Pendant longtemps on a identifié la civilisation grecque avec l’épanouissement du classicisme à Athènes au Ve siècle. Ce n’est que depuis une époque relativement récente que l’intérêt s’est déplacé vers la période antérieure, celle que par commodité on appelle archaïque. Certes, de tout temps, les poèmes homériques ont fasciné les hommes de culture. Mais il semblait qu’entre le temps d’Homère et celui des Tragiques du Ve siècle, il y avait une sorte de vide, une période obscure de laquelle émergeaient quelques poètes ou philosophes, mais qui n’avait comme raison d’être que de préparer le fameux « miracle grec », d’annoncer cette Grèce rationnelle et humaniste que symbolisait le nom de Périclès.
Or, grâce à de nouvelles approches de l’histoire grecque aux temps archaïques, il est apparu que cette période, loin d’être une simple « préhistoire » du miracle grec, en était le creuset où s’étaient fondus les éléments qui allaient présider à la naissance de cette civilisation classique dont l’écho résonne encore en nous. Les progrès de l’archéologie, soumise à des interrogations de plus en plus précises, ont permis d’éclairer les conditions dans lesquelles s’est faite l’installation des Grecs sur tout le pourtour de la Méditerranée – ce qu’on appelle la colonisation grecque – et les structures de leurs premiers établissements. Une nouvelle « lecture » des mythes grecs a révélé des modes de pensée et des systèmes de valeurs qui devaient longtemps subsister et informer les différentes expressions de la pensée des Grecs. Autrement dit, les trois siècles qui séparent Homère d’Eschyle présentent pour l’historien, mais aussi pour quiconque se penche sur une des plus brillantes civilisations de l’histoire humaine, un intérêt considérable. C’est alors en particulier que s’élabore ce cadre original de la civilisation grecque, la cité, communauté humaine inscrite dans un territoire, qui inventera cette pratique jusqu’alors inconnue dans le monde des hommes, la politique.
Il ne faut pas s’imaginer pourtant que la reconstitution de l’histoire de ces trois siècles soit chose aisée. Malgré l’avancement des recherches, de grands pans d’ombre subsistent. Et surtout, dans la mesure où les sources littéraires sont souvent fragmentaires, quand elles ne renvoient pas, parce que postérieures de plusieurs siècles aux faits, une image déformée d’une réalité qu’elles ne comprennent plus, la part d’hypothèse dans les reconstructions proposées par les modernes est souvent très grande. Quelle foi en effet accorder à tel développement d’Aristote sur les premiers temps d’Athènes, à telle anecdote rapportée par Plutarque sur le Spartiate Lycurgue ou sur l’Athénien Solon ? Même Hérodote, à qui nous devons pour cette période nombre d’informations, s’est souvent fait l’écho de traditions transmises oralement, et par là même sujettes à caution.
Il importe, en effet, de ne pas oublier que, si l’écriture a réapparu dans le monde grec à l’aube de notre période, elle n’est encore qu’un outil peu utilisé, hormis précisément par les poètes et peut-être par quelques peintres de vases. Mais les premiers s’intéressent peu aux événements, ou, quand ils le font, c’est toujours de façon personnelle, tels ces poètes lyriques dont nous aurons à reparler. Quant aux seconds, ils nous transmettent quelques noms, quelques vers parfois, mais rien qui ressemble à ces chroniques fidèlement rassemblées par les scribes de l’ancien Orient, ou même à ces archives retrouvées dans les ruines des palais mycéniens. C’est seulement lorsque les lois seront écrites que les choses changeront.
Il faut pourtant tenter de comprendre comment s’est élaboré ce monde des cités. Et, pour ce faire, le point de départ de toute recherche ne peut être que le plus ancien témoignage écrit que les Grecs nous aient légué, ces poèmes homériques qui allaient tenir une telle place dans la culture de l’Hellade. Un événement est au cœur de l’Iliade et de l’Odyssée, la fameuse guerre de Troie, que les Grecs auraient menée contre les habitants d’une cité d’Asie, pour venger l’affront fait à l’un de leurs rois, l’Atride Ménélas, par le fils du roi Priam qui régnait sur les Troyens. A la fin du Ve siècle, un historien aussi « sérieux » que Thucydide datait de la guerre de Troie la première tentative de rassemblement des Grecs pour une entreprise commune et ne doutait pas de son historicité. Bien plus, en un temps où le danger pour la liberté grecque venait principalement d’Asie, on avait tôt fait d’identifier les Troyens avec ces barbares contre lesquels on souhaitait à nouveau mobiliser les Grecs. Toute une tradition tendait ainsi à donner corps à cette guerre, une tradition que nombre de modernes ont reprise à leur compte, y ajoutant des explications plus réalistes que le rapt de la belle Hélène : guerre de conquête, tentative pour mettre la main sur les détroits, manifestation d’un « impérialisme marchand », etc. Mais, si la guerre de Troie est au cœur des poèmes homériques, elle n’en est pas le sujet. Et ces hommes et ces femmes que le poète met en scène, et dont les heurs et malheurs allaient fournir aux poètes tragiques les thèmes de leurs œuvres, ces rois et ces reines vivent au sein d’une société qui questionne l’historien : traduit-elle une réalité historique, et laquelle ? Quelles indications peut-on en tirer, quels signes peut-on entrevoir de l’apparition des nouveaux systèmes politiques qui se mettent en place à l’aube du VIIIe siècle ?
Car ce qui fait l’intérêt de cette période est précisément cette organisation politique qui subsistera jusqu’à la fin de l’Antiquité : la cité avec ses magistrats, héritiers de l’ancienne autorité royale, avec son conseil et son assemblée qui regroupe sur l’agora, sur la place publique, tous les membres de la communauté civique. Alors que, partout ailleurs, et singulièrement dans le monde oriental, l’autorité, qu’elle soit d’origine divine ou plus concrètement liée à la possession de la force et de la richesse, s’impose à ceux qui dépendent du palais ou du temple, en Grèce, du moins là où se développent les cités, c’est la communauté civique tout entière qui, au terme de ces trois siècles, prend les décisions ou au moins les approuve. Et c’est « au milieu » et non au-dessus de la communauté que se tient l’autorité. On comprend bien que, pour aboutir à un tel état de fait, il aura fallu à ceux qui au départ étaient exclus de la décision, à ceux qui ne faisaient pas partie des agathoï, des bons, lutter pour obtenir ce partage sinon du pouvoir effectif, du moins des lieux où se prenaient les décisions. C’est justement l’étude des différents moments de cette lutte qui fera l’objet de la seconde partie de ce livre, afin que soient mis en lumière, pour autant qu’on peut les entrevoir, les processus par lesquels le démos, le peuple des cités, s’est trouvé associé, dans des proportions et des limites variables, aux prises de décision, par lesquels a peu à peu émergé la dimension politique qui devait donner à la civilisation grecque de l’époque classique sa signification profonde.