Au bord de la nuit. Vivie va et vient dans son appartement. Milos regarde un vieux western à la télé, Fort Bravo, Sturges. Des Indiens dessinés sur la crête des collines. Pure calligraphie : bonheur. Quand ils font retomber leurs flèches exactement où les cow-boys et les soldats sont retranchés : bonheur. Le héros meurt : bonheur.

Il sent la nervosité de Vivie, plus indienne que jamais, mustang. Elle se campe devant lui.

– Moi, j’ai quitté mon mec.

Il a l’air interloqué.

– Le mec avec lequel j’étais mariée quand tu as été renversé dans la rue. Que tu vivais dans ta mansarde de fou. Que je t’ai secouru. Je l’ai largué ni une ni deux. Je n’ai pas manigancé une tricherie, du ping-pong clandestin, entre lui et toi. On divorce. À l’amiable. Il est clean. Il nous laisse le champ libre. Il est reparti sur sa moto, beau mec. Je suis à toi.

– Je n’ai exigé aucun sacrifice, quand même… Cela s’est passé presque sans que tu en parles.

– Comme c’est élégant ! « Je n’ai rien demandé » ! Tu es assez tordu pour me déclarer désormais que tu aurais préféré que je le garde ?

– Je n’ai pas dit ça.

– Tu ne dis rien, tu te dérobes. Tu as un lourd secret. Tes yeux de perle rare. Tes vrais yeux, tes faux. Tout ton bazar scopique ! Tes manipulations de verres, à Altamira, la nuit, tu crois que j’ai oublié ? C’était fou ! fou ! Après la ronde des taureaux de la grotte.

– Je t’ai tout raconté là-dessus.

Soudain, il a l’impression qu’elle s’effondre intérieurement. Elle souffle :

– Tu m’épouses, Milos, yeux dans les yeux, tu dis oui.

Il se lève et l’enlace pour dissimuler sa confusion.

– On est quand même bien comme ça… Toi si libre, si joliment libertine, vouloir un mariage de plus, ça ne te ressemble pas.

– Tu es marié, Milos.

– C’est du délire.

– Marié symboliquement à une femme du passé. Tu m’as avoué que tu as aimé.

– Comme tu as aimé ton mec à la moto.

– Non. Je sens sa présence. Un lien quand tu décroches de moi. Si tu crois que j’ignore ton absence, tes tristesses… Tu es tout paumé, taré comme l’autre à Antibes. Tu deviens un fantôme. Tu n’es plus là. Je le sens intensément. Cela me détruit. Je le sais même avant que cela ne se produise. Je le redoute. Tu mets ça sur le compte de ton humeur mélancolique originelle, mais c’est actuel. Cela explose. Même dans le ravissant parc du Troussay. J’étais si heureuse ! Comme j’étais heureuse ! Mais, à un moment, j’ai senti un blanc en toi, je t’ai perdu en un éclair.

Il ne sait plus quoi dire.

– C’est quand j’ai pris la photo sous le séquoia. Tu étais pâle contre l’arbre gigantesque. Au pied de la colonne fantastique qui fusait dans la lumière. Saint Sébastien blafard. Un peu ennuyé de poser. Et tu t’es lancé dans le récit de ce film : La Piste des géants. Tu sais… quand tu as évoqué la dernière scène avec un tremblement d’émotion. Ces pas du héros qui a retrouvé sa bien-aimée et qui avance avec elle au milieu des séquoias. « Scène surnaturelle ! » as-tu dit. Je ne me suis pas sentie héroïne de ta nostalgie. Une autre femme marchait auprès de toi dans la forêt féerique.

– Tu déduis des trucs pas possibles, Vivie, tu t’égares.

– Tu mens !

Il sent vraiment son égarement, qui lui fait peur.

– Je suis là, Vivie. Personne d’autre que toi. La nuit est venue.

Ils ont sombré tous les deux dans l’obscurité. Il veut allumer une lampe. Elle le retient. L’entraîne dans la chambre. Ils se couchent sans lumière.

– Embrasse-moi.

Il l’embrasse soudain avec un élan de ferveur.

 

 

 

Elle ne cherche plus toujours à éviter le sujet crucial : Picasso-de Staël. C’est en allant jusqu’au bout de leur histoire que, peut-être, elle débusquera le secret de Milos. Et quand il aborde le thème de la corrida, elle sent la piste… Le spectacle et le tragique. Cette histoire de Minotaure qui se rapporte à Myriam, la mère de Milos. Il lui a parlé de l’enlèvement mythique. Du ravissement. Elle a observé qu’il s’attachait à donner à l’affaire un aspect trivial, de séduction estivale, ressassée ensuite par Myriam mariée dans un embellissement très Bovary. C’est là que l’histoire commence. Des dates enfouies, des femmes, hier et aujourd’hui, des amours, un suicide, des corridas à la pelle. Il parle. Elle sait que leur complicité doit passer par là. Incontournable. Étaient-ce les mêmes conversations, les mêmes fascinations avec l’autre femme ?

 

En 1955, de Staël s’est suicidé, au printemps. La date au fer rouge d’Antibes. L’émoi de Milos quand il le raconte… Comme une terreur d’enfance. Le musée Picasso déploie Le Concert éternellement. La mère avoue le suicide de De Staël. En descendant l’escalier du château Grimaldi, tous les portraits de Picasso, les yeux de Picasso, suivent l’enfant. Il a vu, en même temps que Le Concert mortel, La Joie de vivre de l’Autre. Les nus qui dansent, les faunes qui invitent à l’amour. Coup sur coup. L’initiation. À quel âge a-t-il appris qu’une dame promenait son chien tôt le matin ? Elle tombe sur l’immense corps en travers de la rue. La chair de Nicolas. Son grand corps tué par lui-même. Au pied de la peinture, comme au pied du Concert.

 

En ce printemps, les Picasso, eux, remettent ça : la corrida. Mais, cette fois, Françoise n’est plus là. Picasso, polo blanc, royal. Déployant ses bras de Ramsès sur ses cuisses, il trône à la tribune, entre Jacqueline, la nouvelle, et Cocteau tel un élégant silex taillé, cravaté, trafiqué. Picasso regarde. Iconique. Il cadre son mythe. Photos. Yo, Picasso. Cela fait plus de cinquante ans qu’il pharaonne.

 

En 1958, Dominguín est dans les arènes d’Arles. Après une longue absence. Douze mille personnes lui font une ovation. Costume vert amande. Corrida et couleurs de confiserie. Rouge cerise, rose bonbon, bas de nymphe. Dominguín hautain comme d’habitude. Grâce, arrogance. Diva. Talon souple, la jambe ronde. Le cul scintille. Pépite à fesses de satin. Braguette bombée, rutile. La muleta tournoie. Le paso doble démarre, rythme la faena. Avant l’estocade, Dominguín se tourne vers Picasso, tend vers lui la montera, il lui brinde le taureau, il Lui offre la Mort.

 

Fin octobre 1961, c’est la fiesta pour les 80 ans du chaman. Quelques jours seulement après la tuerie parisienne des manifestants algériens venus protester pacifiquement des banlieues, à l’appel du FLN. Années furieuses. On retrouve les corps dans la Seine. Des immolés obscurs. Sans Guernica. Sans l’Allégorie offerte à l’éternité. De Gaulle se tait. Papon, le scélérat des rafles antisémites de Bordeaux, devenu préfet, a frappé. Papon, le pape sanglant.

Picasso roule en Cadillac encadré de motards dans les rues de Vallauris.

Cannes, Nice en liesse accueillent Picasso. Musique et danses. Feu d’artifice. Un grand banquet a lieu pour fêter l’octogénaire de génie. À Vallauris, la télé lui pose la question : « Qu’est-ce que vous pensez des femmes ? – J’ai quatre enfants. Avec ce que je viens de dire, débrouillez-vous. » Le secrétaire général du Parti est de la fiesta : Jacques Duclos, petit, roublard, gouailleur, accent impayable, face ronde épinglée d’yeux noirs de commère féroce. Derrière cette gargouille de la truculence : un bloc de caillou stalinien.

Le matador Luis Dominguín est présent. Le préfet a interdit la corrida, on ne peut plus tuer le taureau des 80 balais. Malraux lève l’interdiction. Que pense-t-il de la corrida ? Dominguín foudroie la bête. Il bat Picasso dans l’arène de la séduction. Toutes les femmes n’ont d’yeux que pour le tueur artiste, l’astre tauromachique. Dominguín, en privé, morgue Picasso et confie qu’il ne connaît rien à la corrida, n’y voit que du feu. Qu’un duel fantasmagorique et couillu, une projection obsessionnelle, sans les mille finesses secrètes.

– J’aime beaucoup quand tu dis « couillu ». Mais je préfère encore les « mille finesses secrètes »… C’est qui, ce Dominguín ?

– L’amant d’Ava Gardner, de Rita Hayworth, de Lauren Bacall…

– Je les connais, toutes les trois, ces adoratrices du sang. Mais qu’est-ce qu’elles lui trouvent ?

– Dominguín est héroïque. Il défie, flamboyant et froid à la fois. Il est beau. Espagnol à faire peur. Un visage de la mort romantique. Pommettes de Méphisto. Il a supplanté l’immense Manolete, l’emphase aride de son style. On dit que, d’une certaine façon, il l’a poussé au suicide tauromachique, il l’a tué.

– Explique, Milos. C’est antique, ces drames de machos.

– C’est mythique, comme la rivalité de Corneille et de Racine.

– Oui, mais le meurtre ?

– La scène eut lieu lors de la corrida de Linares, le 28 août 1947, où les deux matadors s’affrontèrent. Dominguín ne cessait de provoquer son rival, Manolete, de lui chercher des crosses dans la presse. Il voulait lui ravir la première place. Alors le Cordouan, qui avait le public contre lui, entendait faire une démonstration stupéfiante de sa suprématie. Il n’avait pas la beauté, la superbe arrogance de Dominguín que les femmes adoraient. Manolete maigre, visage pointu, mangé, triangulé, l’air sinistre, gros yeux de poulpe en deuil, sous la bandera noire. En costume rose saumon et or, il torée sobre et stoïque. Une écriture nette, hiératique. Le taureau Islero fonce dans l’arène, sur les paillettes du spectre. Sent-il que c’est son jour de gloire ? Islero est trop court. Manolete rallonge sa charge en beauté, jusqu’à le frôler dans la faena à la muleta. Il fait entrer la foule dans un temple divin.

– Traduis, divin Milos !

– Le « temple », c’est intraduisible, c’est invisible. Une intuition, le rythme et la grâce quand le taureau et l’homme s’accordent dans l’extase d’un temps mythiquement ralenti. Ils ne font plus qu’un ovale de style, une fleur de l’art épanouie. Manolete prend tous les risques. Il ose toucher la corne du taureau, ce qui est le comble de la domination. Il va donner l’estocade. L’épée plonge dans la voûte de l’encolure sombre. Comme dans la masse d’un bronze vivant. Au même moment, dans la mort, Islero encorne Manolete à l’aine. On l’emmène pissant le sang à l’hôpital. Dans l’intervalle, Dominguín vainc son dernier taureau. Manolete meurt. Dominguín règne.

– C’est cruel et non sans certaine archaïque beauté, si on y tient… On en a un frisson barbare, Milos, surtout quand c’est toi qui racontes. Tu es encore plus pâle que d’habitude, mon amour. Mais tout de même, ce Manolete sacrifié, à la foule, à l’orgueil, à la virilité spectaculaire…. J’ai vu un jour une corrida : trop de sang pisse ! Le taureau lourd et crevassé de piques, écarquillé de sang.

Milos se récrie :

– Le coup de la cruauté ! Ils viendront à bout de la corrida avec ça, tous les gentils, tous les amoureux des bonnes bêtes, de la paix. Mais quels hypocrites ! Comme si elles n’étaient pas violentes, toutes ces bonnes âmes autoproclamées, violentes en famille, violentes en amour, violentes au boulot ! On les connaît, les plaideurs de la non-violence, les adversaires de la corrida, la meute des gentils, des abonnés bons… Ils n’arrêtent pas de tuer, sans s’en rendre compte ou exprès, dans les relations de travail, de dominer sans toujours le savoir, de châtrer leurs gosses avec les meilleures intentions, de blesser leur femme, leurs amantes, leur mère, de tuer leur père, les bons, les pieux apôtres douceâtres dont les enfants passent leur temps à tuer, à s’enivrer de tuerie sur les jeux vidéo. Toujours s’en méfier, de ces âmes blanches.

– C’est vrai, Milos, nous sommes tous très cruels, mais quelle mouche te pique ? Toi si sensible. Faut-il en rajouter avec les tortures des picadors, les torrents de sang de la corrida ?

– Je ne suis pas un aficionado ! Mais Leiris, Bataille, Bergamín, Goya, Manet, Picasso, Bacon, Masson, Montherlant, Cocteau, Cau, Hemingway m’impressionnent, ils valent bien tous les braves gens bêlants.

– Tu me plais…

Mais Milos est tout à sa tirade, incapable de profiter de la situation. Il lui raconte que Picasso rêvait de peindre une vraie corrida totale, il décrit « des milliers et des milliers de cercles concentriques que font alentour les milliers et les milliers de bouches », les arènes, la cérémonie, le saint-frusquin rutile : musique et personnages, les alguazils noirs, à cheval, ouvrent le spectacle. Le paseo, Carmen, l’air du toréador. Tout le cortège des toreros rouge et rose. Les phases du rite, le souffle de la foule, l’opéra des corps, des formes, toute la chorégraphie, chaque chapeau, chaque tête, le moindre détail de couleur, de sang, de poussière, de paillette, de fleur, de peau, de cuir, de corne, de couille galbée dans la culotte de lumière ou taurine, à cru, noire et poilue. La fête aussi, en famille, Picasso et sa smala. Les amis qui se rameutent, se hèlent. Les salamalecs solaires. Les marchands, les boissons, les cris, les rires, les huées. La faena s’envole et tourne, la grâce, le paso doble, les gens debout, en liesse, mille mouchoirs au soleil, olé ! Tsunami de mouchoirs. Tout valse, se soulève, volcanique.

Tous, assis de nouveau, rangés comme des bouteilles. Et d’un coup, « oh ! », « ah ! », toutes les travées debout d’effroi. Car le taureau a compris que la muleta est un leurre et le voilà qui vise le matador. Pas si con ! Tous les yeux de l’arène, son formidable regard écarquillé, dardés sur le ludion face à la Bête lucide. Les millions de cils, de prunelles clignotantes des aficionados. Il rêvait d’un tableau impossible, un cratère de météorite qui serait grandeur nature, à la démesure des arènes. Plein de rouge, d’or, de fleurs, de pourpre, de foulards, de châles, de capes, de crinières, de crottin, de sabots, de cris guerriers de femmes, de râles d’hommes pâmés. On lui dit que, après tout, Les Noces de Cana de Véronèse sont à l’échelle. Il réplique que les arènes sont bien plus grandes. Sa folie : voir tout en même temps. Être dedans. Réalisme cinématographique ? Travellings, cadrages, champs-contrechamps, panoramiques ? Non ! Peindre ! Peindre le foisonnement de la corrida dans la matière et la lumière de la peinture, dans son œil profond, vivant, habité, avec ses myriades de capteurs braqués. Picasso peignant sa réalité à lui, sa vision vraie, passionnelle, de la corrida cosmique, vécue dans son jaillissement. Vésuve et Pompéi des fresques de Dionysos. Hourras romains et hurlements d’Arles.

Ils vénèrent Guernica mais ce pourrait aussi bien être une corrida qui tourne mal. Il faudrait donc interdire Guernica !

 

Dominguín donne ainsi ses derniers spectacles devant Picasso, Cocteau, Jacqueline, la famille, les enfants et les petits-enfants des différents mariages quand le patriarche consent à les rameuter. Jacqueline n’est pas férue de la tribu. Les bons jours, le svelte Dominguín brandit deux oreilles. Il se pavane en gloire, tenant haut, comme des castagnettes, les deux esgourdes obscènes. Mœurs de l’Homo sapiens antique depuis Altamira. Dominguín se cambre devant son épouse, la belle et brune Lucia Bosé au visage si pur. Miss Italie. Elle a battu dans la compétition Gina Lollobrigida. Mais elle ne lui a pas coupé les oreilles. Elle a été découverte par Visconti, Antonioni lui a donné un rôle. Ainsi va la vie. Dans le cœur du torero, elle vient de damer le pion à Ava Gardner. Et à la blonde et mélancolique Miroslava Stern, la fée qui se suicide. Le matador est le bourreau des taureaux et des stars.

– Je ne connaissais pas cette Miroslava… Quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre, murmure Vivie, pensive.

– Explique…

– Quand ce n’est pas Staël, l’amant, qui se tue, c’est l’amante Miroslava.

 

Un autre jour, Dominguín estoque le taureau, lui coupe une oreille et la lance à Picasso.

L’Oreille vrillée, velue, tranchée, comme celle de Van Gogh. Tournesol déchu, hérissé de poils gluants. Dépouille, empoissée de sang sur les gradins.

L’Œil de Picasso regarde l’Oreille.

Est-ce dans l’armoire secrète aux trésors des Grands-Augustins qu’il a conservé la photographie d’un bout de journal arlésien de l’année 1888 ? Entre autres broutilles du jour, un entrefilet se glisse : « Dimanche dernier, à 11 heures ½ du soir, le nommé Vincent Vaugogh, peintre, originaire de Hollande, s’est présenté à la maison de tolérance no 1, a demandé la nommée Rachel et lui a remis… son oreille en lui disant : “Gardez cet objet précieusement.” Puis il a disparu. Informée de ce fait qui ne pouvait être que celui d’un pauvre aliéné, la police s’est rendue le lendemain matin chez cet individu qu’elle a trouvé couché sur son lit, ne donnant presque plus signe de vie. Ce malheureux a été admis d’urgence à l’hospice. »

Vivie revient, le lendemain. Elle a consulté quelles archives ? Veut-elle déjà se venger ? Elle lui dit :

– Picasso a écrit : « Seul l’œil du taureau qui meurt dans l’arène voit. »