Si, pour définir le monde des héros et des dieux, nous avons surtout fait appel à l’Iliade, c’est davantage l’Odyssée qui va maintenant nous permettre d’entrevoir ce qu’était la structure sociale de base du monde d’Homère. La « maison » d’Ulysse à Ithaque peut en effet être tenue pour le modèle de ces domaines que le poète présente tantôt comme des palais remplis d’or, et tantôt, au contraire, comme de simples maisons campagnardes où s’organise, autour du maître et de la maîtresse de maison, une vie essentiellement rurale et pastorale. Mais nous aurons aussi l’occasion d’emprunter à l’Iliade des exemples et des informations sur la vie des héros en temps de paix, évoquée par allusion et réminiscence par les Achéens, vécue aussi quotidiennement à Troie où se poursuit une activité « civile ».
L’oïkos, le domaine et ceux qui en font partie, se présente d’abord comme un domaine foncier. Dans l’Odyssée, le porcher Eumée s’adressant à Ulysse qui se cache sous les traits d’un vieillard lui décrit ainsi le domaine de son maître : « Mon maître, sache-le, était en effet plus à l’aise qu’aucun autre héros sur l’obscur continent ou en Ithaque même ; et vingt hommes ensemble n’égaleraient pas son avoir : je t’en ferai le compte. Douze troupeaux, là-bas, de vaches, et douze de moutons, autant de porcs et de vastes hardes de chèvres que font paître des étrangers ou ses propres bergers ; ici, en tout onze hardes de chèvres qui paissent sur le cap ; des hommes de bien les surveillent. De ceux-ci, chaque jour, chacun leur apporte une bête, celui des gras chevreaux qui leur apparaît le meilleur. Et moi, ce sont ces truies que je garde et que j’entretiens, et je dois leur choisir les plus beaux de mes gros verrats » (Od., XIV, 96 sq.). Un riche cheptel, donc, qui s’explique aisément par le fait qu’Ithaque n’est pas une terre à blé, mais une île rocheuse et escarpée. On n’y peut même pas élever des chevaux, comme le remarque Télémaque en refusant le présent que lui fait Ménélas : « Les chevaux, dit-il, je ne puis les emmener dans mon Ithaque. C’est un luxe pour toi : tu règnes sur d’immenses plaines où vient le trèfle en abondance, le souchet, le blé, l’épeautre et l’orge blanche en belles plantes. En Ithaque, il n’y a ni chaussées ni prairies ; terre à chèvres que je préfère au pays de chevaux » (Od., IV, 601 sq.).
Pourtant cette « terre à chèvres » n’est pas totalement stérile. Ainsi, le vieux Laërte, le père d’Ulysse, réussit-il à cultiver sa vigne, non sans peine d’ailleurs. Quant à Ulysse, il se vante, on l’a vu, de savoir tracer un sillon avec la charrue, ce qui interdirait déjà d’imaginer le monde homérique comme un monde d’économie exclusivement pastorale. Il n’est d’ailleurs que de se reporter à deux autres domaines décrits par le poète, celui qui figure sur le bouclier d’Achille et celui du roi des Phéaciens, Alcinoos.
On se rappelle qu’Achille avait confié ses armes à Patrocle avant que celui-ci n’affrontât Hector et trouvât la mort sur le champ de bataille. Comme cela était de règle, Hector s’était emparé des armes de son adversaire, et Thétis avait dû demander à Héphæstos d’en fabriquer de nouvelles pour son fils. Parmi celles-ci, le bouclier avait fait l’objet de soins particuliers : « Héphæstos y crée un décor multiple, fruit de savants pensers » (Il., XVIII, 482). « Il y met […] une jachère meuble, un champ fertile, étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y font aller et venir leurs bêtes, en les poussant dans un sens après l’autre […] Derrière eux, la terre noircit ; elle est toute pareille à une terre labourée, bien qu’elle soit en or – une merveille d’art. Il y met encore un domaine royal. Des ouvriers moissonnent, la faucille tranchante en main. Des javelles tombent à terre les unes sur les autres le long de l’andain. D’autres sont liées avec des attaches par les botteleurs […]. Il y met encore un vignoble lourdement chargé de grappes, beau et tout en or ; de noirs raisins y pendent ; il est d’un bout à l’autre étayé d’échalas d’argent. Tout autour, il trace un fossé en smalt et une clôture en étain. Un seul sentier y conduit. Par là vont les porteurs, quand vient pour le vignoble le moment des vendanges […]. Il y figure aussi tout un troupeau de vaches aux cornes hautes. Les vaches y sont faites d’or et d’étain. Elles s’en vont, meuglantes, de leur étable à la pâture, le long d’un fleuve bruissant et de ses mobiles roseaux. Quatre bouviers en or s’alignent à côté d’elles ; et neuf chiens aux pieds prompts les suivent […]. L’illustre boiteux y fait aussi un pacage, dans un beau vallon, un grand pacage à brebis blanches, avec étables, baraques couvertes et parcs » (Ibid., 541 sq.). Cette longue description d’un oïkos « royal » nous permet à la fois d’en mesurer la diversité (on y cultive les céréales, mais aussi la vigne ; on y élève bovins et ovins), mais aussi d’entrevoir l’organisation du travail sur le domaine, les nombreux serviteurs qui labourent, vendangent, mènent les bêtes dans les prés, sous la surveillance du maître du domaine.
Le verger d’Alcinoos dans l’île de Schérie est, selon la formule de P. Vidal-Naquet, un « jardin magique » qui ignore les saisons et donne des fruits toute l’année. Mais l’énumération que fait le poète n’en témoigne pas moins de la réalité des cultures arbustives : « Là de grands arbres ont poussé avec richesse, des poiriers, des pommiers aux fruits brillants, des grenadiers, des figuiers doux, des oliviers en pleine force » (Od., VII, 114 sq.). Et, bien entendu aussi, la vigne partout présente, mais encore des champs et des cultures, à l’extérieur des murs de la ville. Ainsi, agriculture et élevage constituent les deux principales activités d’un domaine, lesquelles, on l’a vu, sont supervisées par le maître de l’oïkos en personne, portât-il le titre de roi.
De même, le palais se présente comme la maison du maître. Certes, quand il s’agit de celui de Ménélas ou d’Alcinoos, le poète accumule les épithètes destinées à en vanter la splendeur et la richesse : le palais de Ménélas a de hauts plafonds et son éclat rayonne comme celui de la lune ou du soleil. La maison d’Alcinoos rivalise en splendeur, avec ses frises d’émail bleu, ses portes d’or et ses chiens de même métal. Mais, une fois cette concession faite au merveilleux, on trouve partout la grande salle, entourée de fauteuils, où le maître de maison accueille ses hôtes, et, à l’étage, l’appartement des femmes, tandis que les pièces où sont accumulées les réserves se trouvent au sous-sol, puisque l’on y « descend », en particulier lorsque l’on veut honorer un invité par des cadeaux.
Si le maître, en effet, veille sur les travailleurs des champs, la maîtresse, elle, règne sur la maison et sur les servantes. C’est elle qui accueille les visiteurs, leur fait préparer des bains pour se détendre et des lits pour la nuit. C’est elle aussi qui préside à la préparation des repas. Le reste du temps, elle file et tisse, entourée de ses servantes : ainsi Hélène dans le palais de Priam ou dans celui de Ménélas, Arété dans celui d’Alcinoos, et Pénélope à Ithaque, laquelle trouve, dans cette activité inséparable de la vie d’une femme, la ruse, digne de son époux, qui lui permet de tenir en haleine les prétendants. Ainsi encore Andromaque à Troie, attendant Hector dont elle ignore le sort funeste : « Elle tisse au métier, dans le fond de la haute demeure, un manteau double de pourpre, qu’elle va parsemant de dessins variés. Elle vient de donner ordre à ses suivantes aux beaux cheveux dans la maison de mettre au feu un grand trépied, afin qu’Hector trouve un bain chaud quand il rentrera du combat » (Il., XXII, 440sq.). C’est la maîtresse de maison, enfin, qui garde la clé du trésor où sont entassées les provisions alimentaires, les réserves de métal et les belles étoffes offertes au maître – ou à la maîtresse – par les hôtes de passage, mais encore les fruits de multiples razzias.
Cette importance de la maîtresse de l’oïkos est liée aux pratiques matrimoniales. Celles-ci, certes, ne sont pas encore fixées de façon définitive. Mais divers exemples permettent néanmoins d’entrevoir comment on prenait femme dans le monde homérique. La coutume voulait que le prétendant offrît au père de la femme qu’il convoitait des présents, les hedna. Entre divers prétendants, c’est normalement à celui dont les hedna étaient d’un plus grand prix que le père remettait sa fille. Il ne s’agissait pas là, comme on l’a dit parfois, d’un mariage par achat comme dans certaines sociétés dites primitives. En effet, le prétendant n’achetait pas une épouse, il cherchait à nouer une alliance avec un homme puissant, et les hedna s’inscrivaient dans la pratique des échanges de dons. Cela est si vrai que, lorsqu’un père donnait sa fille sans hedna, c’est parce qu’il attendait de son futur gendre un service. Ainsi, Agamemnon, pour ramener Achille dans le camp des Achéens, propose-t-il non seulement de lui donner l’une de ses filles sans hedna, mais encore de lui offrir trépieds, chevaux, esclaves et riches domaines. Mais, c’était là, néanmoins, une situation exceptionnelle : le plus souvent, c’est en rivalisant de générosité que les prétendants tentaient de conquérir une jeune fille ou une jeune femme que la guerre avait rendue veuve. On pense ici au cas de Pénélope. L’incertitude où elle se trouve quant au sort de son époux crée une situation ambiguë : si Ulysse était mort de façon certaine, il lui faudrait retourner auprès de son père, et c’est à celui-ci que les prétendants offriraient des dons dignes de sa beauté. Mais, du sort d’Ulysse, on ne sait rien ; par conséquent, c’est en l’assiégeant dans sa propre maison et en se nourrissant à ses dépens que les soupirants cherchent à obtenir d’elle une décision. Les choses se compliquent du fait de la présence de Télémaque. Car, si Ulysse est mort, Télémaque, ayant atteint l’âge de la majorité et étant devenu un aner, un homme adulte, peut revendiquer la succession de son père. C’est à lui qu’incomberait alors le soin de remarier sa mère. Tout cela n’explique cependant pas pourquoi l’obtention de la main de Pénélope paraît liée à l’obtention de la royauté à Ithaque. Comme si Pénélope détenait une partie du pouvoir d’Ulysse. Par là, nous entrevoyons que les femmes, dans cette société de héros dont la guerre est la principale activité, jouissent d’une situation relativement enviable. Et cela se confirme, si l’on songe aux autres femmes que le poète met en scène, que ce soit Hélène, Andromaque ou Hécube dans l’Iliade, Hélène encore, Pénélope ou Arété, l’épouse d’Alcinoos, dans l’Odyssée. De là à imaginer, comme certains n’ont pas hésité à le faire, la survivance d’un quelconque matriarcat, il y a un pas qu’on hésitera à franchir. Car, si les épouses des héros, gardiennes de la maison, ont une position appréciable, elle ne prévaut que dans les limites de la maison. Quand Pénélope prétend intervenir au milieu du banquet et interdire à l’aède de chanter le retour des Grecs après la chute de Troie, Télémaque le lui fait bien sentir : « Remonte donc chez toi, dit-il à sa mère, retourne à tes travaux, toile et quenouille, et donne l’ordre à tes suivantes de se mettre à l’ouvrage : la parole est affaire d’homme, et d’abord mon affaire : car la force ici m’appartient » (Od., I, 356 sq.), faisant ainsi écho aux paroles qu’Hector adressait à Andromaque : « Allons ! rentre au logis, songe à tes travaux, au métier, à la quenouille, et donne ordre à tes servantes de vaquer à leur ouvrage. Au combat veilleront les hommes » (Il., VI, 490sq.). La parole, la guerre, l’une et l’autre, relèvent du pouvoir des hommes. Même le vieux Priam n’écoute pas les exhortations d’Hécube, la première de ses épouses, quand elle lui conseille de ne pas se rendre au camp des Achéens pour y reprendre la dépouille d’Hector.
Le cas de Priam nous amène à évoquer le problème de la monogamie. Même à Troie, et justement en dépit du cas de Priam, a fortiori chez les Achéens, la monogamie est de règle. Si la guerre a éclaté, c’est bien précisément parce que Ménélas a subi un affront en la personne de son épouse, qu’il reprendra d’ailleurs et à laquelle il pardonnera sa trahison. Cette monogamie n’entraîne pas, pour l’homme s’entend, une quelconque fidélité. Les captives, les servantes doivent céder au désir du maître. Agamemnon, lorsqu’il restitue Briséis à Achille, insiste bien sur le fait qu’il n’a pas eu commerce avec elle, mais c’est là une situation rarissime. Et, quand Ulysse est redevenu le maître d’Ithaque, il tire vengeance de celles de ses servantes qui ont couché avec les prétendants, comme si lui seul avait droit à leurs faveurs. Lui, en revanche, n’a pas hésité à partager le lit de Calypso. La veille encore de son départ, « ils gagnèrent le fond de la grotte profonde où, demeurés ensemble, ils se livrèrent au plaisir » (Od., V, 226-227).
Par conséquent, si les héros ont de leurs épouses des enfants légitimes, ils peuvent aussi avoir des enfants d’autres femmes, lesquels ont un statut mal défini, mais en tout cas moins négatif que celui des nothoï, des bâtards de l’époque classique. Ainsi, quand Télémaque arrive chez Ménélas, celui-ci est-il en train de célébrer les noces du fils qu’il avait eu d’une esclave et qu’il mariait à la fille d’un noble Spartiate : « C’était son préféré, le vigoureux Mégapenthès, né d’une esclave : car les dieux refusaient à Hélène un autre enfant après la naissance d’Hermione » (Od., IV, 11 sq.). De même, Ulysse, accueilli à Ithaque par le porcher Eumée et soucieux de dissimuler son identité, prétend être le fils illégitime d’un noble Crétois et d’une esclave. A la mort de son père, il aurait reçu une part de l’héritage, bien que le Crétois ait eu d’autres fils, légitimes ceux-là, aurait fait un riche mariage et participé à la guerre de Troie aux côtés du héros Idoménée.
Le cas des enfants illégitimes est révélateur d’une société où les statuts juridiques ne sont pas encore fixés de façon précise. C’est ce que confirme un rapide examen de la condition des autres personnes faisant partie de l’oïkos, des esclaves et des différentes catégories de travailleurs.
Parce que l’esclavage est un des traits spécifiques de la société grecque antique, on s’est efforcé d’en trouver l’origine dès l’époque homérique. Pourtant, alors que, dans les tablettes, on relève le terme do-e-ro, qui annonce le doulos de l’époque classique, ce même terme ne se rencontre qu’exceptionnellement dans les poèmes. En revanche, on trouve, pour indiquer la qualité de ceux qui travaillent et sont dans la dépendance d’autrui, des mots différents : oïkeus, dmôs, drester, et plus particulièrement amphipolos pour nommer les servantes. Il semble bien que ces termes s’appliquent autant à des esclaves proprement dits, à savoir des gens qui font partie des biens, qu’à des personnes libres, mais relevant de l’oïkos ; c’est le cas en particulier pour oïkeus, qui, dans l’Iliade, peut même désigner des membres de la famille du maître.
Cette incertitude du vocabulaire traduit une condition qui n’est pas encore juridiquement définie, à la différence de l’esclave-marchandise de l’époque classique. En effet, l’origine et la place réelle de ces esclaves dans la maison du maître peuvent être infiniment variées. Celles dont l’origine apparaît le plus clairement sont les captives de guerre, ces femmes enlevées à l’ennemi et qui, dans la répartition du butin, constituent la « part d’honneur » réservée aux héros comme Chryséis et Briséis, les deux jeunes captives qui sont à l’origine du drame qui constitue le sujet de l’Iliade. Le sort le plus fréquent de ces femmes de noble naissance consiste à devenir la concubine du maître auquel elles échoient. Si ce que dit Achille de Briséis : « Et celle-là, je l’aimais, moi, du fond du cœur, toute captive qu’elle était » (Il., IX, 342 sq.), témoigne que des liens étroits pouvaient à la limite exister entre maître et captives, celles-ci n’en étaient pas moins à l’entière discrétion de leur maître. Ainsi Agamemnon offre-t-il à Achille pour le faire revenir dans le camp des Achéens sept femmes capturées à Lesbos, « habiles aux travaux impeccables » (Il., IX, 270) et « surpassant en beauté tout leur sexe » (Ibid., 273) et lui promet-il, lorsque Troie sera tombée aux mains des Grecs vingt Troyennes, « les plus belles après Hélène l’Argienne » (Ibid., 282). C’est d’ailleurs bien là le sort qu’Hector redoute pour Andromaque : « le jour où quelque Achéen à la cotte de bronze t’emmènera pleurante, t’enlevant le jour de la liberté. Peut-être alors en Argos tisseras-tu la toile pour une autre ; peut-être porteras-tu l’eau de la source Messéis ou de l’Hypérée, subissant mille contraintes parce qu’un destin brutal pèsera sur toi » (Il., VI, 455sq.).
De fait, s’il est des captives qui connaissent un sort moins rude parce que leur beauté en a fait des concubines, la plupart sont vouées aux tâches domestiques aux côtés de la maîtresse de maison, préparant le bain pour les hôtes, les repas, filant et tissant les étoffes qui habilleront tous les membres de l’oïkos. Certaines de ces besognes peuvent être parfois fort pénibles, comme pour les douze servantes qui, dans la maison d’Ulysse, « se démenaient là-bas, produisant l’orge et le froment, moelle de l’homme » (Od., XX, 107-108). Parmi ces servantes dévolues aux durs travaux, il faut pourtant mettre un peu à part celles qui dirigeaient l’ouvrage des autres, comme l’intendante qui jouit de la confiance de la maîtresse de maison, ou encore les nourrices qui gardent longtemps une place de choix dans le cœur du maître : ainsi en va-t-il d’Euryclée qui fut la nourrice d’Ulysse et de Télémaque et qui, devenue vieille, jouait dans la maison de son maître le rôle d’une confidente fidèle, allant jusqu’à dénoncer à Ulysse les servantes dévergondées qui avaient partagé le lit des prétendants.
Les poèmes ne nous disent presque rien des esclaves hommes. Il semble bien que le sort des captifs fût d’être massacrés, ou rendus contre rançon. Dès lors, on s’est interrogé sur la condition des hommes qui travaillaient dans les champs et qui gardaient les troupeaux. L’Iliade, sur ce point, ne nous renseigne guère. Nous ne savons ni qui ils sont ni quel est leur statut. Dans l’Odyssée, en revanche, il ne fait pas de doute qu’Eumée le porcher est de condition servile, ce qui soulève un nouveau problème : le commerce des esclaves. A la question d’Ulysse, révélatrice en soi, demandant à Eumée s’il avait été capturé lors du pillage de sa cité ou pris par des pirates et vendu au maître d’Ithaque, le porcher répond par le long récit de ses malheurs. Fils du roi d’une île nommée Syra, il avait été livré à des pirates phéniciens par une servante de son père, laquelle était aussi d’origine phénicienne. C’est à ses compatriotes que Laërte l’acheta. La servante avait d’ailleurs elle-même été vendue par des pirates taphiens au père d’Eumée. Il existait donc déjà un commerce d’esclaves, entre les mains des Phéniciens et des Taphiens. Denrée rare, les esclaves étaient payés un « bon prix », mais évalué… en têtes de bétail : ainsi Laërte avait-il acheté Euryclée « pour le prix de vingt bœufs jadis, quand elle était encore une fillette » (Od., I, 431). Aux côtés d’Eumée, on trouve d’autres esclaves de même « rang » que lui, le bouvier Philétios et le chevrier Mélanthée, qui semblent diriger le travail d’autres esclaves, anonymes ceux-là, dont certains même leur appartiennent en propre. On s’est plu parfois à souligner le caractère « patriarcal » de cet esclavage. Ainsi, Eumée a bâti l’enclos où sont parqués les porcs « sans consulter sa maîtresse ni le vieux Laërte », et, s’il regrette la disparition d’Ulysse, c’est qu’en récompense de ses services celui-ci lui aurait offert « quelque avoir, une maison, un domaine, une femme de haut prix, tout ce qu’un maître généreux donne à son serviteur s’il a peiné pour lui et qu’un dieu a béni son champ » (Od., XIV, 62 sq.). D’ailleurs, lorsque Ulysse s’est fait reconnaître du bouvier et du porcher, il leur promet femme, domaine et maison, et ajoute : « A mes yeux, vous serez les amis et les frères de Télémaque » (Od., XXI, 216). Mais il tirera vengeance du chevrier Mélanthée qui s’était rallié aux prétendants et dînait avec eux. Bonté et punition révèlent sinon le caractère « patriarcal » de cet esclavage, du moins l’imprécision d’un statut qui n’avait pas établi entre les maîtres et les serviteurs la barrière qui à l’époque classique séparera l’esclave de l’homme libre.
S’il apparaît que nombre de ceux qui travaillaient sur le domaine d’Ulysse avaient bien été « achetés », en revanche, ceux qui servaient à la table du maître semblent avoir été des compagnons, des jeunes plutôt que des esclaves à proprement parler. A Ulysse, qui se fait passer pour un mendiant et se dit prêt à se mettre au service des prétendants, Eumée répond : « Leurs serviteurs n’ont pas ta piteuse apparence : ce sont des jeunes gens aux beaux manteaux, aux belles robes, les cheveux reluisants, le visage agréable » (Od., XV, 330 sq.). Les serviteurs de table, les thérapontes, formaient donc un groupe qui se distinguait à la fois de la famille du maître et des travailleurs proprement dits, ceux qui peinaient dans les champs et parmi lesquels, aux côtés d’esclaves, se trouvaient aussi des hommes libres. Ulysse, tout mendiant qu’il soit, est un homme libre, et c’est parce qu’il déclare « n’être plus d’un âge à rester dans des fermes à obéir aux moindres décisions des régisseurs » (Od., XVII, 20-21) qu’il pense à se rendre en ville et à chercher à gagner la pitié des prétendants, ce qui signifie qu’on utilisait, dans les champs, des hommes libres aux côtés de ceux qui avaient été « achetés ». Cette indication se trouve confirmée par d’autres passages des deux poèmes. Dans l’Iliade, Poséidon, le puissant Ébranleur du sol, se remémore le temps où, sur l’ordre de Zeus, il s’était, avec Apollon, loué chez le noble Laomédon « à l’année […] pour un salaire convenu. Il était notre maître, il nous donnait des ordres. J’ai alors, moi, pour les Troyens, bâti autour de leur cité une large et superbe muraille, qui rend leur ville inexpugnable, tandis que toi, Phœbos, tu faisais paître leurs bœufs cornus à la démarche torse dans les vallons boisés de l’Ida aux replis sans nombre. Mais voici que, quand les joyeuses saisons amènent le terme fixé pour le paiement, brutalement le terrible Laomédon nous ravit tout notre salaire et nous congédie avec des menaces » (Il., XXI, 445 sq.). Qu’une telle aventure soit arrivée aux deux divinités laisse penser que c’était là pratique courante dans le monde des hommes. C’est aussi la même condition incertaine des thètes, des ouvriers agricoles loués qu’évoque Achille, nous l’avons vu, lorsque, dans l’Odyssée, il affirme qu’il la préférerait encore à celle de roi des morts. Quant à la nature de la rémunération, la proposition que fait à Ulysse, toujours déguisé en mendiant, le prétendant Eurymaque en donne quelque idée. « Ne voudrais-tu pas, lui dit-il, entrer à mon service à l’autre bout de l’île, tu aurais un bon salaire pour couper de l’épine et planter de grands arbres ? Là, je te fournirais le pain toute l’année et je te donnerais des vêtements et des chaussures » (Od., XVIII, 357 sq.). C’est aussi vraisemblablement de la même manière qu’étaient rétribués les dèmiourgoï, les spécialistes qu’on allait chercher hors de l’oïkos parce que l’on avait besoin de leurs services et dont Eumée fait l’énumération : « devin ou guérisseur des maux ou charpentier ou aède inspiré des dieux dont les chants nous enchantent » (Od., XVII, 384 sq.).
En fait, une partie du travail artisanal se fait au sein de l’oïkos. Les femmes filent, tissent et cousent les vêtements pour les gens de la maison et les hôtes de passage que l’on veut honorer : Ulysse en reçoit, entre autres dons, d’Alcinoos, et Hélène remet à Télémaque le plus grand et le plus beau des voiles brodés par ses soins et, depuis, enfermés dans de précieux coffres. Sans doute fabrique-t-on aussi sur le domaine les sandales que chacun porte, y compris les serviteurs, de même qu’on doit façonner les vases de terre ou les outils nécessaires à la vie quotidienne.
Certaines activités artisanales exigeaient toutefois un savoir plus spécialisé. Ainsi la métallurgie dont relèvent les armes et objets de prestige. Ceux qui travaillaient le métal jouissaient donc d’un statut privilégié. A l’égal de l’aède, du médecin ou du devin, ils faisaient partie de ces dèmiourgoï qui se déplaçaient de domaine en domaine. Le maître qui recourait au service des forgerons ou orfèvres devait leur fournir la matière première. Il est significatif, à cet égard, que l’or et le fer figurent parmi les dons échangés entre héros ou les biens récompensant de hauts exploits. Ainsi Achille offre-t-il un bloc de fer brut, grâce auquel « si loin que le vainqueur ait des champs fertiles, il pourra de ce fer user cinq années pleines, sans que berger ni laboureur doive, faute de fer, partir pour la ville » (Il., XXIII, 831 sq.).
Cette dernière indication laisse supposer que l’on pouvait obtenir « en ville » ce fer précieux et indispensable. Ce qui nous conduit à examiner la place que tenaient dans ce monde de l’oïkos, refermé sur lui-même, les échanges, et quelle était leur nature.
Dans le monde des poèmes, il semble qu’il y ait eu trois manières de se procurer ce qui fait défaut : l’échange de dons, la razzia, enfin ce que l’on peut déjà appeler prudemment l’échange commercial.
L’échange de dons est ce qui apparaît le plus souvent : chaque fois qu’un héros est accueilli par un hôte, il repart en emportant de nombreux cadeaux ; il ne manquera pas d’en faire autant quand l’occasion se présentera. Ainsi, Ménélas et Hélène, hôtes en Égypte du roi de Thèbes, Polybe, l’ont-ils quitté couverts de présents somptueux : « Polybe avait offert deux baignoires à Ménélas, toutes d’argent, dix talents d’or et deux trépieds. Sa femme avait offert à Hélène […] une quenouille d’or, une corbeille avec des roues, toute d’argent, hors les lisières peintes d’or » (Od., IV, 128 sq.). Dans l’Iliade, on voit même, au cours du combat, deux adversaires évoquer les liens d’hospitalité qui unissent leurs familles respectives. Il s’agit de Diomède et de Glaucos, respectivement petits-fils d’Œnée et de Bellérophon : « Le divin Œnée reçut jadis en son manoir ce Bellérophon sans reproche. Il l’y retint vingt jours et ils se firent l’un à l’autre de magnifiques présents. Œnée lui faisait don d’une ceinture où éclatait la pourpre, et Bellérophon d’une coupe d’or à deux anses, que j’ai laissée dans mon palais le jour où j’en suis parti » (Il., VI, 216 sq.). Et les deux hommes d’échanger leurs armes, comme le font aussi Hector et Ajax sur le lieu même du combat, le premier donnant « une épée à clous d’argent qu’il apporte avec son fourreau et son baudrier », tandis que l’autre offre « une ceinture où éclate la pourpre (Il., VII, 303 sq.). Aucune notion d’équivalence ne prévaut. Il faut néanmoins noter la remarque du poète à propos de l’épisode entre Diomède et Glaucos. De ce dernier, il dit en effet que Zeus lui avait retiré la raison « puisqu’en troquant ses armes avec Diomède le fils de Tydée il lui donne de l’or en échange de bronze – la valeur de cent bœufs contre celle de neuf ! » (Il., VI, 234 sq.). Il y a là un état d’esprit nouveau qui, dans l’échange, fait intervenir l’estimation marchande, étrangère en matière de dons. Un autre passage de l’Iliade témoigne d’ailleurs de cette même ambiguïté : c’est lorsque le poète évoque le vin apporté aux guerriers achéens par des gens venus de Lemnos : « Aux fils d’Atrée, Agamemnon et Ménélas, le Jasonide offre à part mille mesures de vin. Les Achéens chevelus donnent, eux, pour leur vin, qui du bronze, qui du fer luisant, qui des peaux, qui des bœufs sur pieds, voire des esclaves » (Il., VII, 465 sq.). On a donc ici deux usages différents : le vin offert à Agamemnon et à Ménélas s’inscrit dans la pratique du don, celui que reçoivent les Achéens relève déjà de l’échange qu’on pourrait appeler commercial, bien que n’apparaisse pas ici la moindre estimation.
On pourrait multiplier les exemples qui permettent de souligner la symbolique des dons entre héros. On a déjà vu la place qu’ils tenaient dans les coutumes matrimoniales. Il y a là assurément un trait caractéristique de cette société, mis en valeur par le poète, et l’on ne peut que remarquer l’importance que revêt à ses yeux une pratique qui lui est une occasion d’énumérer, en recourant aux mêmes formules, ce qu’ils sont le plus souvent : trépieds, armes, étoffes brodées, denrées rares, etc.
Mais, à côté du don, il était un autre moyen de se procurer ce qui manque : la razzia. Les héros ne se font pas faute d’y recourir, pour saisir des bêtes, des femmes, des métaux précieux ou du fer. Ainsi les guerriers achéens arrêtés devant Troie se procurent ce qui est nécessaire à leur nourriture. Mais c’est aussi ce à quoi se livre Ulysse quand, sur le chemin du retour, il pille la cité des Cicones : « On emmena beaucoup de biens et les femmes loin de la ville, et le juste partage en fut approuvé par chacun. Alors, je donnai l’ordre de s’enfuir d’un pied rapide, mais ces grands sots ne m’écoutèrent pas. On but beaucoup de vin, on égorgea sur le rivage force moutons et force bœufs fauves paisibles » (Od., IX, 41 sq.). N’ayant pas fui assez vite avec le produit de leurs rapines, les Achéens perdirent une partie de leurs compagnons, massacrés par les Cicones revenus en masse. De même, débarqués en Égypte, les compagnons du faux Crétois – Ulysse –, « pris par la violence et n’écoutant que leur ardeur, pillèrent bientôt les très beaux champs des Egyptiens, emmenèrent les femmes et les petits enfants, tuèrent les guerriers » (Od., XIV, 262 sq.). Là encore, l’affaire se termine mal, et seul le héros en réchappe grâce à la clémence du roi des Égyptiens. Mais Ulysse qui, chaque fois, déclare s’être opposé au sac envisage pourtant, une fois redevenu le maître d’Ithaque, de reconstituer sa fortune dilapidée par les prétendants en se livrant au pillage : « Maintenant que nous avons retrouvé notre lit, dit-il à Pénélope, il te faudra veiller sur les richesses qui me restent ; pour compenser les bêtes que les arrogants m’ont prises, j’irai faire razzia, et les Grecs m’en donneront d’autres jusqu’à ce que j’aie de nouveau mes étables remplies » (Od., XXIII, 354 sq.).
Comme l’échange de dons, cette pratique renvoie assurément à un monde ignorant ce que nous appelons le commerce qui, pourtant, à n’en pas douter, est déjà une réalité dans le monde des poèmes. On a fait allusion, plus haut, au commerce des esclaves, en soulignant la place qu’y tiennent les Phéniciens et les mystérieux Taphiens. En ce qui concerne les premiers, nous savons, tant par les sources littéraires que par les témoignages de l’archéologie, que leurs navigations, à partir du IXe siècle, leur permirent de sillonner la Méditerranée jusqu’au lointain Occident, et que l’échange constituait le but de ces navigations. Les Grecs entretenaient avec eux des relations comme en atteste l’emprunt qu’ils firent de l’alphabet phénicien. Le récit d’Eumée au chant XV de l’Odyssée évoque ces « fameux marins de Phénicie, de vrais rapaces avec leur cargaison de camelote », qui restent un an durant à Syra pour y effectuer leurs achats et écouler les stocks entreposés dans les cales de leur navire. Une scène est particulièrement révélatrice de leur habileté : « [Un] homme fort adroit s’en fut au palais de mon père avec un collier d’or paré de perles d’ambre. Les servantes dans la grand-salle et ma royale mère le palpaient dans leurs mains, l’examinaient des yeux, disaient un prix […] » (Od., XV, 459 sq.). Des Taphiens, nous ne savons rien, et il est vraisemblable qu’il s’agit d’un peuple imaginaire. Mais ce peuple est, ou semble, grec, si l’on en croit le récit que le poète met dans la bouche du faux Taphien sous les traits duquel Athéna se présente à Télémaque : « Je me nomme Mentès, je suis le fils du sage Anchiale et je règne à Taphos sur tout un peuple de rameurs. J’arrive aujourd’hui avec navire et équipage, et par la mer couleur de vin, en terres d’autre langue, je vais à Témésa changer du fer contre du bronze […] » (Od., I, 180 sq.). Le faux Taphien ajoute qu’entre son père et celui de Télémaque existaient des liens d’hospitalité. Comme les Phéaciens – et comme les Phéniciens –, les Taphiens sont un peuple de rameurs, mais, à la différence des premiers et à l’image des seconds, leurs navigations ont un but commercial. Réels ou imaginaires, les Taphiens témoignent donc de la réalité des échanges dans le monde du poète. D’autres allusions du texte confirment que les Grecs aussi pouvaient prendre la mer dans un but analogue, même si, entre les razzias et les échanges pacifiques, la limite n’était pas toujours nettement fixée. Après l’avoir accueilli et restauré, Nestor demande à Télémaque : « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous par les routes humides ? Êtes-vous des marchands ou errez-vous à l’aventure tels les pirates sur les eaux qui vont rôdant, risquant leur vie en attaquant les nations d’autre langue ? » (Od., III, 71 sq.). Les navigations du faux Crétois, pour relever davantage de la piraterie que du commerce, s’inscrivent dans le même contexte, comme en atteste sa profession de foi : « Je n’aimais pas les champs ni la maison qu’on agrandit pour nourrir les enfants, non ! je n’aimais jamais que les bateaux avec leurs rames, les guerres, les épieux acérés et les flèches, ces fléaux qui font frissonner les autres ! […] neuf fois je conduisis un équipage et une flotte contre les hommes d’autres lieux et fis un grand butin » (Od., XIV, 222 sq.). Après avoir participé à la guerre de Troie, le faux Crétois rentre chez lui, mais en repart aussitôt avec neuf navires en direction de l’Égypte où l’attendent de nouvelles aventures. Pour imaginaires que soient les navigations du personnage dont Ulysse prend l’identité, elles sont révélatrices néanmoins d’une activité maritime à laquelle les héros n’hésitaient pas à se livrer, où pillage et commerce se confondaient, même si, comme on l’a vu précédemment, le négoce demeure entaché d’un signe négatif. Il est d’ailleurs significatif que, à Euryale accusant Ulysse d’être « maître d’un équipage de commerce qui tient mémoire du fret ou surveille la cargaison, les richesses volées », ce dernier réplique : « Tu parles mal, mon hôte, et tu as tout du furieux ! », ajoutant que l’aspect extérieur d’un homme n’est pas la seule chose qui compte (Od., VIII, 162 sq.).
Ainsi, dans ce monde de l’oïkos, où les valeurs guerrières sont prédominantes, il semble pourtant que d’autres choix s’offrent aux hommes soucieux d’accroître leurs richesses autrement qu’en mettant au pillage les biens de l’ennemi. D’une part, il y a le domaine qu’on peut agrandir, d’autre part, il y a les navigations qui peuvent être fructueuses. Et ce n’est pas seulement parce que l’Iliade raconte une guerre et que l’Odyssée décrit un monde en paix que ces récentes activités apparaissent davantage dans le second poème que dans le premier. Au sein d’un monde qui reste cohérent, se font jour néanmoins les réalités nouvelles qui marquent la fin des âges obscurs, laquelle coïncide, nous l’avons vu, avec la naissance de la cité.