Nice de Matisse et de Terra Amata, pour fuir Vivie, Samantha. Ils logent dans les hauts du quartier de Cimiez. Le matin, Milos part en bus pour les Balzi Rossi, au-dessus de Vintimille. Marine est prof d’anglais dans un collège. Une vraie vie de couple. Deux salaires. Milos pense que Marine est à mille lieues de croire que l’enchantement pourrait se rompre. Elle est tranquille, aimante, spontanée. Il ressent, en secret, sa vieille angoisse du bonheur. Il en a honte. Il voudrait oublier sa peur de vivre.
La longue falaise des Balzi exerce un pouvoir bénéfique. Il participe à des fouilles dans l’abri Mochi, au niveau de l’aurignacien, qui est devenu un peu sa spécialité. À cause de Breuil. De la fameuse bataille de l’aurignacien qui n’opposa pas, comme le crut Marine d’abord, les néandertaliens aux Cro-Magnon, dans une fresque de bande dessinée, mais Breuil à des adversaires de sa thèse. Laquelle consistait à mettre en relief une couche culturelle postérieure au moustérien (- 300 000 à - 45 000 ans) et antérieure au solutréen (- 22 000 à - 7 000 ans.) L’aurignacien, soit entre - 45 000 ans et - 25 000 ans. Chiffres que Milos déclinait sans être catégorique. Donc, Breuil, en 1906, livra sa bataille, grottes du Périgord et de Grimaldi à l’appui, et imposa peu à peu l’idée d’une culture étendue de Cro-Magnon dotée de ses caractéristiques propres, de son style : grandes lames étranglées, grattoirs carénés, pointes de sagaie à la base fendue… Les fresques, les chevaux de la grotte Chauvet dataient de l’aurignacien. Alors, les néandertaliens vivaient encore… Cette coexistence, c’était le plus mystérieux, le plus passionnant.
Marine l’écoutait, se mettait à rire soudain, se couchait sur lui et lui couvrait la bouche de baisers aurignaciens, disait-elle. Plus sérieuse, elle fixait la chronologie, établissait un schéma correspondant aux différents âges géologiques. Elle lui parlait, aussi, de sa propre spécialité, de littérature anglaise. Elle aimait Thomas Hardy, Virginia Woolf…
Un jour, Milos se promenait alentour de Vintimille et tomba par curiosité professionnelle sur un possible abri préhistorique. Dans l’anfractuosité, sous l’auvent de calcaire, il découvrit des hommes installés sur des sacs. Une femme mûre, une adolescente et un garçon d’une vingtaine d’années. Lequel se révéla assez agressif. Mais les deux femmes le calmèrent en mesurant à quel point Milos était perplexe. Ils lui firent comprendre qu’ils venaient de Somalie. L’adolescente dans des bribes d’anglais se plaignit des contrôles de police qui avaient lieu à Vintimille. On remmenait les migrants vers le sud, où étaient effectuées des identifications plus précises et des expulsions. Certains tentaient de franchir la montagne, d’autres de passer dans un train… D’autres encore croupissaient dans la rue, dans des camps. La famille était en rade, là, dans un coin de falaise, avec quelques vivres pour une trêve. Milos apprit que le père était mort noyé. Des milliers de noyés.
Milos avoua à Marine qu’il se sentait un peu coupable de s’occuper de l’aurignacien devant une pareille humanité perdue. Sous ses yeux, sous le balcon des cavernes, tandis qu’ils dataient les sols, les sables, les évolutions des climats, qu’ils pinaillaient sur des éclats de silex. La foule des exilés. Des centaines de milliers d’errants. Il avait donné à la famille un peu d’argent. C’est tout.
– Si tu crois que je suis plus innocente comme prof d’anglais dans un confortable collège bourgeois…
– Nous ne devons un semblant de bonheur qu’à notre égoïsme, une bonne dose de lâcheté.
– Les humanitaires sont-ils mieux dans leur peau ? Peut-être…
Une angoisse voilait leurs pensées. Quelque chose qui les dépassait. Une vague de misère immense. Un fond de détresse sans fin déferlait. Tous ces naufrages, ces scènes horribles, difficilement imaginables, bagarres en pleine mer causées par la surcharge, passagers terrifiés. Cadavres dont on se débarrasse. Convulsions de la noyade. Et Milos filtrait les sables, notait les échantillons. Marine corrigeait les copies des privilégiés de la vie. Dans la même région, à quelques kilomètres les uns des autres. Des hommes. Nulle fraternité.
– Tu crois qu’un jour nos descendants nous accuseront de crime contre l’humanité ? interrogea Marine.
– C’est possible. Ou bien le monde aura tellement empiré que la lutte pour la vie aura eu raison de toutes les solidarités. Un monde en guerre, chacun retranché dans son pays, derrière sa muraille, ses barbelés, ses mitrailleuses, haïssant les autres. Quelque chose comme une terrifiante régression. La civilisation morte.
Mais leur vie reprit, diluant ces bouffées de ténèbres. Sur les chaînes d’information en continu, en bas de l’écran, ou sur leurs portables, ils lisaient, parfois, l’enfilade des messages, le nombre des derniers morts dans la traversée de la Méditerranée, auxquels s’ajoutaient d’autres centaines de victimes causées par les attentats d’Irak, de Syrie… De telle sorte que les morts dont ils auraient pu se sentir proches et responsables se confondaient avec tous les autres. La masse devenait telle qu’ils n’étaient plus coupables de rien mais subissaient une espèce de fatalité aveugle de l’espèce. Et si un attentat frappait à Londres, à Berlin, à Paris, à Nice aussi, et de la façon la plus horrible, alors ils avaient le sentiment d’avoir, eux aussi, leurs morts, leur lot de désespoir, de terreur. Et ils sentaient moins le poids de leur lâcheté. Ils flânaient, le soir, dans le lacis des vieilles rues et buvaient un verre à côté des fontaines dont le ruissellement les berçait.
Un matin, Milos reçut un message sibyllin de Samantha : « Pourquoi se sauver ? » Il n’en dit rien à Marine. Il se demanda ce que signifiait la phrase. Samantha l’accusait-elle de s’être sauvé, de ne pas être revenu la voir ? C’était d’autant plus étrange qu’elle n’avait jamais manifesté la moindre possessivité. Leurs rencontres n’avaient toujours été dues qu’au hasard, aux aléas des retours de Milos à Antibes. Rien de prémédité, de calculé. Des improvisations, des fulgurations du désir.
Deux jours après, Myriam l’appela pour lui annoncer, d’une voix catastrophée, le suicide de Samantha. Elle s’était noyée à la pointe d’Antibes, à côté de la tour de guet… Marine et Milos se regardèrent dans l’effroi. Milos frappé de plein fouet. Il n’avait pas répondu au message de Samantha, de peur de retourner la voir, de recommencer. Elle s’était suicidée là, auprès de l’enceinte où Nicolas de Staël avait laissé Le Concert.
L’intimité que Milos avait partagée avec Samantha, leurs rituels intenses et intermittents ne revinrent pas, par flashes, l’obséder. Une nébuleuse glacée enveloppait les images, une stupeur, l’impossibilité de fixer un épisode. C’était une zone aveugle à laquelle il n’avait plus accès. Un paradis enseveli sous la mort.
Il ne se rendit pas à l’enterrement avec ses parents. Participer à cette cérémonie n’eût pas été pour lui une marque de sympathie, de compassion, d’affinité pathétique.
Il laissa passer une dizaine de jours et alla voir Jeanne dans la maison de Mougins. Il ne lui téléphona pas, il ne voulait pas s’annoncer, parler. Il sonna. Rien ne bougeait dans le jardin. Il sonna encore, attendit. Jeanne vint lui ouvrir. Elle l’emmena dans son atelier. Une salle vaste et claire où les mêmes sculptures noires et massives se succédaient, gravées de signes.
Il ne parlait pas. Elle lui dit :
– Je sais pour vous deux. Elle vous aimait bien.
C’était une grande femme assez belle et grave, aux cheveux drus et blancs. Sans fard. Ses yeux de lavande éteints par le deuil.
– Je la laissais faire ce qu’elle voulait. Je lui fournissais seulement une présence, une protection, mes sentiments, j’espérais une stabilité.
Jeanne était affreusement triste. Milos ne disait toujours rien.
– J’aurais tant aimé qu’elle arrive à finir ses travaux sur Picasso… du moins à avancer. Même si j’ai toujours senti le péril. Je n’aime pas Picasso.
Milos tenta de prononcer quelques mots :
– Elle était envahie par lui. C’était presque incompréhensible… À ce point, tout le temps.
– C’est le maître de l’emprise… Elle est tombée dedans. En son pouvoir. Une obsession. Elle aurait voulu être quelqu’un comme Picasso.
Jeanne, avec une expression navrée, reprit :
– Moi, je veillais à travailler chaque jour dans mon atelier, où elle venait souvent parler un moment. Peut-être que ça lui faisait mal, mais que pouvais-je faire d’autre que sculpter ? Quand elle voulait sortir avec moi, aller quelque part, j’y consentais volontiers.
– Se disputait-elle avec vous qui n’aimiez pas Picasso ?
– Elle pensait que j’étais jalouse. Non pas que j’enviais son art, sa création, sa vie. Elle croyait que j’étais jalouse de l’admiration qu’elle lui portait.
– Mais qu’est-ce qui la fascinait, exactement ?
– Sa force, son déchaînement de force. Et le fait qu’il n’était pas dévoré par le doute. Elle le voyait comme un élément de la nature. Volcan, Niagara. Ou un être mythologique, au pied de la lettre, une bête mythique. Elle était entrée dans son œuvre et il ne l’avait plus lâchée de son œil. Médusée par sa maîtrise, sa magie. Le mystère de ce qu’elle appelait son génie. L’« injustice fabuleuse », comme elle me disait.
– Vous n’arriviez pas à relativiser ?…
– Non. Bientôt ce fut total. Il aurait fallu qu’elle écrive un grand livre sur lui pour s’en défaire, pour l’épuiser. Voire, à l’inverse, un pamphlet documenté, fondé sur une critique argumentée, cinglante. Le tuer. Mieux qu’avec les éternels poncifs sur la misogynie de Picasso. Trouver la faille picturale, la faiblesse, et porter l’arme là où ça blesse. L’estoquer… Mais elle hésitait sans cesse entre les genres : fiction, thèse, essai… Elle était fragile sous ses airs de liberté. Elle avait mal commencé dans sa jeunesse. Vous savez bien ! Nos blessures…
Ils sortirent et s’assirent sur le banc où Samantha et lui s’étaient assis.
– En apparence, je suis là, dans ma maison, mon atelier. Je travaille un peu. Mais je fais comme si. Je ne suis plus dedans.
Elle se tut. Yeux gris, battus. Visage tout buriné, soudain, ruiné.
– La mort de Samantha, c’est impensable pour moi.
Milos se disait que Samantha était morte. Et c’était monstrueux. Un vide le happait. Il la voyait, la nuit tombée, une ombre qui entrait dans la mer. Son désespoir, sa solitude. Les clients de l’Eden-Roc jouissaient de la douceur nocturne, d’autres baisaient tout leur saoul, les vieux déjà somnolaient. D’autres regardaient la télé. Certains buvaient tard, au bar, pour affronter une vieille angoisse des ténèbres. On entendait des cliquetis, un tendre brouhaha de vie luxueuse. Un rire fusait. Des tintements, des appels légers. Les plus contemplatifs restaient sur leur terrasse, désirant profiter de ces heures noires et belles à l’infini. Personne ne la vit, cachée par les rochers, glisser dans la chape profonde, sa rumeur, son éclat long et blême. Elle se laissa couler, étouffée par les eaux.
Il pensait au Sauvetage de Picasso. Un tableau peint en 1932 qui représentait Marie-Thérèse sauvant de la noyade une jeune fille qu’une autre, dans la mer, lui tendait. Picasso s’était inspiré du témoignage que lui avait fait Marie-Thérèse, la nageuse, la sportive. Elle avait sauvé une jeune fille sur la plage d’Étretat. Il y avait plusieurs versions. La moins connue, un dessin, mettait en scène les deux femmes avec emphase. Deux baigneuses nues enlacées, la rescapée, de face, aux seins gorgés, dilatés à l’excès, au sexe précis, se pâmant dans les bras de celle qui l’avait arrachée à la mort. La facture avait quelque chose de michelangelesque et de l’art de Rodin, encore, par la puissance de la chair, des pieds énormes, la redondance des formes. Les corps à la fois de face et de profil, sexe et fesses emboîtés. Un pathos panoramique, une extase dans le frôlement de la mort, une sorte d’éros de la crucifixion et de la résurrection qui dédoublait la magnifique Marie-Thérèse. Jeanne n’avait pu sauver Samantha au moment où elle sombrait.
Milos doit participer à des fouilles, à Monaco, dans la grotte de l’Observatoire. Marine et lui vont se promener sur le site spectaculaire. Le Jardin exotique perché sur la falaise. Luxuriance des plantes succulentes, ou grasses, ce qui est moins beau. Un festival de cactus. Tout un western de rocaille, de candélabres mexicains. Allée de Cereus géants, dits cierges du Pérou.
– On ne peut pas les allumer, ceux-là !
Figuiers, euphorbes, aloès… en veux-tu en voilà. Soudain, un Beaucarnea, pied d’éléphant, au tronc largement évasé, boucané de rides, cuir fissuré, craquelé, de pachyderme. À l’inverse, à la cime : toute une ébullition de feuillée libre, échevelée. Comme s’il fallait échapper à la lourdeur, la pesanteur du pied énorme.
Et ce Chorisia au tronc de jarre ventrue, dit arbre-bouteille. Telle une fantaisie de Picasso à motif de grosse jambe armée d’épines énormes, solidement plantées, et partout réparties le long de l’écorce. Là-haut, l’enflure d’œdème est contredite par l’extraordinaire bouquet de fleurs roses. Comme si le sacrifice d’épines s’épanchait en déluge de corolles. Arbre aztèque ou quoi ? Couteau d’obsidienne planté dans les corps immolés au dieu Soleil. Tueries de conquistadors à la recherche de l’Eldorado que Milos et Marine admirent au sommet du Chorisia dionysiaque. Fleurs jaillies telle une effusion de nymphes. Extase. Comme si toutes les blessures de la terre, crimes collectifs et suicides individuels, fleurissaient en louange rose, en hymne d’idylle, d’éros.
Oh Samantha !
Ils se taisent, pris dans les tenailles de la vie et de la mort. Au cœur du jardin paradisiaque. De ses fantastiques arborescences. Une légende d’Argentine raconte l’origine du Chorisia, qu’on nomme, dans ce pays, l’Arbre ivre. Un guerrier et une belle jeune fille vivent dans la forêt profonde. Le guerrier disparaît dans une guerre tribale. La jeune fille s’abandonne à la mort. Bientôt, un tronc sort de sa tête, de ses bras surgissent des branches, de ses doigts un bouillonnement de fleurs blanches qui s’empourprent en souvenir du sang de l’amant.
Samantha.
Sous le jardin, au pied de la falaise : la grotte de l’Observatoire. C’est reparti pour la surprise, la stupeur d’une descente en vrille au sein de la terre. Les escaliers plongent dans le dédale des stalactites et stalagmites, autres cactus et Cereus de calcite. Des fontaines de fanons gigantesques. Des salles, des goulets, des sanctuaires hérissés ou bosselés d’une espèce de givre rosi, de mamelons ocrés. Des troncs éléphantesques, de grands personnages filiformes ou trapus, statues de spectres et de chamans pétrifiés. Ils sont guidés dans le royaume des Enfers. Les féeries de la mort à la rencontre d’un Minotaure fossile, enfoui sous les sédiments.
Quand Milos participe aux recherches, il traverse trois niveaux, celui de l’Homo sapiens – l’aurignacien de Breuil –, celui de Neandertal et, tout au fond, celui de l’Homo erectus.
Les hominidés défilent, ils mutent, ils montent vers le sommet de l’échelle. Des premiers outils aux fresques d’animaux. Tout cela scanné, photographié.
Les hommes des origines grimpaient donc au long de l’abrupt pour s’y réfugier. Plein sud. Prendre le soleil. Sous le porche. Tailler le silex en famille, peindre avec l’ocre. Vie domestique des chasseurs-cueilleurs au repos.
Les opérations sont délicates dans les laboratoires qui datent les reliques, par l’uranium-thorium ou grâce aux recherches cosmogénétiques sur des quartz rapportés par les hommes préhistoriques. Ils ne se doutaient pas que leurs descendants allaient chercher, retrouver leurs traces, leur cheminement. 100 000 ans plus tard. Quelles idées avaient-ils du temps, de son écoulement, de la descente de chacun vers sa mort ? Certes, ils pratiquèrent très tôt des rites funéraires. Dès Neandertal. Le propre de l’homme, c’est d’enterrer ses frères et de croire à un passage vers la vie éternelle. Mais qu’auraient-ils pu deviner de l’avenir de l’espèce ? Le gouffre du temps, le défilé des millénaires. Y avait-il des intellectuels plus tracassés d’idées abstraites que les autres chasseurs, pour humer le devenir ? Troubler déjà la vie quotidienne par des questions hors de portée. « Ta gueule ! Ta gueule ! » s’écrie-t-on, sous le porche ensoleillé, quand l’autre la ramène et répand l’anxiété. Et on chasse les mouches à grands coups d’os de mammouth pour faire rire la compagnie, parce qu’il n’est nul besoin d’une arme si énorme pour expulser les insectes. L’humour des cavernes ! Le rire, c’est aussi le propre de l’homme, bien sûr. Et, quelques jours après, l’intello remet ça et lance ce pavé dans la mare : « L’homme est un animal, le plus faible de la nature, mais il le sait. »
– Tu vois vraiment l’homme de Neandertal dégoiser comme Pascal ?
– Ou l’Homo sapiens, si tu veux, effleuré par cette idée que les animaux ne pensent pas, eux, à la mort. Car ces hommes originels sont plus métaphysiciens que nous, avec leur penchant à s’enfoncer dans les ténèbres des cavernes et à peindre des figures sur les parois les plus inaccessibles.
– Oui, le propre de l’homme est de penser, et surtout de penser à sa mort. Et de rire – d’accord pour le chasse-mouches en os de mammouth qui les fait rigoler. D’accord. Mais le propre du propre de l’homme, Milos, est-ce que tu y as songé ? Je te pose la vraie devinette du Sphinx.
– « Le propre du propre de l’homme » ? Tu exagères, Marine.
– Alors je vais te dire. Le propre du propre, ce n’est pas seulement la conscience de la mort et le rire, car, aux dernières nouvelles, il paraît que le singe et le chien rient. Non, le propre du propre, c’est quand un quidam préhistorique rit de sa propre mort, comme on le fait tous dans nos plaisanteries sur le temps qu’il nous reste, la vieillesse qui nous guette, et comme quoi on mangera bientôt le pissenlit par la racine… Et de rire de la bonne blague ! Quand est-ce que ce rire-là est né, Milos ?
– Oui, tu as raison, ça c’est le propre du propre, les singes n’y arrivent pas ! Je pense que c’est difficile pour un chasseur-cueilleur du paléolithique, préoccupé tout le temps de sa pitance et de ses peintures dans les grottes, de rigoler sur sa mort. Je vois plutôt ce rire débouler au néolithique.
– Pourquoi, mon Milos, l’homme du paléolithique qui grave ses murailles métaphysiques serait encore privé de ce rire-là ?
– C’est une hypothèse que je fais. Au néolithique, l’homme a un peu plus de temps. Il élève son troupeau de chèvres, de vaches. À côté de son chien, un loup domestiqué. Il songe… donc il se prend le chou ! Un jour, il dit à un comparse : « Je pense au temps qu’il me reste ! J’ai mangé plus de la moitié de ma farine ! Ah ! Ah ! » L’autre lui répond : « Mais non ! Tu vivras mille ans ! » Et d’éclater de rire : « Ah ! Ah ! » Tu vois, ils plaisantent sur leur mort. C’est là qu’on devient vraiment homme, tu as raison, Marine ! Si des extraterrestres éternels nous voyaient rire de notre propre mort, ils seraient épatés par ce cas, la condition humaine, peut-être la seule de l’Univers. Des types que la perspective de leur disparition totale fait plaisanter !
– Et tu as remarqué que les croyants comme les athées rient des mêmes blagues sur leur mort. Paradis ou pas. Au fond, ils ont compris eux aussi qu’ils sont refaits ! Et de rire.
Milos et Marine reviennent dans le jardin des cactus. À cache-cache dans la rocaille. Un jour, Milos est frappé d’un effroi. Il voit, là-bas, au détour du Chorisia paré de rose, une silhouette, un profil furtif qui s’évanouissent. Il a cru voir, sans doute. Il se tait. Le voilà tourmenté par le fantôme. Non, ce n’est pas l’ombre de Samantha. Marine surprend sa mine défaite, la mascarade de mimiques pour planquer son émoi. Elle regarde autour d’elle : rien que la forêt des épineux.
– Que se passe-t-il, Milos ? Tu es tout chose.
– Rien, un petit malaise, un vertige, rien.
Elle lui caresse le visage.
La nuit, il fait un cauchemar, pousse un cri. Marine allume la lampe de chevet. Le rassure :
– Tu viens de faire un mauvais rêve.
Il dit que c’était vague, une peur subite, sans cause reconnaissable. C’est vrai qu’il n’a rien vu dans le cauchemar. Seulement un grand coup de terreur nocturne.
Il a envie de partir avec Marine quelques jours. S’ils allaient à Londres ?
C’est ainsi qu’ils traversent, un matin, le pont de Westminster où a eu lieu cette tuerie perpétrée par un terroriste écrasant les passants au volant de sa voiture. On voit encore les bouquets de fleurs accrochés aux parapets. Ils passent, ils vont vers le Parlement, celui que Monet a peint merveilleusement, grand vaisseau de Mille et Une Nuits.
Ils entrent dans le National History Museum. Milos s’enthousiasme pour Darwin, ses travaux, les vitrines. Et la galerie de l’évolution. Encore la sacrée colonne d’ancêtres, l’escalade des hominidés qui montent à l’assaut de l’intelligence et de la maîtrise sur le monde. On commence avec un gourdin de bande dessinée, ou plutôt quelques galets taillés, et ça finit par une visite des fils d’Einstein sur la Lune et sur Mars. On ne sait toujours pas le pourquoi. Voir Breuil… qui ne se mouille pas !
Dans la grotte de Gough on pratiquait le cannibalisme. C’était fatal. Ils lisent les notices. L’affaire remonte à 15 000 ans. On a repéré des traces de « mâchouillements des os spongieux », d’os brisés pour déguster la moelle. Le commentaire savant insiste sur le « grand savoir-faire en termes de boucherie ». Peut-être que ce cannibalisme participe d’un rite funéraire.
Ils contemplent enfin un bel épieu, vieux de 400 000 ans. L’Homo erectus chassait ainsi l’éléphant antique !
– Il avait des couilles !
Et de rire.
Et de flâner dans la fantaisie de Londres, le ruban des maisons de Notting Hill. Rose indien, bleu Picasso ou de Staël. Vert pomme. Rouge Matisse. Bars, pubs, boutiques, l’enjouement de la foule. Les galeries. Portobello, étalages, déluges de couleurs. Braderie, les mains véloces fouillent partout, troussent l’étoffe. Le jeu de la vie. On carambole, le nez en l’air. Marine gaie comme on ne l’est plus.
– Je suis heureuse, Milos ! Heureuse !
Et le voilà encore frôlé par l’aile de l’angoisse en plein soleil.
La nuit, ils baisent à Londres à la folie.
Le lendemain, à la Tate Britain, Marine lui découvre Femme nue dans un fauteuil rouge. La sensuelle Marie-Thérèse nue, ovale, exquise, cuisses épanouies, sexe charmant, fente d’impudeur, seins gonflés, un peu rapprochés de travers. Amour bonheur. Il était là, le chef-d’œuvre de la douce extase. Le blason de l’amour assouvi. Picasso à Boisgeloup. Marie-Thérèse pour lui tout seul, dans l’écurie changée en atelier secret. Il n’y avait pas d’électricité. Marie-Thérèse éclairée à la bougie. Façon Georges de La Tour : La Madeleine à la veilleuse, mais sans crâne de vanité. Sans repentir. Sans ascèse. La profusion des courbes de Marie-Thérèse en gourmandise pour les mandibules de l’Andalou ithyphallique. Mirada fuerte. Bougie. Halo. Convoitise mieux cernée, captée. Darder son œil fou sur le vif paradis. Dans le fauteuil rouge désir. La cerise sur le gâteau.
Dans la Tate, soudain : Nicolas de Staël. Composition 1950, 1950, haute construction de blocs bleus encastrés, fracture bleu nuit. Cette lézarde presque noire dans la beauté calme et pervenche. 1952 : Étude de paysage, compartiments, cubes colorés. Rouges et verts, petit carré bleu radieux, nuances de gris, de beige, de blanc. On croirait retrouver la guirlande les maisons de Portobello Road. Presque la fête…
Mais ils poussent un « oh ! » de stupeur. Voilà le ravissement. Une enfilade de salles entières consacrées à William Turner. Ils plongent dans l’éblouissement. Des ciels d’or en fusion reflétés dans l’effervescence des lacs et des mers. Des intérieurs de château incandescents comme pour l’apparition de l’ange de l’Annonciation ou de Satan trismégiste. Des transparences de Venise, des glacis où la cité émerge à peine dans l’atmosphère nimbée qui distille l’essence de ses trésors. Un incendie rouge sang ravage le Parlement, dans un Vésuve de flammes. Le couchant resplendit de jaunes inouïs. Des flavescences émerveillées enveloppent les objets dissous. Ailleurs éclatent des cyclones de neige sur des naufrages noirs, des foudres rebondissent dans les nuées. Soudain un train à tête ronde charbonne et rougeoie, lancé à toute vitesse dans la spirale fuligineuse de l’air. Le moindre motif est volatilisé. Les grands mythes, les héros et les dieux méconnaissables sont rendus à la pure peinture visionnaire, à des flux d’atomes, des tourbillons de feu.
Peinture d’histoire, reine des peintures de l’époque : Louis-Philippe débarque à Portsmouth, en 1844. Il vient voir la reine Victoria. Nous sommes en plein mouvement réaliste. Turner sait que le réalisme est toujours court, toujours bête. Flaubert maudissait sa petitesse bourgeoise. Alors que fait Turner ? À la différence de tous les peintres classiques et pompiers de ce temps, il désintègre, il volatilise les silhouettes en des cortèges de spectres dorés, de séraphins impalpables, de fantômes filiformes noyés dans la vapeur d’or. Un lac de lumière surnaturelle engloutit les princes et consorts en vanité. Ah ! si David y avait pensé au lieu de couronner chaque pantin, chaque fantoche huppé, les courges de son Sacre de Napoléon ! Himalaya de bêtise et de propagande picturale.
Au lieu de ces nains chamarrés, montés sur les échasses du Sacre, le génial Turner peint des typhons, des tempêtes, des avalanches. D’énormes pales de phosphorescence tournoient, jaillissent, éploient d’éclatantes fusées en tous sens. Quelle hélice d’apocalypse propage ses illuminations afin de transfigurer le monde ? Le sacre de la peinture éclipse celui des tyrans.
Avec cette jeunesse qui les transporte, Marine et Milos sont prêts à renier leurs idoles, Picasso, voire de Staël, devant les paysages hallucinatoires de l’Anglais suprême, le roi des peintres modernes. L’abstrait métaphysique.
Ils voudraient que l’amour ainsi les foudroie et fusionne. Leur chair ruissellerait d’or fluide. Un naufrage de volupté. Le Grand Incendie de Londres des corps érotiques : 1666. Le triple Six du Sexe. Le chiffre de la Bête de l’Apocalypse. C’est son échine fantastique qui serpente dans leurs reins. Ils vont cracher le feu sacré.
Ils se promènent sur le pont de Londres, où a eu lieu un autre attentat féroce. Les villes du monde commémorent les meurtres qu’elles ont subis. Des plaies partout, entre leurs plus beaux monuments. Des supplices brusques et sidérants. De nouveaux rites ont surgi. D’immenses bouquets de fleurs, des poèmes, des épitaphes, des textes naissent dans la ville, à la mémoire des morts. Sur fond de guerre expiatrice, exterminatrice. Des autels fleurissent sur le pavé. La ville occidentale est devenue la cible. La foule libérale et nomade mitraillée. Ils longent la rive de la Tamise au milieu d’une cohue ludique, cosmopolite, oublieuse, pulsée par l’instinct de vie au soleil. Ils contemplent la fresque de la puissante City. Les tours, le Gherkin fuselé, bleu. Ce hérissement triomphant de Shanghai en plein Londres. Pourtant il a suffi d’un trio de tueurs pour assassiner les passants, au bout du pont. Partout, le couteau fruste, la régression sauvage attaquent les concepts les plus sophistiqués de la civilisation. Retour de quel refoulé noir, de quelle nuit de l’Homme ? De quelle terreur fanatique au nom du divin obscur ? De quel instinct innommable ? L’âge religieux de l’horreur quand plus personne n’imaginait ce recul foudroyant au sein des capitales modernes. La Grande Peste sainte. Cités universelles, bourrées de trésors, de musées, de jardins, de belles places historiques, de statues d’humanistes, de savants, d’écrivains, d’hommes libérés des vieux interdits, des vieux carcans obsolètes, des préjugés immémoriaux. La Menace est revenue dans la ville neuve. L’Attaque éclate dans les rues riches et belles. Le Meurtre de masse saigne. Ce qu’il y a de plus archaïque dans la guerre sévit au centre de ce qu’il y a de plus parfait dans la ville. Quelle pulsion remonte qui serait plus profonde que la vie ? D’où sort la vague de ténèbres ?
Milos et Marine ont suivi toutes les analyses, écouté tous les débats sur les causes du drame collectif. Ils ont lu beaucoup d’articles, d’essais, sur le vieux colonialisme, la mainmise sur le pétrole, les mensonges et les crimes de Bush, les méfaits du capitalisme financier illimité, la chape du voile sur les femmes, la loi islamiste, la politique de la terreur. Quand le sujet jaillit entre eux, ils tournent en rond dans leurs têtes. Leurs hypothèses divaguent. Leurs solutions errent entre guerre défensive nécessaire, transformations sociales profondes. Croisade en faveur d’un sens, d’une liberté de conscience, d’une laïcité lucide supérieure à l’envoûtement dévot et à ses alibis. Ils s’épuisent en théories vaines. Jusqu’au prochain attentat qui stupéfie la raison.
Au début, ils ne quittaient pas les chaînes d’information télévisées, matraqués par les mêmes images, les mêmes témoignages pathétiques. Hébétés. Parfois, ils somatisaient, sciatiques du lendemain, affres, maux de tête, vertiges. Phobies. Un jour ils ont connu une famille touchée. Celle de leur dermato. Assassinat d’une jeune fille. D’une belle étudiante littéraire de la Sorbonne, au Bataclan.
Ou bien, dans les périodes de rémission, c’était rampant, par en dessous. Les attentats de Kaboul, de Bagdad, de chaque jour, quarante, cinquante, cent morts. Chaque jour. Il n’y avait même plus de reportage. On apprenait les nouvelles en déchiffrant, sur le bandeau en bas de l’écran, le défilement des dépêches. Entre deux éclaircies, la contagion, la peur, les cauchemars par procuration jusqu’au jour où ce serait notre tour.
Il fait beau, à Londres, où ils flânent. Entre deux ponts, deux massacres. Amants toujours désirants. Épris d’art, de peinture, de jeux érotiques. Amour.
Picasso, lui, a connu deux guerres terribles, à dizaines de millions de morts. Ce fut l’Absolu du Mal. S’il était encore vivant, retranché dans sa grande maison de Mougins, que dirait, aujourd’hui, le railleur cruel ? Rien. Il peindrait. Comme Monet Les Nymphéas pendant les quatre ans de la Grande Guerre. Que peut l’artiste ? Créer contre la destruction. Affirmer l’autonomie de son Soi, de son geste solaire. Épancher, chanter la création libre. « C’est un soleil dans le ventre aux mille rayons. » Voici la haute mission et le combat vivant.
Ils aiment passer une heure de paresse à St James’s Park, dans le silence des arbres majestueux. Ils se nichent au fond d’un petit coin herbu, fleuri, au bord de l’eau, devant des îlots et des cabanons pour canards exotiques, orange et rouge. Bigarrés comme des toucans. Un jardin anglais est mille fois plus charmant, plus sinueux, plus effusif, intempestif, qu’une plate-bande tondue et rectiligne à la française. Comble d’ennuyeuse clarté. Damiers de gazon emmerdatoire. Le gazon, c’est la mort de la France. Heureux sont les talus d’herbes folles, criblés de coquelicots et de marguerites jaune et blanc, mouchetés d’insectes et de papillons. Dans leur square vagabond et folâtre, ils se cachent et flirtent entre les iris et les cous de hérons en vrac. Un cocasse cortège remonte une allée. Des couples qui paraissent revenir d’un raout princier du côté de Buckingham Palace ou de la Horse Guard. Une flopée de chapeaux indicibles et burlesques. Mieux que les coiffes de Nusch ou de Dora. Des dames montées sur des talons aiguilles qui les font tanguer, boitiller. Incroyable noce de Fellini. Falbalas fantasques, tulle et satin ballonnés aux hanches. Longues robes de Cendrillon titubantes, évacuées du bal.
Marine pouffe :
– Ils sont fringués que ce n’est pas possible !
Et les ribambelles de la cérémonie se succèdent. Grandes libellules efflanquées. Débandade de girafes bancales. Matrones aristocratiques et bourgeoises au bras de leurs barbons poussifs, goitreux, dégingandés, raides comme des parapluies ou ventrus Falstaff. Marine et Milos les voient s’égrener entre les roseaux du lac. Sous les vols de canards. La mascarade de cour. Une revue folklorique d’un autre âge. Une parade de Derby d’Epsom jouée par des comédiens de Ken Loach. Une savoureuse, une involontaire satire. Comme si les dockers de Liverpool s’étaient déguisés en lords et leurs copines en comtesses pour pasticher le rallye royal.
– Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? s’exclame Marine.
Car, tout à coup, c’est sérieux, l’authentique sortilège apparaît. Une jeune Japonaise parée d’un kimono somptueux avance à pas menus au bras d’un Anglais diplomatique. L’exquis teint blanc, la grâce. La coiffure savante de Kyoto, barrette dans les cheveux de jais. Ils auraient envie de la dévoiler pan après pan de soie. Comme dans quel film d’Oshima ou d’Ozu ? Bruissement. Trésor de peau blanche. Arum. Pinceau du pubis noir entre les éclatantes cuisses d’ivoire. Milos bande et Marine lui avoue que l’envie lui prend, à elle aussi, d’ouvrir les coulisses de cette soie fastueusement croisée pour faire miauler, couiner, la geisha crucifiée de plaisir de St James’s Park.
Le clou de leur escapade, non moins anthropologique, c’est le colossal British Museum. De l’avantage d’avoir colonisé et quelque peu pillé l’Asie, l’Égypte… Ils slaloment entre les têtes gigantesques des pharaons, des sphinx, des statues barbues d’Ur, de Ninive, dressées jusqu’au plafond. Une salle farcie de momies, de corps emmaillotés de bandelettes, les stupéfie. Ils ont donc vécu, couru le long du Nil, à Thèbes ou Karnak. Des seigneurs, des potentats, des princesses, des prêtres, des importants. Et les voilà, quelques milliers d’années plus tard, réduits en fagots ficelés pour des hordes de touristes ébahis, intarissables. Ainsi finissent nos grandeurs, dans des vitrines pour des badauds de l’avenir. Ah ! si ces spectres soudain sortaient de leurs linges, se dressaient et nous découvraient ! Quelle terreur ! L’impossible dialogue des très vieux ressuscités du Nil et des vivants modernes éphémères.
Le British Museum. Des millénaires d’imaginaire. L’avalanche de la création humaine.
On leur a parlé de l’originelle statue d’un dieu polynésien de l’île de Rurutu, conservée au British. Le dieu A’a, le créateur, dont la double voyelle rimbaldienne les subjugue, d’autant plus que l’inévitable Picasso en posséda une réplique que Duncan photographia dans la villa La Californie. La statue est criblée d’une myriade de petites figurines divines représentant les yeux, la bouche, le nombril… Son corps est creux et peuplé d’autres figurines. C’est pour Marine et pour Milos une statue allégorique du romancier, bourrée de personnages. Ils demandent à tous les plantons :
– Where is A’a ?
Marine avec l’accent anglais est pourtant convaincante. Les gardiens sont perplexes, haussent les épaules, répètent ahuris :
– A’a ?
La plupart, comme c’est l’usage avec les emmerdeurs, affirment que la salle est fermée. Ils leur ont fait déjà le coup avec Les Grandes Baigneuses de Cézanne, pas fermées du tout, à la National Gallery…
Ils pourraient appeler, s’écrier : « A’a ! Où es-tu ? A’a ! » Mais avec les attentats ce n’est pas le moment. Le cri de ce « A’a ! » retentissant pourrait être confondu avec celui d’un autre dieu à la mode.
En fait, fin du suspense, ce qu’ils cherchent à tout prix – car le British Museum contient tous les rêves de l’homme – est beaucoup plus petit que A’a. Devinette : une chose mythique de dix centimètres ?
Là encore l’abbé Breuil a sévi. En 1933, lors d’un voyage en Palestine, en Terre sacrée, il rencontre l’archéologue et vice-consul René Neuville, très catholique. Ils débarquent dans un musée de poche où des prêtres de Bethléem ont recueilli différentes pièces dont l’objet découvert par un Bédouin dans la grotte de Ain Sakhri. C’est une statuette qui ne représente pas un énième phallus. Mieux : un couple à deux têtes gravées dans un galet de calcite. Deux humains accolés, assis, embrassés, les cuisses de l’un au-dessus de celles de l’autre. Enchevêtrés. Ils baisent. Leurs crânes ont une forme galbée de gland. Ce sont les premiers baiseurs sculptés de l’humanité. Mais, pour peu qu’on observe la statuette sous différents angles, on voit tantôt deux phallus enlacés, tantôt une vulve, des testicules, tout un choix de facettes cubistes. Le plus émouvant et troublant, c’est que la tête gauche semble tournée vers nous et nous regarder de son ovale vide… On s’attendrait à une création de l’Inde érotique mais c’est une créature de la Terre sainte de Breuil. Neuville retrouve le Bédouin qui a découvert la statuette dans la grotte de Ain Sakhri, à côté de Nazareth, cité connue pour d’autres événements fabuleux… Les amants ont 11 000 ans. Période natoufienne. Picasso lui-même a inventé moult bites personnifiées. Plus frappant, en 1930 (donc, en principe, juste avant la découverte de Breuil et de Neuville) il a taillé dans du tilleul – à Boisgeloup, oui… période Marie-Thérèse – un Couple assis, embrassé, cuisses enchevêtrées, quasi le double des amants natoufiens. Il en existe une version en bronze photographiée par Brassaï, son ami, fasciné comme lui d’archéologie. Neuville, le vice-consul de Palestine, achète l’« étreinte » de la caverne, qui sera revendue au British Museum.
Marine et Milos, en contemplant les amants, se répètent à l’envi le nom de « natoufien », qui devient quasi talismanique. Mon natoufien, ma natoufienne ! Nos ancêtres palestiniens étaient des chasseurs de gazelles. Comme ceux de Namibie. D’oryx, peut-être ! Des agriculteurs originaires. La notice savante évoque un rite de fertilité. On s’en serait douté. C’est aujourd’hui discuté. L’archéologie et la paléontologie n’en finissent pas d’ergoter. Ainsi la vérité progresse. Et on se porte mieux…
Le soir, à l’hôtel, Marine et Milos se caressent et ont envie de natoufiennes étreintes dans les grottes sacrées. Elle s’assoit sur les cuisses de son amant, l’enserre avec les siennes. L’enlace de ses bras tendres. Le tresse. Lui roucoule des « A’a, A’a » en vocalises voluptueuses. Elle s’enfonce sur l’archaïque phallus anthropomorphe. Mais leur agrippement vacille. Ils s’empêtrent, maladroits. La cuisse de l’une, celle de l’un, au-dessus, en dessous. Mal noués. Dix mille ans les contemplent. C’est du yoga tantrique mal arrimé, du natoufien tardif. Elle a le temps de murmurer au bord du rire :
– Nous accomplissons un rituel de fertilité, Milos ! Concentre-toi, mon chéri…
Assez vite dévissés, ils renoncent à jouer le coït de calcite des baiseurs de Judée. Ils finissent à la missionnaire, ce qui respecte toujours la spiritualité. Et le résultat est religieux.