Ce qui le fascine dans Face au Havre de De Staël, c’est le grain de la ligne d’horizon bleu-noir qui sépare la mer du ciel. Toutes les nuances du gris. Les nuages composent des figures géométriques blanches, blocs à pleine pâte. Peut-être qu’une éclaircie point là-bas. Oui, il est retourné, seul, contempler de Staël, à Beaubourg. Ciel à Honfleur. Tout est moins cru, moins clair, moins coloré que les paysages du midi, qu’Agrigente en technicolor.

Il se retourne. Son cœur éclate. Il la voit.

Épanouie, décolletée, dorée, en petite robe d’été à carreaux bleus et blancs. Marine le regarde. C’est comme si une image mentale éternelle et vivante se réalisait. Elle capte immédiatement le port des lentilles colorées. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

– J’ai su en entrant dans le musée que tu y étais. C’était ma conviction folle. Et je t’ai vu regarder Face au Havre et Ciel à Honfleur

Ils filent dans Paris, serrés l’un contre l’autre, comme si un blizzard les accolait, pour s’en protéger. Mais c’est une tempête de lumière. Elle le précipite dans un appartement qu’une amie – partie séjourner en Amérique – lui a prêté. Rue des Thermopyles. C’est une allée pavée, fleurie, une sorte de féerie cachée dans le bruit de la ville.

Ils s’installent sur le canapé. Il lui tient la main. Elle explique qu’elle ne pouvait pas répondre à ses appels, à ses messages, que c’était trop tôt, qu’elle était paralysée, qu’il lui fallait du temps, une longue parenthèse, un autre pays. Il lui raconte le musée de l’Homme. Il ne lui parle pas de Vivie, elle ne dit rien de ses propres amours londoniennes.

Ils sont submergés d’élans de bonheur profond. Comme si rien ne les avait séparés. Jamais. Qu’ils s’étaient pour ainsi dire endormis pendant des mois et soudain se réveillaient au cœur de la vie. La seule différence est la vivacité de leur plaisir tel un chant.

Ils dînent dans un restaurant et boivent du vin blanc. Leurs pieds se frôlent sous la table et leurs mains se joignent. Ils reviennent par les Thermopyles luxuriants. Ils se déshabillent. Il enlève ses lentilles qu’il place dans un petit étui qu’il transporte toujours avec lui, en cas d’accident. Il revient. Elle l’attend, nue, sur le lit. Les yeux de Milos l’émeuvent, la comblent de présence. Ils se caressent et leurs baisers sont de plus en plus gourmands. Ils s’émerveillent de douceur et de volupté.

Ils traversent la nuit, main dans la main. Ils dorment, se réveillent, s’embrassent, se chuchotent leur amour, s’étreignent, s’endorment de nouveau.

 

 

 

Pendant deux jours il oublia Vivie. Il avait téléphoné au musée pour justifier sa défection. Les messages sur son portable, qu’il avait éteint, s’étaient multipliés. Il ne pouvait pas laisser ainsi Vivie dans l’angoisse de son silence, de son absence. Mais il se sentait dans l’impossibilité de la revoir. Il lui mentit et lui dit qu’il avait été obligé de partir pour des fouilles en Espagne. Sans rien préciser de plus. Alors il avoua tout à Marine. L’intermède de Vivie. Le piège dans lequel elle et lui étaient tombés. Car il ne l’aimait pas vraiment. Marine lui demanda s’il en était sûr. Il lui répondit que oui.

 

Il logeait en cachette rue des Thermopyles mais fut obligé de retourner au musée. Vivie surgit au moment où il sortait de son travail. Elle l’agrippa, le supplia de parler, de s’expliquer. Il ne voulait pas brutalement la blesser. Il avait peur d’une crise, d’un malheur, de la douleur qu’il lui infligerait. Il se taisait. Elle le secouait, le sommait de répondre.

– Que se passe-t-il, Milos ? Mon petit Milos !

Son anxiété creusait ses traits, ses yeux cernés. Il ne lui avait jamais parlé de Marine avec précision.

– J’ai besoin de m’éloigner.

Il se sentait piteux, misérable.

– Pourquoi, Milos ? Oh ! Milos, tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes plus.

– C’est difficile. Je ne sais plus qui je suis, ce que je ressens.

Il mentait pour l’épargner, pour se protéger.

– Tu as rencontré quelqu’un d’autre. Tu as retrouvé une femme que tu aimes plus que moi.

Il se tut.

– Ce n’est pas vrai, Milos ! Tu n’es pas comme ça.

– Il faut que je parte, que je sache où j’en suis… Je ne sais plus.

Il mentait. Il s’entendait dans la misère de mentir. Elle s’écria :

– Non, Milos, tu ne peux pas faire ça ! Je te veux, Milos, je te veux.

Elle tomba en pleurs et c’était ce qui lui faisait le plus mal, les pleurs de Vivie désespérée. La si belle Vivie faite pour la maîtrise, la conquête, le plaisir et la liberté.

– Reste avec moi ce soir, fuyons chez moi.

– C’est impossible. Il faut que je parte.

Elle supplia :

– Une nuit, une dernière nuit, Milos.

– Je ne peux pas.

Elle dit lentement en fixant sur lui des yeux durs :

– Nous allons mourir, Milos.

– C’est de la folie, ma petite Vivie.

– Viens !

– Non, je ne pourrais pas, je suis trop mal.

Et c’est elle qui se détacha de lui soudain et partit en sanglots. Elle courut le long du trottoir. Il avait peur. Il aurait voulu prévenir le compagnon de Vivie mais il ne savait même pas si elle le voyait encore. Il ne possédait pas son numéro de téléphone.

Il revint rue des Thermopyles et raconta la scène à Marine. Elle se tut d’abord. Elle ne pensait pas que c’était à ce point. Puis elle déclara :

– Tu peux aller chez elle voir ce qui se passe, Milos, si tu veux essayer…

Ainsi, leur bonheur avait été bien court. Désormais la menace d’un malheur portait une ombre sur leurs retrouvailles.

 

Ils passèrent ainsi quelques jours. Et Milos reçut un nouveau message : Vivie voulait avoir une explication avec lui, elle voulait comprendre, seulement comprendre.

Milos sentait qu’il ne fallait pas la revoir, expliquer c’était faire du mal encore et encore. Exaspérer Vivie en attestant l’existence d’un amour originel. Il répondit qu’il partait, qu’il ne pouvait plus.

Dès lors, il eut peur qu’elle ne le retrouve et fut obligé de démissionner du musée de l’Homme. Marine n’était revenue que pour retrouver Milos traqué.

– C’est bien ce que tu veux, Milos ?

– Comment peux-tu en douter ?

Elle le regardait.

– Milos, nous sommes plus indéchiffrables qu’on ne le croit. Moi, à Londres, j’ai eu aussi une aventure, un lien… Qu’est-ce qu’on veut vraiment ? Qu’est-ce qu’on sait ? Cette femme, elle t’a tout de même beaucoup plu. Moi, l’ami de Londres, il me plaisait, alors…

– Quand on s’est retrouvés devant les tableaux de Staël, ce fut évident.

 

Est-ce à Paris qu’on peut le mieux se cacher, dans la foule, l’infini des rues ? Il changea de portable, de numéro. Il laissa Vivie sans possibilité de l’atteindre. Il craignit qu’elle n’aille à Antibes, ne trouve et questionne ses parents. Il les prévint. Il avoua tout : Vivie, et Marine retrouvée.

Mais ils n’osaient plus fréquenter les lieux connus, les jardins dont il avait parlé à Vivie, les musées. Surtout, il ne pouvait se rappeler tout ce qu’il lui avait dit au cours de leur passion, les pistes qu’il avait dû donner sans le savoir, les indices.

– C’est innombrable, ce qu’on dit, Milos. Ce n’est pas par le raisonnement qu’on peut tomber sur la piste de quelqu’un, c’est par hasard.

– Tu ne m’as pas revu par hasard.

– Non, mais j’aurais pu me tromper d’heure, de jour, de musée… L’intuition qui nous brûle est souvent démentie.

Un jour, il voulut en avoir le cœur net. Il prit le métro, très tôt, le matin, et alla guetter, en cachette, la porte de la rue de Nesle. Passé juste 9 heures, il la vit partir au travail. Vivie telle qu’elle était quand il ne la connaissait pas et qu’il observait, admirait, son charme précis. La même, la Crétoise, en veste noire et pantalon moulant. Elle n’avait pas interrompu le cours de sa vie normale. En apparence. Il ne vit pas son visage. Elle marchait d’un pas rapide sur ses talons aiguilles. Il fut envahi par un sentiment de perte. Pas seulement celui de perdre Vivie, mais de manquer dans l’absolu. De perdre Marine, Samantha, Myriam jadis, sa jolie maman nomade. La silhouette solitaire de Vivie qui disparaissait dans la foule rouvrait cette angoisse profonde. Tout le monde partait, se séparait. Toutes les amours. Celle qu’on avait désirée à l’excès, ou aimée, s’en allait ainsi de dos, identifiable immédiatement, cheveux, démarche, taille, contours qui cristallisaient l’essence de l’être aimé, de ce qu’on avait partagé si intensément avec lui. Il ressentait la coupure. Son tranchant, la noirceur de la vie.

 

Ils cherchèrent où ils pourraient aller. Milos eut envie de partir dans le Luberon, à Ménerbes, là où avaient vécu, un moment et tour à tour, de Staël et Picasso. Il avait besoin surtout du sillage de Nicolas. Il avait peint de beaux tableaux de Ménerbes, doux, bleu vif et blancs. D’autres plus géométriques, plus construits, contrastés, en sédiments bleu cru, bleu-noir sur fond lumineux. De la même manière que Face au Havre ou Ciel à Honfleur. La même matière. Malgré l’opposition du Nord et du Sud. Blocs de beauté, nuages clairs, maçonnerie de la mer et du ciel, de la terre et du village perché. Tout était fondamental, épuré. Le plus beau de Staël aux yeux de Milos et de Marine : en 52, 53, 54… Le sommet de Staël.

 

 

 

La muraille coiffait la proue de Ménerbes, au-dessus des vignes, des mûriers, des pins. Une vue plongeante de forteresse depuis que le village protestant avait été pris dans les assauts, les sièges des guerres de Religion. Les portes, le château, les belles demeures. Un minéral cimier fait pour plaire à de Staël, héroïque, altier.

Milos et Marine prirent location dans une vieille ferme à effraie. Un groupe de cyprès noirs se peignait sur l’azur. Longs fuseaux pointus sur les fonds arides ou vrillés de vignes. Surtout, ils voyaient le village sur son promontoire. Son enceinte de pierres, de guet et de guerre. Personne ne serait venu les chercher là, alentour, dans la vallée désertée.

Ils retrouvaient leur lumière. Sans la mer. Une terre noble, un peu austère, celle de Cézanne, de Van Gogh. Sauvage et cuite de rayons où les feuilles des figuiers offraient un vert gras, presque noir. Tout était beau à toucher, les contorsions des ceps, les écorces de chênes et les pans de lavande caressante, odorante, bleu vif, bleu de Staël.

Ils se réveillaient d’un long sommeil sans amour, de leur errance, de passions éphémères qu’ils ne reniaient pas. Le monde était beau d’une perfection âpre et dorée, au grain sec. Marine lisait des poèmes de René Char, l’ami de Nicolas. Milos les trouvait trop sentencieux, d’une emphase un peu raide et royale. Char montait sur ses grands chevaux prophétiques. Il la faisait rire en lui affirmant que cela ressemblait à ces messages cryptés, sibyllins, de la Résistance envoyés de Londres. Il prononçait lentement les aphorismes en mimant le signal secret. René Char avait été un fier résistant.

Les textes de De Staël n’étaient pas sans emprunter parfois à l’architecture contournée du maître. Mais la peinture y était en jeu. Milos avait accès à cette question qui avait tourmenté le peintre. La contingence, le sentiment d’atteindre et de perdre sans cesse. Une exigence qui le rongeait. La joie du Parc des Princes lui échappait de nouveau. La victoire du chevalier fondait entre ses doigts de mendiant. Et puis, devant l’équilibre souverain des éléments, il répétait les mots du Parc des Princes : « Quelle joie ! René, quelle joie ! »

 

Leur première visite fut au Castellet, où de Staël avait acheté la ruine d’un château pour lui, pour Françoise et les enfants.

Un grand escalier, deux tours, un portail, une cour intérieure. Il y eut ici même des assauts, des canonnades pendant la guerre religieuse. Peut-être que Nicolas y retrouve quelque chose de la forteresse Pierre-et-Paul de son enfance. Un castelet de sa caste chevaleresque. Tout est en ruine et le colosse se met au travail. Redresse, démolit, corrige, meuble, élève. Sa carcasse d’excès taille, cloue, charpente. On ne sait quels ennemis surgiront de l’horizon, quels cavaliers, pillards, croisés de quelle cause, bolcheviques ou Goths, Sarrazins… Lui, le terrassier de la peinture : construire, équilibrer, entre deux vertiges. « Ordre » : un de ses mots favoris. Pas celui de la tyrannie, mais celui d’une autorité, d’une souveraineté intime et cosmique. Picasso est plus chaotique, dans sa fringale de distorsions, de masques et de monstres.

De Staël annonce le parfait bonheur à son épouse Françoise enceinte de Gustave. Oui, ils vont réussir à payer le propriétaire qui réclame son dû. Nicolas va installer le chauffage, il fait repeindre les chambres en vives couleurs pour les enfants. Il chante Françoise restée à Paris : « Mon petit, mon lapin, mon amour, Pilou, mon ange. » Mais une amante tranchante, Jeanne Mathieu, entaille déjà son cœur. Il lui écrit : « Je t’aime à hurler. Je t’aime à mourir. […] Je t’aime dans chaque poussière qui touche ton cœur. Je t’aime […] dans ton cœur vert, dans ta confiance […]. » Nicolas plane, il vogue… dans un déni merveilleux. Il neige sur Ménerbes. Dans l’éblouissement. Avril 54, lettre à Jeanne, l’amante : « Françoise a fait un superbe garçon ce matin. » On peut tout partager. Tout vivre.

– Tu crois qu’il ne voit pas le danger ?

– Si ! La division le ronge en secret, le déchirement mortel. Le noir a percé la neige. Le vertige adoré le crucifie. N’est pas Picasso Pacha qui veut ! Jamais Pablo n’écrirait un poème façon Eluard : « Zé t’aime à hourler, zé t’aime à mourir. » À moins d’y mettre un coup de pouce, de le faire par ruse de sincérité. Picasso ne meurt pas d’amour, il y exaspère sa force vitale.

– C’est un peu sa limite d’athlète abusif, de vampire génial… Je crois, quand même, qu’il a dit de telles choses à Marie-Thérèse, la préférée… à Eva, jadis. J’en suis sûre, je l’ai lu. Moi j’aime les mots de Staël, nous les femmes on aime ce langage, ces beaux clichés lyriques… « dans ton cœur vert », c’est bien ! Milos…

– « Nous les femmes… »

L’année précédente, en juin 1953, avant l’hiver et le printemps de Ménerbes, de Staël a occupé le logement d’une ancienne magnanerie sur la route d’Apt : Lou Roucas. Sur les conseils de René Char. Il rencontre ses voisins les Mathieu, dont la fille, Jeanne, va le précipiter dans la folie.

Il écrit que le mistral cingle les pierres, qu’il fait un froid de loup, que les bûches flambent, en plein juin. Et son cœur brûle pour Jeanne : « Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique de l’ordre souverain. » L’idéal, oui, l’ordre encore, du rêve incarné. Le rythme, tout est là. Il emploie les mêmes mots devant Vélasquez : « Quelle joie ! Quelle joie ! Solide, calme […]. Maniant le miracle à chaque touche […] immense de simplicité. » Et Courbet, même hymne, même sentiment : « Il descend à jet continu des tableaux uniques avec la même sûreté qu’un fleuve qui coule vers la mer, dense, radiant à larges sonorités et toujours sobre. […] Quelle merveille. Peindre comme cela vient… »

– « À larges sonorités », Milos !

– « Comme cela vient » !

Cependant, Jeanne rejoint mari et enfants. Il se retrouve seul à peindre dans la grange isolée. Les tourments le mordent. Les questions, les contradictions. Il se sent devenir fantôme de son œuvre. Le mot « atroce » revient souvent dans ses lettres, l’absence intérieure le dévore. C’est une sorte d’avant-goût de la détresse éperdue d’Antibes. Le gouffre béant.

 

À peine un an plus tard, de Staël peint Grand Nu orange tel un Matisse massif. Un pan de matière galbée de Ménerbes. Il voit son tableau au Salon de Mai, écrit à Jeanne son enthousiasme : « La couleur claque, dure, juste, formidablement vibrante, simple, primaire… Le Nu est tendre, rouge, de braise vive… Mais c’est là maintenant grâce à toi. Je ferai des ports, des paysages, et toi. Je t’aime petit, et maintenant tu vas souvent entendre ma voix, j’ai passé le plus dur. »

– C’est trop beau, l’élan exalté… On ne devrait jamais retomber de la joie, mon Milos. On ne retombera pas, je te le jure ! Moi. Ici. Ménerbes. Toi.

Marine l’étreint dans un beau soir de cyprès noir-bleu, ciel orange.

– Tu sais, dit-il, d’abord je n’ai pas aimé la nouvelle période de Staël. Sa rupture avec l’épaisseur picturale. J’étais négatif comme ses collectionneurs Rosenberg, comme Douglas Cooper. Je n’ai pas aimé ses bateaux lisses et pâles. Maladroits. Son imagerie de Paris, je crois que je l’ai détestée. Cette glissade sans matière, sans profondeur. J’étais surpris, frustré. Trahi ! Par quelque chose que je trouvais presque naïf, enfantin. Puis en contemplant de nouveau, par exemple, Les Martigues, son tableau sur Marseille, ou ses natures mortes surnaturellement simples, ses Bouteilles rouges et ce Grand Nu orange, alors j’ai changé d’avis, j’ai découvert de nouvelles sensations. Je suis sorti du moule, de mon confort visuel. J’ai osé, j’ai bondi comme lui. Je me suis désancré. Je me suis débarrassé des strates taillées au couteau, de la lourde maçonnerie du monde matériel. Il a voulu enlever son armure de prince, quitter la forteresse, à fleur de peau, d’âme vive, peindre plus nu.

– Il faut bondir, mon chéri ! Il adorait ce verbe.

Milos d’abord ne répond pas, puis ne peut s’empêcher de soupirer :

– Oui, il a fini hélas par bondir… de la terrasse.

– Non, non… Quelle merveille ! Comme cela vient… Viens !

Pourtant, sa situation matérielle se transforme, il propose à René Char de le dépanner : « est-ce que tu n’as pas besoin de moi, je suis toujours en passe de devenir très riche ».

Mais la richesse en dollars ne sauve rien ni personne. De Staël est allé à New York en mars 1953, juste avant la solitude de la grange de Provence. Il a aimé les mécanismes immenses et mouvants de l’Atlantique. Il a détesté la ville des magnats, du fric, du mercantilisme de l’art. Du vacarme. Cette efficacité tous azimuts. Cette spéculation sur les artistes. Son grand malaise viendra aussi paradoxalement de ses succès. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, les seuls trésors de l’intériorité n’apportent pas davantage le salut ! Rien sinon le hasard, un peu de chance génétique, sociale, familiale… Les circonstances. On ne sait. Marine n’aime pas quand Milos égrène son pessimisme. Elle chasse la peste par des caresses.

 

 

 

Ils se promènent dans la campagne, avec le lit de ses rivières taries, décorées de caillasses blanchies, ses élytres de coléoptères, ses ailes de papillons torrides, ses racines durcies de soleil, ses mues de serpents. Ils boivent à la fontaine de calcaire. Respirent l’effluve du miel d’abeilles, celui des guêpes sur les lavandes, devinent l’œil vibrant des vipères épiant le petit cœur furtif des mulots. Ils s’allongent sous un arbre. Dans l’ombre bleutée. Toutes les cigales montent d’un cran, trompettent en longs spasmes orgiaques. Verdi strident. Splendeur des feuilles dans les flammes. Ils se désirent, ils se disent leur amour. Ils ont traversé le désert. La lumière de De Staël les abreuve. L’azur. Le « cassé-bleu », comme disait René Char.

Milos n’aime pas trop l’expression.

– Qu’est-ce qu’il veut dire ?

– Il veut dire un bleu cassé, mais pas si cassé que ça. Qui se compose à la cassure du bleu ?

Milos rit.

– Les majestueuses contorsions de René Char.

– J’ai vu des photos de lui : un géant comme Staël, et costaud. Pas vraiment maniéré.

– On pense qu’il aurait aimé Jeanne Mathieu avant Staël.

– Un amant, Char ! lance Marine. La Résistance et l’Amour. La Poésie.

– C’est parfait pour les dissertations, les discours des hommes politiques : « Comme l’écrit le poète René Char, la liberté… » Tu ne peux pas pontifier avec Rimbaud : « L’élégance, la science, la violence ! », « Voici le temps des Assassins ». Tu vois tout de suite où ça fait mal.

– Tu es injuste à la folie avec Char. Tu le fais exprès. Tu préfères Breuil, l’abbé, et Miss Boyle.

Et les voilà qui se souviennent du Brandberg et du ravin de Tsisab. La Provence, c’est bucolique en comparaison. La cigale et la fourmi. Heureusement que Van Gogh y a craché l’incendie de son sang.

Ils passent de longues siestes nus sur les draps, après la douche, sans s’essuyer. Ils regardent l’eau s’évaporer. Il lui dit qu’il adore sa chair de poule aux fesses dans le courant d’air de la fenêtre. Il lui chuchote que lorsqu’il la pénètre par là la même chair se hérisse de mille petits frissons de lubricité ou d’effroi et que cela l’excite au-delà de tout.

 

De Staël et Jeanne sont devenus amants lors d’un voyage en Italie, peut-être juste après. Ils s’éprennent. Lui, sa frénésie. Éperdu. Il conduit sur la route d’Uzès sa nouvelle camionnette Citroën. Il fonce. Il croise Dora Maar sur sa mobylette. Oui, c’est ainsi qu’elle se déplace autour de Ménerbes. Il peint la route la plus superbe et la plus tragique de la peinture universelle. Il voit noir dans le soleil. L’azur est un cri. Il hurle comme le loup son amour terrible.

– L’excès russe, lance Marine en riant.

Et voilà, oh merveille !, qu’on parle d’une bête qui a dévoré des chèvres. Tout le branle-bas paysan. Un loup venu d’Italie par les Alpes. Marine est envoûtée. La nuit, à la lune, elle scrute le paysage, comme si elle désirait voir le loup.

C’est Picasso qui aimait le bestiaire de Ménerbes quand il a acheté la belle demeure du XVIIIe siècle, à flanc de roc, qui donne sur la vallée, la montagne. Il ne s’est pas emmerdé avec un castel écroulé. Mais a acquis une maison de maître pour Dora en 1944. Il la quitte, la tue, et pour compenser lui donne un monument où loger le cadavre de leur amour.

– On ne s’est pas fait de cadeau de séparation, nous !

– Milos, ce n’était que du temps suspendu, du cassé-bleu…

Le toupet de Pablo éclate quand il demande à Dora de lui prêter la maison pour qu’il puisse y amener la juvénile Françoise Gilot. Mufle à faire peur. Françoise étouffe dans la baraque sinistre et glacée de Dora, pleine de scorpions. Elle insiste sur le trait bestial de l’endroit, justement. Le soir, la chasse des hiboux et des chats. Picasso fasciné par les chats malingres d’après-guerre qui voudraient débusquer les lapins mais qui sont harponnés par les hiboux. Carnage furtif. La nuit des massacres champêtres. Picasso à l’affût. Comme il comprend ça ! La charge du taureau, son œil exorbité sous la pique. L’œil effaré du chat, l’iris dilaté sous le bec du gros hibou ébouriffé de furie. Il aime les combats primitifs. Le duel du fort et du faible. Quand c’est instinctif, aveugle et fatal.

 

Qui raconte que dans la guerre de l’amour il aurait enfoncé sa cigarette rougie dans la joue de l’amante ? Quelle ennemie vengeresse, quel témoin de son sadisme ? Pendant l’Occupation, il a installé Marie-Thérèse boulevard Henri-IV. Dora était proche de lui, rue de Savoie. Privilège encore de la nouvelle. Guerre ouverte entre les deux femmes. Guerre ! Guerre ! L’état naturel de l’homme. Parfois, il arrive aux deux compagnes de se heurter frontalement. Marie-Thérèse passe aux Grands-Augustins. Dora débarque. Elle revendique l’amour de Picasso devant sa rivale qui met ce dernier au défi de trancher. Alors il aurait lancé à Dora Maar : « La seule que j’aime, c’est Marie-Thérèse Walter, la voilà. » Picasso, acculé, est coutumier de ce type de choix sanglant. Quelques années plus tard, il va chez l’ex (Dora, encore) pour qu’elle confirme – devant la nouvelle conquête, Françoise Gilot, cette fois – qu’elle n’est plus aimée de lui mais que c’est bien la nouvelle amante qu’il adore. Amateur de corrida, il immole, si on l’y oblige. Sinon, il maintient l’ambivalence. Dora gifle Marie-Thérèse à la fin de la scène des Grands-Augustins. Picasso gifle aussi Dora. Vaudeville tragique dans un grenier de Balzac.

 

Il a donc installé Dora sur le pic aride, huguenot, de Ménerbes. Il sait qu’elle est tombée ou montée en religion. « Dieu seul peut succéder à Picasso », dit-elle. Alors il lui expédie un provocant cadeau : un prie-Dieu ! Françoise veut fuir la maison de Dora. Un jour, Picasso lui lit une lettre qu’il vient de recevoir de Marie-Thérèse, une missive d’amour profond. Il souligne que Françoise est trop puérile encore pour écrire un message d’une telle densité d’amour. Françoise s’apercevra bientôt que les dimanches et les jeudis sont réservés à Marie-Thérèse et Maya, leur fille. Il cloisonne, additionne, comme dans ses ateliers et ses maisons. Il garde tout grigou, la moindre paperasse, tous les sédiments archéologiques, le moindre dessin, l’esquisse, toutes les preuves. Sous des couches de poussière qu’il ne s’agit pas de nettoyer ! Breuil de ses traces, de ses crânes, de ses vanités, de chaque femme sacrifiée. Chaque tableau d’amante est un pilori futur. Il thésaurise la vie et la mort. Il vampirise les années. Vénal de toutes les vies.

Dora dans la maison de Ménerbes. Reine déchue et chassée. Tragique, austère, tyrannique. En deuil et majesté. Certains témoins la disent superbe, d’une dignité imposante. Telle Anne de Staël, oui, la fille de Nicolas. Ils rencontraient Dora, à Ménerbes, en l’hiver 53, le printemps 54. Entre deux travaux d’Hercule. Nicolas, constellé de ciment et de plâtre. La muse la plus fameuse de la peinture, au menton carré, aux yeux d’un vert indéfinissable. La belle qui siégera éternellement dans le square de Saint-Germain-des-Prés. Deux ardents des délires de l’amour. Jusqu’au-boutistes de la folie. Se sont-ils compris ? Hélas, de Staël n’évoque, dans ses lettres de Ménerbes, sa voisine que par accident : « Dora très gentille vieille dame, très brillante… » L’adorée Dora ratatinée, vieillotte et causeuse. Autre commentaire plus acerbe : « J’ai dîné chez Dora et son écrivain américain vendredi. C’était atroce, tout était mauvais… » Le lieutenant de gendarmerie André Breton brocarde Dora, son amas de médailles mystiques. Celle qui fut centrale, qui a assisté à la création de Guernica, en a photographié chaque étape éruptive, est devenue une bigote rencognée, hostile et superstitieuse.

– Tu la vois comment ? demande Milos à Marine. Féroce et noire, vindicative ou noble en exil ?

– Les deux, Milos, selon les jours, toutes les facettes. Comme chez Picasso. Tantôt chat, tantôt chouette. Un peu grave. Mais je ne la vois jamais monstrueuse et désarticulée comme dans les portraits qu’il fait d’elle en 1939, affreusement chapeautée. Dissociée. Il la supplicie. Je la vois jadis, au commencement, belle, singulière et créatrice. Picasso envoûté. Ils marchent sur la plage des Salins. Le paradis de Mougins, la Garoupe enchantée. C’est inoubliable. Milos, c’est présent. On le doit.

 

Nicolas peint des nus de Jeanne Mathieu, de mémoire. Dont la foudre d’un grand Nu debout. Comme un phénix immaculé. Infusé de rose. Nu de dos. Grand Oiseau secrètement griffé. Archange. Effraie de l’amour.

Une nouvelle chèvre a été tuée, à demi dévorée par la bête. On sait que ce n’est plus un loup. Mais un lynx à l’œil fulgurant. Marine préférait le loup, Milos fasciné par le lynx. La caméra planquée d’un naturaliste a surpris le prédateur. On le voit surgir dans la nuit lunaire de l’objectif. Ses yeux brillants, globes bizarres et blancs que le flash révèle. C’est lui. Avec les extraordinaires pinceaux noirs de ses oreilles. Pour peindre la danse de Dionysos.

La Chèvre. La multitude aime La Chèvre de Picasso. Rétive devant les Picasso cubistes ou le charivari de ses défigurations. Mais La Chèvre bricolée. Bonheur des enfants et des grand-mères. Merveille pour tous. Rhapsodie de morceaux, panier d’osier, ferrailles. Sympathique et ventrue, féconde, plantée de pots de céramique pour figurer les pis gonflés. Farceur, c’est comme ça que les gens aiment Pablo.

– Vive la bique ! Vive la bique ! chantonne Marine. Suce-moi les pis, Milos. Qu’ils s’érigent comme deux pénis de colombe.

Il possédera une vraie chèvre, en 1955, dans la villa de Cannes, la somptueuse Californie. La chèvre Esmeralda, qui gambadait librement dans le jardin et couchait derrière la porte de sa chambre. Autre chèvre : un jour Paulo, le fils d’Olga et de Picasso, gagne une chèvre à la loterie de Vallauris. La délicieuse biquette serait un bouc, une bête transgenre affreuse qui fait peur, attaque à tout-va et dont Françoise se débarrasse en la vendant à des gitans. Picasso, furax, racinien : « Cruelle ! Cette chèvre je l’aime mieux que vous ! »

Picasso et les animaux : il adore les chauves-souris au corps duveté, aux membranes transparentes. Attiré par les gouttes de leurs petits yeux brillants, aigus, vampiriques. Et les singes, dont celui qui lui mord le doigt et fait peur à Dora. Ce qui le ravit ! Il fabrique la fameuse tête de guenon enceinte avec une voiture d’enfant. Les singes peuplent son œuvre, des « Saltimbanques » bleus jusqu’à son portrait final. Ils fourmillent dans les dessins érotiques et satiriques de Verve.

Il récolte les squelettes d’animaux. Il ramasse un crâne de bœuf sur les plages de l’été 37… Telle côte d’agneau sculptée. En 39-40, en exil à Royan où il a installé Marie-Thérèse et Dora, il achète des têtes de moutons écorchées pour les donner en pâture au chien. Combien de têtes ? On imagine… Saisi par la violence de ces crânes ensanglantés, il les peint. Au milieu des fameuses têtes de Dora disloquées. Il adore les scalps.

La saga de ses chiens. Le grand saint-bernard, Bob, à Boisgeloup, dans les années 30, jouant avec Olga (en sursis), sinon avec Marie-Thérèse en gloire… Kazbek, sa plate pelisse fantasque, le héros des Grands-Augustins et du Vaste Horizon de 1937. Puis le basset Lump, le boxer Yan de la Californie. Et le dalmatien Perro du château de Vauvenargues. Ou Kaboul, le lévrier afghan de Notre-Dame-de-Vie. Une vie de chien.

Kazbek était efflanqué, disloqué, pneu flasque, légendaire et dadaïste. Kazbek de Nusch, de Dora, de Lee. Originel et mythique. Maigre, épique, héroïque. Kaboul, son remplaçant des années 60, beau, plein, toison de mouton fournie, peignée, opulente, pompidolienne. Pablo en slip de bain pose auprès de Kaboul pour le photographe David Douglas Duncan. Ce n’est plus une icône magique des étés d’avant-guerre mais un stéréotype bombé, pompier. Pastiche de Mussolini et son clebs. Certes, le vieux Pablo à biceps joue encore la comédie. L’arbre dynastique des chiens ! Dire le chien, c’est dire l’homme depuis Homère. Picasso n’aime pas les chats, infidèles comme lui. Et cruels comme lui. Il ne les représente qu’en temps de crise, de guerre, déchiquetant leurs proies.

Aucune photo ne révèle l’amante longtemps secrète, Marie-Thérèse, venue clandestinement à Boisgeloup où elle a dû jouer avec Bob. Quelle joute de Rubens ! L’énorme chien dressant ses pattes contre le corps d’athlète de Marie-Thérèse qui le repousse en riant. Jubilant, il insiste. Il la courbe, elle tient bon. La gueule ouverte du chien lutteur, joueur. La bouche de Marie-Thérèse. Conflit de forces arc-boutées. Ils basculent, roulent au sol, la confusion de la bête ébouriffée de poils et de Diane blonde. Picasso-Actéon les surprend. Happé par cette figure qui cristallise si bien son imaginaire. Jaloux aussi. Jaloux de cette joie sensuelle et puissante. La fille, le chien. Leurs toisons, crinières échevelées. Cuisses, pattes, reins fous. Abois, cris de joie. Jamais Olga n’aurait poussé si loin le bonheur.

Que Marie-Thérèse n’a-t-elle porté l’analogie du mythe à son comble ! Diane livrant le chasseur Actéon à son chien. Ce fut un carnage neuf. Picasso dépecé. Cannibale cannibalisé. Bob repu. Marie-Thérèse assise sur son dos, triomphante. Le vrai triomphe de Pan, c’est celui-là. Nul bouc mais Bob entre les cuisses solaires de l’amazone.

Milos, songeur :

– Peut-être que si Staël avait eu un chien, avec lui, à Antibes, il n’aurait pas osé sauter dans le vide. Abandonner son chien. Se jeter devant lui. Faire ça.

– Il préféra abandonner femme, enfants…

– Il ne les avait pas devant lui. À quoi ça tient…

 

Picasso aimait aussi les pigeons depuis l’enfance (drôle d’idée !). C’était un des motifs de la peinture de son père. Et les bengalis des Grands-Augustins, les colombes de la Californie et l’iconique Colombe de la paix dont il s’empresse de dire, lucide, que c’est un oiseau très cruel. Il garde dans une cage Ubu, une chouette d’Antibes, qu’il nourrit lui-même et qu’il préfère à tous les raseurs qui l’assiègent, sans compter les proches. Les animaux le fascinent, pas les humains. Le cri de la chouette dans la tour du château Grimaldi quand il peint La Joie de vivre. La nuit, à l’époque de son grand bonheur. Dans la forteresse libérée pour lui. Françoise est l’antilope des salles blondes de soleil. Nue à la lune, à la mer, à Antibes elle se montre. Antipolis. Comme Marie-Thérèse fut la cavale des écuries du château de Boisgeloup. Aphrodite a besoin des bonds de l’espace. Pendant l’Occupation, il peignait d’affreuses figures claustrées qui se guettaient. Les Grands-Augustins étaient devenus une araignée recroquevillée par la peur.

Et l’œil des taureaux, toujours. Hélas, il ne pourra pas laisser un taureau galoper sur le gazon de la Californie ni à Notre-Dame-de-Vie.

Oui, la reine des animaux, La Chèvre poilante. La chèvre mamelue pour sortie de temps de crise, prélude des Trente Glorieuses. Un méchant loup gâcherait la partie. La Chèvre a des cornes faunesques chères à Picasso. Mais la corne d’Esmeralda ne perfore d’aucune encornada le matador piégé. Nul vice dans cette corne d’abondance, différente de la défense pointue, phallique, du satyre. La facétie gomme les penchants sadiques du peintre. C’est un truc pop art. C’est moderne et c’est marrant. Certes, L’Homme au mouton trône à Vallauris, mais c’est une sculpture sacrificielle. Un chef-d’œuvre. La foule préfère la bluette rigolote et cornue qui rassure.

– Tu es trop sévère avec la bique, proteste Marine. Mon père me racontait que, dans son enfance campagnarde, les enfants du village jouaient à « la chèvre qui est aux bois ». Ils entonnaient vers le soir : « Où est la bique ? Où est la bique ? » D’autres répondaient de loin : « La bique est aux bois ! » C’était un rituel mystérieux, plein d’échos de forêt, qui remplissait mon père de nostalgie. « Qu’est-ce qu’elle y fait ? – Elle y travaille. – À quel métier ? – Au charpentier… » Un jeu un peu ténébreux où le loup guettait et auquel les filles du village se mêlaient : « Faut-il la tuer ? – Viens la chercher ! »

La Chèvre drolatique et cacophonique, idéale pour exercices ludiques à l’école. Il avait fabriqué le sexe avec de la tôle pliée en deux. L’œil rond, il adorait montrer surtout le trou du cul de La Chèvre à tous les visiteurs huppés. Comme au président américain Truman, l’atomique ! Oui, il visita Picasso. Tous étaient hypnotisés par l’œil de Picasso et le fion de la chèvre. Un jour, un fan, un peu mystique, crut voir l’Œil de Picasso juste dans le trou du cul de La Chèvre. Il lui fallut douze ans de psychanalyse pour finalement voir, dans l’anus de la chèvre, l’Œil de Lacan. Il fit une nouvelle douzaine d’années de psychanalyse et vit, dans le trou de La Chèvre, l’Oreille de Van Gogh. Douze ans plus tard, le psychanalyste était devenu paralysé et aveugle. Son patient, resté mystérieusement jeune comme tous les bons névrosés, lui dit qu’il avait vu dans le cloaque de La Chèvre le Sourire de la Joconde. Furieux, le psy lui hurla qu’il aurait dû y voir « de la merde ! ». Et il lui enjoignit d’aller consulter un comportementaliste. Mais l’histoire dure encore et Milos la raconte toujours à Marine, devenue très vieille, qui en demande un nouvel épisode chaque soir, avant de s’endormir, dans ses bras, avec un doux sourire d’amour.

 

Ils se promènent dans la garrigue en espérant surprendre le lynx. Yeux dans les yeux. Mais personne ne l’attrape. Il a préféré aller dévorer dans d’autres vallées d’autres proies.

Milos se demande si Samantha, au lieu d’errer à la recherche des « inconnues » de Picasso, n’aurait pas mieux fait d’écrire un Bestiaire de Picasso. Moins d’identification aux amantes de Picasso, moins de démarche fusionnelle, mêlée d’amour et de haine. Plus de distance. Le relais animal lui aurait permis d’approcher le monstre sans patauger dans des données trop directement intimes. Elle eût été moins avalée par son sujet, par ses démons personnels. Et elle l’aurait retrouvé à travers ce miroir, toutes ces facettes, légèrement décalées, reflétées. Oui, il oserait presque lui en toucher un mot s’il la revoyait… Mais il ne veut plus blesser Marine. Il est résolu à éviter l’envoûtement qu’exerce Samantha sur lui.

 

Un matin, Marine se réveille et déclare :

– Milos, j’ai fait un rêve étrange. Nicolas de Staël et Picasso conversent naturellement, mais je vois bien que sur le corps nain de Picasso est vissée la tête de Staël et sur le corps géant de Staël la tête de Picasso. Et ça ne va pas, ça cloche quand même. Tu m’as raconté qu’à la fin de la guerre, quand Picasso rencontre Staël, malicieux, il lève la tête devant le colosse et lui dit : « Prenez-moi dans vos bras. » Mais là, ça devient bizarre. C’est Staël greffé sur le corps de nain qui demande au géant à tête de Picasso : « Prenez-moi dans vos bras. » J’ai ressenti une sorte de peur que Picasso ne prenne Staël dans ses bras, ne l’emporte, non pas pour le protéger, mais pour l’immoler ou quelque chose de ce genre. Le piéger dans quelque trou de caverne, comme l’eût fait le Cyclope.

Milos est frappé par ce rêve. Il reste songeur un long moment.

 

Le propriétaire de la ferme, naturaliste à ses jours, leur a fait une démonstration. Il a capturé une mante religieuse femelle qu’il a enfermée sous une verrine. Ils admirent à loisir le long corps effilé, la tête triangulée, ornée de ses petits yeux protubérants, les pattes avant repliées, parallèles et cassées au coude, jointes comme dans la prière, d’où le qualificatif de « religieuse ». De longues griffes féroces arment les avant-bras et peuvent ainsi transpercer leur proie dans la cisaille qui se referme. Ils observent les rotations de la tête d’extraterrestre. L’ensemble de cette mécanique animale ressemble à certaines représentations de Picasso, d’étreintes et de baisers dont Olga fut l’héroïne vorace. L’horrible Baigneuse assise au bord de la mer. Son corps d’idole évidée, géométrique, sa tête triangulaire, ses griffes et ses dents… Olga, Dora, Vivie devenues religieuses ardentes et persécutrices.

Le lendemain et les jours suivants, ils voient débouler plusieurs mantes religieuses mâles énamourées. Ils sont bien plus petits que la femelle. La verrine est cernée, submergée, par ces espèces de phasmes, de spectres à mandibules. Supplice de Tantale, ils explorent la prison de verre, désirent l’inaccessible reine. Ils se battent, s’amalgament. Fluettes joutes de frustrés.

– C’est inouï, le sexe pour ces petits mâles ! Leur cohue avide…

– Imagine Marie-Thérèse Walter, sous un cube de verre, pareil à ceux où le peintre Bacon enclot ses personnages. Et l’assaut de tous les néandertaliens, Erectus, Homo sapiens des garrigues. Picasso arrive, ils le tuent. Et le dévorent.

– C’est curieux, ta tendresse pour Picasso.

 

 

 

Ils vont visiter le dolmen de la Pitchoune. Le nom les fait rire. Pitchouno, Pitchounette. Petite fille. Ce n’est pas spectaculaire. Deux pans de pierre, un plafond à un mètre soixante-seize de haut, le trou funéraire. Le paysan qui a découvert la cavité y fourrait ses patates pour l’hiver. On a connu un tableau de Van Gogh servant de paroi à un clapier ! Le clapier le plus cher de l’histoire humaine. Les lapins qui ont un don de prescience en seraient devenus dingues et plus fertiles encore. Alors les patates ! D’ailleurs Van Gogh a fait un rude tableau sur les pommes de terre. Et les tableaux de Pissarro qui servaient de planches aux Allemands, en 1870, pour franchir la boue… On n’en finirait pas d’énumérer le détournement des artistes.

– Qui sait à quelle pratique fétichiste fut soumise La Joconde quand elle fut volée ? s’interroge Marine.

– Il y a des fous de peinture. Des envoûtés. Des vicieux.

Un curé a redécouvert le trou de la Pitchoune et l’a identifié comme un dolmen du néolithique. Non, ce n’était pas l’abbé Breuil.

Milos ne résiste pas à raconter à Marine ce qu’il a trouvé au cours de ses lectures du musée de l’Homme et de la Bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle. C’est encore l’affaire d’Adam et Pitchounette. L’origine de l’homme.

Donc, de plus en plus de preuves abondent sur les néandertaliens et l’Homo erectus. La légende de la Création liquidée en sept jours, le récit de la Bible vacillent. Il se trouve qu’on a déterré un crâne de néandertalien, en 1929, à Sacco Pastore, pas si loin du Vatican. En 1935, Breuil doit avoir une audience avec le pape Pie XI afin de remuer la question humaine. Il en profite pour vaquer avant la rencontre, dans différentes grottes d’Italie. Il fouille, c’est son hobby ; il confesse les sols. Il se rend en Italie du Sud, remonte vers le nord, recueille des informations sur les recherches en cours à Grimaldi. Puis il va à Sacco Pastore. Et en grattant le sol comme ça, par curiosité, il dégote un nouveau crâne de néandertalien. Certains sourciers vous débusquent le ruisseau en plein désert. Leur baguette prémonitoire frémit. La baguette de Breuil, c’est son flair. N’importe où, nonchalamment sa main musarde dans les graviers et le voilà qui découvre un silex taillé, un collier du néolithique, un crâne d’avant Adam et Pitchounette. Donc, il prend des photos des crânes des deux lascars et débarque chez le pape Pie XI. Il va sans dire qu’il attend de Pie le pire. Une algarade sur nos premiers parents. Teilhard de Chardin l’a prévenu. Il va y avoir des explications métaphysiques. Breuil ne semble pas être un grand nerveux. Il raconte dans une lettre sa visite papale à sa copine Mary Boyle. Milos a lu le document dans une des bibliothèques qu’il a scrupuleusement écumées.

– Boyle qui l’accompagnera en Namibie ?

– La même, plus zélée que jamais. L’Écossaise qui lit l’avenir dans les feuilles de thé.

Milos résume la lettre.

En gros, le pape est pressé. Les affaires sont les affaires, les tracas diplomatiques. Breuil voit que Sa Sainteté a l’esprit ailleurs. Les petits rigolos prétendent qu’il lui aurait lancé : « Vous êtes diablement occupé ! » Mais est-ce certain ? En tout cas, il s’attendait à un rappel à l’ordre du type : « Arrêtez vos conneries, Breuil, avec le genre humain, l’arbre de Jessé et la côtelette d’Adam. Cessez vos fouilles obscènes, votre voyeurisme sacrilège. Il faut s’en tenir à la vulgate biblique, c’est ce que veulent le peuple, les vraies gens, les Américains, la base !, les vrais curés, et pas le galimatias cuistre sur le Sinanthropus ou l’Homo, je ne sais plus, erectus, et quoi encore ? Retrouvez-nous le fémur d’Adam ou rien ! Il suffit ! »

Mais pas du tout ! Le pape lui dit : « Comment ça va, Breuil ? » C’est tout juste s’il ne lui offre pas une cigarette, car Breuil aime le tabac. On ne sait si l’abbé a baisé l’anneau. Il ne développe rien sur le protocole, les salamalecs de la curie, les ors, les marbres, les collections de peinture vertigineuses. À Boyle, Breuil brosse un récit sans façons. Comment il raconte au pape ses cavales un peu partout, sa bougeotte, ses emplettes de fossiles par-ci par-là. Le pape n’écoute que d’une oreille distraite. Alors Breuil sort le grand jeu. Les photos des deux crânes de néandertaliens.

– Il est frappé, ton Breuil ! On ne fait pas ça au Vatican. Même Michel-Ange aurait évité.

– Pie XI jette un coup d’œil et répond : « C’est précieux, ce sont des documents objectifs et non des interprétations. »

– Il serait impie, Pie ?

– Non, mais ce n’est plus l’Inquisition, le Saint-Office. Pie XI, plutôt éclairé. Pour le moment ! Le pape n’a même pas posé de question sur le trou qui perce l’un des deux crânes, attestant d’une manducation rituelle de la cervelle.

Marine rit.

– Tu vois le genre ! Caïn mangeant les méninges d’Abel… La honte ! La tête de Pie !

Milos résume encore…

À la fin de la conversation, le pape s’exclame : « Que de mystères demeurent à éclairer ! » C’est profond ! Mais il ne pointe pas le danger de ces enquêtes dans les cavernes. Rester dans le vague, ne pas remuer les hypothèses vertigineuses d’une humanité préadamique. Ces ribambelles de petits et grands bonshommes et leurs dames courant les savanes arborées depuis des millions d’années. Tous les bouffons à la queue leu leu. Prognathes, avec poils ou sans. Bandant, empoignant leurs galets, pensant, grognant… Abîme horrible où culbute l’icône du couple biblique et benoîtement Cro-Magnon. Le péché originel est une histoire à dormir debout. Nous ne procédons pas de la chute théâtrale d’Adam, d’une déchéance brutale – certes très picturale et que les habitants des autres planètes nous envient –, mais d’une bousculade d’espèces, d’un formidable torchon généalogique, un bazar, une épopée aléatoire étalée sur des époques incalculables…

– Comme l’œuvre de Picasso… murmure Marine avec un petit air sensuel et somptueux.

– Non, car Picasso déploie chacune de ses périodes avec cohérence et coup de force inventif. Ce n’est pas un dieu, c’est un Homme ! Plus vaste que les petits dieux que nous nous offrons à coups de mômeries, de serpent et de pomme mordue, d’interdits fantaisistes et de damnation.

– Tu vois, te voilà enfin gentil avec Pablo.

Milos reprend le fil de Breuil, ce pape de la préhistoire chez l’Autre.

Breuil se garde de répéter à Pie ce qu’il pense depuis longtemps : Neandertal est déjà un solide mec humain qui chasse le gros gibier, cogite et accomplit des rites entortillés. Quid du paradis perdu ? De nos premiers parents, Erectus expulsés du gazon depuis 500 000 ans ?… Le pape s’est exclamé : « Que de questions ! » Ce qui déjà est audacieux pour un croyant chevillé à son texte sacré. L’abbé lui répond : « Plus la Science progresse, plus le Mystère grandit. » Ce qui fleure la contrepèterie cornélienne : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule. » Mais Breuil est habile, il ménage le secret des dieux ainsi que les trouvailles scientifiques sur nos origines reculées et rocambolesques. Ensuite le pape observe que c’est en Mésopotamie qu’on trouve les choses les plus anciennes. Il n’est pas très au courant… Il a raté plusieurs stations. Breuil s’emballe, lui parle de Pékin, du pithécanthrope de Chou-Kou-Tien. L’abbé aventureux, quatre ans plus tôt, a pris le Transsibérien pour voir le Sinanthropus. Aujourd’hui, on révélerait que le voyage a été payé par je ne sais qui et que cela pose un grave problème de conflit d’intérêts. Mais le pape ne pige pas. Choukou… quoi ? C’est le moment de mettre les points sur les i : « Breuil, surtout ne mettez pas les Chinois sur le coup ! » Mais non ! Les voilà qui se félicitent de connaître le père Schmidt, que Breuil a failli croiser en Chine. Il ne plaisante pas, Wilhelm Schmidt, le directeur du Musée missionnaire ethnologique du Latran ! Il a tiré à boulets rouges sur Freud et Marx, les saligauds ! Totem et Tabou, quelle horreur ! Le meurtre du père primitif par la tribu des fils pour se taper les sœurs. Abominable ! Mais c’est bientôt l’anarchie entre les frères, alors ils posent l’interdit de l’inceste. Ouf !

– Quel cirque !

– J’ai lu Totem et Tabou, pendant notre séparation. L’histoire fonctionne comme les grands westerns. Donc le pape pourrait exploiter l’avantage Schmidt, aiguiller Breuil sur des voies plus saintes. Au contraire, il conclut : « Eh bien je vous bénis, et tout ce que vous pouvez désirer. » Il sait que l’abbé n’est pas vicieux.

– Heureusement qu’il ne lui a pas parlé du dolmen de la Pitchounette.

 

Ils adorent observer les mantes religieuses. Ils cherchent une femelle libre alentour du jardin du naturaliste, qui leur indique un buisson échevelé, vert cru, une petite jungle piquante et fleurie au sein de la sécheresse. Ils guettent. Les sortilèges mimétiques de la mante la dérobent au regard. Elle se fond dans la ligne des tiges et dans l’ovale des feuilles. C’est Marine, la première, qui détecte la prédatrice embusquée. La tête haute immobile, lisse, brillante, comme synthétique, de robot mortel. Ils s’émerveillent de la regarder. Mais rien ne se passe. Aucune attaque. Ils vont se promener, reviennent, la retrouvent à son poste. Ils avouent au naturaliste qu’ils aimeraient bien assister au fameux coït cannibale. L’expérience de la mante religieuse prisonnière de la verrine a cessé. L’insecte a été libéré et les mâles se sont éparpillés dans la nature à sa poursuite.

Le lendemain, la mante religieuse n’a bougé que d’un mètre et ils la discernent à l’affût, élégante, effilée… Dans l’entrelacs du vert. Subtile, tenace. Yeux fixes. Billes minuscules.

Un mâle finit par s’approcher, plus petit. Sur une ramure fine. Il n’est pas du genre macho sûr de son rapt et de son fait. Marine plaisante :

– On ne peut pas dire qu’il se précipite sur l’amante convoitée. Prudent, le mec, patient… Pas Picasso du tout.

Il avance si lentement que cela en devient imperceptible. La femelle le scrute, en alerte. Le sexe, c’est la guerre. Ici, au ralenti extrême. Le mâle finit par passer sur une feuille surplombant la mante et lui saute sur le rab. Elle semble le laisser faire. Puis volte-face : la tête a pivoté à cent quatre-vingts degrés, la bête s’est retournée et tranche le chef de l’insolent, décapité.

– Tac ! murmure Marine. Une amante capricieuse, pour le moins.

Le plus dingue c’est que le sans-tête est toujours accroché au corps de la femelle et qu’il continue le coït comme si de rien n’était.

– Ah ! si Louis XVI avait pu coucher ainsi avec Marie-Antoinette au-delà de la décapitation, ç’eût été un signe si sacré que les sans-culottes auraient tout de suite chié par terre.

– Oui, mais, corrige Milos, Capet n’était pas d’un héroïsme de cape et d’épée. Seul Picasso picador acéphale eût continué de piocher sa proie. Comme dans une hallucination de Georges Bataille. Pablo horrible, raccourci, tronçon phallique, tout convulsé de muscles, cou éructant du sang, torse souillé, pattes crochues, poilues, chevauchant sans visage et sans ses fameux yeux perçants le corps de l’amante. L’amour vorace, aveugle, hors la mort. Je me demande si dans ses milliers de figurations du coït il n’aurait pas ainsi représenté quelque mâle acéphale, Minotaure décapité, s’acharnant sur une Marie-Thérèse plongée dans le plus profond ravissement. Quelle corrida inédite ?

Seule Samantha pourrait répondre, songe-t-il.

Le mâle acéphale sur sa branche provençale continue de baiser dans la mort. Le coït est programmé, enregistré dans chaque cellule nerveuse de l’insecte. Aveugle, décérébré, sorte de brindille sans queue ni tête, chenille, il baise longuement sa belle guillotineuse verte. Et cela dure si longtemps qu’ils préfèrent partir, troublés, écœurés, par cet excès de monstruosité naturelle. Le chant du Monde, chant du crime. Picasso à l’école de la vraie beauté.

Oui, qui peut douter qu’il n’ait observé longuement les mantes de Ménerbes et de son jardin de la Californie ? Ou les mantes de Mougins.

Marine scrute son portable, recherche et, mystérieuse, lui montre les deux images. Deux photos prises à Vallauris, en 1952, par Robert Doisneau. Picasso, dans l’une, tient une mante religieuse sur son poing. L’insecte semble le regarder tandis qu’il dirige sur lui ses yeux qui convergent à la limite du strabisme. Regard de ruse, de vigilance. Comme il sait ! Sur l’autre photo, la main offre l’intérieur de la paume dressée et, au sommet de l’index, la mante religieuse est postée, fait le guet. Prédatrice, mantis : étymologiquement prophétesse. Picasso regarde la sentinelle, visage plissé de profil, souriant, complice. Dans les deux cas émane de lui une espèce de délicatesse sacrée. Il trouve la mante merveilleuse d’être ainsi elle-même. L’incroyable douceur de Picasso contemplant la cruelle. Jamais le vit-on si doux ? D’une douceur métaphysique.

Qui a dit qu’une mante religieuse pouvait dévorer le cerveau d’un oiseau ?

Il l’aime, car elle mue comme lui, mime comme lui, se métamorphose, adopte tous les travestissements de la séduction, du ravissement et de la prédation. Poétique, mante orchidée, ou grotesque, feuille recroquevillée morte, fabuleuse, bariolée, danseuse. Apsara cubiste.

La mante de Ménerbes mangera complètement l’inséminateur quand il aura fini. Nourrie, plus forte pour s’occuper de sa progéniture. Mère magnifique ! Andromaque au centuple. « J’ai dévoré la tête de Pyrrhus pendant qu’il me violait. Déguste ce Grec de l’Iliade, mon petit Astyanax, c’était un salaud… » Olga aura beau résister, combattre, refuser le divorce jusqu’à sa mort, elle ne parviendra jamais à offrir ce cadeau de la tête de Picasso à son fiston. C’est Pic qui tuera, à petit feu, Paulo, le rejeton moqué, méprisé.

Qui raconte la fable réparatrice de la Mante et du Minotaure ? Le ridicule insecte affronté à la Brute du labyrinthe. La Mante qui se prendrait pour Thésée… Tel un ordinaire parasite, elle se loge sur l’arcade sourcilière du taureau mythologique. Elle descend doucement vers les paupières du monstre. Engouffre sa mâchoire et ses dents aiguës dans l’œil du grand patibulaire. Il saute sur place, agite sa tête. Furax ! Elle tient bon, mord et mange la pulpe, le jus de l’œil. Milos est rempli d’effroi. Elle recommencera sur l’autre œil siroté. Voilà le Minotaure aveugle. La Mante fait la sieste sur le monument de sa victime impotente. Les mâles se succèdent pour le coït entre les cornes de la Bête mutilée. Chacun en mange un petit morceau. Les petits de la Mante s’en nourrissent aussi. On peut imaginer Olga vengée. Paulo heureux. La morale sauve. Les saintes familles contentes et toutes les associations. La libération d’Olga est-elle la libération de la peinture ?

– Et Nicolas ? demande Milos.

Marine réfléchit puis répond :

– Il se dévore lui-même. La Mante est son âme.