Il ne sait pas comment cela a commencé. Un froid en lui, cette vague de nausée. Un désir d’être ailleurs, de fuir. Cette image de Marine qui revient. Il voudrait savoir ce qu’elle fait, où elle est, si elle aime, qui elle aime. L’angoisse le mange, oui, la douleur fouille ses entrailles. Et c’est le vide qui s’ouvre sous lui, un grand néant le happe. Sa maladie. Quel désert fondamental, famine… Quelque part dans le monde, Marine vit sa vie sans lui. Il se sent radié, annulé, et cela par sa faute. Son défaut, sa faille, son incomplétude infinie. Marine ne pense plus beaucoup à lui. L’existence a repoussé en elle, dans ses membres rénovés, la palpitation irisée de son cœur. Elle rit. Elle désire un autre homme, elle se niche dans ses bras. Confiante. Il ne sait rien bâtir. Assurer.
Vivie fait des mouvements de gym, sur le balcon. Son body galbant, ses exercices mettent en relief ses reins, ses fesses. Ses petits sautillements félins, le menton haut, très cheftaine… C’est typiquement la séance qui l’excite d’habitude, lui, voyeur, fasciné par l’autonomie de ce corps qui jouit de sa force, de sa fluidité. Qui s’entraîne à la vie, dispose de ses muscles. Cultive ses prouesses. Quand elle se mire ainsi dans son quant-à-soi, il cède, il craque, il la désire. Il veut la saisir dans le mécanisme même de son mouvement, de son jeu, dans la secrète engrenure de sa vitalité. Mais aujourd’hui il ne ressent rien. Il éprouve même une sorte de rejet, de haine. Il la trouve absurde, vaine. Tout est creux et bête. Le balcon sur le bruit, la ville emphatique, Paris. Marine lui manque. Fuir. Il n’en aurait pas la force. Tomber. Mourir.
Elle revient vers lui, emperlée, palpitante, odorante. Elle sait qu’il adore. Elle se dévêt du body imbibé de ses sucs. Elle a de jolis bracelets de sueur parfumée au cou, sous les tétons moites et fermes, et sur son ventre tambour battant. Elle l’embrasse dans le cou. Attend. Suspendue. Lui, immobile. Momie maya, dans quel sarcophage ? De quelle époque ?
– Qu’as-tu, chéri ?
Soudain, il déteste ce « chéri », ce ton, cette familiarité, ce quotidien qui va de soi. Il se crispe. Et elle de répéter :
– Chéri ? Chéri !
Et c’est idiot, ce « Chéri ! » de trop, nul et faux. Il n’est pas son chéri, elle n’est pas sa chérie.
Elle lui saisit le cou, voudrait qu’il la regarde. Elle le scrute. Il se fige. Elle est toute nue comme ça, toute bête, mais déchue, échouée. Il a un sursaut de compassion. Partagé entre il ne sait quelle révolte et la honte.
– Je me sens un peu déprimé.
Elle ne comprend pas. En plein bonheur, au paroxysme. Cette chute. Elle se tait, stupéfaite.
– Qu’est-ce que j’ai fait ?
– Tu sais bien que tu n’as rien fait.
– Quelle pensée t’a traversé, mon petit Milos ? Regarde, nous sommes tous les deux là, jeunes et très beaux…
Elle est douce, elle sourit, sororale.
– … le grand soleil se couche. Rien ne peut nous atteindre, Milos, ce n’est pas possible…
Elle ajoute :
– Tu ne penses pas à l’autre ?
Il ignore quel autre elle désigne. Marine ? Il a si peu parlé d’elle. Il a gardé le secret.
– Tu ne songes pas à Staël ? Milos…
– Non… Je vais me coucher, prendre des somnifères…
Elle n’aime pas le voir disparaître ainsi, choisir l’anéantissement.
Il se déshabille et va se mettre au lit, comme ça. Elle reste sur le canapé, atterrée. Elle n’a pas envie de se coucher. Elle pleure silencieusement. Il ne l’entend pas qui se glisse plus tard à l’extrémité de la couche, étrangère, mendiante chassée.
Les jours vont passer. Les soleils. Les jardins préférés. Le chant glorieux d’un merle, le soir, sur la coupole dorée de la ville. Ils se promènent, ils travaillent, ils vont voir un vieux western. Ils en parlent. Une émotion excessive déforme sa voix quand il commente la scène finale. Le départ du cow-boy, à la fin, dès qu’il a rempli sa mission absurde de meurtre pour la bonne cause, de rétablissement de l’ordre dans la ville nouvelle. Cette femme qui reste sur le carreau, belle, blonde, yeux bleus, délicieuse, dévorée par l’incompréhension, condamnée par le départ du cinglé noir aux colts d’or.
– C’est con ! lance Vivie. C’est faux.
– Pourquoi ?
– Parce que ça respecte la vieille mythologie macho du mec voué à la solitude, du mâle errant qui refuse le supposé confort de l’amour qu’il ne saurait donner. C’est devenu insupportable, ces histoires… Tu l’as vu poser sur son cheval qui s’éloigne ! L’emphase photogénique, le générique qui défile. Tu ne trouves pas ça con ?
– Oui, c’est un peu solennel et appuyé…
C’est vrai qu’il ne se voit pas partir, droit, gainé de noir, chevauchant un fier pur-sang, seul, happé par le désert, ayant jeté ses deux colts d’or dans la poussière après s’être refusé un meurtre ultime. Il le lui dit. Elle sourit. Il insiste sur le ridicule du mec, sa rectitude… Henry Fonda, West Point, au moins, un bâton dans le cul, ça ne rigole pas, l’homme voué à la guerre, au destin, loin des femmes trop sensibles.
– Que c’est con ! renchérit Vivie. Il préfère se masturber entre deux cactus ou aller voir les putes éternelles du saloon, la volaille à rubans, affligeante, damnées, les pauvres, que c’est con ! Des colts d’or ! Je t’en foutrais, de ces colts glamour ! Deux bites en or ! Et puis quoi encore ! Lugubres, oui ! Deux phallus de la mort.
Elle plonge dans une rêverie voluptueuse, allongée sur le canapé, en culotte claire, lui ménageant une petite place le long de son corps. Une douce vapeur paraît émaner de son torse et de son ventre nu tandis qu’elle sirote un verre de porto. Un effluve de la fenêtre répand sur sa peau des semailles de frissons. Ses seins durcissent, pincés par le courant d’air impromptu.
Le désir d’elle reprend Milos, elle le sent. À la nature de son silence, pas besoin de le regarder pour savoir que s’éveille son colt de cow-boy cyclothymique. Elle tremble, elle a peur de cet or du désir conquis, possédé, perdu. Elle a envie de pleurer, presque de partir comme l’autre tordu rigide et ténébreux. C’est peut-être l’amour fatal qu’il faut fuir. Ne pas souffrir. Plus jamais. Vivie se sent trop jeune pour y souscrire encore. Ils vont s’aimer encore plus fort, au paroxysme, parce qu’ils sont fouettés d’effrois secrets, de pressentiments, de dénis, d’élans lyriques qui masquent la percée du néant.
– Dis le vieux Pic de la Mirada et le Russe pur à faire peur !
Ils retrouvent leur complicité, reprennent les histoires des deux peintres antithétiques. Idéal pour démêler les ressorts de la vie.
Françoise Gilot a fui. Geneviève Laporte disparaît. Par bonheur, il y a la voisine de Vallauris.
– Il a toujours du bol, le Rasta racorni, l’As de Pic.
– Pas si simple…
– Du suspense ! Tu m’excites, mon petit griot.
C’est une jeune fille de 19 printemps, Sylvette David. Fiancée à un Anglais, Toby, qui invente des chaises. Sa mère vient travailler à la poterie Madoura où Picasso fait de la céramique. Oublier les transfuges, Françoise et Geneviève.
Sylvette évoque la rencontre : « Son sourire est très beau, très franc et dans ses yeux on voit tout ce qu’il pense. »
– À quoi peut-il bien penser ? songe Vivie, finaude, bottée, enfilant un pull.
– Au Petit Chaperon rouge de Gustave Doré. Il a déjà fait un portrait de Sylvette qu’il a aperçue, comme ça. Inspiré. C’est une très jolie blonde à queue-de-cheval. Les chevaux de Picasso, sa spécialité. La queue toute blonde battant le dos gracieux. Il lui propose de poser. C’est son métier de demander cette privauté. Elle vient et raconte : « Picasso m’embrasse sur chaque joue. Il sent bon, il est rasé de près. »
– Il est clean, Picasso ! Clean et cool. Il est parfait. Il m’aurait plu, même septuagénaire outrepassé. J’aurais réfléchi, puis posé.
– Et plus ?
– À condition qu’il me comble de tableaux dûment signés, datés, pas des œuvrettes, mais du dur.
Sylvette, le lendemain, s’aperçoit que Picasso, imaginatif, a gommé son pull et l’a peinte torse nu. Elle tolère. C’est un artiste. Il fait des nus, normal. Mais elle ne fera jamais Ève au jardin nue pour lui. La fiancée ne met que le petit doigt dans l’engrenage. Picasso achète les chaises de Toby. Au vrai, il adore les chaises et les modèles assises, jambes à l’avenant.
Il va faire des dizaines de portraits de Sylvette blonde à frange et à queue. Un jour, dans le garage, il lui montre son Hispano-Suiza noire.
– De quoi tu parles, Milos ? Tu m’allèches.
Milos dépeint à sa curieuse la bagnole apocalyptique. Croisement de menhir et de dolmen à moteur. Minotaure chromé. Tank et corbillard de tsar rutilant. Char de dictateur, de milliardaire de Chicago, de nabab d’émirat. D’empereur d’Éthiopie émacié, d’Hamilcar texan du pétrole. De Tokor Yali Yulmata, le fameux Caligula d’Afrique. La fastueuse bagnole survivra à tout le monde. Il paraît qu’elle persiste encore, aujourd’hui, dans le château de l’amour. En Normandie, à Boisgeloup que possède le petit-fils du Minotaure. Brassaï, jadis, fit de la façade du château une photo nocturne, grâce aux deux phares braqués du monstre. La nuit, dans son garage, on murmure qu’elle rayonne. Une force mystérieuse émane de l’énorme luciole, c’est la bête de Picasso. Un soleil noir, tauromachique, sourd de ses ailes de scarabée. La porte du garage coulisse toute seule, l’automobile roule dans la campagne. On tremble, on la désire. La Reine noire. Les dormeurs en émoi la voient passer dans leurs rêves. La Veuve céleste. Épanchant son pouvoir de météorite sacrée. La star sera bientôt lancée sur orbite comme totem de l’humanité industrielle et conquérante. On posera sa carrosserie sur la comète ! Elle voguera dans l’infini quand nous serons tous effacés. Eh bien ! Malgré ces perspectives sidérales, la jeune Sylvette blonde ne flanche pas pour autant. Picasso « l’embrasse comme un père sur les deux joues ». L’Hispano-Suiza peut aller se rhabiller chez les étoiles.
Pour montrer son char de César à l’ingénue Sylvette, il aurait dû, pendant qu’il y était, revêtir la cape noire, à doublure rouge, agrafée d’or, que Jacqueline a fait venir d’Espagne pour le saper en « Monseigneur » (c’est ainsi qu’elle l’appelle, l’idolâtre). Mais ce genre de panoplie de bal masqué, de déguisement de faux peintre grandiloquent, est moche à chier. Il est mieux en vieux chandail à fleurs et short avachi, plâtreux. Avec ses mollets de chasseur d’auroch. Ou chauve, yeux en calots écarquillés, torse nu, la peau d’un fripé encore ferme, émaillée de poils de bouc gris. La pauvre Sylvette devant Zorro nabot, magicien de cape et d’épée, ourlé d’écarlate et d’or, se fût enfuie de terreur comme devant un académicien. Non, il n’y avait plus rien à faire. Vivie conclut :
– C’est la retraite. Il ne bande plus, le satyre ! Il devient vieux et mignard. Mais ça doit carburer encore dans sa tête. La cambrure de Sylvette, ses jolies joues moulées dans sa jupe… Regarde plutôt les deux miennes offertes ! « Les joues de la nuit », comme dit le poète.
Vivie s’amuse follement du marivaudage forcé du Minotaure. N’empêche que les tableaux pleuvent à l’envi. Certains, quasi réalistes ou discrètement post-cubistes. Haute chevelure de Sylvette, campée sur la tête. La queue-de-cheval en cascade d’Hiroshige. La frange exquise. D’elle, une photo en pull noir, échancré, en V décolleté sur les épaules. Beaux yeux bleus, belle bouche, belles boucles. Épaules déployées. Il fait des dessins très ressemblants. Rien que pour la regarder jolie, n’en rien perdre. Puis l’invention où on retrouve les phases de son style, de ses époques. Dédoublements, décentrements. Il lui décoffre la tête, la hausse, dolichocéphale, varie le format, les lignes. Il déconstruit avec virtuosité. Déboite, emboite. Sylvette étrusque ou minoenne. Crétoise nette. Parfaite pour le dolichocéphale Breuil, pour les fresques des rochers du Namib. Toujours fasciné par la cataracte de la queue d’écolière et de corrida. De quoi se pendre, carillonner, tirer sur la corde, dévider le fil d’Ariane, tenir le diable par la… barbichette et la chevillette cherra…
– Quelle queue ! Quelle queue ! chante Vivie, droite et blonde. Oh, Milos ! Regarde-moi… M’aimes-tu ?
– Oui, oui, oui.
Mais Sylvette jamais nue jusqu’au bout. Marie-Thérèse était plus puissante. Sportive, lanceuse de javelot, joueuse de ballon sur les plages de l’Eden. Homérique et intarissable. Sylvette, déjà années 60, starlette fine, déliée. Primesautière sans épopée. Les temps nouveaux. Le cinéma sexy. Et Dieu créa etc. Il en mangerait encore, de la mutine profane au bord de la mer. À Pampelune et partout. Sur la plage des Salins, tiens ! Où il a d’abord emmené Dora, à l’écart de Saint-Tropez, une anse de sable blond, un écrin de soleil. Enveloppé de pinède odorante. Il la retrouverait bien, Sylvette, en maillot Bardot aux Salins ou à la Garoupe.
Il y a, justement, des photos du vieux Pablo, fascinantes, en compagnie de Brigitte en robe d’été fleurie, bouffante, dans la villa La Californie. Un décolleté exhibant les mamelons bombés, nuptiaux. Deux colombes de la convoitise. Le vieux écoute leur roucoulement de volupté. Picasso et Bardot, deux monstres de la liberté capricieuse. Le merveilleux absolu.
La lumière afflue des hautes baies cintrées, inonde les fabuleux fatras de paperasse, les piles de dessins, de lithos, les pots, l’engobe, cette peinture faite d’argile et d’oxydes qu’on applique sur les céramiques, les plats des extraordinaires corridas fleuries de têtes de spectateurs et de silhouettes graciles de matadors et de taureaux, les tommettes coloriées, les palettes sauvages, improvisées sur des journaux, les rouleaux de papier du Japon, les totems, les fétiches, le xylophone à calebasses comme autant de pis gonflés…
La fabuleuse villa est peuplée de sculptures : la tête de l’opaque et mystérieux Tiki des îles Marquises. Et l’incroyable bonhomme de l’île Rurutu, le dieu polynésien A’a, le Créateur, avec son double signe sibyllin. A’a, serait-ce lacanien ? Il offre une forme assez phallique et serait une divinité de la fécondité. A’a veut dire « sentir avec la main, toucher ». Un dieu que les habitants de Ruturu voulaient voir et toucher. Le corps du dieu est décoré de figurines assez turbulentes. La statue creuse contient d’autres personnages, d’autres revenants encore, tel un roman. Reliquaire d’ossements pour certains ou réceptacle de vingt-quatre tiki pour les autres.
On voit aussi la grande sculpture baga de la déesse aux deux seins dardés vers le bas, les sculptures de bois, de tilleul, de ferraille, de linoléum, de marbre. Les plâtres modelés. L’éphèbe grec à demi dénudé dans cette jungle qui l’assaille. Le bronze de la Tête de femme, d’idole de Dora, les portraits de Jacqueline, dont celui où elle est assise, pointue, têtue, taillée en sphinge écolière et familière de la méditation. La primitivité africaine de la sculpture La Femme enceinte. L’abstraite et ludique Tête de taureau fabriquée avec une selle et un guidon de vélo. La guenon à l’Enfant, madone au museau constitué d’une petite voiture d’enfant. Le pastiche d’un tableau de Cranach, sa sinueuse Vénus, nue. Château noir de Cézanne, Vue de l’Estaque, Les Baigneuses. Et de Matisse Nature morte aux oranges.
Et plus… Partout, ça pousse !
– Il est trop étourdissant, son vertige me fait peur, Trop de lui, lui, lui, lui ! Comment respirer ? Une journée de visite comme Bardot, d’accord, ça irait, un privilège furtif. Oui, l’idéal. Après, si tu restes, c’est la pente fatale, tu te fais bouffer par ses lui, ses lianes, ses fruits, ses fièvres. Il a la malaria tout le temps, Pic !
Le Nain, Douanier-Rousseau, Courbet… Le vrac fantastique des découpages, des tubulures, des mille bidules ludiques, écumant par vagues, le chaos d’un chantier à métamorphoses incessantes. L’intarissable limon du Nil.
Un jour, Picasso mange une sole. C’est au demeurant un frugal, il ne boit que de l’eau. Cet orgiaque est un ascète. Éthique d’un cannibale de la femme. Il nettoie avec langue et dents l’arête de la sole. Va l’imprimer dans de l’argile fraîche. Il se livre à différentes opérations de séchage, de cuisson, de peinture. Il crée un fossile de poisson. Paléontologue, Breuil de ses œuvres.
Il s’en faut de peu que Picasso n’ordonne à Bardot, la femme adorable, de se déshabiller pour exécuter un plâtre à même le corps de Vénus qui sent l’embrun, le sable torride. Ou qu’il ne l’incruste, vivante, globes des seins et fesses à la pulpe saillante, dans un bain d’argile. Mieux que l’ancien Dieu créant la femme, Picasso plus précis, plus fougueux, plus artiste, plus désirant… Mieux qu’Yves Klein plaquant les corps dans son bleu. Le pétrisseur de génie enfantant l’Ève bénie. Picasso moulant la déesse érotique et rieuse, qui se prêterait au jeu du seul démiurge, l’invitant à la parfaire, en son moindre détail souple et dru.
Mais la robe de Brigitte déploie ses pétales, épanouit sa grande toupie de liesse au milieu des trésors de la Californie. La villa la plus lumineuse de la terre. Picasso lui montre la petite chouette apprivoisée dans sa cage, le perroquet du Gabon, la flopée de chiens et de colombes. La chèvre Esmeralda qui lâche librement dans le salon des chapelets de crottes vernissées que le basset Lump vient croquer. Partout les grands plateaux de céramique, les assiettes à têtes de faune, de taureau, de soleil. Il y a le fauteuil à bascule où se balance Pablo en fumant ses Gitanes et en scrutant ses derniers grands nus, galbés et charnus, de Jacqueline. Grandes figures découpées de Femmes à leur toilette. Ou Les Baigneurs à la Garoupe, dont l’un s’érige comme un Christ bras tendus pour plonger. Non loin de Femmes devant la mer, assises, roses, géométrisées, inclinant leurs têtes étranges de masques triangulaires et de mantes religieuses. Articulées, mécaniques, avec leur aspect de devineresses, elles lisent les lignes du sable, y cherchent, sans doute, la trace de Bardot nue, roulée sur le rivage, sa fameuse robe trempée, moulée de sel et maçonnée de salive d’hommes qui la désirent.
Picasso pourtant ne lui ouvre pas toutes les portes. Trop obnubilé par la fenêtre paradisiaque de son invitée. Sa jardinière enchantée. C’est pour le photographe David Douglas Duncan qu’il tournera la clé. Car, à la Californie, il est des lieux cachés. Des salles cadenassées qui contiennent d’extraordinaires collections des œuvres de Picasso de toutes époques, périodes bleue, rose, tableaux de Marie-Thérèse, de Dora, portraits chapeautés… que personne n’a encore vus quand Duncan les découvre, à foison, en panoramas, trois cents œuvres… C’est un conquistador dévoilant un Orénoque visuel. L’Eldorado de Pablo, son magot d’or, sa cassette colossale. Duncan ébloui par le Pactole, lui qui en a vécu de toutes sortes, des guerres du Pacifique et de Corée. De grandes saloperies de massacre. Se révèle à l’aventurier la Terre promise de Picasso. Un Canaan de chefs-d’œuvre comme s’il en pleuvait et qu’il peut photographier à loisir.
– C’est chaud ! Que c’est chaud ! lance Vivie, bluffée. Ça me monte à la tête, la fenêtre vivante, la porte secrète enfin béante. Barbe-Bleue a craqué. Comme ça me brûle ! L’Or de l’Ogre et Bardot. Caresse-moi, Milos, regarde-moi, désire-moi ! Désire notre couple, notre vie. Oublie le monstre, un instant. Viens avec moi sous la douche. Il fait trop chaud. Frissonnons de volupté. La Garoupe, c’est toi et moi. La Californie, toi et moi. Je suis la chèvre Esmeralda et la déesse baga. Mange mes oranges de Matisse. Entre dans mon Château noir de Cézanne…
« ¡Bueno! ¡Bueno! » faisait Picasso quand il était content d’une œuvre. Dans la villa vaste, claire, orientale, festonnée, qu’on oublie, tant Picasso prolifère. Picasso pourrait dévorer Bardot dans sa forêt, l’avaler dans son dédale, la muer en nu abstrait, post-cubiste, libellule fabuleuse, Vénus de Lespugue, aux yeux superposés, au nez biaisé de bordel d’Avignon. Ou, oui, modelée, caressée, en mandoline aux anses divines, en vase à sirène fessue. En écuyère des origines, gitane à ravir. Cithare au pubis doré. En sauteuse de corde nue, Miss mi-chèvre mi-fille. En jument andalouse moirée de sueurs, troussée par le brun Minotaure. Heureusement, quelque part, le chapeau de cow-boy et le revolver offerts à Picasso par Gary Cooper la protègent. L’arme met en joue le vieux cannibale aux yeux noirs, prêt au pire. Peut-être que Gary Cooper, c’était juste un peu après, peut-être que c’était juste avant. Pas tout à la fois, dans cet ordre, le décor. Pas à ce moment pile-poil la biche est aux bois, pas tout à la fois le mouton, la chouette. L’autre été. On s’en fiche. Picasso vissé, sédentaire dans son antre. Tout est aujourd’hui désormais.
– N’empêche, tu vois, les machos ! Le Gary Cooper, autre grand solitaire de western ténébreux, lui offre chapeau de cow-boy et colt. Toujours le même code grotesque, surtout quand c’est Picasso déguisé en tireur de l’Ouest. T’inquiète ! Lui ne partira pas tout seul, sur fond de désert. Il garde pour lui les putes du saloon, et cette blonde aux yeux bleus qui était amoureuse du hiératique Fonda aux colts d’or, Picasso la récupère, lui achète une villa californienne, bien sûr. Tandis qu’il a installé son atelier dans le bordel. C’est qu’elles travaillent la nuit et se lèvent tard comme lui, les Demoiselles… Mêmes rythmes, mêmes apothéoses nocturnes. L’art est un lupanar de visions. Picasso, ce n’est pas le grandiose sans retour, le western de la course solitaire vers la mort. Mais le grand divers de la vie. L’été sédentaire et sans fin, l’été de Guernica qu’il étire jusqu’au bout. Tu imagines combien la belle Bardot a dû le captiver, l’assoiffer, le torpiller de flashes étourdissants…
Il pourrait la digérer dans les formidables saisons de ses formes, de ses cycles de centaure. Mais Bardot écarquille sa robe d’été à volants, où l’antique petit Picasso rabougri court bientôt se cacher, avec le basset Lump, le boxer Yan, la chouette, le perroquet, les colombes. Le tout-puissant A’a de Rurutu profite aussi de la merveilleuse niche. Il croit retrouver le corps de sa Polynésie de soleil. Tous fourrés là dans la cage féerique de la robe de Bardot. Qui glisse d’un tableau à l’autre, jusqu’à la terrasse du jardin, l’air de rien, mutine, magnétique, entraînant son petit monde de Blanche-Neige et de Rurutu, et mieux, dans les mouvements de ses jambes gracieuses, de ses cuisses musclées de danseuse gitane. Picasso vrillé dans la voltige, vissé à la vision du paradis. Sous l’ombrelle transpercée de rayons, de parfums, de moires duvetées. Un vitrail de chair et de reflets basanés. La chapelle de Matisse, plus ambrée. L’extase de Pablo. Joie, pleurs de joie ! Pleurs du vieux clown. Hagard de humer tant de beauté. Brigitte un peu sadique resserrant l’étau de ses cuisses bronzées autour du cou du satyre, s’amusant à l’étrangler de volupté. Mais elle n’a pas lu Georges Bataille et ne veut pas tuer Pablo ni lui pisser dessus, pas plus qu’il ne désire lui offrir des œufs épluchés, blancs et nus, pour qu’elle les écrase sous ses fesses. (Quoique…)
– ¡Bueno! Bueno… J’aime quand tu mélanges tout, Milos, que tu divagues comme en amour. Je peux écraser des œufs si tu veux, en faire du mimosa entre mes solides et mobiles muscles fessiers. T’éplucher doucement. Sur la plage de l’été, n’est-ce pas ? Viens sous ma jupe longue et légère quand tu le désires. Je n’en ai qu’une pour les soirs du bord de mer. Je sentirai ta langue salée et tu mangeras mon bouquet d’embruns.
Regarde comme ils sont beaux, leur ovale clair et calcaire dans l’eau bouillante. Il faut attendre que les deux boules durcissent dans le crépitement saccadé de l’écume. Voilà ! C’est fait. Ils sont lisses à point. Je les sors avec une grande cuillère. Deux beaux œufs de poule fermière. Il faut que j’enlève ma culotte, que je te montre mon derrière ovale. Tandis que je les passe à l’eau froide. Georges Bataille est un cérébral qui raconte des mythes. Moi je suis là, Milos, aujourd’hui, ici-bas, concrète et cul à l’air. Je cuisine. Le robinet est grand ouvert. L’eau glacée gicle sur les coquilles.
J’épluche lentement l’écaille et découvre la peau blanche, humide, de l’œuf. C’est vénusien, cet épiderme. Blanc bleuté, un peu obscène. Et pourtant sans souillure aucune. On dirait, mon Milos, que te voici, toi aussi, plus déculotté que la lune. Tes couilles sont rondelettes. Bourrées de milliards de petits œufs. C’est dans la salle de bains que la cérémonie se déroule. Viens ! Porte les deux œufs dans tes paumes. Fais gaffe ! Je m’agenouille sur le carrelage frais. Contemple mes reins qui se creusent, mes arcs rebondis, écarquillés, ma raie gourmande. Offre-moi les œufs. Oui, que je les dépose, que je les ponde, que je les couve, que je m’assoie voluptueusement dessus. Mes fesses blanches sur les cocos. Chair contre chair, rondeur contre rondeur. Ma raie les prend, les remue doucement. Je sens encore leur chaleur interne, l’eau glacée n’a fait que refroidir leur surface. Je les crispe délicatement entre mes fesses. Je sens leur suavité. Tu sais ce que je suis en train de faire ?
– Non… balbutie Milos.
– Regarde… Je me décale et recule un peu… tu vois ? Je caresse leur peau veloutée avec mes poils, ils deviennent tout mollets de félicité. Je pisse quelques gouttelettes dessus. Requinqués, ils glissent mieux maintenant, moirés sous ma raie, ils reluisent de plaisir. Je suis plus neuve que Dora Maar, et toi quand tu bandes tu es plus captivant que le maniaque Bataille. Je les broie, il me semble que je les avale dans mes deux bouches. Là où tu viendras nous chercher.
Brigitte et Sylvette se ressemblent. On peut mélanger leurs deux silhouettes, confondre leurs corps, leurs chevelures. Sylvette plus moelleuse, plus collégienne, d’une blondeur douce et pulpeuse. Plus sage. Soleil intérieur. Brigitte, plus pétillante, plus étincelante, darde ses prunelles et ses seins à l’excès. Sylvette les cache encore sous le secret de son pull noir d’ado.
Photo : la naïade de la Méditerranée, l’inouïe Aphrodite de Saint-Tropez sortie des eaux, abolissant celle de Botticelli, de Cranach, se penche sur l’épaule du vieux Pablo racorni, tel un vieux mégot, chemise à carreaux, en train de peindre une assiette pour la mise en scène. Bardot inclinée offre toute la corbeille de sa gorge fruitée. Grappes de Dionysos. L’été éternel.
Une autre photo montre Picasso de profil, cravaché, noirci de rides, torché de ravines cramées, de fleurs de cimetière énormes, pareilles à des médailles du travail raflées, suées dans les usines de Flins. Il a l’air macaque, comme dans son ultime portrait. Il tend sa vieille main de forgeron, d’Héphaïstos dogon, touche l’oreille de Brigitte, une boucle d’oreille… Une dernière fois, il injecte son Œil noir d’escarbille dans la Rose de l’Oreille. Adieu ourlet de nacre et de nymphe. Vulve de corail. Adieu volcan !
– Cueille ! Cueille ! lance Vivie.
Lui croquerait la crinière des moissons. Lui ébourifferait la queue jusqu’à la transformer en meule sauvage. Foin frais du taureau goinfre. Geneviève avait craqué. Trop vieux maintenant ? À quelle limite se borner ? Quand passer à la fraternité ? Faire le grand-père communiste chaleureux de Sylvette… Prénom de sylve qui sonne. Appuyer sur la sonnette une dernière et belle fois. Victor Hugo, l’art d’être grand-papa. Quoique le vieux satyre fut bouc et faune jusqu’au trépas, avec la femme de chambre de Juliette Drouet qui s’appelait Blanche. Toute blanche au bord de la nuit. Le Minotaure aveugle que Sylvette ne guidera pas. Il lui offre un tableau qu’elle choisit entre une quarantaine de portraits d’elle. Elle emporte le plus réaliste, comme le ferait un secrétaire du Parti.
Jacqueline vient. Reine Roque apparaît dans le même atelier de la poterie Madoura. Belle, brune, blanche. Elle veillera sur l’idole, « Monseigneur », jusqu’à sa mort à Mougins. Elle fermera le sarcophage de la grande maison. Surveillera les entrées mieux que le secrétaire Sabartés aux Grands-Augustins. Son guichet est un couperet. Pharaonne de la pyramide Picasso. On ne rigole pas avec le sacré. On l’enfouit au fond du Dédale où il ne va plus arrêter de peindre et de dessiner des culs, des chattes, des vits dardés. Elle se tuera sur la momie du Minotaure. Sylvette promise à la vie.
La vie qui est une farce. L’été 1954, de Sylvette et de la rencontre de Monseigneur avec Jacqueline, une première corrida a lieu, à Vallauris, en l’honneur du roi. Le voilà tout requinqué, briqué, à neuf. Entouré de ses enfants : Claude, Paloma, Maya. La ribambelle joyeuse du patriarche. Françoise a beau avoir rompu, elle vient ouvrir la corrida montée sur un cheval. Elle porte un petit chapeau rond et clair. Beau et long torero androgyne aux yeux verts. Elle exécute des figures de haute école. José Montero s’apprête à donner le spectacle du combat. Mais le taureau se couche. Vautré. Le Minotaure avachi. Tout le monde rit. Applaudit. La bouffonnerie détraque tous les plans.
– Le taureau a compris que c’était con de mourir pour la gloriole et pour le Vieux.
– Tu ne connais rien à la corrida. Il faut lire Michel Leiris !
– Je n’aime pas ces trucs de mec cambré, galbé, qui fait le galant, recouvert de paillettes, le petit cul moulé de travesti, le bassin en avant, de vamp, devant les cornes du taureau. Tant qu’à faire, je préfère le taureau sans manières.
– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ?
Un certain Pepe Luis Marca sauve l’honneur, développe une belle faena.
– C’est quoi au juste ?
– C’est un tournoiement sans fin du taureau et du matador, un suivi de passes fluides, élan long du corps ténébreux et de la corne dans la cape fuchsia déployée. Vagues qui se succèdent sur le rivage entre vie et mort. Tourbillon lent. Masse en voltige. Le torero droit et fin comme un I, pieds joints, pare et se marie à l’ouragan. Une osmose de l’homme et de la bête. Olé ! Olé ! C’est là que les aficionados entrent dans leur rêve, côtoient l’impossible. Dans un tonnerre d’ovations, de « oh ! » et de « ah ! ». Et des silences de ravissement. Où on n’entend que le souffle du taureau et les petits appels rauques du matador.
– « Rauques » ! Tu me fais rire…
Bouquets pour Picasso qui félicite le vainqueur, lui offre un plat en céramique représentant une corrida, cheval et taureau bien griffés, pointus comme des chats en colère. Un paraphe.
– Je prends le plat paraphé. Je te laisse Picasso, le bouquet et la carcasse du taureau transpercé. Tu gardes les couilles pour Georges Bataille. Il choisira une amante pour qu’elle les écrase comme des œufs ou des globes oculaires sous ses deux fesses !
Les réjouissances éclatent dans les rues de Vallauris. Picasso parade dans une vieille bagnole burlesque, armée de cornes. Il est perché sur la calandre. Il joue de la trompette. Il adore trompeter. Il possède un clairon, dans le grenier des Grands-Augustins. Il en joue, il claironne à tout-va. Kazbek, le long et maigre lévrier afghan, couche ses oreilles transpercées. À moins qu’il ne soit déjà mort et remplacé par le boxer Yan et le basset Lump. À Ménerbes, avec Françoise Gilot, séances de clairon. Picasso bombé souffle. Souvenir du cirque Medrano. Des clowns. Ce fond clown chez lui. Enfantin, inquiétant… Régressif. On ne sait jamais quel visage ou quel crime masque le grimage du clown.
Paulo, son fils, suit la voiture à cornes, avec un orchestre de jazz. C’est carnaval pour les enfants. Vallauris est communiste. Don Camillo ! Tout le monde communie en Picasso. Le peuple a volontiers pardonné le portrait du Petit Père des peuples que Picasso a raté. Tout un feuilleton, un scandale, autour de ce portrait de commande saboté qui choqua les pieux cocos. Staline est mort, vive Picasso ! Vive Eugenio Arias, le coiffeur communiste de Picasso, son complice en facéties de Vallauris ! Il aurait pu devenir milliardaire en vendant les œuvres offertes par le « né coiffé », mais préféra ouvrir un musée Picasso dans son village natal, l’altière fortification de Buitrago del Lozoya. Dans ces affaires d’héritage où chacun cherchera à coiffer le voisin, seul le coiffeur communiste fut exemplaire ! C’est lui qui fera la toilette mortuaire de Picasso à Mougins. Arias ! Le coiffeur de la mort.