L’avocat de Vivie a plaidé la démence de l’amour aveugle.
Trois années passent d’obsession, de douleur, de questions. L’opération, le pansement, les affres. L’œil noir, l’œil vide. L’œil qui se cherche et ne reflète rien. Le trou, la caverne de l’œil. Ne pas la regarder avec l’œil survivant.
Milos ne parvient pas à se remémorer clairement la scène. Le moment où Vivie a surgi. La mer, la plage. La Garoupe de Picasso, de De Staël. L’éclair, le cri, le feu, le sang. C’est surtout le visage de Vivie qu’il ne retrouve pas. Expression de folie vengeresse ou froide détermination schizophrène. Pendant des jours, il se croit complètement aveugle. Niant l’œil qui lui reste. Sa prunelle d’Horus borgne et bleu. Mille symptômes l’assaillent. Troubles de cette vison unique et précaire. Vertiges de la blessure. Insupportable œil de résine qu’il faut enlever, replacer. Voir sans voir le trou rose et cru, l’horreur, le cri, le feu, le sang.
Il a honte. Il se sent laid, répugnant. Il a peur de perdre Marine. D’errer seul jusqu’à la mort, celle de Nicolas de Staël. Il évite de passer devant la terrasse fatale de la corniche d’où le peintre s’est jeté. Il se sent une fraternité profonde avec cette proie du destin. Il croit aux Enfers, à la géhenne, aux affres des suppliciés du sort. Il relit les grands mythes du crime. Shakespeare, Sophocle. Un jour, il ose aller revoir, à Londres, les œuvres de Bacon, ses « Crucifixions ». Dans les viandes écrabouillées du peintre il reconnaît son œil atrocement meurtri, décharné, anéanti. Il voit le bistouri extirper les guenilles ensanglantées de sa vision.
Il s’enfonce dans la profondeur du Mal absolu.
Évoquer les borgnes célèbres n’est pas plus rassurant. Les borgnes ont mauvaise presse au cinéma ou en littérature. Comme les balafrés. Sinistres. Il se sent maudit comme la Célestine borgne, cette maquerelle de la période bleue de Picasso. Pourtant, Odin n’avait qu’un œil et tenait son pouvoir de devin de sa mutilation. Tirésias, l’augure, était aveugle… On lui raconte l’histoire du peintre Brauner qui provoque une rixe. Son adversaire lui balance un verre et crève l’œil du peintre. Picasso, lui, n’aurait peint que d’un œil. Pablo a fait l’expérience de se bander les yeux et de peindre pour voir. C’était concluant. L’œil de la peinture est intérieur. « Je voudrais peindre comme un aveugle qui ferait une fesse à tâtons », disait-il à Boisgeloup. Ou encore : « On devrait crever les yeux aux peintres, comme l’on fait aux chardonnerets pour qu’ils chantent mieux. »
L’horreur picassienne, la fascination de l’horreur, de l’impossible, de ce qui peut à peine entrer dans le langage. Le non-vu de Guernica qui jaillit dans certaines corridas ou dans certains détails de L’Enlèvement des Sabines. Pourtant, ce chardonneret aux yeux crevés, d’un trait, aurait dessiné une femme dans la nuit. Sans tâtonner. Il croyait à l’instinct, à l’inné, à l’art sauvage. Depuis qu’enfant il avait peint sans l’apprendre. Depuis que son père peintre s’était éclipsé, de lui-même, aveuglé devant le pouvoir de son fils. Son fameux œil noir était le troisième œil de son désir inextinguible.
On voyait Marine et Milos se promener à Nice… Elle le convainquit de venir se baigner aux Salins de Saint-Tropez, qui devinrent, dans ses chimères passagères, un lieu propice. En rejoignant la mer, elle ne lui tenait pas la main comme Antigone celle d’Œdipe. Ou comme Marie-Thérèse celle du Minotaure aveugle. La vie continuait. Les tourments, les cauchemars. Les maux de tête fulgurants. Les flashes. Les ruminations, les perplexités. Il se repassait tout le film de sa relation avec Vivie. Une telle crise de folie était-elle prévisible ? Un principe essentiel et caché de son amante lui avait échappé. Derrière l’apparence souple, experte, mobile… sous ce miroitement, la pointe acérée d’un récif.
Un jour, un sentiment fantôme de mieux, une lueur de bien-être, perce l’armure du malheur. C’est vague. La nappe profonde de la douleur sourd au tréfonds mais une éclaircie timide traverse l’âme, un instant. Quand eurent lieu la première dérive, la première rêverie ? Il est des moments de stupeur de la douleur, de distraction fugace. Telle perception soudaine, bruit, parole imprévue, parfum, événement, vision…, vous détourne, vous troue d’un oubli. La vie revient ainsi.
Il faisait l’amour avec Marine et il dut s’avouer, peu à peu, qu’il pouvait tout regarder, sentir. Il utilisa des miroirs pour mieux jouir de leurs corps ainsi reflétés dans le plaisir. Il reprit son travail d’archéologue. À Nice et à Monaco. Les fresques apparaissaient dans une aura à peine plus restreinte, comme bordée de la taie d’un deuil.
Le souvenir de sa vue complète cessa d’être une continuelle persécution. Il connut des répits.
Marine fut enceinte. Il caressait son ventre et sentait les mouvements de l’enfant secret qui ne voyait rien encore.
Vivie était sortie de prison, au bout de deux ans. Il n’avait plus dans le cœur ni haine ni pardon. Une zone neutre et douloureuse. Un trou de perplexité que le temps gommait.
Un jour, Marine et Milos étaient à la plage des Salins. Lui s’était approché de l’eau et scrutait machinalement le foisonnement des silhouettes de baigneurs. La foule d’été qui barbote au bord de la mer, la contemple, y entre, en sort, musarde et flâne le long du rivage. Et dans cette vue mouvante et globale il crut saisir un détail. Il observa, le cœur battant, mais c’était la même cohue gaie, sinueuse, le brouhaha si particulier de l’été marin. Une clameur de vagues et d’enfants. Le détail se glissa de nouveau, disparut, réapparut. Il prit le parti de regarder longuement la mer. Puis il jeta un coup d’œil de côté. Et il reconnut cette silhouette, à une trentaine de mètres de lui. Cette femme, grande, élancée, élégante, en mini deux-pièces, aux cheveux noirs et courts. Elle tenait par la main une petite fille qui marchait à peine mais portait un petit seau bleu vif. Vivie était tournée vers lui et, de loin, le regardait. Il n’arrivait pas à saisir l’expression de son visage. Elle se rapprocha en tenant toujours la petite fille qui trottinait, vacillait sur ses pattes potelées. Lui-même fit quelques pas, happé par l’étrangeté de Vivie et de son enfant. Alors ils furent à une dizaine de mètres l’un de l’autre, dans la lumière ciselée de la mer. De derrière ses lunettes noires, il la scrutait. Elle eut une sorte de sourire timide. Elle était comme lointaine, interdite. De l’autre côté du Léthé. Un sourire lui vint qu’il adressa à la petite fille dont Vivie tenait la main avec tant d’amour. Puis elle rejoignit la foule des baigneurs, se retourna une dernière fois et se perdit dans le bleu.
À son retour, il ne dit rien à Marine. Elle lisait un roman. Il se coucha sur le sable, l’œil avalé par l’azur.
Quelques semaines passent. Milos a fait un long rêve insolite.
– Raconte-moi ça, mon petit Milos.
– La première image est celle de la blonde Sylvette David – tu sais, la jeune fille de Vallauris, à la queue-de-cheval, que Picasso peignit. Elle avance dans un crépuscule d’été en tenant une chandelle. Elle guide la grosse Hispano-Suiza ténébreuse du maître qui – on le devine dans le rêve – contient les dépouilles de Kazbek, le lévrier afghan, et d’Esmeralda, la chèvre de Picasso.
C’est l’Enterrement du chien et de la chèvre de Pablo.
Juste derrière le convoi, Inès Odorisi, la jolie femme de chambre brune, habillée en gitane, flanquée d’un mouton. Jaime Sabartés, le secrétaire, vêtu d’une panoplie de grand d’Espagne, Marcel, le chauffeur, en livrée… Eugenio Arias, le coiffeur communiste de Picasso, comparse des corridas et mascarades de Vallauris. Viennent ensuite Olga, la danseuse russe, les milliardaires hédonistes d’Antibes, Sara et Gerald Murphy, Marie-Thérèse, la nageuse et la joueuse de ballon, Dora Maar, la photographe surréaliste au visage dense et grave, Françoise Gilot, yeux verts, en femme torero, à cheval, Jacqueline à turban, déguisée en femme d’Alger, Fernande, Eva, Rosita, Nusch en maillot mignon de trapéziste, Lee Miller, Cybèle rayonnante et nue, tient son objectif de reporter en bandoulière, Gerda, la vaillante de la guerre d’Espagne, l’adorable Ady rieuse de l’idylle et de l’été en bikini. Rosemarie aux seins mythiques. La Dame blanche : la Crétoise de Namibie… Les School Girls stéatopyges du ravin de Tsisab.
Samantha, short et sandales légères, guide une magnifique Oryx masquée de noir, fauve et cendrée, armée de cornes verticales. Haute, impudiquement fessue.
(Vivie et sa petite fille, mais Milos n’en dit rien.)
Georges Bataille et Eluard suivent les femmes, en aube de communiants, coiffés de bonnets rastas, portant chacun un grand cierge. Bataille n’a d’yeux que pour la Pisseuse de Picasso, tout sourires, en grande forme, égrenant, le long du parcours, ses paillettes dorées.
Man Ray ondule à dos de mammouth. La Vénus de Lespugue au ventre cosmique, la Dame de Cavillon aux cheveux criblés de coquillages et de canines de cerfs de la Garoupe. L’Homme de Grimaldi, l’Homo erectus de Terra Amata, les néandertaliens de Sacco Pastore, le Sinanthropus… Lucy, l’australopithèque, déguisée en Maya de Picasso, même si, par transparence, on devine les fines arêtes de son squelette. Tous les autres chic types des cavernes, tirés à quatre épingles, dans leurs peaux de cerf neuves.
Un pithécanthrope discret mange, en douce, la cervelle du matador Granero pour ravir sa force. Il en donne un morceau à Lucy : « Il faut que tu te remplumes, ma petite ! »
Marina et Pablito, les petits-enfants de Picasso, les orphelins bannis de la Californie et de Notre-Dame-de-Vie, les proies d’une tribu cannibale…, sont venus faire la nique à Jacqueline, la belle-mère des contes cruels. Ils s’émerveillent de voir Matisse lancer en l’air des cocottes de couleur fraîchement découpées par Lydia Delectorskaya, son modèle, sa tendre et fidèle amie, la blonde Sibérienne, en corsage bleu, yeux bleus. Matisse exhibe d’étranges grands pieds d’Homme de Picasso.
Marine, tu ramasses les cocottes et les donnes au fantôme de Pablito. Le petit-fils immolé, suicidé. Je crois que tu es nue, moi aussi. Tu as gardé une cocotte. Picasso y a dessiné un soleil aux mille rayons.
Poussin, Vélasquez, Delacroix, Manet, Courbet, Cézanne, le Douanier Rousseau, Van Gogh, Braque sont venus aussi, coiffés de chapeaux hétéroclites qu’on voit dans les autoportraits de Rembrandt et sur les têtes de Lee Miller en Arlésienne, de Dora, ou de Nusch. Cézanne, lui, a enfilé l’habituelle casquette de Jaime Sabartés avec ses côtés qui se prolongent, protègent les oreilles et s’agrafent sous le cou comme chez les enfants fragiles quand il neige.
Van Gogh a retrouvé son oreille. Belle, écarquillée, rose comme un sexe de fille. Il sourit au bras de Rachel, qui n’est pas une prostituée (comme on l’a dit) mais une servante du bordel d’Arles (comme on l’a prouvé).
Goya accompagne le grand torero Pepe Hillo, tous deux suivis par une escouade de taureaux élancés, au dos long, comme le peintre les grava dans La Tauromaquia.
La Célestine borgne juchée sur un âne fume un cigare tandis que le peintre Brauner, tel un cyclope, tire la bride du baudet rétif.
La Fornarina callipyge fait la roue et montre sa fourrure à Degas qui la suit en aveugle, guidé par sa petite Danseuse de cire.
Kahnweiler a extrait de son jardin une immense sculpture en tôle, de dix-huit mètres de haut, représentant une femme picassienne à la tête toute petite, Rosenberg lui donne un coup de main pour la redresser et défiler avec elle.
Vollard (puzzle de tête cubiste) serre contre lui le bronze féminin de Maillol qui l’a tué dans un accident de voiture.
Breuil et Boyle ont échangé leurs vêtements, l’abbé en robe fleurie et Miss en soutane.
Deux bisons d’Altamira sont menés à la longe par le pape Pie XI, en chemisette haïtienne.
Brigitte Bardot, en maillot de bain blanc échancré, coiffée d’un bonnet phrygien, tient par la main deux célébrités pataudes, d’un côté André Malraux, de l’autre le général de Gaulle. Elle les a obligés à enfiler des bermudas fleuris, pour aller se baigner aux Salins après l’Enterrement. Parce que c’est plus pratique et plus synthétique, avec un petit air snob et feint, elle les appelle Charles-André. Bardot, rieuse, leur dit de sa voix chantante : « Charles-André, venez faire trempette. »
Justement, Perro, le joli dalmatien du château de Vauvenargues, porte pendu à son flanc comme une affiche de cirque : le décret spécial signé par le général de Gaulle élevant Picasso au grade d’officier de la Légion d’honneur. Le Grand Chaman saluait-il les arcanes d’un Sorcier aussi fort que lui ? Et plus délirant que Malraux.
Le matador Granero monte le taureau Pocapena acéphale, dont il tapote le garrot pour ne pas qu’il s’énerve. Mais on s’aperçoit que Granero a remplacé son crâne éclaté par la tête du taureau.
Le matador Dominguín est entouré d’Ava Gardner, de Rita Hayworth en short. Les cheveux d’or de Rita se mêlent dans le vent chaud à la noire toison d’Ava aux yeux verts. Devant elles, Miroslava Stern saute à la corde et rit aux éclats.
Myriam, ma mère, chevauche le Minotaure, un peu défraîchi, vieux beau, coiffé d’un canotier proustien.
Conchita, la petite sœur que perdit le jeune Pablo, gambade en tenant en laisse le basset Lump qui remue la queue. Tandis que Kaboul, le dernier lévrier afghan de Picasso, mordille la petite queue de Lump. Bob, l’énorme saint-bernard de Boisgeloup, exhibe, sur sa toison, trois miroirs où se reflète Marie-Thérèse blonde, nue, les yeux clos du sommeil de l’assouvissement.
Casagemas, en érection, fait sensation, au bras de Germaine belle et nue comme son amant qu’elle n’a plus de raison évidente de tromper. Même si elle glisse une œillade au fameux Manolo rocambolesque de leur jeunesse qui volait tout le monde et que tout le monde adorait, et qui fait encore le mariole.
Cocteau porte le béret basque de Breuil et, en col marin, fait rouler devant lui un cerceau.
Brassaï, réjoui, conduit un tracteur dont le plateau transporte toutes les sculptures de Marie-Thérèse, ses têtes d’idole de Boisgeloup. Une forêt de nez de cordillère andine. Nul bronze ou plâtre. Que des narines de Carrare immaculées, gonflées, recourbées en arches sublimement érotiques.
L’anus rond et noir du Nu dans un jardin roule tout seul, respirant le parfait bonheur.
La Guenon et son petit, la femme à la poussette, la sauteuse à la corde dansent comme au carnaval de Rio.
André Breton déploie son large front de psychiatre de la Salpêtrière et prépare un discours comminatoire et une nouvelle série d’excommunications. Par bonheur, sa femme Jacqueline serpente, dans sa peau de sirène comme dans L’Amour fou.
Apollinaire pousse, en riant, dans une brouette, les fameuses statuettes ibériques dérobées au Louvre par un de ses amis. La Jolie Rousse l’accompagne dans l’éternité, exhibant un masque Wobé-Grebo. Ils sont enveloppés d’une vapeur de soleil fou. Et les cigales trompettent à leur passage.
Dominant tout le monde, un géant darde son regard bleu de la Neva. C’est Nicolas de Staël souriant, apaisé. Le collectionneur russe Chtchoukine lève les yeux vers cette grandiose victime, comme lui, des bolcheviques. Nicolas est entouré de Berbères parés de burnous bleus, blancs. À l’avant de cette cavalerie du pur désert, des filles du Lavandou agitent un camaïeu de parasols de toutes les couleurs. Elles sont montées sur un grand piano noir, lui-même porté par la remorque d’un camion de pompiers, rouge écarlate. Tandis que musiciens de jazz et footballeurs bigarrés font ricocher le ballon du Parc des Princes contre un gros violoncelle orange à roulettes.
Courbet et Vélasquez, d’un balcon absolu, admirent de Staël, qui les vénère et les chante de sa voix d’orgue faisant résonner des cavernes de ciel bleu : « Joie ! »
Les graveurs, les frères Crommelynck (dont on adore le nom de drap et de beffroi flamand), arborent les 347 séries ! Des épreuves de gravures de Picasso obsessionnelles. Mousquetaires, vulves et cuisses, sous toutes les tournures, vulves à foison, à la folie, vulves du Voyeur inouïes. L’ultime panorama déployé par Pablo. Je ne veux plus voir que le paradis.
On entend soudain l’accent célèbre : « Il en arrive ! Il en arrive encore ! »
Oui, des Fornarina, des Patronnes, des peintres, des modèles, des mousquetaires, des toreros, des acrobates, des clowns, des écuyères, des Degas, des voyeurs, des phallus anthropomorphes, des Vénus callipyges, et toutes sortes de putains exubérantes, des bacchanales, des sexes, des sexes, serpentent dans la plaine.
« Il en arrive encore ! » crie la voix de l’Andalou torride.
Nul ne vit jamais pareil spectacle dans la vallée au pied de Mougins. Les phallus marchent, les vulves rient. Les meutes remontent de la Garoupe et du cap d’Antibes, du golfe Juan, des Salins. De Barcelone… Descendent de Paris par Boisgeloup, enfilent le couloir rhodanien, via Ménerbes, Vauvenargues, convergent, n’est-ce pas !, le long de la route d’Uzès…
La voix se rapproche : « Il en arrive toujours ! »
Et c’est l’Ogresse bigarrée de Vanuatu offerte par Matisse à Picasso qui déboule, portée sur une chaise, comme une reine de Saba.
La voix éclate : « Touyours, tant et plouss ! Zé souis infini ! »
Et, dans sa jubilation, le voilà qui saute dans les immenses bras de Nicolas de Staël.
Apparaît le dieu A’a, de l’île Rurutu. Le vrai, celui qui restait inaccessible au fond du British Museum. Il s’est échappé pour assister à l’Enterrement. Toutes les figurines en relief le long de son corps ont un éclat extraordinaire.
Dans son sillage sacré, Picasso redescend des bras de De Staël, rit, déguisé en nain de Vélasquez, le cou orné d’une énorme fraise blanche. Il porte à son doigt la bague d’or que lui a offerte le photographe David Douglas Duncan, un coq picassien est figuré dans l’ovale de la coraline sertie. Il tient, sur le dos de la main gauche, Ubu, sa petite chouette chérie d’Antibes, et, de la main droite, voilà qu’il serre celle de Gertrude Stein, en jupette de tennis et visage cubiste d’avant-guerre. De temps en temps, Pablo lâche Gertrude qui fait une ou deux acrobaties de Medrano tandis qu’il joue furieusement du clairon. Ils sont suivis par une farandole de singes. Et une guirlande blanche de colombes survole leur couple malicieux.
Une camionnette Citroën surgit, cocasse, remplie de plâtre et de passagères farinées, rieuses, Jeannine, Françoise, Jeanne. Elle zigzague entre les groupes, s’envole, atterrit, vogue, lâche des bouffées blanches. On voit la tête de René Char, passée par la vitre, entonner : « L’été chantait sur son roc préféré. » Les passagères reprennent en chœur : « Midi, roi des étés ! »
Le géant bleu de la Neva fait maintenant du stop sur la route d’Uzès, sans limites, ardente. La camionnette s’arrête, les femmes l’invitent à monter. De Staël bondit dans la voiture avec un rire de complicité, comme si le rendez-vous était prévu de longue date. La voiture s’envole dans le soleil. On entend la voix profonde s’exalter : « Quelle cadence unique ! Quelle joie ! Quelle joie ! Quel ordre souverain ! » Et elles répondent en chœur : « Comme cela vient ! À larges sonorités ! »
Du sommet des nuages découpés en forme de cathédrales, de synagogues, de stupas, de pagodes, de pyramides, de minarets, de sanctuaires des cavernes, de tentes sacrées, de fleuve de l’Hadès, la ribambelle badaude des dieux et des esprits qui s’ennuient tant, là-haut, applaudit le cortège des mortels et s’écrie : « Hardi ! Hardi ! Olé ! A’a ! Sauvez-nous de l’inanité céleste ! »
– Comment fais-tu, mon chéri, pour avoir des rêves si farfelus et si détaillés ?
– Je me suis réveillé avec ce souvenir de mon rêve et je me le suis raconté en tentant de l’écrire pour le fixer. Avec toutes ses figurines comme sur et dans le corps d’A’a. Alors peut-être que j’ai un peu inventé.
– J’aime quand tu inventes. Inventer nous revêt de pourpre et d’or.