Milos n’éprouvait pas de remords. Il aimait Marine. Samantha n’empiétait pas sur cet amour. Elle existait dans une enceinte complètement à part, protégée par une nuée de guêpes, un venin merveilleux.
Ils réussirent leur bac avec mention. Milos commença donc ses études d’archéologie. Marine choisit les langues, dont l’anglais.
Marine et Milos vénéraient la corniche de la ville qui les menait à la cathédrale et au château Grimaldi, où était installé le musée Picasso. C’était toujours la même surprise, le même bonheur de marcher en plongeant le regard loin sur la mer. Ils espaçaient, toutefois, leurs visites pour éviter l’usure de l’habitude. Ils quittaient la place du marché, les ruelles pleines de cohues et de touristes, et montaient là-haut, comme à la cime du bleu et du soleil. Là, une autre planète commençait. Le cercle de la Méditerranée, la boucle du rivage ébloui vers la presqu’île. La belle cathédrale ocrée avec ses lignes qui évoquaient une architecture de De Chirico. Cette brèche de bleu pur et géométrique entre le corps de l’église et la muraille du château. Comme un passage surnaturel vers l’au-delà.
Le château avait un aspect archaïque de forteresse dressée contre les razzias. Rien de majestueux, nul style Renaissance, mais une demeure cailloutée, robuste, armée de son donjon médiéval. Attachante, affective. Comme maritime et rustique. Paysanne, familière, au bord de l’abîme. Ils entraient et passaient directement à la terrasse ouverte. La corne d’abondance de la Méditerranée dégorgeait sa jarre de lumière. Un bleu de démiurge, bleu de Cyclades, bleu de Crète, bleu d’un impossible amour qui leur donnait la conscience d’être des invités furtifs et mortels. Car les dieux évoluaient sur la mer. Des figures de taureaux, de sirènes, des Ulysse, des Circé. Les sculptures de Germaine Richier détachaient leurs dissymétries noires sur l’azur. Vigies brutes, biscornues, déesses mères.
Ils allaient voir La Joie de vivre, que Picasso était venu peindre après la guerre, dans ce château même. Danse et faune joueur de flûte. Dominance de bleu, de jaune. Torsade de bacchante aux seins généreux. Séduction du Centaure. Joie radieuse. Les céramiques que Picasso avait peintes à Vallauris offraient toutes les facettes de son génie polymorphe. Taureaux, chevaux, cavaliers, têtes de soleil, faunes, barbes de rayons, chèvres, chouettes, boucs, femmes, femmes nues, fables de filles, fêtes du désir. Calligraphie des fesses. Adoration toujours.
Marine regardait le sourire de Milos. Il avait enlevé ses lunettes. Il absorbait ces images dans le foyer de ses yeux rares, de ses yeux vierges qu’il semblait avoir réservés pour l’ardeur de la grande, de la redoutable beauté.
Ils finissaient toujours leur visite par l’immense Concert de Nicolas de Staël, que le peintre avait laissé inachevé. Vaincu. Le piano noir et massif comme un tombeau sur fond rouge sang, l’intervalle dévoré par le vide et, de l’autre côté, l’urne de la contrebasse, son sarcophage piriforme, géant, absurde. Il avait peint cette équation suspendue, extrême, avant de se jeter de la terrasse de sa maison, près du château marin de Picasso. À la face du paradis. Quel ultime regard avait lancé Nicolas de Staël du balcon bleu de l’absolu ? La Méditerranée n’était-elle, ce matin de la mort, qu’un Vésuve éteint ? Là, tout à côté du Picasso joyeux, renaissant, aux avatars intarissables. L’échec du peintre le plus pur. Le suicide de Nicolas. Dans la gueule et le rire du Minotaure. Comme si la corne de la bête était sortie de la cape des eaux étincelantes pour saisir et transpercer le torero slave et perdu de la peinture.
Dans l’escalier, en redescendant, Milos était happé par les photos de Picasso. Ses yeux ronds, noirs, brillants, écarquillés, injectés d’une énergie frénétique, dionysiaque. Prunelles dardées d’animal mythique, de divinité cannibale. Et c’était comme si Picasso dansait, vibrait au son d’un tam-tam à l’épreuve du feu, toisait mer et soleil comme ses égaux démesurés.
Nicolas de Staël était grand, très beau, regard très bleu. Picasso, nain et trapu, vrillé, vissé dans la terre. Chauve, en short, torse nu. Ridé, fripé, vital et concentré, tel un cep orgiaque, un satyre de Thrace. Les pommettes cuites de soleil. Narcissique et rieur. Il avait abandonné Olga, tué Dora Maar promise à la folie. Il exorcisait ses virulents délires dans les jeunes corps de ses amantes. En 1946, quand il peignit La Joie de vivre, au paradis de Grimaldi, dans l’atelier marin du château, il était flanqué de la svelte Françoise Gilot.
Tels étaient pour Milos et pour Marine les hommes de Grimaldi. Ils n’ignoraient pas qu’à quelques kilomètres de là, juste derrière la frontière, on avait découvert dans une grotte italienne l’Homme de Grimaldi. Dont des squelettes d’enfants couverts de coquillages. Dans la même grotte des Enfants on avait exhumé, dans la fosse la plus ancienne et la plus profonde, deux squelettes de Cro-Magnon. Une vieille femme et un adolescent. Dans la même sépulture. L’adolescent déposé d’abord, la femme ensuite. Il y avait 30 000 ans ?
Milos fuyait, Marine lui tenait la main, le guidait. Il protégeait le joyau de ses yeux de la canicule de midi.
Ils croisèrent Samantha dans la rue. Elle leur proposa de les emmener en voiture se baigner à la plage de la Garoupe. Ses cheveux fluides et bruns lui descendaient jusqu’aux reins. Son short court, ses longues jambes noircies de soleil. Ses fesses hautes, deux petits blocs fuselés. Ses mollets durs et vifs dans leurs bourses de nerfs avaient quelque chose d’agressif, de lascif. Ils regardèrent l’énorme château blanc de la Garoupe niché au milieu des pins. Il avait été acheté par un milliardaire russe, retrouvé mort à Londres. Des traces de pendaison… Peut-être avec un coup de pouce du potentat du Kremlin…
Ils gagnèrent leur crique préférée. Samantha – petits seins nus aux bouts noirauds, épaules larges et minces – courut sans tarder vers la mer. Marine et Milos préférèrent profiter un peu d’une brise parfumée qui rendait la chaleur plus légère.
– Qu’est-ce qu’elle nous trouve, l’amie de ta mère ? dit Marine. C’est toi qui lui plais !
Le ton n’était pas empreint de jalousie. Milos répondit :
– C’est plutôt toi ! Ma mère m’a raconté que Samantha vivait avec Jeanne, la femme qui l’accompagnait quand elle est venue déjeuner à la maison. Elle fait de la sculpture, il paraît que c’est assez beau.
– Je crois qu’elle s’ennuie un peu et que notre couple la distrait. C’est une curieuse.
Ils allèrent se baigner à leur tour. Puis tout le monde rejoignit les serviettes de bain.
– Vous savez que sur cette plage, dans cette crique, justement…
Milos et Marine attendaient. Samantha ajouta :
– Picasso venait se baigner avec Dora Maar, en 1937, et toute la bande !
– Quelle bande ? demanda Marine. Je sais qu’il est venu avec Olga, au tout début… et en 1946 peindre, au château Grimaldi, en compagnie de Françoise Gilot, et en 1937, oui, bien sûr…
– Il vivait à côté, dans le village de Mougins, à l’hôtel Vaste Horizon. Il y avait du beau monde ! Eluard et Nusch, Lee Miller, Man Ray, Ady Fidelin. Plein de belles femmes pour ces messieurs plus âgés, plutôt voyeurs et libertins. On s’amusait ! On partouzait un peu…
Marine se taisait, rebutée par l’expression.
– Je suis maladroite ! rectifia Samantha. En fait, ils s’amusaient librement. Eluard désirait que sa jolie Nusch couche avec son ami Picasso et Man Ray faisait des photos érotiques d’Ady, la belle danseuse guadeloupéenne, dans les bras de Nusch. Dora évitait de s’exhiber nue, moins rieuse. Les hommes ont toujours les mêmes fantasmes depuis Baudelaire, vous savez bien ! N’est-ce pas, Milos ?
Milos bredouilla une réponse vague. Samantha reprit :
– Moi, ce qui me trouble, aujourd’hui, c’est que rien ne demeure de cet été merveilleux. Ils étaient là, gais, sensuels. Un grand poète, un peintre et un photographe géniaux, des femmes toutes très originales. Dora Maar, elle aussi, était une grande photographe. Nous pouvons voir désormais dans des albums ou sur internet les images très libertines de leur bonheur. C’est du passé, presque un mythe. Mais eux étaient là, vivaient ça au présent. Un bel, un long été, une éternité de bonheur.
– C’est pareil pour nous, dit Milos. On le sait bien, même si on est jeunes…
– Non, ce n’est pas tout à fait pareil. Moi je sens que le temps bascule, que je vais être happée, avalée comme Nusch, Lee, Dora, Ady. Elles étaient adorablement vivantes sous le regard de Picasso, ici même. Lui devait se sentir immortel. Il paraît qu’il ne fallait jamais lui parler de la mort. Sujet tabou !
– On sent que Picasso compte beaucoup pour vous, dit Marine.
– J’ai fait ma thèse d’histoire de l’art sur Picasso. Cet été 1937 m’obsède d’autant plus que c’est l’été de Guernica. Il avait peint le tableau au printemps, juste après le bombardement de la ville, en pleine guerre civile. La tuerie continuait, son pays était détruit, martyrisé. Et lui, monstrueux comme toujours, loin de s’engager dans les Brigades internationales, passait un été de plaisir à Mougins, Antibes, Juan-les-Pins. Il se baignait chez nous, ici, il baisait, sculptait des galets ou des bois flottés. Nusch venait poser pour lui, dans sa chambre, avec la bénédiction d’Eluard. Les pas légers de Nusch. L’été du fascisme et de la mort fut sans doute le plus bel été de sa vie.
– On ne sait jamais ça ! protesta doucement Milos. Peut-être qu’il était très angoissé en secret, tourmenté, et qu’il se saoulait de femmes et de soleil pour oublier.
– Non, il était plus fort que nous autres. Il s’en foutait ! Sa peinture seule l’intéressait, les femmes, les taureaux…
– Enfin ! Il a quand même peint Guernica ! s’exclama Marine.
– C’était une commande pour le pavillon espagnol de l’Exposition internationale de Paris. Je ne dis pas que la guerre dans laquelle son pays était plongé ne l’affectait pas, mais de là à l’empêcher de vivre, de peindre, d’aimer, de continuer, de jouir… Rien ne pouvait l’arrêter, le tarir. Monstrueux ! Le Minotaure tapi au milieu des plus belles, des plus intelligentes femmes de l’époque, qu’il aimantait.
– Nous sommes tous des monstres, lança Milos.
– Oui, mais nous ne le savons pas très clairement, nous le dénions, nous nous amusons temporairement à jouer les méchants. La plupart du temps, nous le subissons. Lui assumait, brandissait, revendiquait, triomphait.
– Vous le détestez donc ! conclut Marine.
– Non, son instinct de vie me subjugue. J’aimerais être comme lui. Je suis un peu jalouse. Et puis je m’identifie à ses femmes, à toutes ses femmes depuis l’origine, Fernande, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise, Jacqueline et tant d’inconnues, les plus secrètes. Je voudrais comprendre. C’est ça le sujet du livre que j’essaie d’écrire à présent. Mais c’est peut-être trop psychologique. Qu’ont-elles désiré à travers lui ? Leur destruction ou une révélation, une apothéose ? Car il les a toutes plus ou moins détruites. Je ne suis pas une militante féministe. Je suis trop versatile et séductrice. Des livres accusateurs ont été écrits contre Picasso, des livres d’Américaines zélées, d’amantes, de proches… Non, je voudrais comprendre et leur donner raison, en fait, à lui comme à elles, d’avoir cédé.
– Vous exagérez, dit Milos. Françoise Gilot, qui était avec lui au château Grimaldi, vit encore. Elle l’a quitté et a écrit un témoignage lucide.
– L’exception rare. Elles ont toutes été en grand danger, toutes trompées, trahies, attaquées, atteintes. Dora folle. Marie-Thérèse, la plus épanouie, et Jacqueline Roque, la plus dure, ont fini par se suicider. Sans parler des membres de la famille, le petit-fils Pablito.
Marine s’ébroua :
– C’est bien joli, Picasso, mais il est en train de nous voler notre soleil !
Alors Samantha la prit de vitesse. Elle alla demander à trois garçons le ballon qu’ils avaient apporté sans y jouer. Ils le lui offrirent en la détaillant des yeux. Elle s’élança, fit valoir sa souplesse voluptueuse, appela Milos et Marine. Ils s’échangèrent la balle. Établissant, sous les regards des trois garçons, la charmante chorégraphie d’usage. Samantha, plus aguerrie, précise, lançait le projectile droit au but. Marine, ratant de temps en temps la réception, courait le rattraper, en deux ou trois enjambées qui précipitaient, pliaient, son corps vers le sol, bras tendus. Elle se relevait, presque essoufflée, en tenant le ballon, exécutait quelques pas croisés, gracieux, sur la pointe des pieds pour rejoindre le cercle de ses partenaires. Samantha considérait ces élégantes cabrioles avec attention. Plus tard, elle décocha exprès le ballon vers Milos, avec une énergie si chaotique qu’il fit des gestes maladroits sans réussir à le capter entre ses mains. Les lunettes glissèrent un peu sur son nez. Il les rajusta et, soudain, comme pour se venger, il osa les retirer. L’éclair bleu frappa Samantha, qui ne put cacher tout à fait sa surprise. Les trois garçons avaient vu eux aussi le sortilège, et chuchotèrent entre eux. Avant de remettre ses lunettes, Milos joua un moment. Peu importaient les coups, l’agilité des échanges. Les yeux interposaient leur pouvoir et leur royaume inaccessible. Samantha n’était plus sous le joug des prunelles diaboliques et prédatrices de Picasso mais sous l’emprise d’une autre folie dont elle ignorait le sens.
– Qu’est-ce qu’elle cherche, qu’est-ce qu’elle désire de nous ? demanda Marine. Elle veut nous faire partouzer comme les amies de Picasso, d’Eluard et de Man Ray, ce fameux été de Guernica ? Elle vit sous l’emprise de ce mythe ! C’est bizarre.
– Je ne crois pas qu’elle sache exactement ce qu’elle attend de nous…
– Elle est un peu perverse et très attirante, quand même… Cajoleuse et brillante.
– Elle te trouble…
– Et toi ?
Milos se tut, en proie à un flash. Samantha surgie dans la salle de bains, disposant de lui. Ses yeux surpris. Le rapt.
Milos, à la demande de Marine, interrogea sa mère sur l’amitié qui la liait à Samantha.
– C’est surtout du passé, tu sais, quand nous étions étudiantes. Elle est allée avec moi, en Crète, l’été qui a suivi ma première visite.
– Ce fut comment ?
– Un bel été de ces années-là. Nous étions jeunes. On se croyait libres.
Sa mère était donc retournée sur les lieux du mythe, du premier amant, de la révélation, du ravissement. Mais il sentait que ce deuxième séjour n’avait rien à voir avec le premier.
Quand il répéta à Marine ce qu’il venait d’apprendre, celle-ci hésita puis lui déclara :
– Je crois qu’elles furent amantes là-bas. C’est le genre. Elles n’ont pas dû revoir le type. Ou ça n’a plus marché. Le bel inconnu, lui, n’est pas revenu. Rien ne prouve qu’il s’agissait d’un insulaire. Et Myriam est tombée sous le charme ambigu de Samantha. Cela te choque, toi, le fils ?
Jamais Marine, si protectrice, ne l’avait visé ainsi, avec cette pointe de défi.
– Tu vas vite ! C’est si facile que cela ? Tu as déjà eu une aventure de cette nature ?
– Vaguement…
– C’est précis !
– Je n’ai pas eu beaucoup le temps, je t’ai aimé tout de suite.
– Mais tu as connu le trouble…
– Oui, un peu…
– Mais pour qui ? Je la connais ?
– Pour Zoé, la cruelle, la petite sorcière impulsive qui a voulu t’aveugler avec une poignée de sable.
– Tu ne pouvais pas choisir quelqu’un d’autre ?…
– Elle m’a parlé de vous, de l’interdiction de vous revoir qui vous frappait. Elle était pleine de perplexité sur son geste, de remords et de curiosité aussi. Elle avait une fougue diabolique. Elle était émouvante, turbulente et un peu vicieuse. Je me laissais regarder, toucher.
– Comme moi.
– Elle débordait d’un voyeurisme sans frein, d’une fantaisie sensuelle, fureteuse. Pourtant, nous étions encore très jeunes.
Milos et Marine sont allés faire une promenade au fort d’Antibes. Cette muraille solitaire sur la mer leur fait toujours un peu peur. Les quatre saillants des bastions pointus protègent la grande tour intérieure et circulaire. Un anneau du Colisée clos, percé de quelques fenêtres, portes. Aspect de prison coupée du monde. Ils entrent dans la cour, comme dans une fosse aux lions. Une caserne aux murs blanchis qui évoque un lieu de sacrifice, d’immolation. La petite chapelle juchée au sommet de l’enceinte n’en corrige pas la cruauté, ni la maison du gouverneur. Mais tout à l’heure ils échapperont à cet enfermement, gagneront le chemin de ronde et la vision de la mer illuminée.
Ils croient – et ils se trompent – que c’est dans la tour que Nicolas de Staël est venu peindre l’immense Concert qui ne pouvait pas tenir dans son atelier-perchoir de la corniche. Une toile de six mètres de long, trois mètres cinquante de haut. Un défi. Il avait assisté à Paris à des concerts de Webern et de Schönberg. Bruissant de sensations, d’idées. Et la bataille avait commencé dans une solitude terrible. Un désarroi. Jeanne Mathieu, son amante, refusait de venir le voir. Il avait demandé à Françoise, sa compagne, de partir avec les enfants. Elle ne voulait pas partager son amour avec Jeanne. C’était un drame banal. Il le vivait, bien sûr, comme la plus intime, la plus irrémédiable tragédie. Picasso, lui, conjuguait les amours. Hypnotisées, les amantes obéissaient : Marie-Thérèse et Dora. Chacune dans sa maison attendait la visite du roi qui les remplacerait pour éternellement recommencer. Nicolas avait rompu avec sa peinture ancienne, celle qui venait de lui apporter la célébrité, l’argent. Il avait abandonné ses empâtements épais, taillés dans la matière, stratifiés. Ceux de ses merveilleux « Footballeurs » que Milos et Marine ont vus tant de fois au musée Grimaldi. Le Parc des Princes fut pour le peintre une révélation, un match nocturne éclairé par des projecteurs. Des corps solides, aux couleurs éclatantes, imbriqués dans leur course, leur bousculade savante. Des bagarres et des bourrasques de corps géométriques, concrets, des rouges vifs, des bleus, des blancs agglomérés, magnétiques. Une hallucination. Le chaos de la vie sculpté dans la peinture. À la fin, de Staël s’était converti à une peinture fluide, en couches minces, impondérables. Une peinture qui était devenue vulnérable, ultrasensible comme une peau. Ses proches, son collectionneur regrettaient cette mutation. Ils préféraient l’ancienne texture de tesselles dures, irradiantes. Dans sa tour, il fut plongé en plein dénuement. C’est du moins ce que ressentent Milos et Marine.
Au printemps 1955, trois jours de travail pour peindre le piano noir sur fond rouge, la contrebasse énorme et vide. L’espace désert qui les sépare. Quel couple ? Des esquisses de partitions, de musique, d’harmonie impossible tentaient de relier les deux figures, de remplir cette vacance. Trois jours seulement. Lui qui peignait lentement : « Je suis lent, je ne suis pas Picasso. » L’Autre, l’envahisseur, le tyran magnifique qui, en 1946, était venu triompher avec sa Joie de vivre au château Grimaldi, qui était venu aimer. Heureux en amour, comblé par la présence de Françoise Gilot, jeune, déliée, élancée, dévouée, adorante. Nicolas, neuf ans après le peintre glorieux, seul, affronté au doute, à la douleur. Milos et Marine ont lu cette phrase écrite à son ami Jacques Dubourg, le jour de sa mort : « Je n’ai pas la force de parachever mes tableaux. » Vertige d’être arrivé jusqu’au bout de sa peinture. Au bout de l’amour, au bout de la solitude. Rebut de la vie. Il va se tuer. Concert. Arène du sacrifice. Instruments injouables. Blocs séparés, passifs. Rien ne vibre.
– C’est vrai que ça ne joue pas… dit Marine. Ses footballeurs jouent, jonglent. Ils sont épiques et turbulents. Là, tout est arrêté.
« Antibes est une prison à ciel ouvert, avec une lumière à supplice transparent. » Milos a lu cette phrase de De Staël dans la librairie du château. Et elle l’a percé au cœur de sa vie. Nicolas de Staël est devenu son peintre préféré. Non, on ne peut plus jouer au football dans cette incandescence. A-t-il eu, au moins, l’idée de s’oublier dans la contemplation de la mer, de l’azur, du soleil matinal sur la vieille ville, le château, la cathédrale, les bateaux blancs, le grouillis des clapotis, des vagues carambolées ? C’est plus vaste que nous et cette vision nous délivre. Il réussissait si bien à restituer cette splendeur au Lavandou, à Agrigente, à Fiesole. Cependant, il a peint un tableau du Fort Carré, mais gris, en couches fluides, fuyantes. Bordées de noir. Une pyramide un peu triste et fondue. Un amas de mouettes douces et mortes. Un tableau du Nord. De la Neva. De son pays perdu.
Milos et Marine sont maintenant là-haut sur les coursives. Dans la tempête du bleu. Marine respire fort. Le diamant dilaté de la mer à perte de vue. Les bateaux blancs du port. On ne veut pas, on ne peut pas mourir. Milos a gardé ses lunettes noires. Il perd l’éclat de ce feu bleu. Il faudrait oser l’éblouissement. Voir l’intensité. Risquer l’aveuglement. Elle lui baise la joue, lui serre la main, l’entraîne dans une ronde autour de la muraille, le long des flèches des bastions hérissés. Le jardin vert au pied des fortifications, l’odeur citronnée des essences, des pins, des palmes, des buissons fleuris, le tonnerre des cigales. Toute la matière grésille, crépite. Elle voudrait courir, crier, rire comme les dieux. Mais elle est flanquée de ce mystère d’homme masqué. Beau avec ce bandeau sur les yeux. Elle désire Milos. Le voir, le regarder, nu, dans la lumière. Ses yeux grands ouverts, prodigués sur elle. Une fontaine de bleu intarissable. Les yeux noircis de Picasso auraient rengainé leur dard de vieux singe malin, boucané, de caïman voyeur et décrépit. Le bleu de Milos.
Il n’avait rien dit à Marine. Il allait voir Samantha dans sa maison de Mougins. Il était passé devant l’ancien hôtel Vaste Horizon, qui faisait le coin, à la croisée de deux pentes. Modeste, familier. L’hôtel du fameux été de Guernica, de la fête des filles autour d’Eluard, de Man Ray, de Picasso. L’Espagne en proie à la guerre civile, à la mort. L’été 1937 de la mort. Dora, Lee, Nusch, Ady nues conjuraient les visions de l’horreur. Picasso était, paraît-il, d’une gaîté diabolique. Il se baignait à perdre haleine dans les fastes de la lumière. Éperdument, il jouait à tous les jeux : collages, cadavres exquis, photos, libertinage…
C’était un mas, un peu à l’écart des ruelles, dans un vaste jardin, peuplé de sculptures. Il sonna, un jardinier vint lui ouvrir, lui indiqua l’allée qu’il devait suivre et disparut.
Samantha l’attendait sur le pas de la porte. Une nouvelle fois, il fut saisi par son visage de gitane aux grands yeux noirs en amande. Ses longs cheveux chutant droit jusqu’aux fesses. Deux bosses dont le gigotement musclé le précédaient dans la maison. Elle portait un autre short qu’à la plage. Jaune et un peu usé exprès. Elle se retourna vers lui. Il vit les blocs de ses abdominaux secs et noircis de soleil. Elle lui demanda s’il jouait au tennis. Il lui dit que non.
– C’est bon pour la forme. Ça et la course !
Il haussa les épaules. Alors elle ajouta dans un murmure :
– On ne court pas… C’est vulgaire. On ignore son corps de jeune homme.
Il bafouilla une protestation.
Un vaste salon idéal les accueillit, rempli de lumière, avec des vues offertes sur la verdure, les fleurs, les pins, les agaves, des avalanches de bougainvillées. Les mêmes sculptures que dans le jardin mais en nombre plus réduit occupaient des places stratégiques. Des blocs de pierre brute, du noir au blanc, marbre, bois, bronze, vaguement zoomorphes. Samantha lui révéla, en s’approchant des masses sculptées, au repli de la pierre, comme sous abri, l’existence de frises secrètes où étaient gravés et peints une multitude de personnages mystérieux, guerriers, chasseurs primitifs, chamans, aux grands yeux écarquillés, troupeaux d’animaux, taureaux blancs, oryx aux cornes hautes, dressées à la verticale, tels des sabres, êtres hybrides, anthropomorphes, centauresses fessues, singes à visage de Picasso… Elle lui dit qu’il s’agissait des œuvres de Jeanne, sa compagne, qui travaillait dans son atelier de l’autre côté du jardin.
Ils burent deux anisettes et elle l’emmena dans son bureau, qui était une grande pièce un peu moins lumineuse que la précédente. Les murs étaient couverts de reproductions de Picasso, surtout des gravures, estampes, lithographies représentant le peintre et son modèle sous toutes les coutures. Vieil homme barbu, voyeur, ou jeune centaure dévorateur. Minotaure avide, amoureux, attendri, caressant. Elle le dirigea vers un ensemble de tirages représentant les fameuses scènes d’étreintes et de viol de Marie-Thérèse. Un chaos de formes rondes, croupe, mamelons, ventre, sens dessus dessous, tourneboulés dans l’assaut furieux du Minotaure. Certaines images ne figuraient plus qu’un agglomérat de grosses boules charnues, chamboulées par la gueule de la bête ou son sexe rué dans la pagaille orgiaque.
– Il avait beau être le boulimique Picasso, il voyait plus gros que son ventre !
Milos ne répondit rien. Alors elle ouvrit des albums où on retrouvait des photographies de l’été 37 qui l’obsédait.
– Vous savez, je rédige un essai sur les « inconnues » de Picasso. Je vous en ai dit un mot l’autre jour, à la plage. Marine m’a interrompue. Je lui fais peur avec mes histoires des femmes de Picasso, de Barbe-Bleue.
– Qui sont ces inconnues ?
– Celles dont on parle peu ou jamais. Putains, modèles, voisines, visiteuses furtives, licencieuses ou naïves, danseuses, acrobates, inconnues absolues de l’adolescence. Qui est Joceta, dont il fait un dessin à la campagne ? Rosita del Oro est plus incarnée, l’écuyère libertine de Barcelone. L’épique Marevna, aventureuse et peintre cubiste… Plus de cinquante ans plus tard, il est attiré par une autre Rosita, la fille de son ami de jeunesse, le rocambolesque Manolo. Il la voudrait bien mais il ne la possédera pas. Peu de détails là-dessus. Mais deux Rosita, quand même ! Ce sont les échos que je tente de poursuivre dans mon essai, les chaînons secrets. La rumeur de fond, perlée, balbutiée par le destin… C’est joli, Rosita, Milos, n’est-ce pas ? Sans compter les originelles Odette, Blanche, Jeanne, Madeleine, Alice… Que de fantômes ! De frissons perdus. Irène Lagut, plus célèbre… Pâquerette, un joli mannequin du couturier Poiret, en pleine guerre de 14-18, après la mort d’Eva, celle qu’il a peut-être aimée le plus. Il écrivait partout sur ses tableaux cubistes : « Ma Jolie ».
– Je ne savais pas pour Pâquerette, mais Eva, oui… volée à la vie.
– À 30 ans, elle meurt de la tuberculose. C’était ça ou la syphilis. Eva dévouée au jeune dieu de 34 ans. Sainte et suppliciée. Le mannequin Pâquerette prend vite la relève. Et d’autres. Gaby Lespinasse… Lui porte à cent pour cent le bacille fatal de la vie. Le vice de vivre. Chevillé aux reins, à la racine, si j’ose dire.
Elle sourit et coula vers Milos un long regard souple. Puis reprit la liste :
– Il y a You-You.
– You-You ? C’est vif…
– Oui. Elvira Paladini, dont il fit des portraits à l’époque de Pâquerette et d’Irène Lagut. You-You fut sa compagne au fameux banquet donné en l’honneur d’Apollinaire, le 31 décembre 1916 ! Il a désiré aussi Sara Murphy, ni acrobate ni danseuse, modèle ou écuyère… Une milliardaire américaine mariée à un original milliardaire, deux habitués d’Antibes, oui, chez nous. Pendant les Années folles, Milos. Il faudrait retrouver cette belle folie. Il n’aura pas Sara, le sacripant ! En voilà une de sauvée ! Geneviève Laporte frappe à sa porte. La lycéenne qui vient le voir en 1944 pour une interview dans le journal du lycée Fénelon et qui le reverra en 1951. Elle va devenir son amante. Il a 70 ans, elle une vingtaine d’années. Elle ne sera pas engloutie, anéantie par le Minotaure ! Elle écrira, bien plus tard, un joli livre sur leur histoire, agrémenté de poèmes de sa main et de nus sensuels d’elle, saisis sur le vif par Picasso. C’est mignon ! Un conte longtemps caché, de sexe et de fées, illustré. Ou Sylvette David, à Vallauris, vraiment très jolie, 19 ans… Il a passé les 70 balais. Il fait beaucoup de portraits de cette blonde à la queue-de-cheval. Il n’a pas couché avec elle. Elle en réchappe ! Ouf ! Aimer, qu’est-ce que c’était pour Picasso ? A-t-il jamais aimé ?
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Vous le savez bien. Je vous ai vu avec Marine, je crois que vous accepteriez de mourir pour la sauver. Picasso ne meurt que pour lui.
– En effet, je doute qu’il serait mort pour les déesses des tableaux célèbres, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise, Jacqueline…
– Il y a les géantes, les idoles de l’Ogre, les stars saccagées qui crèvent pour ses beaux yeux. Elles correspondent à une période, à un style, à un lieu, à des maisons précis. Cela facilite la classification, le boulot des historiens de l’art, les belles expositions thématiques. Mais j’aimerais faire des découvertes moins officielles et savoir lesquelles n’ont pas voulu de lui ou ne se sont pas trop attachées à lui, l’ont quitté sans avoir été forcément jalouses. Lesquelles ont bien joui de lui, sans suite, sans deuil ? Dans quels tableaux se sont-elles glissées, où leur passage est-il suggéré ? Surtout, laquelle aurait pu le tuer, ou le pousser au suicide ? N’a-t-elle jamais existé, cette amante puissante ?
Milos mesure la force du lien de Samantha à Picasso, l’envoûtement… Elle sent son étonnement. Mais poursuit :
– Sous la légende rabâchée, éblouissante, derrière le défilé des Miss, le cheptel des reines décapitées, je voudrais débusquer une histoire perdue, secrète, plus belle, plus cruelle que toute la littérature pour les gogos. Une ombre qui éclaire le reste, qui foudroie.
Samantha se tait un instant.
– Voilà pour l’essai. Mais j’avais commencé un récit plus personnel, une forme de roman subjectif, dont seule une phrase fut écrite qui me hante presque chaque jour…
– Dites-la-moi.
Il vit qu’elle l’aimait beaucoup quand il demandait une chose directement, simplement, comme ça.
– Oui, mais vous enlevez un instant vos lunettes noires d’aveugle.
Il les enleva en détournant un peu ses yeux baissés. Avec douceur, elle lui dit :
– La lumière vous fait vraiment mal.
– Je l’adore mais elle me tue.
Elle prononça la première phrase du récit tabou, bloqué :
– « Je suis le Minotaure d’un été de bonheur, l’été de Guernica. »
– C’est fascinant.
– Je ne suis pas allée plus loin.
Elle lui montra dans un album les femmes de cet été de la guerre et du massacre.
– Elle, c’est la plus célèbre, la plus blonde, réputée la plus belle, c’est Lee Miller, photographiée par Man Ray, son amant.
Milos la regardait, nue, blanche, lumineuse et pure. Parfaite. Fesses, reins, seins. Tout était en harmonie svelte et sensuelle. Moelleuse. Longs cheveux dorés ou courts, garçonniers.
– Mais, l’été 37, Man Ray n’est plus avec Lee Miller, qui n’est là qu’en tant qu’amie. Son amante, c’est Ady Fidelin. La voici…
Elle avait tourné la page, offrant, de plein fouet, une photo de mulâtresse nue qui danse, prise de trois quarts. Petits pieds souples, chevilles d’une rare finesse, hanches solides, cuisses robustes, fesses cambrées, compactes, puissantes, reins, torse félins, déliés, petits seins durs… Visage d’une prodigieuse sensualité, lèvres charnues, grands yeux noirs et vifs, rieurs. Cheveux courts et légèrement crépus ou lissés dans des poses épurées qui transformaient la belle bacchante libertine en idole juvénile, adorable.
– Laquelle vous trouble le plus ? Lee ou Ady ? Man Ray les a cultivées à loisir !
Milos n’osait répondre. Elles lui plaisaient toutes les deux.
– Sur une île déserte…
– Vous parlez comme les garçons qui jouent entre eux à se partager les belles actrices du cinéma.
– Ah non ! C’est capital de savoir qui on désire emmener sur une île luxuriante, enfin, déserte, comme on dit. C’est un fantasme universel. J’avais une amie de lycée qui pour se faire jouir déroulait toujours le même scénario : elle somnolait sur une île déserte et un homme nageait vers elle, dont elle entrevoyait la beauté sauvage et un peu perverse. Il marchait sur la plage, s’allongeait et venait la sucer longuement avant de la prendre. Elle aurait su tout à fait qui choisir pour partir sur l’île. Parfois, et là elle m’excitait beaucoup, elle me disait que, si elle avait été obligée de choisir une femme, c’était la jeune Nastassja Kinski qu’elle aurait élue, celle des premiers films. Sa façon de se cambrer en marchant nue, avec une indicible souplesse, lui infusait soudain un désir lesbien. On ne se lasse pas de ces aveux-là.
– Et vous, demanda Milos, vous emmenez qui ?
– Ady. Sexuellement, c’est elle qui me trouble le plus. Mais Lee…
Samantha n’insista pas, elle ne voulait pas brusquer Milos. Elle lui montra une photo de Nusch Eluard nue. Nusch lui plut tout de suite, délicate, jolis seins, taille haute, et surtout le visage exquis, la pommette d’ivoire, les yeux plissés. Le chef-d’œuvre du petit nez. Tout était ciselé, bijou…
– Elle était trapéziste, je crois, dans un cirque quand Eluard l’a cueillie.
Puis Dora Maar, plus massive, plus noire. Jamais vraiment nue, de face. L’amante de Picasso. La souveraine ardente. Son front de rumination, son menton têtu. Il vit une photo d’Ady et de Dora se baignant. Ady debout, dressée dans l’eau, petits seins bruns et hardis. Dora faisant la planche dans un deux-pièces large, culotte remontée. Samantha commenta :
– Ady est très Gauguin, très tahitienne, très Annah, comme s’appelait la maîtresse malaise du peintre des îles.
Elle rêvassa un instant et reprit :
– Vous savez ce que ce salaud de vieux Picasso a dit de Dora à Geneviève Laporte, la lycéenne qui devint un peu plus tard sa maîtresse ? « J’avais l’impression d’être avec un homme. » Pourtant Dora avait été la maîtresse de Georges Bataille, ce qui promettait bien des licences, des rituels et des élucubrations érotiques.
Samantha continua l’exploration jusqu’à révéler les photographies les plus libertines. Nusch enlacée par Ady séductrice, active. Nusch embrassée, caressée à la fourche du short. La belle chair brune et ourlée d’Ady agglutinée à la fée plus blanche au visage de madone florentine.
C’étaient ces deux voyeurs de Man Ray et d’Eluard, vicieux en diable, qui poussaient aux extrêmes les deux amies, qui n’y voyaient pas malice.
– Vous en avez la preuve, j’avais du minerai pour ma thèse, j’en ai pour mon essai et pour mon récit plus personnel et suspendu.
– Je pourrai voir votre thèse ?
Elle parut un peu surprise, alla dans la bibliothèque et en rapporta une belle reliure de cuir, artisanale. Il ouvrit, feuilleta, sans lire. La thèse n’avait pas été publiée. L’essai le serait-il ? Le récit ? La faille de Samantha le frappait, et peut-être sa fragilité, son délire. Cette fascination en vase clos pour Picasso, si ambivalente, entre haine et fétichisme, passion. Toutes les photographies sur les murs, dans les albums, ses thèses, ses essais… La belle Samantha cernée, envahie par le maître, possédée, dépossédée, comme toutes elles l’avaient été, dévorées. Collée à la glu du génie, du vampire tentaculaire. Ce fut comme si elle le devinait :
– Oui, j’ai eu la chance de venir après ! Après sa mort, après l’hécatombe de ses amantes, épouses, sans parler du reste. Ce Guernica de sa vie intime. Le tableau historique fameux n’est que le miroir de ses pulsions. Et l’été qui suivit fut le triomphe de l’amour. Thanatos. Éros dans la foulée. Ils meurent, je baise. C’est ainsi qu’on réussit sa vie.
– Si vous aviez vécu alors et aviez pu choisir, auriez-vous essayé de venir le voir dans une de ses tanières bien gardées ?
– Je l’avoue, je l’aurais fait. À mes risques et périls, sans tergiverser, mais avec cette idée de vivifier ma propre création. C’est peut-être là l’illusion. Françoise Gilot peignait, ça n’a jamais beaucoup intéressé Picasso. Dora était une grande photographe, hélas, sous l’emprise du démiurge, elle s’est mise à peindre. C’était le piège. Seule l’écriture permettait de lui résister et de le ravir, de le submerger, de l’envahir et de vaincre le Minotaure pris dans les rets. Il a eu sa grande période d’écriture automatique, un pataquès de fantasmes sans ponctuation comme c’était à la mode, une fricassée de délires illisibles et volubiles. Raté ! Raté ! Raté, Pablo ! Il terrorisait, il avait fait de la terreur sa théorie, le rapt, l’usurpation, la destruction des formes. Sa toute-puissance en acte démasquait sa terreur intime. Vous connaissez ce Minotaure et ce centaure aveugles conduits par une petite fille ? C’est ce qu’il a réalisé, à mes yeux, de plus bouleversant. Picasso, l’aveuglant, il fallait l’aveugler.
Milos sentit la sueur lui couler dans le dos. Ses tempes étaient moites. Son cœur battait fort. Elle avait abusé de cette orgie visuelle. Elle s’en rendit compte et devint plus tendre. Elle lui avoua que c’était sa folie Picasso ! Elle n’était pas la première. Elle lui raconta qu’une église entière était vouée au monstre. Pierre Daix y avait passé sa vie dans l’analyse, la vérification biographique laborieuse, l’hypnose d’avoir rencontré le maître, d’avoir été son ami. Une vie bien remplie ! Elle avait vu, à Arles, le vieux photographe, Lucien Clergue, qui ne parlait que de son ami Picasso, des photos qu’il avait prises de lui, des conférences qu’il donnait sur lui. Sans citer tous les autres biographes, historiens de l’art, conservateurs de tous les pays captés, scotchés, engloutis et digérés dans l’œil du cyclone, ses arcanes cannibalesques. La pauvre Dora Maar, demi-folle, vivant des années et des années, avant, pendant et bien après la mort du Minotaure, au milieu des antiques fétiches, dans la crasse, dans la poussière, n’allant à la messe que pour retourner dans la caverne des reliques et des débris fanés, macérant. Momie vouée au torero mort. Soit le culte extatique, abrutissant, radotant, soit la haine constante, le ressentiment inexpiables, comme ceux de Vlaminck pendant l’Occupation. Célébrer le grand Pan ou abattre la Bête abusive. Vénérer ou décapiter le Totem. Être ou ne pas être, à travers Lui. L’Ogre de vie.
Elle se tut, lut dans les yeux de Milos une certaine stupeur. Elle renchérit sur la question qu’il lui avait posée :
– Oui, je serais donc allée voir le vieillard interminable dans sa vaste et dernière demeure cachée de Mougins, Notre-Dame-de-Vie, à deux pas de là. Sur l’autre colline. J’aurais trompé la vigilance de Jacqueline Roque, janissaire impitoyable. Aliénée en chef ! Il aurait vu ma fraîcheur conquérante. Il aurait dit : « Tou es vénoue mé touer ! » J’aurais éclaté de rire.
Ainsi elle riait. Puis elle allongea la main vers celle de Milos et lui dit :
– Maintenant nous allons visiter la chambre noire.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Milos en contenant son émotion.
– C’est tout bête, c’est la chambre où on développe les photos.
Ils enfilèrent un couloir orné de gravures et de statuettes. Elle lui fit descendre un escalier.
– La chambre noire est une chambre enterrée.
Elle lui sourit avec malice. Elle ouvrit une porte assez lourde, ils entrèrent. En effet, il faisait noir.
– C’est la chambre des fantômes.
Elle disait cela avec la même suavité malicieuse.
Elle le tenait toujours par la main. Elle l’entraîna dans la nuit sans trébucher. En fait, une petite ampoule rouge suffisait à la guider. Elle l’amena au bord d’une simple couche. Elle le fit asseoir à côté d’elle. Elle le tutoya :
– Tu as raison, la lumière est blessante en amour. Il faut juste un flambeau discret.
Elle se dénuda, le short qu’elle portait se décolla directement de la peau. Le débardeur. Il ne la voyait pas distinctement. C’était une ombre féminine, frangée d’un reflet pourpre. Elle lui dit de se déshabiller. Il le fit. Deux ombres gravées dans les ténèbres. Elle se dressa. Il se releva contre elle. Ils furent plus près du halo rougeoyant. Il voyait son visage nocturne. Encore plus beau. Ramené à l’essence de son ovale. Ses yeux, deux taches plus noires comme deux cavernes mobiles à la surface de la peau d’un gris plus doux. Le sein gauche rougi et dessiné par la lampe. La hanche, puis le ventre qui sombrait dans l’ombre plus profonde. La cuisse saillait, plus éclairée. Elle le caressait de la pulpe des doigts, le cou, les épaules, les flancs, le ventre sans le saisir au vif. Les reins. Spontanément, il avait posé une main sur son épaule et l’autre autour de sa taille dont il mesurait l’énergie, la flexibilité, car elle se cambrait.
– Caresse-moi les fesses. Ou plutôt tu ne caresses pas mais tu empoignes, tu pétris.
Cet ordre où elle dictait le protocole de son désir aurait pu lui déplaire mais ce fut le contraire. Il disposa du derrière offert. Dur, souple, gonflé, remué, que son doigt trouait. Elle lui prit doucement le sexe, en l’entraînant vers le lit. Elle s’allongea sur lui, le massa doucement avec son ventre. Elle œuvrait avec un summum de secret, d’intimité, d’exactitude soyeuse. Il voyait dans le rayon de la lampe rouge le mouvement de son corps. Elle tourna légèrement le visage vers la lumière et il distingua son expression sensuelle, ses yeux brillèrent. Il vit soudain la pulpe nervurée de sa bouche avec une précision extraordinaire. Elle se planta lentement sur lui. Et il se mit à respirer plus fort, à gémir. Il cria de plaisir quand elle s’enfourcha à son aise, avec un petit râle d’assouvissement, voyagea, en glissements fluides, abrupts. Elle riait plus qu’elle ne criait. C’était un chant de volupté étrange où elle semblait s’enorgueillir, approfondir une jouissance de plus en plus consciente. Elle s’esclaffait de chaque progrès, de chaque révélation. C’était le rire d’une assomption, d’une trouvaille grandissante qui forçait l’exhalaison de son souffle sonore. Le rire énamouré de la centauresse gagnant son plaisir. Alors il fusa dans cette fourche dont les deux cuisses se déployaient, luisantes, comme gainées de bas rouge sombre.