« Athènes qui auparavant déjà était puissante, le devint davantage lorsqu’elle fut délivrée de ses tyrans. Deux hommes y dominaient : Clisthène de la famille des Alcméonides, de qui l’on dit qu’il avait suborné la Pythie, et Isagoras, fils de Teisandros, d’une maison distinguée, mais dont je ne saurais dire l’origine : les membres de la famille sacrifient à Zeus Carien. Ces deux hommes se disputèrent le pouvoir. Et Clisthène, qui avait le dessous, attacha le peuple à son parti. Il répartit ensuite entre dix tribus les Athéniens, qui alors en formaient quatre, supprima les dénominations empruntées aux enfants d’Ion, Géléon, Aïgicoreus, Argadès et Hoplès, et en imagina d’empruntées à d’autres héros, héros nationaux à l’exception d’Ajax qu’il ajouta, bien qu’étranger, au titre de voisin d’Athènes et d’allié » (Histoires, V, 66). C’est ainsi qu’Hérodote présente les événements qui se déroulèrent à Athènes après la chute des tyrans, et c’est en ces termes qu’il résume l’œuvre de l’Alcméonide. Plus loin, cependant, après avoir fait une digression sur Clisthène de Sicyone, il revient sur les mesures prises par l’Athénien, pour préciser qu’il s’était appuyé sur le démos des Athéniens « exclu auparavant de tout », et mentionne la création des dèmes comme subdivisions des nouvelles tribus. Mais ce qui l’intéresse encore plus que la réforme des tribus, ce sont les réactions que provoqua la politique de Clisthène : l’appel d’Isagoras aux Spartiates, l’exil de Clisthène et de sept cents familles apparentées aux Alcméonides (c’est-à-dire vraisemblablement sept cents Athéniens chefs de famille qui appartenaient à la même phratrie que les Alcméonides), le refus du conseil d’obtempérer à sa dissolution prononcée par Isagoras, le soulèvement du démos, chassant le roi spartiate Cléomène, Isagoras et leurs partisans de l’Acropole dont ils s’étaient emparés, enfin le retour de Clisthène et des exilés.
On retrouve à peu de choses près le même récit dans la Constitution d’Athènes. Mais Aristote le fait suivre d’une analyse beaucoup plus complète de la véritable révolution opérée par l’Alcméonide. Hérodote se contentait de dire que Clisthène, parce qu’il se trouvait en situation d’infériorité face à la faction d’Isagoras, avait pris appui sur le peuple, l’avait « fait entrer dans son hétaierie », à savoir son compagnonnage. Et c’est incidemment que l’on comprenait que la réforme des tribus, ramenée à un simple accroissement de leur nombre et au changement de leur nom, débouchait sur la remise du pouvoir au peuple. Le texte de la Constitution d’Athènes est beaucoup plus explicite. Si Clisthène a porté à dix le nombre des tribus, y répartissant les Athéniens, c’est « parce qu’il voulait les fondre, afin de faire participer plus de gens aux droits civiques ». La réforme des tribus répondait, en effet, à un double but : mêler les Athéniens pour que disparaissent les liens de clientèle régionaux qui s’étaient avérés si redoutables au temps des tyrans, et par là même assurer l’unité de la cité. En faisant des nouvelles tribus des circonscriptions territoriales englobant trois trytties, une de la côte, une de la ville, une de l’intérieur, il mettait fin aux oppositions qui s’étaient manifestées entre le démos paysan et l’aristocratie urbaine, et aux solidarités locales autour de telle ou telle grande famille. Mais la réforme visait aussi à intégrer dans le démos des Athéniens des gens qui jusque-là n’en faisaient pas partie et qui, désormais inscrits sur les registres des dèmes, ne se distingueraient plus des anciens citoyens, puisque les Athéniens dorénavant ne se nommeraient plus d’après le nom de leur père, mais d’après celui de leur dème.
Quels étaient ces gens ? Sur ce point, il n’est pas aisé de se faire une idée claire, parce que les auteurs du Ve et du IVe siècle emploient le mot démos dans un double sens : tantôt il désigne la communauté politique dans sa totalité, tantôt le petit peuple. Si l’on prend démos au sens de communauté politique, il paraît assuré qu’avant Clisthène seul l’ensemble de ceux qui servaient comme hoplites en faisaient partie, de même qu’ils étaient probablement les seuls à appartenir aux phratries, ces groupements à la fois religieux et politiques qui structuraient la communauté et se réclamaient d’un ancêtre commun. En créant les nouvelles tribus dotées d’un ancêtre présumé, Clisthène allait intégrer dans la parenté civique tous ceux qui, jusque-là, étaient demeurés étrangers aux phratries : paysans trop pauvres pour entrer dans la phalange, artisans peut-être issus de cette paysannerie, mais aussi venus d’ailleurs s’installer en Attique pour y exercer leur métier. Ce sont tous ces gens qu’Aristote qualifie de néopolitaï, de nouveaux citoyens, qui grâce à la réforme de l’Alcméonide allaient accéder à la souveraineté politique.
Certes, il ne s’agit pas encore à proprement parler de démocratie. Il faudra pour cela que les assemblées du démos élargi deviennent périodiques. Mais, Clisthène, en même temps qu’il opérait cette restructuration de l’« espace civique », avait créé l’instrument de la future souveraineté du démos, ce conseil de cinq cents membres, émanation directe des dix tribus, puisque chacune procurait annuellement cinquante conseillers.
Bien des obscurités subsistent sur ces réformes et sur les raisons qui conduisirent Clisthène à les promulguer. Eut-il pleinement conscience de leur importance ? Quels furent les principes qui le guidèrent ? On a sur ce point avancé bien des hypothèses, mis en avant certaines influences philosophiques, évoqué une tradition alcméonide. On peut aussi se demander comment un aussi total bouleversement a pu s’accomplir dans le bref laps de temps qui sépare la chute des tyrans et le rappel de Cléomène par Isagoras. Au point qu’on a parfois imaginé que la réforme n’aurait été vraiment réalisée qu’après le retour de Clisthène et des bannis.
Mais par-delà ces interrogations, auxquelles on ne peut répondre que par des suppositions, subsiste l’essentiel : une révolution qui, créant entre tous les Athéniens l’isonomie, l’égalité juridique, et plaçant le pouvoir au centre, donne désormais sa physionomie définitive à la cité grecque. Car, si une partie du monde hellénique demeure et demeurera longtemps encore à l’écart de cette révolution, le modèle athénien n’en deviendra pas moins le point de référence à partir duquel dorénavant on pense la cité. Et il importe peu que ce modèle ait été partiellement imaginaire, et qu’Athènes soit restée l’exception plutôt que la règle. La civilisation grecque classique, celle qui s’épanouit à l’aube du Ve siècle avec la sculpture d’Anténor, la grande peinture des vases à figures rouges, le théâtre d’Eschyle, est d’abord et avant tout athénienne.
Le grand choc des guerres médiques n’y est pas étranger : à Marathon comme à Salamine, en 490 comme en 480, le salut vint des Athéniens ; si, contre les armées de Darius, c’est la phalange des hoplites qui l’avait emporté (donc le démos d’avant Clisthène), à Salamine la victoire avait d’abord été celle de la flotte, c’est-à-dire de ces rameurs recrutés parmi les plus pauvres des Athéniens.
Parmi les combattants athéniens à Salamine, se trouvait le poète Eschyle qui, dans sa tragédie intitulée les Perses, a laissé un récit de la bataille vue du côté des barbares. Eschyle était né vers 525. C’est dire que sa vie coïncide avec la naissance de la démocratie athénienne. Il avait atteint l’âge de raison quand Clisthène fit triompher sa réforme, et mourut en 456, peu après qu’un autre réformateur, dont nous ne savons presque rien, Ephialte, eut parachevé l’œuvre de l’Alcméonide en remettant au conseil, créé par celui-ci, les pouvoirs encore détenus par l’ancien conseil aristocratique de l’Aréopage. Trouve-t-on dans l’œuvre du grand tragique l’écho de ces transformations, comme on trouvera, un demi-siècle plus tard, dans celle d’Euripide, des allusions au grand conflit qui déchirait alors le monde grec ? Certains l’ont prétendu, qui ont vu dans la fin de l’Orestie, où se manifeste le rôle judiciaire de l’Aréopage, tantôt une affirmation de la justice des hommes face à l’arbitraire des dieux, tantôt une condamnation de la mesure prise par Ephialte à l’encontre du vieux conseil aristocratique. On a souligné également que la première conjonction du mot démos avec le verbe kratein (exercer la souveraineté), d’où devait sortir « démocratie », se trouve dans ce vers des Suppliantes, où le roi d’Argos, Pélasgos, se refuse à décider seul face à la requête des Danaïdes et proclame : « Quel que soit mon pouvoir, je ne saurai rien faire sans le peuple. » Mais les choses ne sont pas aussi simples. Et si la cité nouvelle et le nouvel ordre civique sont présents dans la tragédie, c’est au deuxième niveau, masqués en quelque sorte derrière le conflit tragique. Comme l’écrit P. Vidal-Naquet, à propos précisément d’Eschyle : « Dans la tragédie, il faut que la cité tout à la fois se reconnaisse et se mette en question. Autrement dit, la tragédie est à la fois un ordre et un désordre. L’auteur tragique déplace, inverse, parfois supprime l’ordre politique. Ce sont les écarts qui créent la mise en évidence, ou, au sens étymologique du mot, la mise en scène. »
A la fin des Euménides, Athéna qui, par sa voix, a obtenu du tribunal l’acquittement d’Oreste, meurtrier de sa mère, incite les Érynies qui forment le chœur à accepter l’hospitalité de la cité d’Athènes et à se transformer en divinités bienveillantes. Et, pour les mieux persuader, elle évoque le destin d’Athènes : « Écoutez mon oracle. Le flot montant des jours fera grandir la gloire de ma ville ; et toi, fixée sur ton sol glorieux, à côté de la demeure d’Érechtée, tu verras des cortèges d’hommes et de femmes t’offrir ce qu’aucun autre peuple ne te saurait donner. Mais, de ton côté, en ces lieux que j’aime, ne pousse pas ces aiguillons sanglants qui ravagent les jeunes poitrines et, sans vin, les enivrent de folles fureurs. Ne va pas, comme on fait pour les coqs, attiser la colère au cœur de mes citoyens et mettre en eux cette soif de meurtres qui lance frère contre frère en leur soufflant mutuelle audace. Vienne la guerre étrangère, toujours à la portée de ceux qu’anime un fervent désir de vraie gloire – mais fi des combats entre oiseaux de la volière. Voilà donc ce qu’il t’est loisible de tenir ici de ma main : bénédictions à répandre, bénédictions à recevoir, bénie et adorée du pays pieux entre tous dont tu deviendras citoyenne. »
Et, lorsque enfin, convaincues par la parole divine, les Érynies consentent à devenir les Euménides, la déesse s’adressant aux Athéniens conclut : « Si votre amour à leur amour répond par d’éclatants et d’éternels hommages, vous vous montrerez au monde, tous ensemble, menant votre pays, votre peuple, par les chemins de la droite justice. »
Parce que désormais la Discorde ne triomphera plus dans la cité, parce que ne coulera plus « le sang noir des citoyens », « le sang des représailles qui font la ruine des cités », alors triomphera la droite justice, cette justice de Zeus qu’Hésiode appelait deux siècles plus tôt, et qui, devenue dans l’Athènes de Clisthène la justice du peuple, fera disparaître pour toujours le spectre de la stasis, de la rupture de la communauté civique.