tu sautais. Pourquoi tu sautais ? demande Chouanchoua à Samlî.

– Pourquoi ? Aucune idée, dit Samlî, impénétrable.

– D’accord, peu importe. Je vais demander à Otto.

– Je me prenais pour une putain de grenouille, fils de pute ! finit par dire Samlî.

– Une grenouille ? répète Chouanchoua avant d’éclater de rire. Qu’est-ce qui t’est passé par la tête, enfoiré, pour vouloir être une grenouille ?

– Je sais pas. Quand je planais, je pensais que j’étais une grenouille, chaque fois, alors je sautais, je faisais que sauter », lui dit Samlî avec un sourire.

Otto revient, gare son arrière-train et place les champignons sur la table, ce qui attire l’attention de tous. Harry en prend un et l’examine. Puis il le passe aux femmes qui jettent un coup d’œil et le passent à Chouanchoua, qui tendait déjà la main.

« On dirait une volvaire asiatique », dit-il.

Le champignon a un chapeau pleinement développé et un pied d’une dizaine de centimètres. Au centre, le chapeau est d’un marron clair qui s’assombrit graduellement vers les bords. L’ensemble est d’un brun doré avec des taches d’un blanc sale comme le pelage d’un cerf Sika. Les lames sont noires, le pied est coquille d’œuf.

« Alors c’est ça ? » À le voir, Chouanchoua n’aurait jamais idée que c’était assez fort pour faire sauter son ami comme une grenouille.

« Ouais. » Otto prend le champignon de la main de son ami puis le déchire en deux. « C’est le liquide bleu foncé à l’intérieur qui te fait planer. » Il le montre autour de lui puis explique la même chose en anglais aux trois farangs.

Chouanchoua prend les morceaux de champignon pour les regarder de plus près. La chair est bleu foncé, presque comme un hématome, comme du sang coagulé.

Du sang bleu.

Chouanchoua prend peur. Il n’a jamais vu le suc d’une plante si intensément bleu.

Îat pose le plateau sur la table puis distribue les boissons à chaque farang conformément à leurs commandes.

« Lœil n’a choisi que les meilleurs », dit-il à Otto. Îat n’a jamais vu Lœil vendre des champignons aussi appétissants.

« C’est parce que c’est pour moi. » Otto sourit. « Vous les voulez maintenant ?

– Mangeons d’abord, se hâte de dire Samlî. Ceux qui en veulent peuvent en prendre. Mais apporte-moi ma bouffe d’abord. »

Îat rit et repart vers la cuisine avec le plateau vide.

« Mangeons-les plutôt ce soir, propose Otto. Si on les prend maintenant, je serai pas capable de vous emmener voir ma boutique.

– Qui va en prendre ? demande Samlî.

– Tout le monde.

– Pas question. Tu sais que j’en veux pas, s’écrie Samlî.

– Allons, tenons compagnie à Chouan, insiste Otto. On les bouffe ensemble, entre amis.

– Eh, j’en veux pas. »

Chouanchoua a des réticences depuis que Samlî lui a expliqué leur effet, surtout après avoir vu le sang bleu. « Si je bouffe ces saloperies et que je deviens fou, je pourrai pas rentrer à Bangkok. » Il se met à rire.

« Tu seras pas fou. J’en ai pris, moi, et je suis pas devenu fou.

– Non merci, maintient Chouanchoua.

– Tu veux vraiment pas essayer ? » Otto continue de penser que son ami plaisante. N’a-t-il pas dit qu’il voulait essayer ?

« Non, je veux pas, s’entête Chouanchoua. Tu les manges. Je boirai pour te tenir compagnie.

– Merde, ça rime à quoi d’être le seul à en bouffer ?

– Demande à ces trois-là s’ils en veulent.

– Ils viennent de dire qu’ils en voulaient pas.

– Alors tu les bouffes tout seul, puisque t’y tiens tellement, dit Samlî d’un ton bourru.

– Merde, je veux pas en bouffer. Avant-hier, cet enfoiré de Chouan m’a dit qu’il voulait essayer, alors j’en ai trouvé pour lui. Je veux juste qu’il essaye.

– Ben, il dit qu’il veut pas ! dit Samlî d’un ton irrité.

– Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On les jette ? demande Otto, la mort dans l’âme.

– Pourquoi les jeter ? dit Chouanchoua. Rends-les à Lœil. Il les vendra et se fera un peu de fric. »

Il pense à Lœil, qu’il a vu deux jours plus tôt. Le moment où il s’est dépêché de boire son Pepsi est encore clair dans son esprit. Peutêtre qu’avec ce fric, il osera s’offrir une autre bouteille et, dans le cas contraire, au moins aujourd’hui il aura de l’argent à rapporter à sa mère ou il pourra acheter quelque chose à ses frères et sœurs.

« Remercie Lœil de nous avoir trouvé d’aussi beaux champignons rien que pour que je les voie », a envie de lui dire Chouanchoua. Et si Lœil pouvait l’entendre, il lui demanderait probablement : « Kès tu veux ? »

Chouanchoua se fend d’un sourire.

Vers trois heures de l’après-midi, le jeudi suivant.

Tandis que Samlî vérifie la liste des films qu’il vient de copier derrière le comptoir, la sonnette au-dessus de la porte retentit. Le facteur entre en souriant et remet une enveloppe brune avec un avis de réception à signer. Samlî regarde l’adresse et il est abasourdi d’y voir son nom. Une fois qu’il a l’avis signé, il regarde le nom de l’expéditeur et il est encore plus abasourdi.

Ce foutu Thaï.

Il se hâte de déchirer l’enveloppe sans faire attention au facteur qui ressort, oubliant même de le remercier.

Dans l’enveloppe brune, il y a un petit paquet blanc, qu’il défait, et une clef de se montrer. Sur le papier, Thaï a écrit à la main :

Donne la clef du meuble à boissons à Otto, veux-tu ? Je l’avais oubliée. Désolé. J’espère que vous trouverez votre bonheur avec l’alcool à l’intérieur. Buvez tout, bien sûr. Amitiés, Thaï.

« Trop tard », marmonne Samlî tout en souriant.

À présent, il ne reste plus beaucoup de l’alcool en question. Ils escomptaient une semaine, mais cinq jours seulement se sont écoulés et ce soir sera le sixième jour. Il semble que ce sera le dernier.

Heureusement pour lui, Otto et Chouanchoua ne boivent pas dans la journée ou ça n’aurait pas duré aussi longtemps. Heureusement pour eux, ils ont de quoi s’occuper, en particulier Otto.

Otto est de plus en plus épris du perroquet, essayant par tous les moyens de se servir du chauffe-saucisse. Chouanchoua rapporte le fait qu’« Otto est heureux quand les tétons du perroquet lui transpercent le dos ». Après avoir pris le petit-déjeuner, il disparaît, se hâte d’aller chercher le perroquet et la prend sur sa moto pour l’emmener à la plage. Quand il y a du soleil, ils bronzent et font trempette dans la mer. Quand la pluie arrive, ils s’enferment et ne se décollent pas.

« Pauvre Tobi, qui doit se sentir blessée aussi, quand Otto a ces nichons dans le dos. »

Otto se contente d’injurier ses amis. « Bande de salauds ! Bande de salauds ! » Puis il rit de leurs plaisanteries.

Samlî aussi s’est moqué de son ami, le traitant de pervers qui ne pense qu’à se farcir le perroquet. Otto ne s’est pas montré le moins du monde en colère mais a ri. S’ils osent se moquer de lui aussi férocement, c’est parce qu’ils savent que leur ami espère seulement la mettre dans son lit, la promenant, la suivant partout, juste pour se la faire, rien de sérieux. S’il aimait réellement cette fille, ils ne le railleraient pas de cette façon.

Quant à Chouan, il n’arrête pas de dire qu’il est sur le point d’écrire, qu’il va enfin s’y mettre, mais ils ne le voient jamais faire quoi que ce soit. Dans la soirée, quand Samlî arrive, il voit seulement des bouts de papier froissés joncher le sol. Dès qu’il le voit, Chouan range sa machine à écrire et l’invite picoler.

Peut-être que ce sera comme la dernière fois, pense-t-il. « Je-suisvenu-écrire. » Et puis il est reparti les mains vides, sans un seul mot à remporter, et qui plus est, il est parti en titubant.

« Encore heureux que t’as pas mis ta machine à écrire au clou pour boire ! » lui dit Samlî. Il se dit que ce soir ne sera pas différent des autres soirs, Chouanchoua assis à attendre, le cou tendu, pour commencer à boire, comme si Samlî était un geôlier venu le délivrer du carcan de la machine à écrire.

Mais ce soir-là, pas de Chouanchoua à la table habituelle.

Samlî gare sa moto puis marche jusqu’au restaurant désert. Seule la porte de la cuisine est grand ouverte, alors il y va pour jeter un coup d’œil.

Otto est torse nu, touillant d’une main une casserole dont le contenu bout, un verre dans l’autre main. Près de lui, Chouanchoua découpe une aubergine en tranches avec un verre près de lui.

« Eh, qu’est-ce que vous faites ? » demande Samlî d’une voix forte. Qu’est-ce que c’est que cette idée de faire sa propre bouffe ?

« Un curry de viande, répond Otto se tournant.

– Ouais, j’avais compris, je le sens ! Mais pourquoi vous faites ça ?

– Ils veulent manger thaï, explique Otto succinctement.

– Alors, comme ça, t’es prêt à aller jusque-là, hein ? »

Samlî rit puis va se chercher un verre.

« En fait, ils ont rien demandé, précise Chouanchoua. C’est cette grande gueule qui l’a suggéré. Il veut susciter l’admiration, montrer qu’il sait faire plein de choses. Alors, j’avais pas le choix. »

Samlî se marre. « Allons, te plains pas et continue d’aider cette grande gueule. » Ses yeux sont rivés sur le liquide qu’il verse dans son verre. « Et n’oublie pas d’essuyer le fourreau après lui.

– Enfant de salaud ! jure Otto. Sors les baffles de la réserve et installeles sur le comptoir qu’on ait un peu de musique, ordonne-t-il à Samlî.

– Et une boum avec ça, mazette ! » Samlî descend une partie de son premier verre.

« Un dîner, un dîner, corrige Chouanchoua. Le menu imprimé est sur la table.

– Qu’est-ce que vous avez ce soir ?

– Curry de viande, monsieur ; poulet au lait de coco, monsieur ; et puis légumes aigres-doux, monsieur. Y a-t-il quelque chose d’autre que monsieur désire ? demande Chouanchoua à Samlî histoire de se moquer d’Otto.

– Auriez-vous par hasard de la chair à saucisse en conserve, monsieur ? réplique Samlî, puis les deux éclatent de rire.

– Ça, je sais pas, monsieur. Vous devez demander au cuisinier. D’habitude, la chair à saucisse, vous voyez, notre cuisinier la consomme crue, monsieur. Il ne l’aime pas marinée.

– Bande de fumiers ! jure Otto pour interrompre le flot de plaisanteries. Va chercher ces baffles. »

Samlî sourit, satisfait que son ami se fasse chambrer et ne puisse rien faire sinon lui donner un ordre pour faire taire les moqueries.

Quand il entre dans la réserve, il voit le meuble qui contient l’alcool et cela lui rappelle son courrier.

« Ah oui ! Eh, aujourd’hui Thaï nous a envoyé la clef de la réserve. Il dit qu’il l’avait oubliée.

– Le fils de pute ! Il aurait pu attendre qu’on ait tout bu pour l’envoyer. » Otto se marre.

Samlî sort de la petite pièce avec deux baffles sous les bras, les dépose sur le comptoir et repart chercher le magnéto. Avant longtemps, de la musique douce se fait entendre dans tout le restaurant.

Et puis vient l’heure du dîner.

La table est recouverte d’une nappe, avec un service complet d’assiettes, de verres et de couverts. Elle est éclairée par une lampe à pétrole qui donne une atmosphère rustique. Les trois farangs complimentent les talents culinaires d’Otto d’une même voix, disant que c’est délicieux, tout à fait délicieux.

Samlî remarque qu’Else a l’air particulièrement impressionnée. Elle fait plus de compliments que les autres.

Mais, pour Samlî, ce n’est pas de la nourriture thaïe.

« Fadement délicieux, mec, complimente-t-il Otto.

– Ils peuvent pas manger épicé », explique Otto, avec un sourire d’excuse à son ami.

Quand ils sont rassasiés, la table est débarrassée et se transforme en zinc. Ils rapportent ensemble la vaisselle à la cuisine où ils la laissent en plan, Otto disant : « On la lavera demain. »

Samlî et Chouanchoua sont indifférents à l’état de la table, parce que, pendant que les trois farangs mangeaient, ils ont continué de boire, ils ne se sont servis de curry que pour accompagner l’alcool. Pas besoin pour eux de changer de couvert.

Mais quand Harry se met à boire, il ne fait plus que ça, il ne mange plus. Il coupe le Maekhong au Coca, et Krist et Else font de même.

Quand la beuverie commence, c’est Samlî qui choisit la musique. Il sait que ce soir, la musique doit être douce et romantique, pas la variété agressive qu’on peut entendre tous les soirs en boîte de nuit.

Aussi la session de ce soir s’accompagne-t-elle d’une conversation animée qui coule librement avec rires et exclamations. Il n’est pas besoin de crier pour se faire entendre ni de se soucier des gens autour.

À présent, Otto et Else cessent de garder pour eux leurs sentiments. Ils sont assis cuisse contre cuisse, emplis d’attentions l’un pour l’autre, comme pour proclamer à tous qu’ils sont ensemble.

Et il semble que ce soir, Else boit plus que l’autre fois. Elle doit être heureuse. Elle fredonne sur la musique tout en buvant, remarque Samlî.

Peu après minuit, l’alcool qu’elle boit commence à montrer son emprise : elle s’effondre sur la table, profondément endormie.

On a beau l’appeler et la secouer pour la réveiller, on n’en tire que des « mmm » et des « ah », pas moyen de la faire revenir à elle, si bien que la séance de lubrification doit prendre fin prématurément.

Harry et Krist quittent la table.

Otto saisit Else à bras-le-corps et l’extrait de la table, puis, en la soutenant, la fait sortir du restaurant jusqu’à Tobi. Samlî et Chouanchoua aident Else à monter à l’arrière. Samlî met les bras d’Else autour de la taille d’Otto, mais il n’a pas encore retiré ses mains que le corps d’Else se met à pencher dangereusement sur le côté.

« Elle va pas y arriver comme ça, s’inquiète Samlî.

– Attachons-la », suggère Chouanchoua, enlevant la ceinture en tissu d’autour de sa taille et la remettant à Samlî.

Samlî ligote Else et Otto fermement.

« Tu conduis lentement, tu entends ? Si tu tombes, vous tomberez ensemble, dit-il à Otto quand il a fini.

– Continuez de boire. Je serai bientôt de retour », promet Otto à ses amis, puis il se met en route avec précaution.

Samlî et Chouanchoua regardent les deux motos disparaître dans l’obscurité jusqu’à ce qu’ils ne voient plus que les feux rouges arrière.

Cette nuit-là, Otto ne retourne pas auprès de ses amis comme il leur a promis.

Cela fait plus d’un mois à présent que Chouanchoua est à Phuket et il s’aperçoit qu’il ne lui reste plus beaucoup d’argent.

L’à-valoir que la maison d’édition lui a donné pour écrire un roman est parti en fumée depuis plusieurs jours, en distractions, en de longues vacances. Désormais, ce n’est pas seulement l’alcool qu’il ne peut pas s’offrir comme avant : même les cigarettes sont de plus en plus dures à se procurer. Certaines nuits, Otto et lui doivent récupérer les mégots dans les cendriers et prélever ce qu’il reste de tabac pour fumer.

Tout ce qui, dans le restaurant, pouvait être mangé l’a été. Même les rats et les cafards ont dû s’en aller chercher pitance ailleurs. On ne les entend plus. L’épuisement des stocks ne concerne pas seulement la nourriture mais aussi tout ce qui, dans le restaurant de Thaï, avait valeur commerciale : ils sont allés échanger ces articles contre de l’argent, par exemple deux cassettes vidéo vierges. Otto et Chouanchoua les avaient vues depuis longtemps sur les étagères, dans la remise, mais n’y avaient jamais fait attention jusqu’à aujourd’hui, quand ils se sont retrouvés fauchés et acculés. Aussi se sont-ils mis à les considérer avec intérêt, et chacun s’est dit : « Elles ne servent à rien à Thaï, il n’a pas de magnétoscope. »

Ainsi, ils ont fondu sur Tobi et sont allés en ville à la boutique de vidéos où travaille Samlî et les ont laissées à leur ami pour qu’il les échange contre de l’argent. Ils ont ainsi obtenu de quoi payer nourriture, alcool, essence pour Tobi, un jour de plus.

Et il leur reste encore un peu d’argent, assez pour la journée, assez pour que tous deux s’étirent, se détendent et bavardent à loisir.

En fait, ils ne sont pas tout à fait fauchés, même s’ils vivent ainsi. Otto a toujours trente mille bahts en banque, qu’il a économisés de la précédente saison mais auxquels il refuse de toucher. C’est entièrement la faute de Chouanchoua, qui voulait savoir combien de jours ils pouvaient tenir. Après avoir réglé la note au restaurant de Îat, il leur reste moins de cent bahts.

« J’ai du fric », dit Otto à son ami pour qu’il se sente mieux. Il est prêt désormais à dépenser son pactole.

« Pas question, tu le gardes, t’en as besoin. Voyons seulement combien de temps on peut tenir dans ces foutues conditions. »

Chouanchoua veut se souvenir de l’époque, il y a longtemps, où il n’avait pas d’argent. Au pire, s’il ne pouvait plus tenir, il y aurait toujours l’argent sur le compte de son ami. Il pourrait toujours lui en emprunter.

Aussi se sont-ils mis d’accord, avec pour condition de n’avoir d’ardoise dans aucun restaurant, que ce soit pour la nourriture ou pour l’alcool – ils se priveraient plutôt de nourriture ensemble.

Ils ont mis leurs ressources en commun et décidé d’économiser au maximum, tout en conservant de quoi se payer à boire.

Si bien qu’Otto est retourné farfouiller parmi les morceaux de cuir qu’il garde dans une boîte. Dans la journée, il fabrique des portefeuilles, des bourses, des étuis à briquet, avec Chouanchoua comme apprenti. Dans la soirée, ils vont au restaurant de Îat, vendent leurs articles à bas prix, mangent et boivent ce qu’ils gagnent puis rentrent dormir. Parfois ils trouvent un client avec un pantalon ou des chaussures à repriser et ils les ramènent avec eux. L’argent qu’ils reçoivent se voit partagé en trois : pour la bouffe, pour la gnôle, et le reste pour Tobi.

Au début, le jeu était excitant, parce que ces trois vies étaient loin de mourir de faim, sauf qu’il y avait des moments où ils devaient réduire un peu leur consommation d’alcool et boire juste assez pour être capable de dormir rapidement et à poings fermés.

Par la suite, le cuir avait diminué et les farangs qui restaient étaient déjà des clients, si bien que leur revenu était allé en décroissant.

Les deux hommes, certaines nuits, quand il n’y avait pas d’alcool à boire, maudissaient Thaï qui les avait laissés trop longtemps seuls à prendre soin de son resto, si longtemps qu’ils en avaient vraiment leur claque.

Leurs nuits étaient silencieuses et solitaires. Il n’y avait que le bruit de la pluie et du vent, et puis au lit.

Chouanchoua avait un livre de poche qu’il avait emporté pour lui tenir compagnie et, quand il n’y avait pas d’autre divertissement, il se plongeait dans sa lecture.

Quant à Otto, quand il n’avait rien à faire, il sortait une photo d’Else et la regardait, se plaignant qu’elle lui manquait, gémissant, alors même qu’auparavant il ne cessait d’insister : « C’est bel et bien fini, y’en a des tas d’autres à venir. »

Il n’avait jamais pensé qu’elle reviendrait le hanter à ce point. Il se souvenait encore de la dernière semaine qu’il avait passée avec elle dans son bungalow. Il avait été si heureux qu’il voulait que le temps s’arrêtât, mais c’était impossible, aussi espérait-il simplement qu’à la saison prochaine, elle reviendrait le voir. Parfois, il rêvait sans y croire au billet d’avion qu’elle avait promis de lui envoyer.

Les soirs où Samlî venait avec une bouteille, la gaieté régnait, le bon vieux temps était de retour, mais c’était seulement les jours fériés. Ils savaient et ils acceptaient que leur ami devrait travailler et son salaire mensuel était à peine suffisant pour joindre les deux bouts, aussi ne voulaient-ils pas le harceler.

Et, les choses étant ce qu’elles étaient, ils se sentaient gagnés par l’écœurement. Le jeu qu’ils jouaient devenait de plus en plus insipide.

En outre, quand, dans la journée, Peutt venait jeter un coup d’œil à l’état des lieux, Otto était encore plus dégoûté. Il devait se forcer à lui parler et à lui sourire alors que ce mec ne lui revenait pas. Et ces temps-ci, Peutt se comportait de plus en plus comme le maître des lieux. Parfois il venait laver le sol de la cuisine et se plaignait du désordre assez fort pour qu’ils l’entendent. Certains jours, il venait changer les chaises sur lesquelles ils s’asseyaient pour les faire réparer parce que leur osier était sur le point de craquer. Otto avait l’impression que le bougre venait souvent pour garder l’œil sur eux au cas où ils saliraient ou endommageraient son restaurant.

Chouanchoua, pour sa part, ne prêtait pas attention à Peutt, bien qu’Otto lui eût dit une fois qu’il avait roulé Nit quand ils étaient à Pattaya en prenant ses sacs pour les vendre et en négligeant de lui donner sa part. Chouanchoua n’était pas intéressé. En fait, il appréciait plutôt que le type vienne nettoyer les lieux : il n’avait pas à le faire lui-même. Il semblait que ce qui intéressait Chouanchoua se résumait à savoir ce qu’il allait faire de ses journées pour avoir assez à manger, à boire et de cigarettes à fumer.

Et puis la fin est arrivée ce jour – le jour où ils sont vraiment fauchés et où ils ont dû se rabattre sur les vidéos.

« Ce soir, on va rouvrir l’ardoise chez Îat pour s’en mettre plein la panse, dit Otto en expirant la fumée de sa première cigarette. Demain, j’irai en ville retirer de l’argent. » Otto n’en peut plus. Ça ne rime à rien de crever de faim à ce point quand il y a encore de l’argent pour acheter de quoi s’amuser.

« Parfait. » Chouanchoua est entièrement d’accord, se disant qu’une fois de retour à Bangkok il remboursera à Otto l’argent qu’il va retirer.

« Combien de jours ? demande Otto.

– Dix-sept. » Chouanchoua les a tous comptés.

« Pas mal. Moins de cent bahts pour faire vivre deux personnes pendant dix-sept jours – mais ça suffit, bordel, assez rigolé, assez rigolé, putain. »

Otto rit de lui-même. Chouanchoua rit avec lui. Pour eux, quand quelque chose est fini, cela devient une histoire drôle, un instant de bonheur qui nourrira les conversations futures. Ils ne parlent que de ce qui est passé : jamais de ce qui est à venir.

« Comment ce sera quand on sera vieux ? » se demande Chouanchoua. Il se demande si la vie sera aussi amusante que maintenant.

« Quand je serai vieux, j’irai rendre visite à tous mes amis, dit Otto, sincère. Où qu’ils se trouvent. Si leurs gosses sont grands, s’ils ont du travail et n’ont plus de soucis, je les inviterai à se rassembler, pour fonder une communauté, rien de moins.

– Un asile pour vieux, tu veux dire ? dit Chouanchoua avec un sourire.

– Non, un club, mon vieux, le Club des citoyens âgés, répond Otto en riant. On mettra tout notre argent en commun. Ceux qui ont beaucoup donnent beaucoup, ceux qui ont peu donnent peu, ceux qui n’ont rien n’ont pas à donner. On achètera un bout de terrain au bord de la mer et on construira une maison pour y vivre ensemble. Dans la journée, chacun fait son travail, un travail léger, juste pour rester en forme – jardinage, élevage de poulets ou d’oiseaux, n’importe quoi. Dans la soirée, on se met à picoler, imagine Otto, les yeux rêveurs.

– Je suis partant, s’exclame Chouanchoua, prenant l’affaire au sérieux.

– Tout le monde, tu sais. Je les aurai tous, ces enfoirés. Sauf les morts, bien entendu. Les rassembler tous. Celui qui veut venir vient, mais sans les enfants et les petits-enfants, parce qu’ils nous imiteraient. Qu’ils viennent seulement pendant le week-end, en apportant de quoi boire aussi. Telle est la loi.

– Enfoiré ! réplique Chouanchoua.

– Et ce club aura une clinique. On embauchera un toubib résident pour vérifier la santé de tout le monde chaque matin. “Ah, Tonton Chouan, pas d’alcool pour vous ce soir, mon bon monsieur. Vous devez vous reposer un moment. Vous y êtes allé plutôt fort la nuit dernière, non ?”, “Tonton Thaï, un seul bong pour vous aujourd’hui, mon brave, ou vos poumons n’y résisteront pas.”, “Ah, Tonton Otto, vous êtes encore solide, alors allez-y ce soir…”, poursuit Otto, riant chaudement de la vision qu’il dépeint.

– Eh, regarde qui arrive », l’interrompt Chouanchoua.

Otto se retourne : deux voitures grimpent la petite colline en face du restaurant, puis s’arrêtent. L’homme qui descend de la voiture aux vitres fumées leur sourit.

« C’est Thaï, ça ? demande Chouanchoua, pas vraiment sûr.

– Oui. » Otto en est certain. Il l’a déjà vu, à Pattaya, avec la même tenue que maintenant. « Et elle, c’est sa femme », dit-il à son ami quand Tâ sort de la voiture.

Dans l’autre voiture, il y a trois hommes, dont un farang. Ils marchent tous derrière Thaï mais, comme ils atteignent les marches devant le restaurant, l’un d’entre eux entreprend de faire le tour du bâtiment, laissant l’autre thaï, qui est en short et marche à côté de Tâ, approcher avec le farang.

« Monsieur Yom, voici mes amis, Otto et Chouan », présente Thaï. Les deux groupes échangent des sourires. « Ils ont gardé le restaurant pour moi. »

Otto observe Thaï de près. Il s’est remplumé, son teint est clair, il a l’air plus robuste qu’avant. Ses cheveux bien coiffés sont coupés court et ses vêtements propres lui donnent un air distingué, respectable.

Tâ elle-même sourit joyeusement, ce qui est nouveau. Thaï montre la voie dans le restaurant. Tâ s’assied pour discuter avec Otto.

« Qui sont ces gens ? s’enquiert Otto.

– Ils veulent louer le restaurant, alors Thaï les a emmenés pour qu’ils jettent un coup d’œil.

– Comment ça ? Je croyais qu’il allait le donner en gérance à Peutt contre la moitié du profit ? » Otto est obnubilé par cette histoire au point de parler sans réfléchir. Mais, après un temps, il poursuit : « Ouais, c’est bien. Plus de mouron à se faire. » Cela vaut pour lui aussi, il ferme donc la bouche et ne pose plus de questions sur Peutt. « Ils le veulent vraiment ?

– Je pense que oui. Autrement, ils ne seraient pas venus d’aussi loin en voiture. Thaï a pris la sienne pour rapporter des affaires.

– Son bong, par exemple ? raille Otto en se rappelant cette nuit-là, la nuit où elle avait pris son enfant et qu’elle était partie.

– Idiot ! » Tâ lance un regard faussement courroucé à l’ami de son mari. « Il a cessé de fumer des joints depuis plus d’un mois.

– Ouais, bon. Fais gaffe. Il est doué pour laisser tomber.

– Ne l’y pousse pas, c’est tout », dit Tâ à Otto. Il est clair qu’elle ne plaisante pas.

« Combien pour le bail ? demande Otto pour changer de sujet.

– Thaï leur a dit cent soixante-dix mille. Mais on accepterait à cent soixante.

– Tu l’achètes ? demande Otto à Chouanchoua.

– Enfoiré. Je meurs déjà d’ennui. » Chouanchoua rit. Tâ lui sourit.

« Euh… c’est mon ami, Chouan. Elle, c’est Tâ. »

Tâ lève ses mains jointes et le salue d’une inclination de la tête.

« Thaï m’a dit que vous êtes venu écrire un livre. Quel genre d’histoire vous écrivez ? » demande-t-elle, enthousiaste.

Otto éclate de rire. Chouanchoua se contente de sourire, honteux.

« Je n’ai pas encore commencé, confesse-t-il, vu comme il m’encourage à me saouler tous les jours.

– Oh, mais vous avez gardé l’endroit vraiment propre, complimente l’homme en short en leur souriant.

– Oui monsieur. » Otto reçoit le compliment sans sourciller. « Sinon, il y aurait des rats et des cafards partout dans la cuisine.

– Monsieur Thaï m’a dit que vous avez une boutique de souvenirs, monsieur Otto. Est-ce qu’elle est loin d’ici ?

– Pas du tout, monsieur. Juste un saut avec ma moto.

– C’est bien. Ainsi, on sera bientôt amis. »

Il sourit poliment.

« Pendant la saison touristique, c’est très vivant ici, explique Otto. Il y a des tas de gens. Surtout pendant la période de Noël. Vous ne dormirez pas de la nuit. » Otto s’essaie à faire la conversation.

« Je sais. Je suis déjà venu ici en vacances. Je veux vraiment le faire, mais monsieur Thaï ne veut pas baisser le prix. C’est difficile de faire affaire avec les gens riches. » Il tourne son regard vers Thaï.

« À ce prix, pour être franc, je perds sur mon investissement, proteste Thaï. Ne marchandez pas. Voyez-vous, si vous acceptez, monsieur Yom, vous n’aurez quasiment pas d’autres dépenses. Vous pouvez arriver les mains vides et vous y mettre. Et il y a un bungalow où vous pouvez dormir aussi. »

Thaï sait que le client veut le restaurant et que le prix n’est pas un obstacle.

« Disons cent cinquante. Cent cinquante, qu’en dites-vous ?

– Ne marchandez pas, je vous en prie. Je suis sûr que vous connaissez le prix. Si vous vous y prenez bien, au bout d’un an, vous ferez des bénéfices. D’autant plus que le gouvernement a proclamé l’an prochain “Année du tourisme”. Je suis sûr qu’il y aura plus de clients que les années précédentes. Je vous le dis franchement : si ce n’était pas pour mon enfant, je ne m’en débarrasserais pas. »

Thaï sourit tout en parlant froidement. Il peut se permettre d’attendre.

« Et toi ? Ça te plaît ? » demande monsieur Yom à son ami, qui vient juste d’entrer dans le restaurant après en avoir fait le tour.

L’homme ne dit ni oui ni non. « C’est comme tu veux, mais l’emplacement est magnifique, se contente-t-il de faire valoir.

– Cent soixante, je le prends pour cent soixante, d’accord ? » La voix quémande comme un enfant après un jouet.

« Je ne peux vraiment pas, monsieur. Si je n’écoutais que mon cœur, je ne vendrais même pas. N’essayez pas d’abaisser le prix. À mon prix, je ne récupère même pas mon investissement. » Le visage de Thaï sourit toujours.

« Vous êtes vraiment dur, vous savez. » Il y a encore comme de la moquerie dans la voix de l’homme.

Thaï sent que tout va bien et se déroule selon son plan. Quand l’acheteur veut vraiment quelque chose, on le lui vend au prix fort. C’est une autre règle du commerce qu’il tient de son père.

Ce matin-là, tous les quatre sont dans la voiture, quittant Phuket, rentrant chez eux.

Thaï quitte Phuket cette fois-ci satisfait et soulagé. Son temps sur l’île est maintenant terminé, et s’il doit y avoir une ou plusieurs autres fois, ce sera seulement pour les vacances et la détente.

Après avoir fait le nécessaire pour l’argent et le bail du restaurant, il a organisé l’avant-veille une fête pour ses amis au restaurant de Yon sur Bong Hill. Ça a été une petite réunion entre potes des environs, Yon, Samlî, l’ami de Samlî qui conduisait la camionnette quand il cherchait un endroit où construire un restaurant, Peutt et les associés des bungalows. Quant à Otto et Chouanchoua, ils s’étaient joints à la célébration avant même qu’elle commence.

Dans cette fête, il y a eu des tas de substances nocives au goût de chacun et au-delà. Otto et Chouanchoua avaient jeûné si longtemps qu’ils étaient quasiment morts de soif et, une fois revenus à la vie, ils se sont joints aux rires et à l’amusement général avec Samlî à fond la caisse. Tout le monde s’est payé du bon temps en compagnie de Thaï. Même si Yon a déploré que Thaï ne soit plus des leurs, il savait qu’il avait choisi le style de vie qui lui convenait, alors il lui a souhaité bonne chance, et puis toute la table a levé son verre et bu à la santé de Thaï, même Peutt.

Pendant la réunion, Thaï a pris soin de tous ses amis. Il a rempli les verres de ceux qui voulaient boire, il a roulé des joints pour ceux qui voulaient fumer, si bien que tout le monde était heureux. Quant à lui, chaque fois qu’on lui offrait un attrait ou un autre, il le refusait en présentant la paume de sa main levée, une des postures classiques du Bouddha.

Le lendemain matin, Thaï et Tâ ont rassemblé ce dont ils avaient besoin. Parmi ces choses se trouvait, bien sûr, la guitare. Quant aux articles volumineux tels que l’armoire ou le lit, il les a donnés à Otto et ils les ont transportés jusqu’à sa boutique. Après avoir fini, ils ont pris la voiture et sont allés en ville. Otto les a suivis sur Tobi et ils ont passé la nuit chez Samlî.

Thaï et Tâ se sont couchés tôt afin d’être prêts pour leur voyage du lendemain. Quant à Samlî, Otto et Chouanchoua, vous pouvez deviner.

À l’aube, Thaï a dû se donner la peine de les réveiller pour qu’ils se préparent. Après s’être rasé et habillé, prêt à partir, Samlî les a rejoints devant la voiture, avec une mine longue comme ça – il n’avait guère dormi, comme d’habitude.

« Alors t’es sûr que tu vas pas voir Ratt ? a-t-il demandé à Chouanchoua au cas où il aurait changé d’avis et l’aurait attendu.

– Foutre non que je vais pas le voir. Je suis déjà en route vers Bangkok. Pourquoi je devrais compter sur lui pour qu’il m’y emmène ? répond Chouanchoua en riant. Et toi, alors ? Monte avec nous.

– Je peux pas. J’ai du travail. Je m’arrêterai la semaine prochaine et je monterai à Bangkok. Prépare les fonds nécessaires. » Samlî rit.

« Eh, je te laisse Tobi. Fais-lui prendre l’air de temps en temps. » Telle est la dernière instruction d’Otto avant que Thaï fasse démarrer la voiture et qu’il gagne la grand-route.

Une fois passé le pont Sarrasin…

Chouanchoua se retourne pour regarder derrière une dernière fois.

Putain, que c’est passé foutrement vite, pense-t-il de ce séjour à Phuket.

« Mais dis donc, ton éditeur va rien te dire ? » demande Otto comme s’il savait ce que pense son ami.

Chouanchoua se retourne. « C’est que je sais foutre pas quoi écrire, bordel », répond-il avec honnêteté, mais il ne regrette pas de rentrer sans avoir un manuscrit à montrer. Il estime qu’il travaille tout le temps. Ce qu’il voit, il le transforme instantanément en phrases dans son cerveau. Il attend seulement le moment propice pour rassembler les mots et les coucher sur le papier. Jusqu’ici, ils ont coulé de façon continue comme un cours d’eau sauvage dévalant une montagne.

« Pourquoi tu fais pas comme on a dit, Chouan ? dit Thaï, ses yeux sur la route, ses mains sur le volant.

– Comme quoi ? demande Chouan.

– Écris l’histoire d’Otto, voilà. L’histoire que je t’ai racontée. » Thaï a un sourire sur son visage.

« Oh, tu veux dire sur nous autres enfoirés et tout ça ? »

Chouan pense à tout ce que Thaï lui a raconté dans le resto de Îat. Ça lui revient d’un bloc instantanément, et il se dit : Pourquoi pas ? Toutes les anecdotes qu’ils ont échangées sur Otto peuvent constituer une histoire intéressante, une histoire qui vaut la peine d’être écrite. Ça peut donner un roman d’un type nouveau.

« T’es d’accord ? demande-t-il à son ami, assis tout contre lui. Je vais vraiment l’écrire, tu sais.

– Espèce d’enfoiré ! répond Otto en riant. Qui va lire ce genre d’histoires à la con ?

– Sans blague, je suis sérieux, insiste Chouanchoua. Ou alors, je sais pas quelle excuse je vais leur donner. Euh… au moins ça me donnera un synopsis que je peux leur raconter. Je vais vraiment l’écrire. Vous êtes d’accord avec ça, les mecs ?

– Ben voyons. » Otto marmonne son approbation. Il n’a jamais contrecarré les plans de ses amis. « Mais tu dois pas me faire mourir, tu m’entends ? Dans tous tes bouquins, j’ai remarqué, le putain de héros meurt toujours à la fin.

– Je te le jure, dans cette histoire tu mourras pas », promet Chouanchoua. Il pense à Else et se tourne vers ses amis. « T’iras en Allemagne à la place. »

Otto, Thaï, Tâ et Chouanchoua éclatent tous de rire.

« Ach so ! Mon krant ami s’en fa en Allemagne », plaisante Thaï.

Chouanchoua se perd dans son prochain roman. Il se dit que la scène d’introduction se déroulera à l’aéroport de Don Muang, quand Otto part pour l’Allemagne, puis il fera un flashback sur le jour où Otto a tiré sur le mec, et ensuite, scène par scène, Chumphorn, Patpong, Pattaya, la Scala, jusqu’à ce moment même, assis dans la voiture. Quand Otto rentrera chez lui, il trouvera la lettre et le billet d’avion envoyés par Else.

« Je commencerai l’histoire à l’aéroport, raconte Chouanchoua à ses copains. Otto, tu pars pour l’Allemagne. Il y a ton père, ta belle-mère et puis nous autres, tous autant qu’on est, pour te dire au revoir : Thaï, Tâ, moi, Samlî, le Vieux, Met Kanoun, P’tit Hip, Toui Italie, Lân…

– Mais je veux pas que sa femme y soit aussi », objecte Otto, puis il part d’un grand éclat de rire.

Toute la voiturée est secouée de rires une fois de plus. Ce sont des rires qui chassent chagrins et soucis. Il n’y a que du plaisir en perspective, droit devant.

La voiture fonce et, laissant Phuket derrière elle, disparaît hors de vue.

Décembre 1987

PS : À l’heure actuelle, Otto a ouvert un restaurant thaï en Allemagne.