Il eut peur de perdre Marine. Il ne voulait pas quitter Samantha. Ce nom lui parut brusquement vulgaire, une consonance de confiserie, de prostitution érotique. Puis ce fut « Marine » qui lui déplut, ce diminutif de Marie, de Marion. Il se sentit aussi abandonné que l’autre. Nicolas dans l’incandescence de son atelier, séparé des deux aimées, en proie à son mal de peinture impossible. Il détestait Samantha, qu’il trouvait égoïste et vorace, destructrice, à l’image de son Picasso. Cette bouffée de haine se retournait en visions de la chambre noire, de l’incendie rougeoyant. Il la désirait.
Marine devina quelque chose… Milos inhabituel. Se taisant quand il aurait pu parler. Remplissant un soudain silence par un afflux de mots. Milos chaviré, bousculé et en même temps mécanique, machinal. Il faisait les choses sans y être. Il se trompait. Il oubliait. Un peu bête. Elle voulut partir avec lui, trois ou quatre jours, dans l’arrière-pays montagneux. Elle avait obtenu son permis de conduire. Lui pas encore. Elle les conduisit sur un éperon rocheux, à Saint-Cézaire-sur-Siagne. Elle y avait déniché une petite maison d’hôtes tranquille. Elle paierait la pension avec les cours d’anglais qu’elle donnait. Il lui arrivait, à lui, de gagner son argent de poche en faisant le plagiste, à la belle saison. Ce qui amusait follement Marine, qui venait au bar pour le regarder évoluer, planter le parasol avec un élan concentré, furieux, puis l’ajuster au-dessus des estivants immaculés, ventrus, ou des jeunes femmes dénudées. Il était plus méticuleux avec ces dernières, qui voulaient juste protéger leur visage mais exposer le reste sous l’ardeur. Il trouvait l’angle exact. Les têtes se reculaient, s’adoucissaient dans l’ombre orangée tandis que les corps enduits de crème solaire, et comme cloués sur leur matelas, miroitaient, immolés dans une transe fixe. Milos était saisi d’un vertige au milieu de toutes ces gisantes offertes au supplice. Parfois, l’une d’elles ouvrait à peine les yeux pour tendre le bras et cueillir le rafraîchissement qu’il lui servait. Il permettait ainsi aux belles martyres torrides de survivre. C’était comme s’il sentait les gouttes éclore dans leur gorge tarie.
Saint-Cézaire, c’était assez loin de la mer. De sa plaine éblouissante. Dès leur arrivée, ils rejoignirent un belvédère situé à l’extrême bord du village, sur un abrupt de calcaire. La vue se déployait sur l’écheveau des collines. C’était l’ondulation de la terre solide, toutes les nuances du vert sombre, argenté, presque noir. Avec le cours étroit de la Siagne qu’on devinait dans la coupure des gorges, au fond des forêts. Et ce qui plaisait à Milos, même s’il ne possédait pas encore tous ses diplômes d’archéologie, c’était de savoir que le pays était truffé de vestiges, de reliques de murailles immémoriales, d’enceintes, de campus, de dolmens, de grottes du néolithique… Il déclara que c’était plus confortable que l’abîme marin.
Ils entrèrent dans la chapelle Notre-Dame-de-Sardaigne. D’un beau bloc allongé, arrondi. Nef épurée, romane. Dans le silence profond. Une caverne de paix. Marine lui fit observer l’abside en cul de four. Alors ce fut un flash païen. Il vit le cul d’Ady Fidelin, comme ça !, campé dans sa cambrure et dansant. Dans un rayon transversal filtré d’un vitrail, son beau cul noir et roman, four de l’amour. Il en aurait ri s’il n’avait été la proie de l’hallucination capricante. Ce retour en force des images exhibées par Samantha. Il se concentra pour les chasser. Marine avança vers le sarcophage central. Une pierre sculptée, ébréchée, datant de l’époque gallo-romaine. Ils découvrirent qu’elle avait contenu les cendres d’un certain Marcus Octavius Népos mort à 18 ans.
– Il venait d’avoir 18 ans ! entonna Marine avec un sourire de diablesse, comme dans la chanson…
Si elle s’y mettait aussi ! Le silence sacré était rompu. Il se sentit délivré. Il l’embrassa dans le cou. Elle frissonna à cause de la fraîcheur minérale, sous la pulpe des lèvres vivantes qui la pinçaient.
Le soir, dans leur chambre, elle lui enleva ses lunettes.
– C’est bien pour la mer, mais ici on ne met plus les bésicles. Demain, on ira se baigner dans la rivière.
Le désir s’empara de lui. Un désir de Marine, de ses mamelons charnus, brunis de soleil. De ses hanches hautes, étirées, construites, de ses cuisses dont l’intérieur était moins pain d’épice que la surface, d’une texture plus soyeuse, d’un miel plus blond et plus épanoui. Il désirait son petit bouc bachique, fendu sur le fruit. Ils se prirent dans l’exubérance du pur amour. Dans sa fluidité, son feu, son foutre. Avec des larmes de plaisir.
C’était sans doute ce que Milos voulait au plus profond de lui, mais il n’arrivait pas à le croire. Car le trésor de cet amour lui semblait incroyable, l’aveuglait et lui faisait peur.
Ils descendirent à pied vers les gorges de la Siagne. Marine et Milos transportaient dans leur sac à dos une bouteille d’eau et des sandwichs. La végétation parfumée foisonnait autour du sentier minuscule. Dans une brèche, en contrebas, ils virent la rivière étincelante et verte. Une rivière, c’est plus joli que la mer, pensait Milos. C’est un corps. La mer sans limites vous égare, avec sa promesse de tempête et de naufrage. Il n’y a pas d’ouragan de rivière. La rivière est un corps de fille.
Ils débouchèrent sur une rive ombragée. La Siagne ruisselait d’abondance sur les cailloux. Telle une épée éblouissante, plus loin elle s’aiguisait dans les fonds de rocailles, de broussailles et de taillis. Ils burent à grandes goulées et enlevèrent leurs vêtements légers. Ils avancèrent dans l’eau vive dont le froid les saisit. La mer était d’une mollesse plus chaude. La rivière les fouettait. Leur corps s’habitua à la température. Ils nagèrent vers de grandes nappes de jade coulées sous les branches des saules. Des flopées de bulles glissaient dans des nuées de petits moucherons que la lumière faisait scintiller. Marine plongeait, rejaillissait. Experte et fuselée.
Ils sortirent de l’eau, avalèrent des morceaux de sandwichs et repartirent le long du sentier sinueux, coupé de dégringolades ravinées, de ressauts brusques. Un sentier nerveux comme une échine de chèvre fantastique. Un pont se découvrit au-dessus d’un beau pan de rivière émeraude. Un pont génois, dit Milos. Arqué en son centre, belle pierre moussue parfaitement fondue dans le paysage. Une cascade dévalait sur le flanc du sentier. Non pas en avalanche fracassante mais en mille petits filets qui pleuvinent. Ce fut une merveille de se pâmer sous la fontaine plurielle. Elle charriait des fragments de feuilles, de scarabées, de papillons, de pucerons, de sauterelles, des myriades de corpuscules infimes qui ne les gênaient pas mais les habillaient de leurs minces réseaux vibratiles. Milos attrapait de côté la taille de Marine qui feignait de fuir. Il la serrait plus fort. Elle remuait les reins contre lui. Il sentait les ruades de ses jolies fesses. Il l’embrassait, elle se retournait, le caressait, le branlait un peu.
Ils se laissèrent aller au gré du courant. Jamais la mer, dit Milos, ne permettait un tel vagabondage ludique, entre deux rives de roseaux, de buissons vivaces, de plantes douces et rondes et de fleurs rouges. Des odeurs de menthe affluaient. Ils virent la météorite d’un martin-pêcheur foudroyant. Puis des hirondelles, d’une arabesque volatile, effleurèrent l’eau de leur bec, pour cueillir des insectes. Elles revenaient soudain, filaient, piquaient, abstraites, impondérables. Leur petit ventre ovale et blanc étincelait, pépite, s’évanouissait. Marine eût adoré être ainsi picorée par les oiseaux gracieux, sous la caresse de leurs ailes magiciennes. Une vasque profonde s’ouvrit, un chaudron de grande volupté où ils pouvaient s’étirer à l’aise, flotter, glisser. Puis s’immobiliser, attendre, écouter la forêt et la montagne.
Des truites, quasi translucides, jaillissaient de l’eau et gobaient des insectes. Milos murmura :
– Ces truites de la Siagne que Picasso et son amie Hélène Parmelin – l’épouse du peintre Pignon – dégustaient à Vallauris.
– Comment tu sais cela, Milos ? demanda Marine, étonnée.
– C’est ma mère qui me l’a dit, un jour qu’elle nous offrait à dîner les mêmes truites d’Hélène et de Picasso communistes !
Dans le crépitement de midi. Des bêtes devaient être aux aguets, alentour, renards, sangliers, martes, blaireaux… Terriers. Tanières. Des bouts de murailles inconnues restaient enterrés sous les chênes. Des poteries dans des grottes comblées. Un dolmen morcelé, enfoui, bosselait d’une crête de dinosaure un sous-bois profond, endormi. La bête se réveillait. Ses prunelles clignotaient. Elle se débarrassait de sa gaine terreuse. Se mettait à marcher avec ses pattes couvertes d’écailles, tendait sa gueule vers quelque proie hypnotisée, biche palpitante, dévorée. Deux centaures traversaient une clairière médusée de soleil. Le mâle enfourchait la belle centauresse fessue qui hennissait de plaisir.
Marine et Milos se racontaient d’excitantes fables, mais il sentait qu’en cédant à cette pente mythologique et prédatrice ils finiraient par tomber sur des traces de dryade dionysiaque, voire sur les dalles de grès du labyrinthe – dans la forêt de chênes immémoriaux, entre les parois minérales et sonores –, jusqu’au taureau blanc qui avait ravi Myriam, l’amante originelle, jusqu’au monstre noir d’un été de bonheur, celui de Guernica. Alors jaillirait la farandole d’Ady, de Nusch, de Lee, de Samantha. Ce sortilège les happerait. Leur couple entraîné éclaterait, dépecé par la frénésie. Ou bien, à l’inverse de cette liesse des bacchantes, au-delà de la colline de calcaire, ils entreraient dans un vallon. Ce serait le dolmen d’un grand piano noir qui viendrait se carrer à une extrémité de la prairie, l’autre serait occupée par le ventre orangé et gondolé d’une contrebasse. Nulle musique ne sortirait de ce face-à-face figé. Un grand vide les avalerait. Il leur fallait conjurer ce théâtre, rester dans le flux miroitant de la Siagne, ses zigzags de truite sous les lianes et les libellules. Ils s’enlacèrent une nouvelle fois et Marine, comme abreuvée d’amour, s’écria :
– Oh, que je suis heureuse ! Je suis heureuse !
C’était si intense que Milos eut peur, harponné par une honte secrète. Cette tentation tenace de l’autre femme dans sa maison d’images, aux souterrains feutrés. Ce rougeoiement mystérieux de la chair émergée de la chambre noire. Avec la bouche gonflée, nervurée de désir. Le cep de la cuisse béante. La vigne du ventre bouclé. Il se sentait divisé, déchiré. De ne pas adhérer complètement au bonheur de Marine, de ne pas fusionner avec cette euphorie. Il était arraché au lit de la rivière, transporté, affronté au miroir immense de la mer, semé d’îles perdues que parcouraient les dieux carnassiers, radieux. Pasiphaé. Poséidon. Toutes les métamorphoses merveilleuses de Jupiter. Le monde réel serait donc à jamais trop grand ou trop petit pour lui. Son abjection le disloquait, le précipitait du sommet de la muraille d’Antibes, en plein midi, le démantelait comme de Staël.
Le clair de lune nocturne blanchissait à demi leur chambre plus fraîche, remplie d’effluves de jasmin, dont les grappes se ramifiaient jusqu’à leur fenêtre. Ils se sentaient sur le promontoire rocheux de Saint-Cézaire comme à la proue d’un vaisseau tellurique.
– Nous sommes des Cézariens ! s’exclamait Marine, rieuse, en bombant le torse.
Elle insistait :
– Bombe ! Il faut que tu bombes, César !
Elle faisait saillir sa gorge trempée de lune, avec des airs de majorette conquérante. Il suçait les bouts dodus. Et bombait.
Leur pension était proche du belvédère, qui aurait été, à l’origine, l’emplacement des greniers de César. L’âme de l’archéologue Milos aurait pu vibrer à la suggestion de ce passé romain. Mais il préférait les couches plus profondes : pierres gravées, fresques préhistoriques, rituels de chasseurs.
Ils étaient allongés dans leur lit ouvert, baigné de halos d’un blanc bleuté. Leurs corps se mêlaient dans le mystère. Leur chair subissait une métamorphose profonde. Moins en relief, moins hérissée, plus pâle. Mais non moins prenante. Les zones les plus enfouies, sillon des fesses, fourche, triangle pubien, attiraient par ce qu’elles voilaient, trahissaient par des puits obscurs, pleins d’odeurs. Ils avaient l’impression de sentir leur corps, aux contours émoussés, avec plus de volume et d’intimité. Quand la frontière de la peau s’éclipse pour livrer sa densité, dans un lacis de tunnels. Ce corps-à-corps de l’ombre leur permettait de communier de façon onirique.
– C’est plus secret… disait Marine, d’une voix tentatrice.
Car un jet de lune faisait ressortir la masse de ses fesses comme celle d’une bête ovoïde et gloutonne, jaillie d’un fleuve ténébreux. Et le sexe de Milos se profilait telle une arme magique, toute polie de luisante clarté. Ces avatars les excitaient et les portaient à échanger des mots obscènes. Leur amour se transfigurait sur une scène presque sacrée où tout était permis, dans l’invisible. Chez les renards, les biches, les blaireaux, les sangliers dans leur bauge, les oiseaux de nuit. La Siagne révélait la sensualité bestiale de sa saignée de forêt. Des chauves-souris virevoltaient soudain dans l’embrasure de la fenêtre. Elles avaient toutes surgi de leurs grottes pour chasser les insectes et croquer certains fruits. Velues, masquées, monstrueuses, déployant leurs ailes vibratiles, traçant des rets autour des maisons, au ras des chambres. Dans un ballet de vampires suceurs de sang ventousés au cou de blanches jeunes filles pâmées. Milos aspirait tous les sucs de Marine qui elle-même pompait sa sueur. Elle sauvegardait le vrai jus, qu’elle réservait pour son fourreau ouvert. Et elle chantait, dans un souffle, ces mots : ta semence, ta sève, ton sperme, ta jute. Elle les appelait en elle, giclée, foutre, ton joui, vas-y, lâche tout… Triviale, enchantée, à mesure que l’ombre bossue de Milos cavalait, accélérait. Son visage d’elfe noyé. Son cri explosait avec ce paroxystique sanglot de la vie outrepassée.
Les collines s’enlaçaient dans les brumes du matin. Îles du Levant émergées d’un bain de lait. On leur avait indiqué l’emplacement d’un dolmen datant de 2 500 ans. Milos avait emporté son carnet à dessin. Ils s’embrouillèrent dans les chemins, traversèrent des champs privés, butèrent sur des espèces d’alignements mégalithiques dont on ne leur avait pas parlé. Quelques écailles rongées, ensevelies. Ils demandèrent des renseignements. Un type leur répéta :
– Le trou Camatte. Le trou Camatte.
– C’est quoi ?
– C’est le trou Camatte !
Ils ne le trouvèrent pas, ce trou mystérieux où, comme ils l’apprirent, on avait découvert des colliers, du bronze… Bon, mais il n’avait rien à voir avec leur dolmen. Ils continuèrent. Dans un hameau, on leur donna des indications plus précises. Ils dévalèrent un sentier en pleine forêt. Une prairie s’ouvrit, encerclée de vieux chênes tortueux. Un sabbat de branches crochues. Ils aperçurent les reliefs du site. Ils s’approchèrent.
C’était un peu décevant. Des morceaux de grès dressés ou couchés, des dalles, une sorte de cloison intérieure. Tout cela ébréché, lacunaire et démoli. La tombe d’un guerrier, d’un chaman, d’une famille qui remontait à une ère peu imaginable pour Marine. Milos déploya son savoir sur la vie au néolithique. Les cultivateurs et les éleveurs depuis belle lurette avaient abandonné la chasse et la cueillette.
– C’est presque dommage, dit Marine.
– Oui, mais avec les récoltes, les greniers, le bétail, on dépend moins des aléas du gibier qui se carapate. La population fait un bond en avant !
– Il y avait quoi là-dedans ?
– C’est une sépulture. J’ai lu qu’on avait retrouvé dans la région des têtes de flèches, des haches, des colliers, des poteries, des harpons, vrais ou faux. Même que le fameux abbé Breuil avait tenté de vendre au très renommé paléontologue Émile Rivière des harpons dont ce dernier vérifia la fausseté. Breuil n’avait pas détecté la supercherie.
– Peut-être que le trou Camatte est un simulacre.
– Non, je ne crois pas.
– À quoi ressemblait l’habitat à l’époque de la tombe ?
– On voit ça partout : des casemates de bois, de terre séchée, des ateliers, des fours, des granges. Avec les vaches, les cochons, les chiens domestiques.
– Et la poule ? De quand ça date ?
– C’est très ancien ! Des milliers d’années. Elle est originaire d’Asie, où on chassait la poule avant de la domestiquer.
Marine éclata de rire. Milos, imperturbable, lui dit :
– La poule originelle avait des dents ! Je te le jure.
Tout à coup, ils virent planer au-dessus d’eux un immense oiseau, aux ailes déployées.
– Ce n’est ni un vautour ni une buse… C’est plus gros, dit Milos.
– J’ai lu, en choisissant l’hôtel et en me documentant sur la région, qu’il y avait des aigles, des aigles royaux…
L’oiseau avait disparu. Milos dessina les vestiges du dolmen, prit quelques notes. Marine aimait beaucoup le voir ainsi occupé, concentré. Elle se sentait toute rassurée quand il cessait de divaguer d’une hantise à l’autre. Son œil bleu acéré, rivé sur les détails de la tombe. De temps en temps il triturait des mottes de la pointe de son pied. Là, elle adorait l’enquêteur, son instinct de spécialiste. Et quand il se baissa pour tâtonner entre les radicelles, alors elle fut aux anges. S’occuper des morts très anciens, peut-être que c’est le bon remède contre la peur de la mort.
De nouveau l’aigle dessina un grand cercle dans l’azur. Ils le suivirent des yeux dans une sorte d’extase.
– Qu’est-ce qu’il voit ? murmura Milos.
– Un rapace qui voltige à mille cinq cents mètres d’altitude peut repérer un mince mulot d’une dizaine de centimètres embusqué dans le trou Camatte. Tu vois le genre de terreur si tu es un mulot !…
– L’œil, c’est l’enfer, déclara Milos avec une pointe d’humour. Il se combine étroitement avec les serres, le bec. Je vais remettre mes lunettes noires.
La grotte de Saint-Cézaire, c’était le clou des prospectus. Elle ouvrait sa gueule de baleine, luette et glotte de calcaire vernissé, grosses amygdales rouges sous les spots. Dents, crocs, caries. Œsophage hérissé de fibres, festons, fanons, agglomérats de mamelons vitreux, méduses. Stalactites et stalagmites qui ne vont pas les unes sans les autres, falbalas baroques, churrigueresques. L’ogresse bâillait, les avalait dans la tuyauterie de ses boyaux. Cela suintait, brillait, gouttait, une fièvre aphteuse de la roche congestionnée. On grelottait. Tout le monde glissait, dérapait, se rattrapait, faisait tomber le voisin. Un gros homme écarlate s’époumonait, au bord de la crise fatale. On voyait dans ses yeux l’angoisse à la pensée que les pompiers ne parviendraient pas à temps à le tirer du fond de ses oubliettes. « Il faut marcher lentement, lui disait sa femme, en regardant tes pieds ! – Mais si je ne regarde que mes pieds, je ne vois pas les stala… – Tu ne sais jamais ce que tu veux ! Tu gâches toutes les sorties ! » Les spots flanquaient partout des couleurs artificielles. Comme ce crime de bigarrer à Noël la façade de telle ou telle cathédrale. La foule adore la mascarade.
Nulle peinture des premiers âges de l’homme. Mais ils cueillaient des commentaires du type : « La nature a plus d’imagination que les hommes ! Aucun artiste ne pourrait inventer un décor pareil ! Le réel dépasse tout ! Même Picasso. Ah ! Ah ! Guernica, quelle farce ! », « Ça ne vaut pas les taureaux et les chevaux de Lascaux. Ah ! Ah ! Et la Sixtine, c’est rose bonbon, surfait, efféminé ! ». Toutefois, une belle ado altière, cheveux courts, short moulant, roulis racé, lança, dédaigneuse, que la grotte était nulle à côté de Padirac. Elle ajouta, secrète et quasi clandestine, qu’elle préférait même le trou Camatte ! Ils se jetèrent sur elle et lui demandèrent tout à trac où se trouvait ce trou fabuleux et ce qu’on pouvait y découvrir. Elle les toisa avec un air de suspicion profonde comme s’il se fût agi de deux pervers. Et continua son exploration pleine de morgue.
Un soir, Marine, à genoux, derrière à l’air, se dandinait sur le parquet à la recherche d’une perle de son collier défait. Milos la suivait des yeux, passionné. Libertine, elle le devina, tourna la tête vers lui et lui chuchota :
– Toi, tu veux faire trou Camatte !
Le « trou Camatte » devint, pendant ce séjour, un mot de passe à consonances néolithiques obscènes. Ils avaient lu, pour confirmer leur intuition, qu’il s’agissait d’« un petit aven sépulcral » de l’âge du bronze. Et cela leur semblait tendancieux. Puis l’emploi de la formule magique s’élargit. Quand ils tombaient sur un bled beau et perdu ils disaient : « C’est le trou Camatte ici. » Ou du sommet d’une colline Marine, sibylline, désignait de loin un antre de forêt ténébreux : le trou Camatte.
– C’est le seul endroit d’où on peut le voir. Il y a une nouvelle célèbre de Borges : « Le trou Camatte », enfin, un titre comme ça ! Si tu as la chance de le débusquer, tu regardes dedans et tu vois toutes les facettes du monde en simultané. Quel trou rayonnant !
– Je vérifierai, si tu veux, paléontologiquement.
Oui, elle entrait quand elle voulait dans la chambre de Picasso, à l’hôtel Vaste Horizon. Une grande pièce ouverte sur un balcon. Pendant que Dora prenait des photos de Lee et qu’Eluard, fatigable, dormait. Que Man Ray jouait avec les fesses brunes d’Ady. Que la femme de chambre, Inès Odorisi, faisait les lits, avec ses longs cheveux, jolie comme une Gauguin des îles. Samantha racontait à Milos les visites furtives de Nusch, en cet été 37, torride, de répit méditerranéen, de repos lascif. Tandis que les républicains espagnols disputaient Madrid aux forces franquistes. Guernica continuait sans Picasso.
Au printemps précédent, la nouvelle République espagnole lui avait commandé un tableau pour son pavillon à l’Exposition universelle de Paris. Alors avait jailli ce geste génial, la fresque de Guernica, dont Dora photographia religieusement les états successifs. Le pathos des figures, les hyperboles de bande dessinée. L’ampoule crue dominant la scène et qui avait fini par s’incruster dans des avatars d’œil, de soleil. Le cri de la mère, sa gueule d’Olga hurlante. Elle tient la marionnette désarticulée de l’enfant mort. On dirait qu’elle va mordre le menton du mystérieux taureau immémorial, détourné du carnage. Campé dans son absence divine. Sans cruauté active. Il possède deux visages. L’un plus bestial, doté d’un mufle, d’une langue dardée et d’un œil frontal, l’autre plus féminin au grand œil presque triste de Dora mélancolique. Le cheval géant, sa gueule allongée, accélérée, projetée, béante, dentue, explosante, armée d’un éperon tel un clou de crucifixion. La brèche de sa plaie indépendante. Plus haut, son corps percé d’une lance puissante. Le soldat gisant, à la grosse tête aux yeux tourneboulés de cartoon, à l’énorme main de papier taillé, écarquillée, vaincue. Et, de l’autre côté, les visages des deux femmes, de sirènes fuselées, de comètes médiévales, porteuses de flambeau. La boiterie de la jambe gigantesque qui traîne à l’arrière de la mendiante aux seins nus. Tout Picasso est là. Quand il trouve, il troue le plafond des Grands-Augustins. La jambe se disloque jusqu’à la Seine, remonte, passe devant Notre-Dame. Quasimodo la regarde, Nusch-Esméralda.
Les pieds comme les mains aux découpures de fleurs brutales. La tête criante, les deux bras verticaux de révolte et d’agonie de la femme qui brûle. Tel un trident humain de l’horreur. D’abord, cette confusion centrale de fragments, de sabots, de croupes, d’ombres grêlées, maillées. Il allait faire le ménage dans ces entrailles. Simplifier le capharnaüm.
Dora avait vu naître Guernica sous les poutres de l’atelier des Grands-Augustins. Les premières esquisses du cheval éventré, contorsionné, et du taureau d’abord naïf, éberlué, yeux ronds, campé, idiot. Elle avait photographié les successifs chaos distribués autour des figures, tantôt perdues, tantôt retrouvées, de l’immolation. Picasso avait cherché le corps de Guernica, il l’avait fouillé, étripé, l’avait délivré d’un imbroglio écrabouillé. Telle fut sa seule bataille de Guernica. La geste, la gestation, dans une marmite de brouillons aux mille traits raturés. Morceaux tranchés, mastiqués, d’un broyage cannibalesque auquel des projecteurs braqués donnaient un relief saisissant. Des étapes de tempête, peut-être bien plus belles – dans le fouillis de leur charnier – que la version fixée, achevée, pyramidale, déployée, clarifiée pour l’éternité. Son chef-d’œuvre théâtral et dramaturgique d’artiste accompli, disposant de l’allégorie simplifiée, souveraine. Sans référence précise à la guerre d’Espagne, sans l’aviation, sans les maisons bombardées. Sans le carnage. Le contraire de La Guerre d’Otto Dix. Mais un curieux alliage de paroxysme et d’abstraction. Une hypertrophie de l’ellipse. Sans couleurs. « Carte de deuil », dit Leiris. Centrée sur la corrida, icône passionnelle du maître. Sans l’imbrication habituelle du cheval et du taureau, sans l’éventration et les entrailles déversées. Le taureau en blason énigmatique, séparé du reste… Sa signature. Picasso : son regard surplombant d’ampoule hérissée de soleil. Il y aurait Mona Lisa et Guernica. Le sourire et le cri.
Il n’était pas soldat mais peintre, patriote mais en vacances. Comme en 14, comme en 40. Détourné des combats comme le taureau ambivalent de Guernica.
Samantha semblait dépouillée de tout désir érotique. Dès son arrivée dans la villa elle l’avait entrepris sur Nusch, mais en suggérant ce fait passionnant et mystérieux : Picasso n’avait sans doute pas couché avec la plus gracieuse des filles du fameux été. Alors qu’Eluard le souhaitait, la lui offrait, par amitié, curiosité, voyeurisme, poésie, impuissance, complicité… Samantha dévisageait Milos confronté, une nouvelle fois, aux enjeux de Mougins, de son libertinage prodigue. Mais elle n’avait nulle attitude tentatrice. Elle adoptait une gravité d’historienne. En plus pantelant. L’auteur de la thèse, de l’essai, du récit impossible.
Ils se promenèrent dans le jardin, sans aller voir Jeanne, la compagne, confinée dans son atelier. Samantha montra à Milos une sculpture dans l’ombre d’un splendide pin parasol, épanoui, odorant, nuptial, d’une harmonie merveilleuse. C’était encore un lourd bronze noir et bombé, vaguement zoomorphe. Il était, comme les autres, secrètement gravé de signes. Une série d’yeux ramenés à de simples ovales plissés, et un oiseau dressé entre deux personnages à la silhouette rudimentaire. Samantha révéla que cet oiseau était Horus, sans en dire plus, flanqué de ses parents Isis et Osiris. Milos connaissait la légende, qui le fascinait. Osiris tué par Seth, son frère, Osiris démembré, éparpillé. Et cette quête entreprise par son épouse-sœur, Isis, pour retrouver les morceaux, les unir, les insuffler. Il y avait certes, en gros plan de son imaginaire, la Crète de sa mère, son ravissement. L’amant sauvage. Mais, à un horizon plus lointain, plus merveilleux, plus ensoleillé, scintillait l’autre histoire, la profonde, celle d’Isis, d’Osiris et de leur fils Horus. On n’en parlait pas dans la peinture. Tout était dédié à l’enlèvement d’Europe par Jupiter déguisé en taureau. Chaque rapt du dieu métamorphosé faisait l’objet d’une épopée picturale haute en couleur. Le cygne, l’aigle, le nuage. Pour baiser, Jupiter est partout. Pour enfoncer son cou blanc dans le sexe de Léda. On connaissait aussi Pasiphaé, l’épouse de Minos, amourachée d’un taureau blanc, encore un ! C’était ce monde de Picasso auquel Milos était ramené malgré lui. Mais le fil d’Isis dévidait en secret celui de son Nil intime, le plus mystérieux.
Samantha caressait la pierre d’Horus. Un banc de marbre blanc était dressé sous une branche du grand pin vert, sphérique et parfumé. Elle reprit le récit des visites de Nusch.
Elle vient le 26 juillet. Dans la chambre où travaille Picasso. Il a fait d’elle, déjà, quelques portraits, ainsi que de Lee Miller. Laquelle est carrément brutalisée par l’imagination fantasque du maître, son goût des dissymétries hystériques, des couleurs criardes, de l’injure créatrice.
La belle Lee défigurée. Trop belle ? Samantha avait montré, pourtant, à Milos le nu le plus beau photographié par Man Ray. Dans un rayonnement merveilleux, une aura, l’apparition de sa chair blanche, de sa toison moelleuse, de sa gorge et de son ventre bombé, sensuels. Le miel de la femme offerte au regard, à la caresse, à l’étreinte profonde. C’était une visitation érotique. L’ange avait envie de la créature humaine dans son halo mystique. Nusch était très différente de Lee, expliquait Samantha. Grande, un mètre soixante-neuf. Lisse et douce, très mince, un peu pointue, délicatement anguleuse, nacrée, dotée d’un visage de porcelaine adorable, au petit nez joli. Ciselée comme une fée, toute dévouée aux affres d’Eluard et à ses caprices.
Picasso s’entend bien avec les saltimbanques et c’est réciproque. Elle pose dans la chaleur de midi. Parfois torse nu, étroite et pure, immaculée. Plutôt coiffée de chapeaux mirobolants. Des portraits folâtres, gais, rigolos. Pétillants de charme.
– Qu’est-ce qu’ils se disaient ?
– Ils riaient, Milos ! Picasso savait plaire, séduire, amuser, rire. Ils étaient légers, libres. Nulle prédation jamais dans les portraits de Nusch, nul sarcasme, nul rebond de haine. Picasso exquis, subtil. D’un rien il la peint, plume. Miracle de grâce. Dora était peut-être plus grave, plus tourmentée, plus excessive, sujette aux crises, aux écarts.
– Pourquoi ils ne font pas l’amour ? Tout semble si facile, cet été-là, cet été béni du massacre.
– Ne rêvons pas, Milos. Ils furent des hommes et des femmes tracassés comme nous tous. Peut-être qu’ils ont baisé, mais Picasso l’a toujours dénié. En dépit du désir d’Eluard d’échangisme amoureux, de phalanstère érotique. Ce fantasme insistant du poète a pu couper celui du peintre. Moi, je vois des rencontres délivrées de toute dévoration. Certes, Dora n’était jamais très loin. Mais déjà elle avait accepté de partager le grand Pan avec Marie-Thérèse, le grand amour blond et caché. Alors ils se voient, ils s’enchantent mutuellement, ils s’amusent. Voilà les vraies vacances. Les arcanes de leur complicité…
Samantha lui raconta la saga de l’amour et de la guerre.
Le 26 juillet 1937, Nusch vient, souple et rieuse. Picasso est endormi. Elle lui chatouille le nez, le réveille. Les yeux du faune dardent sur la libellule. Il se dresse, il s’esclaffe, heureux, ébouriffé.
Madrid est assiégé. C’est Guernica chaque jour. Les escadrilles franquistes, la fameuse légion Condor allemande cherchent à reprendre le village de Brunete qui a été conquis par les républicains. Bombardements continus. L’aviation gronde et frappe par vagues. Gerda Taro est là. Une belle jeune femme passionnée. Une photographe. Une Dora d’amour guerrière. L’amante de Robert Capa. Ils sont au cœur de la bataille révolutionnaire. Pour photographier la vérité. Elle est rousse. C’est la jolie rousse. Dans une tranchée, entourée de combattants, elle résiste. Mais il faut abandonner Brunete. Trop de pertes, trop de morts, trop de tonnerre, trop de Guernica en brut, en chaos, en ruine, en cris. Sans symboles, sans colombe ni fleur, sans soleil coiffant la pyramide picturale. Gerda est dedans. Elle a voulu couler dans le sang de l’Espagne.
Picasso joue avec Nusch dans la lumière filtrée de la chambre. La vie joue avec l’oubli.
Robert Capa et Gerda sont des Juifs d’Europe qui ont fui le nazisme. Rien n’oblige Picasso à combattre pour sa République efflanquée. Au printemps, il a composé sa fresque. Il a réussi son coup formidable sous le beau regard de Dora adorée. Il a exposé Guernica à Paris, dès le mois de mai, au pavillon espagnol de l’Exposition internationale. Les communistes ont trouvé ça trop ! Ce n’est pas la beauté du vrai peuple. C’est du Picasso, ce n’est pas la Cause humaine, ce n’est pas l’homme humain, l’ouvrier de l’avenir. Rien n’évoque l’armée des prolétaires et des paysans écrasés par les phalangistes de Franco. Il exhibe ses grands signes subjectifs. Il projette ses obsessions trop privées, sa corrida fantasmagorique, détachée de l’Histoire. Le tableau se déployait non loin des tirages photographiques réalistes de Capa et de Gerda, justement ! Le couple était sur le terrain dès le début, dès 36.
Gerda va quitter Brunete embrasé, immolé. Elle se tient sur le marchepied d’une voiture. Leica au poing. Téméraire et jolie. Dans la fumée, le fracas, les raids des Stuka. Dans la pagaille, un tank républicain recule brusquement, écrase la voiture sans l’avoir repérée à temps.
Le tank éventre Gerda.
Ironie féroce, le Minotaure est un tank républicain. Gerda ne dresse pas les bras, ne déplore aucun enfant tué. Elle n’a pas eu le temps de brandir un flambeau, de hurler, de fuir. Elle n’a pas pu étirer fantastiquement sa jambe de mendiante meurtrie. Nulle allégorie géniale de Picasso. La vie broyée, dans un coin du charnier de la guerre. Rien de central, de spectaculaire, de pictural. Dans la confusion, une voiture de plus écrabouillée, au milieu des éboulis de murailles. Gerda éventrée le 26 juillet 1937.
Son enterrement a lieu le 1er août, au Père-Lachaise, en présence de Pablo Neruda, d’Aragon, de Bergamín, de son amant Robert Capa. Le beau mois d’août de Guernica. Sur les plages d’Antibes et du golfe bleu de Juan. Giacometti conçoit la sépulture, en particulier l’oiseau sur le tombeau. Horus aux yeux percés.
Milos sursauta.
– Ne t’effraie pas. Il retrouvera sa vision, tu connais le mythe. Son œil de soleil et son œil de lune et de mort.
Samantha se tut, puis reprit :
– Comme j’aurais aimé Gerda, la rousse, la guerrière ! Celle qui aimait les hommes. Et que Hemingway surnomma « la putain ». Picasso ne fut qu’un Minotaure imaginaire, presque de carton-pâte, n’est-ce pas ? Il faut profaner nos idoles. La dévotion des thuriféraires est répugnante, à la longue. Picasso ne s’est jamais battu. Il peignait. Il a fait son boulot. Il a peint Guernica à même le mur des Grands-Augustins. Quelle énergie ! Dora sidérée. Le fameux Minotaure, en haut à gauche du tableau, je vois que c’est lui. Il n’est pas engagé dans le carnage. Il n’a pas éventré le cheval ni massacré qui que ce soit. À part. Cette fois, le Minotaure est ailleurs. Avec son double visage, son double regard. Tel un blason de Picasso, affiché en marge de la tuerie.
Samantha regarda Milos avec plus d’intensité encore.
– Il y a des hommes qui ne meurent jamais. C’est ainsi. Gerda est morte à 27 ans. Nusch à 40 ans, en un éclair. Ils ne meurent pas. Ils ne savent pas mourir. Ce n’est pas dans leurs gènes, dans leur stratégie, dans leur biographie. Il y a des mythes de la mort précoce et géniale. Rimbaud, voire Van Gogh. Staël. Quand l’artiste est méconnu, le mythe est encore plus irradiant. Les gens adorent. Il faut qu’il meure pour naître à la postérité féerique. Picasso ne meurt jamais. Mythique de son vivant plein. Certes, tu n’ignores pas qu’il est mort quand même, à côté, là, à Mougins, à ma porte. Le Vieux ! Ratatiné, avec ses petits yeux simiesques qui papillotaient encore comme des mouches vicieuses.
Samantha s’esclaffa, toute trémoussée de jubilation diabolique. Puis elle redevint sérieuse, continua son récit, lui déclara que mourir si tard, comme Picasso, ce n’était pas mourir.
Parfois, ces immortels tuent sans le vouloir. Leur désir vole ailleurs. Ils oublient, ils abandonnent leurs victimes. Ils enjambent les retardés de la vie. Les lents. Ces lambeaux du temps. Les mélancoliques. Picasso garde les amantes si elles acceptent le partage. Elles attendront le maître dans une cage dorée comme Marie-Thérèse, la préférée. Une vie d’attente pour elle et pour Dora dans la folie.
Il happe, il dévore, il laisse des reliques dans son sillage mortel, étincelant. La Crète aux cornes de soleil. Il ne choisit pas d’être Picasso. Marie-Thérèse se suicidera, Jacqueline Roque se tuera. Elles ne pouvaient survivre à l’immortel.
La chose advient à Malaga. Il naît. Une force. Il est fort. Le plus fort. En peinture par-dessus tout. Dès les premières années. Il darde ses yeux de fou. D’abord, il ne tue pas son père, peintre comme lui. Ce dernier ne peut résister au génie de son engeance fabuleuse et lui rend les armes, lui voue un culte. Le père se tue de lui-même. Il intronise son fils d’un coup, sans la longue élaboration du temps. Sans lutte. Cela tient du miracle et de la féerie. Picasso sera toujours fasciné par le caractère magique de la création. Sa mère est agenouillée devant le jeune monstre superbe. Un grand peintre est un usurpateur, dira-t-il.
Plus tard, Paulo, le fils instable que lui donnera Olga répudiée, mourra, ravagé par l’alcool, ravalé au rôle de chauffeur d’un père qui le méprise. Son petit-fils Pablito, banni, se suicidera en avalant de l’eau de Javel. Marina, la sœur de Pablito, visera juste en déclarant que son grand-père était d’une puissance épidémique.
– Viral ! Milos, je suis moi-même atteinte par le virus sacré. C’est Artaud qui a dit que la beauté frappait comme la peste. J’ai la peste Picasso. Je suis empestée de son génie dévorant.
Guernica, c’est lui. C’est du grand Picasso culotté, broyé, broyeur. C’est de l’artiste pur jus. Il a du goût. Un sens plastique imbattable. Cela enterre toutes les guerres, toutes les transes réelles. Qu’importe ce village bombardé, la polémique sur le nombre de morts ? Les maisons cramées ? Mille ou deux cents victimes, quatre-vingts ! Enfin, c’est important pour l’Histoire et pour notre cœur… Le sadisme de l’aviation, quels avions, combien ? Ce fut le travail de Capa et de Gerda. Toreros dans l’arène sanglante. Picasso surplombe. Il ose Guernica. Un geste. Un cri. Un jour. Le lendemain, il se dore sur la plage, entouré des plus belles, des plus intelligentes filles de la terre. Dans la balance de l’éternité. Le double visage du Minotaure de Guernica est cette balance. Il a gagné. C’est injuste, c’est lui. Picasso travaille la nuit. Il se lève à midi quand le soleil est au zénith : « C’est un soleil dans le ventre aux mille rayons. »
Le Roi-Soleil de la peinture, c’est lui. L’ardent monarque. On s’immole pour nourrir sa course. C’est le roi des Aztèques.
Milos était comme frappé de stupeur. Elle lui sourit. Lui dit :
– Évidemment, nous ne ferons pas l’amour aujourd’hui ! Tu vas rejoindre Marine qui est merveilleuse. Un fruit pur. Tu la feras souffrir et vous vous ferez souffrir. N’est pas Picasso qui veut ! On dit qu’il a souffert aussi. Il faut que tu partes, Milos, avec Marine. Faire un voyage. Sinon vous serez broyés. Moi aussi. Je suis fragile. Désormais tu le sais. Alors, sauvez-nous !
Sa hantise de Samantha le sapait, le submergeait. Un désir de sa chambre noire. Alors ils fuirent la catastrophe de Nicolas de Staël et le pataquès Picasso. Le festin de ses amours. Tout son ragoût d’ogre. Loin de Samantha engloutie dans la goule du monstre. Ils allèrent au fond du Périgord noir, visiter les méandres de la Vézère. Milos n’était-il pas un futur archéologue avide de connaître les mémoires de l’homme ?
Ce fut un merveilleux séjour. Le pays était un grand gruyère troué de nefs de Sixtine et de chapelles magdaléniennes. Coiffé de châteaux forts à donjon. Un labyrinthe de galeries menant à des cathédrales d’aurochs et de bisons. La rivière coupait de longs pans de falaises de calcaire. Ils grimpaient. Ils dominaient, selon les heures du jour et du soir, le cours vert-noir ou étincelant de soleil. C’était, chaque fois, l’orifice d’une caverne, un boyau plus ou moins étroit, plus ou moins long, cascadant. L’entrée dans les entrailles de la terre. La grotte était éclairée d’une lumière artificielle, à effets, contrastes. Ou bien ils portaient des torches électriques et se sentaient plus proches de Cro-Magnon, l’ancêtre, poussant son flambeau loin dans les profondeurs pour y projeter l’image des troupeaux. Quel rêve ? Quel rite ? Ils n’allèrent pas visiter le doublon de Lascaux. Ils en avaient vu une foule de reproductions. L’édifice ressemblait à l’aile d’un terminal d’aéroport.
Tous les musées d’aujourd’hui rivalisent de beauté, d’invention esthétique. Les chefs-d’œuvre de la peinture y survivent dans une lumière factice. C’est la mort surnaturelle des momies. Devant lesquelles défilent des masses, des milliers, des millions de Cro-Magnon contemporains, nostalgiques de la création humaine. Ils se photographient à coups de selfies devant les prodiges des premiers hommes disparus. Ce sont des cortèges d’orphelins d’un âge de Noé où les démiurges peignaient leurs visions du monde.
Quelle que soit la puissance du rendu du musée de Lascaux, le formidable arsenal technique mobilisé pour approcher nos ancêtres, ce n’est pas le monde original. Le puits fantasmé de la grotte. Cette dernière est réservée à l’élite de l’humanité ! Aux princes héritiers, aux parasites huppés, aux habiles, aux politiques, aux rastaquouères incultes et puissants, certes aux savants, à des catégories finalement mal connues, rarement évoquées. Furtives visites d’initiés. Faveurs accordées aux maîtres du monde. Aux dictateurs peut-être, aux rois, aux usurpateurs, aux cyniques. Dans les cavernes sacrées de Lascaux : des stars, des satrapes. L’injustice !
Le populo ira voir le grandiose simulacre. Plus instructif, plus didactique. Climatisé. On peut y pisser, s’y restaurer, y boire un coup, acheter des bouquins, des cartes postales, des vidéos. Il n’y avait pas d’autre solution pour sauver de l’haleine de tous leurs descendants les chefs-d’œuvre des chamans. On rêve à des délégations populaires, tirées au sort, qui seraient invitées à regarder les bisons à la place des privilégiés officiels.
Qu’est-ce qu’ils penseraient, nos ancêtres d’il y a 10 000, 20 000 ans, si on les amenait dans le cinéma de la splendide grotte reconstituée ? Manquent l’odeur, l’humidité enveloppante, les suintements de calcite, la sensation du mystère. La quête au bout des galeries ténébreuses. La croyance. N’est pas Cro-Magnon qui veut ! Mais là, réunis en petit troupeau ressuscité du magdalénien, quel choc ! Effroi. Délire. Désir de fuite. Incantations. Terreur. Exorcismes. Abracadabra. Ce n’est pas ça ! Pas nous ! Mais alors c’est quoi ? Quel sortilège abominable, impeccable singerie scientifique, hallucination subie ?
Marine et Milos préférèrent pénétrer dans les grottes encore visitables. Font-de-Gaume, les Combarelles… Avancer par douze. Comme les apôtres. Avec le sentiment d’être les premiers, les plus purs. Sur les traces de l’abbé Breuil, le pape de l’archéologie, qui était venu au début du XXe siècle faire les relevés initiaux. Un curé pour un sanctuaire, c’est normal. Un curé des cavernes : Breuil, dont Milos lisait les travaux. Il lui fallait commencer par le début. Breuil, plein d’enthousiasme, évoquait le choc de sa découverte de la grotte des Combarelles. Il parcourt une centaine de mètres à la bougie, sans rien discerner, puis doit avancer à quatre pattes. À plat ventre, il enlève sa soutane. En caleçon, vautré dans le vagin de la grotte. Naissance à reculons. Le curé redevient un enfant profane. Et c’est le cri ! « Hurrah ! […] C’est à croire que j’ai rêvé. […] J’ai calqué 18 bêtes, il y en a beaucoup de splendides […]. Ce sera un énorme pétard dans le monde préhistorique. »
Les Combarelles, Font-de-Gaume, Rouffignac, Bara-Bahau, dont Marine adorait le vocable exotique. De l’occitan « badaboum ! ». À cause d’un effondrement ? Ils se faufilaient comme l’abbé, qui avait dû crapahuter entre des débris stalagmitiques et les pointes des stalactites. Gribouillant sur ses carnets, dessinant les bêtes païennes au lieu de dire la messe de l’agneau. La grotte aux mille mammouths, la fresque des cinq bisons, la parade des rennes, l’ours, le taureau, les cavalcades… C’était le grand bond en avant du Sapiens. Avant la roue, l’avion, la télé, la puce. Marine célébrait les chasseurs-cueilleurs :
– C’est l’élevage et les pâturages qui signent la dégénérescence humaine. Sans reprendre tout Rousseau… Les vaches, ça tue ! La vie sédentaire, la culture du blé. L’homme du néolithique nourrit des fantasmes de propriétaire. Il n’est plus sur la brèche, à la chasse et dans les rites de la grotte. Il est foutu ! Il prend du ventre, sa marmaille l’assomme de glapissements, sa femme devient frivole et lui jaloux du voisin, avide, usurpateur. Tueur. Vicieux. Le cycle infernal de Caïn et Abel.
Milos riait, adorait les raccourcis de son amante. Il la troussait tranquillement entre deux cavernes. Elle le regardait bien dans le bleu des yeux et lui demandait de venir avec sa langue la chercher aux Combarelles.
Car, dans la grotte des Combarelles, ils avaient distingué un triangle gravé dans la pierre, fendu d’un trait. Une vulve. Et à Bara-Bahau, un grand phallus, comme ça, indépendant, dressé, un peu au-dessus d’un bison. Tout y était. Milos et Marine se sentaient complètement en accord avec ces dessinateurs essentiels. Ils avaient compris l’emboîtement des principes. Certes, les peintures et les dessins étaient souvent flous, effacés, décolorés, presque invisibles. Imaginaires. Il fallait les deviner, les laisser venir, émerger des surfaces bosselées, des agrégats de calcite. D’abord on ne percevait pas grand-chose, sauf exception ocre ou charbonnée, bison grandiose. Soudain, dans un flash de spot, une flopée de mains distinctes. Summum d’émotion ! Présence de nos frères. Là, à se toucher. Ailleurs, l’imbroglio se démêlait de linéaments du roc, les fils se dénouaient. Une grande ligne courbe naissait, un mufle ombré, deux cuisses charnues de cheval. Une crinière de Minotaure. Une silhouette humaine, à peine esquissée ou bestialisée. Et le pénis préhistorique, la vulve se méritaient eux aussi. Dans le brouillamini immémorial. Les douze catéchumènes prenaient des airs pénétrés. Chacun était ramené à son graffiti intime, en creux ou relief. Premiers signes.
La nuit est belle et constellée le long de la Vézère. Hantée de fantômes très anciens. De chasseurs fantastiques, de peintres magiciens. Milos et Marine se sentaient momentanément délivrés de leur biographie anecdotique. Transes de l’ego occidental exorbité. Ils étaient plongés dans une durée plus vaste. Ce qui leur infusait toutes sortes de désirs profonds. De rituels ataviques et cavernicoles. Marine ouvrait la fenêtre de la chambre. La rivière bruissait, noire, argentée. Dans un remuement de saules. Milos la prenait a tergo. Ce qui était plutôt néandertalien. Caressait ses hanches de biche ou de bisonne. Elle s’imaginait chevauchée par un chaman barbichu. Ils formaient quelque bête hybride, hallucinée. Dans la coulée de bronze des eaux incrustées de joyaux de lune. Leur bosselure accolée. Leurs cornes déployées. Au milieu des souffles jaillis de leurs naseaux. Dans la lueur des torches. Des incantations leur montaient. La chair est une grotte orgiaque, ourlée de toisons, avec son propre dédale de porches, galeries, de sanctuaires ouverts, gorgés d’ocre et de rose, annelés de noirceurs.
Ils faisaient « Bara-Bahau », comme lui disait Marine, tohu-bohu cogné, tamponné à fond. La Vézère serpentait dans la guirlande des grottes béantes. Sur le rebord, les hommes et les femmes de naguère, parés de peaux d’auroch, s’étaient alignés pour regarder baiser leur descendance mignonne. Ils marmonnaient un palabre indéchiffrable.
Marine revint à Antibes et Milos participa à des campagnes de fouilles dans le cadre de ses études d’archéologie, à l’Université de Nice.
En lisant un article local sur Nicolas de Staël, Milos fut frappé par un détail : « Les derniers jours de sa vie, en mars 1955, Nicolas peint Le Concert dans une tour de guet désaffectée que lui a ouverte un certain André Stella, le directeur du Grand Hôtel du Cap d’Antibes. » Alors cela ne collait plus avec la tour du Fort Carré qui se situe juste à l’entrée du port d’Antibes et où Milos pensait que le peintre avait commencé Le Concert. Pourquoi un directeur d’hôtel aurait eu un accès privilégié au fort, qui était beaucoup plus qu’une tour désaffectée ? Mais plus Milos interrogeait de personnes autour de lui, même au musée Picasso, mieux il mesurait le vague des informations : tour, fortin, bâtiment militaire… Il téléphona à Samantha, qui lui dit qu’il s’agissait peut-être de la tour de guet de la batterie du Graillon, à l’extrémité du cap d’Antibes. Mais elle s’étonnait qu’il soit à ce point curieux de connaître l’endroit exact, car ce qui comptait, c’était Le Concert, peu importait qu’il ait été peint au Fort Carré ou dans quelque autre site militaire de la côte.
En bus, Milos et Marine remontèrent le boulevard Kennedy jusqu’au Graillon. Il y avait bien une grosse tour de guet et des bâtiments, qui étaient devenus le Musée napoléonien. On leur expliqua volontiers que le musée avait profité des donations d’André Stella, le directeur du Grand Hôtel du Cap, situé juste devant. La tour s’appelait depuis la tour Stella.
– Est-ce que Nicolas de Staël est venu peindre dans la tour ?
Ils n’obtinrent aucune réponse précise. Pour la bonne raison que ces séances mortelles avaient duré moins de trois jours. Une visite éphémère qui n’avait pas laissé de traces, plus de soixante ans après. On leur dit d’essayer de se renseigner à l’Eden-Roc, le nouveau nom de l’Hôtel du Cap d’André Stella.
De l’extérieur, la terrasse était sublime, un large balcon au bout du monde, ouvert sur la mer. Tout semblait clair, somptueux, déployé. Ordre et beauté luxe calme et volupté, bien sûr. Ils savaient que les grands de ce monde avaient hanté ce paradis. Hemingway, Scott Fitzgerald, Marlene Dietrich, le duc et la duchesse de Windsor… Des stars. Mais on n’entrait pas comme ça. Marine dit à Milos :
– Redressons-nous ! Nous sommes beaux, nous ne sommes pas des ploucs. Il n’y a là que des Crésus, qui sont des croûtons.
Elle enleva ses lunettes à Milos, qui ajusta un regard de Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie, pour le moins. Un regard de Lord Jim, d’archange de Fra Angelico. Marine distilla son charme le plus délicat. Le grand jeu. Ils expliquèrent qu’ils cherchaient un renseignement lié à André Stella, au Musée napoléonien et à Nicolas de Staël.
– C’est pour ma thèse universitaire, précisa Marine avec aplomb.
On les observa de la tête aux pieds, méticuleusement, mais avec la plus grande courtoisie. Il y eut tout un cérémonial de domestiques stylés. On les fit attendre. Marine plut à un sous-directeur quelconque et Milos fit flancher le cœur d’une directrice. Ou l’inverse. On les interrogea encore et on finit par consentir, après de nouveaux conciliabules, à les introduire dans une sorte de bibliothèque où on leur désigna un livre illustré qui racontait l’histoire de l’hôtel.
En le feuilletant, ils tombèrent sur André Stella et sa collection napoléonienne que la Navale lui avait permis d’entreposer dans la bastide et la tour du Graillon, auquel il avait ainsi eu accès bien avant la création du musée. Mais rien sur de Staël.
Ils allaient quitter les lieux quand entra un vieil homme élégant, vêtu de blanc. Il s’avisa qu’ils cherchaient quelque chose. Et, doucement, il leur demanda quoi.
– Nous voulons savoir si André Stella a amené Nicolas de Staël peindre Le Concert dans la tour du guet où lui-même déposait sa collection sur Napoléon.
Le vieillard les dévisagea longuement.
– Vous vous intéressez à de telles choses au lieu d’aller profiter de la mer et de ce temps merveilleux ?
– Oui, j’écris ma thèse sur Nicolas de Staël, mentit Marine.
– Il y a bien des années, en effet, il a peint Le Concert dans la tour Stella, avec l’autorisation d’un général.
Milos et Marine se confondirent en remerciements, complètement amoureux du monsieur élégant et cultivé. Ils lui annoncèrent qu’ils retournaient de ce pas à la tour, pour visiter les lieux et, peut-être, trouver la salle du Concert. Alors il proposa de les accompagner.
Et c’est ainsi qu’ils entrèrent en grande pompe dans le Graillon, enveloppé d’agaves et d’aloès. Avec les meurtrières de sa batterie bétonnée qui avait été occupée jadis par les nazis. La belle tour robuste s’élevait au-dessus de la mer. Les objets de Napoléon avaient disparu depuis que les lieux étaient voués à un musée océanique. Ils pénétrèrent dans une vaste salle circulaire, la seule qui aurait pu contenir un tableau de six mètres de long sur trois mètres cinquante de haut. C’était donc quelque part dans l’arène de cette tour de guerre qu’avait eu lieu le face-à-face mortel de Nicolas et du Concert.
Il était né au sein de la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg dont son père était le vice-commandant. Il semblait voué aux théâtres épiques. Mais que se passa-t-il au centre de ce cercle de pierres austères et nocturnes ? Quel face-à-face de noir, d’ocre ? Monument funèbre du piano, bloc d’interdit, contrebasse difforme, fuyante. Pourtant le piano comporte une amorce d’ébranlement, un rectangle plus gris, deux rectangles roses, juste en dessous. Le mur noir pourrait bouger. Rien ne serait définitif. Toutefois, le fond rouge triomphe, envahissant. Il ne semble pas être la marque du bonheur, d’une exaltation passionnée. Plutôt un rouge tauromachique et fatal. Rouge Picasso : La Mort du torero. Bien sûr, la cape rouge sang de Picasso est tourmentée, saccagée par l’assaut violent du taureau. Alors que le rouge imaginé par de Staël est immobile, étale, tel un catafalque écarlate. De Staël, impuissant, attaqué par le vide qui sépare les deux instruments. Les feuillets esquissés des partitions forment une trame lacunaire, évasive, illisible. Sans message. Un quadrillage muet, un bredouillement gris rosé. Faiblement lumineux blanc. Quelque chose pourrait naître là qui ne parle pas, n’a connu aucun jaillissement.
De Staël est encerclé par son obsession d’absolu. Assiégé dans la tour. Les meurtrières de son art ne lui ouvrent plus la lumière d’une orchestration. Au contraire, celle-ci, filtrant par les verticales blessures de l’enceinte, darde des épées qui se croisent sur le cœur du peintre. On ne parle presque pas de ce lieu dans les documents, nombreux, recueillis à propos du peintre. On évoque une tour, un bastion, un vieux fort. Sans entrer. Sans voir. Sauf exception rare. Pourtant, c’est là que les membres de la famille vont retrouver des semaines après Le Concert abandonné. Peu de témoignages là-dessus, pas de scène. Mais cette salle est aussi importante que la terrasse de l’atelier d’Antibes dont il se jeta. C’est à l’intérieur de son creuset d’échec qu’il perd sa direction. Par la muraille du fort, il est coupé du paysage : Méditerranée, îles, indicible lumière, Odyssée. Aucun hasard d’invention ne jaillit. Il insistait tant sur cette notion de hasard créatif. Aucun passage, aucune sublimation, aucune création. Nulle porte. Prison. Forteresse-prison de la Neva de son enfance. C’est là en vain qu’il cherche, qu’il divague, entre les grandes entités de rouge implacable, de noir, de beige orangé, qu’il a dressées. Il erre dans l’architecture puissante qu’il a bâtie, béante. Nul chant ne monte. Tel le cadre d’une loi, d’un édit sans objet, d’une équation intraitable. Sans incarnation. Deux instruments de musique, comme deux piliers extrêmes, encadrant un temple flottant, une passerelle de papier sans prière. Tout est là, tout lui paraît absent. Lui qui croit que l’œuvre doit tomber d’un coup, foudre qui ne répond pas de la chaîne des causes et des beautés connues. Un événement hors du temps qui déclenche l’harmonie des notes justes. C’est ce qu’il dit mot pour mot. Or rien ne résonne ni n’advient. Ou plutôt tout est déjà foudroyé. Comme hypnotisé par le rouge. Son miroir de sang. Son définitif drapé. Quel manque, quel doute, quel abandonnement du fond du temps refluent, le dévorent et lui bouchent la vision ?
Ils montèrent sur le chemin de ronde de la tour, toujours accompagnés du milord antique. La vue éblouissait. Le bleu vaste et cru, écorché de voiles, de brise et d’écumes. Où flottaient les îles de Lérins comme les Cyclades des sirènes et la Crète du Minotaure. L’alphabet d’Homère, en syllabes insulaires, baignait dans le bleu vaporeux. Tout proches, le golfe Juan, les contreforts violets de l’Esterel. Était-il venu regarder ? Trois ans plus tôt, la même lumière l’exalte au Lavandou : « le soleil ici fulgurant, à force d’être bleue la mer devient rouge… » À Char, il écrit : « Sans blague, c’est unique René, il y a tout là. » Sa peinture flambe. Mer, ciel, plage, inventés, intenses. Nulle figure mais la présence du feu, des formes. L’incroyable crudité, la pureté des pans de couleur, l’architecture exacte des coloris vifs et tranchants. Sensation rouge et bleu. Ou ce merveilleux vacillement des volumes clairs au bord de l’eau. L’air solaire. L’éblouissement : « Ici, les femmes sont splendides, tout simplement. » « Je ferai une bonne tapée d’études de chair d’or et de diamants au soleil plein. » Quel écrivain quand il oublie un peu le sibyllin René Char ! « Quelle histoire la Méditerranée. » Comme c’est large ! On ne peut pas mourir.
Tout se brise et le quitte. Du Lavandou à Antibes. La lumière s’éteint dans la tour. Une seule femme est splendide et perdue. Jeanne.
Marine disait au vieillard de l’Eden-Roc que Nicolas avait dû se terrer dans le trou de la tour, en proie au tableau, à l’angoisse, au vertige. L’équation insoluble. La Méditerranée morte pour lui. Dans l’enfer du Concert.
Deux jours avant sa mort. Tout s’était donc joué là, dans la solitude du cap, au bout de la presqu’île, sous le sabre de la coupante lumière de mars. Cet écrin d’Ulysse où Circé ne l’avait pas appelé.
– Le lieu, c’est important, dit Milos, le lieu précis.
– Vous avez raison, le lieu, c’est capital, le démon du lieu. Même s’il est désormais enseveli sous des représentations d’espèces marines pour visites pédagogiques.
Ils posèrent quelques questions à deux jeunes filles qui guidaient un groupe d’adolescents venus s’instruire sur la vie des fonds marins. Elles ignoraient que de Staël eût été là, soixante ans plus tôt. Du Concert, elles n’avaient qu’une idée vague, même si elles connaissaient le musée Picasso. Ils étaient tous venus voir des algues et des poissons. Aucun panneau ne rappelait l’aventure ultime du géant perdu.
Milos déclara :
– La tour s’appelle la tour Stella mais on devrait l’appeler la tour Staël. Les deux noms se marient…
Soudain leur compagnon les regarda attentivement et leur dit :
– Je l’ai vu.
– Vous l’avez vu…
– Oui, j’ai vu Nicolas de Staël… Chez Douglas Cooper, un riche collectionneur, dans son château de Castille, sur la route d’Uzès. La route qu’il a peinte, de façon si pure, si radicale, si définitive, tel le paraphe de sa mort. J’avais 19 ans. Il était immense, un géant de près de deux mètres, au regard bleu Lucifer. De sa voix de basse envoûtante, il parlait beaucoup, magnifiquement, des sujets les plus variés, les plus rares. Il n’aimait pas Picasso, que Cooper collectionnait, adorait. Je l’ai vu peu de temps avant sa mort. Beau devant moi, ce soir d’été, de magnificence. Il éclatait d’un rire de titan.
Ils l’écoutaient avec passion. Il continua :
– Vous savez, on l’imagine aujourd’hui comme une sorte de Van Gogh voué à l’échec, mais il fut d’abord un jeune homme plein de force. Une nature flamboyante. Je revois ses massives mains de forgeron, d’étrangleur de planètes. Il se brisa sur des fêlures que peu de gens auraient pu imaginer… Certes, ses parents fuirent la Russie bolchevique, en 1919, avec ses sœurs et lui. Ses deux demi-frères nés d’un premier mariage du père avaient été tués pendant la guerre de 14-18. Ses parents moururent peu de temps après la révolution russe. Mais il passa une jeunesse heureuse dans la riche et généreuse famille qui le recueillit à Bruxelles. On ne sait quelles plaies secrètes le rattrapèrent dans son effort fou de peindre. Il perdit Jeannine, sa première compagne, mais, dans l’exaltation d’un nouvel amour, il se maria, trois mois après, avec Françoise.
– Si vite ! lança Marine dans un souffle, estomaquée par la fugacité de ce deuil.
– Oui, il semble rebondir dans la vie aussi vite que Picasso. Certes, il a des trous de mélancolie furieuse. Mais quel coup de hache formidable pouvait abattre un tronc pareil, dont personne n’avait encore perçu le vice radical ? Picasso aujourd’hui paraît plus fort, plus tenace, égoïste et inébranlable, mais Staël l’eût terrassé à la course et à la boxe. Et, en gueule, en démesure, en verbe, il l’eût ridiculisé… Car ils se rencontrèrent…
– Les deux, Picasso et Staël ?
– Oui, c’était en 1944, à Paris, début janvier, lors d’une expo clandestine – car la censure fasciste régnait – chez Jeanne Bucher : Lanskoy, Bazaine, Braque, Dora Maar encore en grâce, Picasso et Nicolas de Staël, 30 ans, le novice. Picasso l’avise, le mesure du regard, la tête renversée, et s’exclame : « Prenez-moi dans vos bras ! »
Milos et Marine ébahis. Milos prompt à dériver, imaginant de Staël, fort comme un batelier, soulevant dans ses énormes mains d’Hercule le jouet Picasso. Il monte avec lui jusqu’au dernier étage de l’immeuble du boulevard du Montparnasse. Il ouvre une fenêtre et, raouste !, il le balance dans le vide. Picasso hurle, glapit en catalan, refait ! C’est ainsi qu’on exorcise la scène de l’avenir.
Ils restèrent sans réaction. Ils n’arrivaient pas à imaginer le château de Castille, les collections, Cooper, de Staël vivant, son verbe abondant, sa virtuosité. Cette voix de basse, de caverne profonde où l’abbé Breuil aurait découvert des icônes d’ours et de tigres de la taïga. Sa Russie. Son père, général du tsar, vice-commandant de la forteresse Pierre-et-Paul sur la Neva. La fuite, en pleine révolution bolchevique. Sa gloire américaine, dès l’année 1950. Cinq ans après, Antibes : sa force abolie. Samson, fou de Jeanne Mathieu qui le fuit. L’abîme de la peinture qui dérobe sa chevelure tranchée. Dans la tour de guet… Le traquenard du cap. Le martèlement bleu de la mer de mars. Le Concert. Le piano noir sur fond écarlate, l’informe contrebasse tel un ventre de femme vide. Ils l’avaient tant pensé, gravé, en solitaire tragique et muet. Alors qu’il fut d’abord exubérant, ouvert, séducteur, éloquent, buveur, rieur, shakespearien. Ami de Braque et de Char, entouré d’un cortège de preux, de fidèles de haut vol.
Le témoin reprit :
– Dix ans après, c’est Cooper et quelques autres qui ont boudé sa nouvelle manière fluide, regrettant à hauts cris la fameuse matière triturée, sédimentée. Ils l’ont tué eux aussi.
Il observa un silence.
– Vous connaissez, alors, les mots de sa peur, de son effroi. Je vous les rends de mémoire, c’est du Racine… quelque chose comme : « Il n’y a plus rien. Cela se vide… J’ai perdu mon univers et mon silence. Je deviens aveugle. »
Milos reçut le coup en plein cœur. L’homme qui aurait pu porter Picasso, le planter sur ses épaules : de Staël aveugle, aveuglé. Minotaure de Russie, frappé par la foudre. Aveugle pour de bon, pas comme Picasso qui se joue des fantasmagories qu’il fabrique. Nulle petite fille pour guider Nicolas comme le Minotaure aveugle dans La Minotauromachie de l’Espagnol. Nulle chandelle d’espérance. Nulle Marie-Thérèse secourable, aux cheveux blonds. De Staël a voulu éloigner ses enfants, Françoise, sa femme. Jeanne Mathieu, son amante, a refusé de venir le rejoindre. Nulle main pour prendre la sienne et le tirer du gouffre.
Et c’était comme si l’homme l’avait deviné, car il enchaîna sur Picasso :
– L’année, précisément, du suicide de Staël et du Concert, Picasso a séjourné, l’été, dans ce grand hôtel. Juste trois mois après le supplice de Staël dans la tour et sa mort. L’année, aussi, de la mort d’Olga, en février. La danseuse des Ballets russes, son épouse qui lui faisait la guerre et dont il ne pouvait divorcer. Picasso enterre tout le monde ! Alors il a dessiné à l’encre le nouveau menu du restaurant ! C’est ainsi qu’on tourne la page. Qu’on va de l’avant. Un geste de fanfaron prodigue. À deux pas de la tour du Concert de la mort. Car la vie s’élançait de plus belle, au grand soleil. Somptueuse pour les élus. Le soir, on allait tous, en cortège, regarder la mer. Fondre le soleil. Le sublime de la vie – que Staël et Olga, ces deux Russes, ces deux exilés, d’une rare beauté, avaient cessé de partager.
Il nous sondait toujours avec cette attention extrême mais dont la face la plus mystérieuse semblait tournée vers le dedans et il ajouta :
– Oui, je l’ai vu, l’autre !, dessiner le nouveau menu des dieux. Leur festin bachique. Au cœur de l’été qui suivit la mort de Staël et d’Olga. Il était impayable. Royal et farceur. Il connaissait bien l’Hôtel du Cap. Il y avait séjourné dans les années 20, soit trente ans plus tôt. Olga, alors, était jeune, belle et vivante, ici même, en compagnie de Sara et de Gerald Murphy, des milliardaires, des amis de Scott Fitzgerald et de Zelda qui fréquentaient Antibes… Ensuite, les Murphy achetèrent la Villa America, auprès d’ici. Ils sont les modèles de Tendre est la nuit de Scott Fitzgerald. Tout le monde allait se baigner sur la plage de la Garoupe, en plein été. Ce qui n’était pas du tout à la mode. On ne venait sur la Côte d’Azur que l’hiver. Picasso était très attiré par la belle Sara, dont il fit des tableaux d’une grande beauté classique. Gerald Murphy était fantasque et pratiquait le nudisme sous les yeux de Man Ray qui le photographiait. Quelle liberté ! Picasso, en maillot de bain, arborait ses muscles de foire devant Sara.
– Picasso était là, dès le début, bien avant l’été 55, et l’été 37…
– Oui, la plage, alors, était à lui et à ses complices. Les Années folles ! Bien plus tard, en 55, j’ai pu scruter à ma guise ce septuagénaire acéré comme un bouc. Le veuf radieux. Il allait pouvoir épouser Jacqueline Roque. Le bouc de Guernica. Doué ! Doué ! Bien trop doué ! Sans l’intensité pure de Staël. Sa perplexité mystique si belle, si profonde… sa « fanatique humilité », comme il disait, je crois… Picasso n’avait pas le temps de douter qu’une nouvelle idée jaillissait qui se transformait en une autre. Il aurait redessiné la Méditerranée ! Vous avez vu, au château Grimaldi, son Ulysse et les Sirènes… Quelle invention débridée ! Lui ne redoutait rien du chant harmonieux des sirènes qu’il emmenait sur l’île principale des Lérins, l’île Sainte-Marguerite…
Samantha avait montré à Milos la photo de l’été 37 où toute la bande pique-niquait à Sainte-Marguerite. Eluard enlaçant et baisant la bouche de Nusch, seins nus. Ady Fidelin, rieuse et seins nus, elle aussi. Ils étaient libres et voluptueux sur l’île que Milos apercevait au loin dans la brume bleue. Nicolas de Staël installé ici, à la pointe du cap, avait contemplé la même île, sans pouvoir y emmener Jeanne Mathieu, son amante interdite et rétive, qu’il avait rêvé de ravir pour en faire la captive de son amour.
C’est Marine qui se lança :
– Qui êtes-vous, monsieur ?
– Je fus un amant de Douglas Cooper, c’est pourquoi j’ai tout vu, cet été-là. Et je reviens presque chaque année dans cet hôtel. Ainsi, vous ne pouviez me manquer.
Il leur sourit avec une bienveillance lucide et leur fit cet aveu :
– Je voudrais mourir en contemplant la mer de la terrasse de ma chambre, un peu ivre. Tous les soirs, je bois deux à trois verres de vin blanc et je me dis que c’est le soir, le soir de ma vie, n’est-ce pas ? Tendre est la nuit… Mais je ne meurs pas. Alors il faut recommencer. Je crois finalement que ce serait mieux de mourir l’après-midi, vers quatre heures et demie, légèrement ivre. Sans la nostalgie du soir et le Trafalgar du couchant.
En lisant l’abbé Breuil, l’Ulysse de la préhistoire, Milos découvrit qu’il avait fait plusieurs voyages en Afrique. En Namibie, où ses découvertes le rendirent encore plus célèbre.
Un désir austral s’empara des deux fugitifs d’Antibes. Une fringale d’échappées, d’espace, d’extases inédites. On commence comme l’abbé dans les trous du Périgord noir. On y farfouille avec délectation dans un amoncellement de mammouths et de bisons. Puis c’est l’appel du grand large. Milos avait enfin trouvé son sujet de thèse, quelque chose comme « Les êtres hybrides dans l’art paléolithique ». Femmes-bisons du Pech Merle, homme-oiseau du puits de Lascaux, au sujet duquel proliféraient les interprétations, homme-cerf de la grotte des Trois Frères. Homme-bison au sexe dressé. Femme-bison de Chauvet à la vulve offerte. C’était à se mélanger les pinceaux. Des fantasmagories de Picasso préhistorique. On le retrouvait donc toujours à un tournant des sexes imaginaires… Pablo le sorcier cornu. Le centaure aux prunelles d’oiseau de proie. Son Minotaure amoureux d’une femme-centaure. À un bout, sa grosse tête de taureau : cornes ; à l’autre bout : queue retroussée exhibant les couilles accrochées sous les fesses. Le Minotaure orgiaque se rue sur la femme-centaure, ses seins renversés, son visage de Marie-Thérèse. Sa croupe de centauresse elle-même empanachée de sa queue ébouriffée. Les deux amalgamés dans un viol d’amour. Hybrides hybridés : cheval, homme, femme, taureau transvasant leurs principes. S’il y a chez Picasso une pulsion scopique, au plus profond le travaille une fringale magmatique. Un vœu de confusion sauvage. Celle des étreintes violentes et mythiques de Boisgeloup, où Marie-Thérèse complice mêle indistinctement ses houles de rondeurs fantastiques à l’ouragan taurin.
Ils roulaient au nord du Brandberg, la montagne de feu. L’écrin d’un volcan primitif. Un désert rouge entièrement peint par l’hématite du granit. Des plateaux, des sommets hérissés. Colosses de pourpre et de carmin, des blocs violâtres, des chaos, des vallées et des gorges arides, plantées de quelques acacias verts, aloès projetant leur candélabre lobé, touffes d’épineux. D’énormes boules minérales posées là, sans lien. Ponctuation de Saturne. Ballons de milliers de tonnes qu’ont dû manier et se lancer des haltérophiles de la genèse. Titans ou quelques géants comme ça. Avant Adam et Ève, ces gringalets de la Bible.
L’immensité, on ne peut pas l’imaginer. Il faut la voir se déployer en une succession d’infinis. On sait que derrière la montagne il y a une vallée de rocaille où se dresse une nouvelle montagne mauve. Et si on vole vers l’ouest s’ouvre le désert du Namib. Des enfilades de dunes rousses et dorées. À l’est, le Kalahari sans limites.
À Antibes, la mer, seule, semble sans horizon. Mais c’est particulier. C’est fluide, tout bleu. Le vide lumineux. Ce n’est pas la matière tellurique. L’écorce cabossée de la terre rugueuse. Ce Hoggar barbare. L’infini matériel est plus vertigineux, plus bouleversant que l’infini fluide. Car subsistent des repères qui scandent le déroulement fantastique et donnent une échelle. L’au-delà est toujours marqué par un jalon lointain, roc massif, barre, surplomb violine, crête sanglante tel un poignard dressé qui, lui-même, signale des étendues solides et nouvelles. Alors on sent la démesure. Tout s’ouvre. L’échine terrestre est la promesse d’une fuite sans fin à travers le corps de la planète. La chaleur est fixe. Une massue ardente. On est dedans. C’est de la matière aussi. Torride. Le ciel brut de bleu.
Un pays pour Nicolas de Staël, dirent Marine et Milos. Il y aurait peint des bleus, des rouges, des sédiments superposés, sans nuances intermédiaires. Dunes ocre et azur dessus. Front d’un plateau violet et strate jaune. Abrupts de couleurs, bloc à bloc. Sa grande période victorieuse.
L’aventure d’un paysage neuf et sans bornes peut-elle sauver de la mort ? Sans doute. En tranchant notre histoire, en la suspendant. Le cours de notre vie est pris à contrepied. La foudre de l’étonnement. L’instinct du peintre réveillé, alarmé, mobilisé devant cette extase de pierres de feu. La hantise de la belle Jeanne Mathieu peut-elle résister à tout ? En principe, les passions les plus ancrées tiennent devant n’importe quel divertissement, fût-il extraordinaire. L’âme est perdue dans sa chimère qui la pourfend. L’aigle de l’amour dévore nos entrailles. Que d’échos ! Ce sont toutes nos fibres qui brûlent, notre mémoire tétanisée, nos affres, nos manques éperdus. Alors on vous balance en plein désert. On lève devant vos yeux un paysage halluciné. L’idéal de votre pays mental. L’icône de votre vraie peinture. Votre essence. L’espace, la couleur. En tables sans mélange. Du Dieu à l’état incandescent.
Le désert du Namib, la frange du Kalahari, les cailloux colossaux du Brandberg auraient submergé le peintre de son désir le plus pur.
– Tandis que Picasso n’aime pas voyager. La France, l’Espagne. En dehors de cette équation, il ne va nulle part, dit Marine.
C’est vrai qu’il s’incruste dans sa caverne. Il crible le silence de son monde personnel, de mille présences. Si bien qu’il déserte ses grandes expositions de New York. Pendant l’occupation allemande, il se tapit dans son atelier des Grands-Augustins. Un sédentaire vissé. Une maison, une femme, un atelier. Et, simultanément : une autre maison clandestine, une autre femme, un autre atelier. Même en vacances : deux maisons, deux vies parallèles. Et la ritournelle recommence, au fil des années, en différents lieux, villas, châteaux, d’un amour à l’autre, d’inlassables symétries. Que viendrait-il faire dans ce désert d’Afrique ? Certes, les masques primitifs le fascinent. Ce sont des formes. Mais il n’a nul besoin de se déplacer. Un musée suffit, une photographie, un achat aux Puces ou dans une boutique. Au décrochez-moi-ça, il trouve tout. Ou des statuettes ibériques volées au Louvre, vendues par un copain d’Apollinaire, avant la Première Guerre mondiale. Les trésors débarquent chez lui, dans son repaire. Il écarquille ses yeux crus, caresse ses proies et les triture dans les mandibules de son art.
Nicolas le prince et le pur aurait eu sa chance dans le Namib sans compromis. Affronté au double absolu de son art. Il y a chez lui de la noblesse du nomade, du grand caravanier du désert. Il a un sens pictural inné de la steppe des tsars et des cosaques d’où il vient. Et tout un Sahara intérieur de sable et de neige. Il est d’essence touareg. Ascète et aristocratique.
Milos, derrière ses lunettes noires, à l’abri d’une grande casquette à visière, se sent avalé par l’infini rouge, ultraviolet, comme du soleil cristallisé.
Ils arrivent ainsi conduits par Japhet, leur guide herero, à Twyfelfontein, dans la vallée de l’Huab, encadrée de montagnes de grès d’un rouge violâtre, profond. Des blocs, des plaques se sont détachés des parois. Ils accidentent le sentier, qu’il faut faire à pied.
Ils ne distinguent rien de particulier. Quelques arbustes, touffes d’euphorbe, maigres taillis. Acacias grêles. Le guide s’arrête devant un gros bloc incurvé environné d’autres pierres plus hautes que lui. La surface semble plate. Ils ne voient d’abord pas grand-chose. Il faut tourner par rapport au soleil, trouver l’angle propice. Ils s’approchent et s’exclament. Apparaît une ribambelle d’animaux gravés. Toute une cohorte de girafes, de rhinocéros, d’antilopes, d’autruches, de zèbres. L’arche de Noé au complet ou presque. Tous semblent appelés dans la même direction. Marche ou fuite, migration. Des flopées de bêtes. Le guide parle en anglais à Marine qui traduit pour Milos.
Le clou du cortège, c’est un lion extraordinaire. Les pattes armées de gros orteils humains. Avec une queue qui fait un coude brusque, se relève à la verticale, munie de nouveaux orteils, cinq ou six. Ce mélange de pieds ou de mains agrippe le cou d’une girafe géante, hissée sur ses longues jambes, étirée… Happée elle aussi dans le mouvement général.
Milos est à son affaire. Voici un exemple parfait d’hybridité. Ce lion hétéroclite à la queue facétieuse et préhensile. Monstre de l’imaginaire d’un chaman originel. Bochiman d’il y a 4 500 ans. C’était hier ! On connaît la thèse de la transe, peuplée de visions de dieux. Sur la surface de la pierre, poncée d’abord en belle tranche lisse, le chaman aurait ouvert la voie de sa vision en taillant ses figures. Dans le tohu-bohu du grès. Cet écran vivant. Dressé. Adressé à qui ? La pierre parle, vivante, animée telle une fresque primitive.
Milos noie ses yeux de lynx ébloui au sein de la fable du lion. Il se retourne tout excité vers Marine. Elle se dit que ça marche ! Le dépaysement l’a arraché aux simagrées de Samantha, au régime de la tentation circonstancielle. Maintenant c’est du stable immémorial. Il plane. Il a ôté ses lunettes trop noires. La casquette suffit pour éviter le dard du soleil. Elle désire son beau regard d’un bleu royal, d’azur irréel. Ni trop clair ni saphir. Bleu extraterrestre. Bleu de Staël.
Il s’est assis. Il boit des gorgées d’eau à la bouteille. Son torse ruisselle de sueur entre les pans de sa chemisette. Marine aurait envie de tout enlever et de s’asperger les seins. Tandis qu’il commence à faire l’abbé Breuil, qu’il dessine les silhouettes, s’efforce de saisir le contour de l’anamorphose du lion.
– Human-Lion ! répète le guide, qui sourit à Marine.
Ils vont vagabonder dans le labyrinthe rocheux. Entre deux blocs acérés, ils avisent, en hauteur, un pied gravé. Comme ça. Un pas pour l’homme. Rien qu’un petit pas pour l’humanité, comme dit l’autre. Mais sur Mars rouge.
Jusqu’à cette dalle de grès soigneusement poncée. Étale comme un canevas de maître. Au beau milieu : la danse. Voltige. Une espèce de corps, de ballerine animale, fleurie de longues pattes dans tous les sens, dont l’une, à l’avant, se prolonge en torse humain, cou, tête. Le carnaval recommence. Les imbrications fantastiques. Pas de limites d’espèce, de genre. L’alphabet dérangé. Le vocabulaire en transe. Il faut un certain temps à Marine pour traduire les mots du guide. Car elle ne sait pas ce que c’est qu’un koudou. The dancing Kudu ? Ou quelque chose comme ça. Une antilope faite homme. Ou l’inverse. Le torse projeté par la jambe antérieure. Telle une marionnette perchée, agitée. Acrobatie de Nusch au cirque. Cabriole de la fête. Le koudou blanc ensorcelé divague et saute.
Deuxième séance de dessin façon Breuil. Marine aime son beau curé des cavernes affinant son trait. Pas facile. Picasso aurait troussé le mythe en un éclair. Elle se garde de le lui dire. Il rate l’arabesque plusieurs fois, s’emmêle dans le nombre de pattes, leurs position, fonction. Les chamans des chasseurs-cueilleurs étaient hallucinés. La chimère divine jaillissait d’un coup, sans repentir à même le miroir ovale du caillou. Ils devaient avaler quelque décoction du désert. Extraits de plantes secrètes et sacrées. Opium du peuple des savanes. Une avalanche de dieux naissait. Quelle joie ! Sortir de sa silhouette, de son principe. Se jumeler à la bête. Siamoise.
L’homme-lion, le koudou anthropomorphe ou zoo-quelque chose.
Il paraît que les Bochimans chassaient l’antilope à pied. L’animal débusqué d’un ombrage à l’heure la plus chaude de sa sieste a moins de résistance. Il s’élance. C’est parti pour une course vertigineuse. Le Bochiman connaît ses forces, ne dévide que goutte à goutte le fil de sa vitalité. La bête palpite, chamade, dans la traque du prédateur. Ce petit homme du désert, tout mince et noir. Nerveux. C’est notre source, notre frère. Il court pour se nourrir. On dit que le marathon dure des kilomètres. Une olympiade de foulées courtes et farouches. La ténacité est la reine des vertus. L’athlète n’est pas relayé sur la piste. Il n’est pas abreuvé. L’espace se fond dans la durée d’un souffle qui ne s’épuise pas. Voilà que l’homme est supérieur à l’animal, sur son propre terrain. À la chasse, à la fuite. L’effroi de l’antilope qui joue sa vie. Un lion serait déjà recru, sur le flanc, la langue pendante. Affamé, vaincu. La crinière déchue. Lui, le chasseur gracile, est une torche inextinguible. Un feu de brousse sans frein. Un au-delà d’homme. Un en-deçà. Une musique de muscles fourbis. Le cœur est une fleur immortelle. Il vibre de son tam-tam splendide. On ne sait pas si le chasseur pense. Identifié à sa structure, à sa pulsion, à son désir, à son objet. Un seul axe. Radical. Le reste est anecdote et superflu. La flèche, sa cible. La faim, la nourriture. Avant l’achat, l’échange, la roublardise, la tromperie. Courez et attrapez la proie !
Peut-être que le duo court encore. D’un même trait. Qu’ils se sont engrenés à force de désir dans la quête, agglutinés en une bête folle de vitesse. Une antilope pantelante, aux longues cuisses en sueur, à laquelle se greffe la crosse d’un homme vif, aux tendons de silex. Ils galopent dans l’herbe printanière. Une saison des pluies à profusion d’eaux de jouvence. Ils gémissent. Heureux enfin. Le prédateur et la proie, envahis par leur unité faunesque. Et si c’était ce que les pierres racontaient, quoi qu’en disent les explications savantes, les thèses, les antithèses furieuses ? Les arguties de Leroi-Gourhan sur les femmes-bisons, les affabulations de l’abbé Breuil obsessionnel et de ses rivaux des cavernes. La chasse mène à la symbiose du chasseur et de sa proie. Leurs noces. Leur coït de Picasso. L’arbre de l’espèce en boucle. On n’aurait plus rien à désirer ou à perdre. L’être alors fait la roue au paradis. Nous serons des centaures ou rien. Voir une belle centauresse et chanter ses fesses de zèbre. Milos n’ose y penser au péril de ses yeux. Ady, l’été de Mougins. La mulâtresse sur le sable du désert. Nusch fusionnée à son beau corps, à sa pulpe ferme et brune dans les photos de Man Ray. Le chevauchement saphique de la Noire et de la Blanche. Ce rêve du grand koudou. Et du lion-femme. À Mougins, ils connurent, juste après le carnage d’Espagne et avant le gouffre nazifié, la démesure de l’Éden. Un temps d’extase pur au soleil. Leur hôtel se nommait Vaste Horizon. Vue sur le Namib des animaux de Noé. Le reste n’est qu’un calcul terre à terre qui ne mène comme toujours qu’à la guerre.
Ils rejoignirent le lodge. Marine prévint Milos que Japhet, le guide herero, ne voulait pas coucher à l’hôtel. Elle lui avait proposé un supplément au forfait fixé, mais il avait dit qu’il se débrouillerait.
La nuit était venue d’un coup. Ils sortirent alentour de la chambre. Les étoiles sous le tropique du Capricorne sont grosses, éclatantes et fourmillantes, presque tangibles par grappes, essaims, mamelles, nébuleuses… Sirius fulgurante, la Croix du Sud plantée au-dessus des montagnes du feu. Apha et Bêta du Centaure…
C’était Milos qui connaissait les noms, les épelait, hésitait, sans être catégorique. Oui, le Centaure. Il fallait bien qu’il les happe, qu’il les hypnotise, en plein ciel. Par sa crinière stellaire. Quel mythe ? Le centaure Nessus avait enlevé la femme d’Hercule, le malabar. Dès qu’il s’agissait de rapt d’amour, Milos était en alerte. Depuis la Crète, l’amant épiant Myriam sur le sable. L’emportant dans un mirage d’amour fou. Picasso, incontournable, ravisseur en chef, avait, dans les années 20, dessiné, gravé un grand centaure. Un cheval baraqué. Avec un torse humain, coiffé d’une tête barbue. Ce dieu barbu, l’obsession de Picasso le chauve, l’imberbe. Son crâne de galet dégarni, buriné. Sauf dans ce portrait de sa période bleue, où il a l’air malade, le teint jaune, bilieux, torve, doté d’un collier de poils noirs. C’est rare de le découvrir si morne… Qu’est-ce qu’il a fait encore !
À la bonne heure. Le centaure emportait Déjanire, la belle fille pâmée. Hercule s’était fait faucher son épouse. Était-elle si mécontente de troquer le fier-à-bras infatigable pour le cheval au poitrail d’homme ? Une croupe de coursier de Rubens, des cuisses en gigots de girafe, des boulets de granit, le chant des sabots orgiaques. Ah ! le morceau hippique qui déboule sur Déjanire ! Hercule n’est qu’un bouseux dispersé, hyperactif ! Les écuries d’Augias : quel con ! Ainsi, le ciel racontait les transgressions du centaure et du désir. C’était un firmament énorme comme un ventre de grand crocodile du Nil qui lâche ses myriades d’œufs. La voûte céleste littéralement vous pondait l’Univers dans les mirettes. Milos absorbait l’overdose sans lunettes. On eût dit que ses yeux noircis par la nuit aspiraient le lait des galaxies.
Une météorite mastoc était tombée un peu plus au nord. Il y a 80 000 ans. Un bloc quadrangulaire d’environ trois mètres sur un mètre de haut. Compact et rugueux. Jeanne, la compagne de Samantha, lui aurait voué un culte, s’en serait inspirée pour ses sculptures. Brut de cosmos, âpre et ferreux. Un roc qui valdingue dans l’espace sidéral et percute le flanc de la Namibie. Les Bochimans occupaient déjà le terrain, leurs ancêtres. Premiers Sapiens témoins de la chute, de la foudre. Effarés. Quels esprits ? Un vol chamanique à l’envers et tonitruant. Il faut imaginer le nuage de poussière, le tremblement, les convulsions de l’écorce. Les bestiaux de l’époque. Encore des dinosaures. Depuis la découverte du lingot céleste, des fans, des voleurs superstitieux n’ont cessé d’en grappiller des morceaux. Des tonnes ! Jusqu’à ce que le totem devienne monument national. Autel.
Quand ils jetèrent un coup d’œil dans le parking, ils virent Japhet endormi dans la voiture. Contre le dossier du siège arrière. La tête renversée de côté sans oreiller.
Marine murmura sous les étoiles :
– Je lui ai pourtant proposé…
– C’est comme ça. Il n’aurait pas l’idée de dépenser un argent précieux pour un lit confortable. S’il avait accepté le supplément, il l’aurait gardé et il aurait couché quand même dans la bagnole. J’ai lu des histoires tristes sur les Hereros, son peuple. Ils en ont subi, des horreurs…
– La colonisation toujours et partout.
– Oui, les Allemands occupaient le pays. Et ont massacré les Hereros rebelles. Les camps, la mort. C’est un survivant.
Ils se turent. Résignés. Incapables de peindre un Guernica austral. Tout était trop tard. Les Hereros défendaient la terre des oryx. Tout est pillage, prédation, invasion de la beauté.
Le lendemain, Japhet voulut leur montrer la forêt pétrifiée. L’expression les fascina. Ce n’étaient pas les épaves d’une Brocéliande d’Afrique. Mais, tout de même, ils furent très attentifs aux métamorphoses de la matière. Quelques gros troncs d’arbres terrassés, scindés en tranches de décombres. Milos et sa thèse sur les êtres hybrides dans l’art rupestre. C’était justement un cas d’hybridité. Mais sur les plans végétal et minéral. Conifères gainés de sédiments de silice dans le four des âges. Toute la cuisine des climats. 280 millions d’années, qu’est-ce que c’est ? Le temps de se fossiliser dans un pourrissement contrôlé. On eût dit les vertèbres géantes d’un squelette de dinosaure patiné, cuirassé par un Arman, un César venus là composer une installation. Et si on était plus archaïsant, on pouvait pencher pour les reliques de l’Arche ! Ce n’était pas très spectaculaire. Mais très beau dès que l’on concentrait le regard sur la texture des arbres-pierres. Ces avatars marbrés, jaspés, disloqués. Cadavres d’une forêt primitive. Momies qui se dissoudraient dans les sables dont on voyait, au loin, le hérissement de crêtes écarlates.
Entre les arbres, Japhet leur fit voir des plantes vastes, déglinguées elles aussi. Sortes d’épaves végétales divagantes, embrouillées. Monstres encore entortillés de tentacules. On ne s’en lassait pas. Pieuvres aux palmes vert-de-gris, de trois ou quatre mètres de large, en contorsions lamées. Comme des volcans en loques dégobillant leurs guenilles. Paillasses échevelées, vertes et roussies sur les bords. Ou complètement cramées, avachies. On pourrait continuer les métaphores tant les métamorphoses sont la clé de la création et d’une liberté euphorique. Ces Welwitschia avaient 1 000, 2 000 ans. Une lampée temporelle. Deux fois rien ! Au cœur de ce Titanic végétal, les organes poussaient, gais, folâtres, en grappes de gousses vives. Les sexes de la fleur mâle ou femelle attendant la pollinisation comme partout. Une pincée de spermatozoïdes, ovaires écarquillés. En plein désert ascétique et râpé, crevassé, criblé de soleil et de graviers stériles. Une idée folle était née de ce chaos de feuilles millénaires et coriaces comme du cuir : exhiber son sexe, l’offrir tout brillant, gonflé. Faire le beau, la belle. Féconder, se reproduire, perpétuer sa substance. Baiser !
Milos et Marine en pouffaient de rire. Japhet aussi. Ils buvaient à la régalade. Belle journée. Quarante degrés sympas. On ne sue plus. On se dessèche, la peau colle sur les os, change de couleur. Tannée. Les organes se fripent. On devient racorni, mort-vivant. Avatar de momie. Couché entre les carcasses des arbres immortels et ces charniers de Welwitschia. Des touristes, mille ans après, viennent vous visiter.
À une dizaine de kilomètres, Japhet leur avait réservé une vasque, une fontaine naturelle entre les blocs de granit. Il s’était un peu éloigné par délicatesse le long du goulet. Marine se mit en maillot de bain, puis seins nus. Dans l’eau assez fraîche. Tant pis pour les parasites qu’on pourrait attraper. Milos s’éclaboussait, frétillait. Ne lui manquait plus que les ailes pour faire tout un battage de phénix à sa toilette. Au bout d’un moment, il s’aperçut que Marine jetait des coups d’œil en direction de Japhet. Plus herero que jamais. Dressé, se plaquant de grandes gifles d’eau sur sa peau brune, rutilante. Il en était tout cambré, ambré de scintillations.
– Il est plutôt bien fait, lança Marine avec une parfaite objectivité scientifique. Il a des reins superbes et des fesses d’enfer, comme des roues de bronze.
Des roues de bronze ! Milos, d’une minceur moins musculeuse, était jaloux. Son bronzage légèrement doré manquait de magnétisme. Il fit une remarque ethnologique :
– Oui, les Nilotes ont migré à travers toute l’Afrique. Ce sont des hommes élancés.
Nilote ou bantou… pensait Marine. Il assure ! Adamique à souhait. Juste avant la faute. Ruisselant, perlé. Black is beautiful.
Milos s’énerva :
– Tu pourrais être plus discrète.
Rieuse, elle protesta :
– Parce que, toi, tu l’es ! Je t’ai vu mater une jeune fille, une porteuse de fruits, le long de la route ! Tu la suivais du regard, profitant d’un camion en panne qui ralentissait la voiture. Tu prenais le temps, tout à ton aise. Épousant le mouvement…
Milos ne pouvait pas nier. La beauté des traits, front, nez, pommettes. Céramique. La taille haute. L’élégance incroyable des chevilles. Et ce rythme de vaisseau callipyge. Le balancement. Il devinait l’arc charnu, tendu sous le pagne. Un gonflement glorieux. Tandis qu’elle passait devant une série de baraquements, tôles ondulées, garages bricolés, casemates séchées. Essaims de mouches.
– Alors elle t’a vu. Tu as enlevé tes lunettes noires. Tu lui as lancé un bon coup de bleu séraphique. Elle a été surprise. Comme si c’était tombé des astres. Grand sourire étonné. Toi, ébloui.
La voiture n’en finissait pas de cahoter derrière le camion poussif. Dans une nuée de poussière rouge. Elle paradait. Déesse. Les fruits oscillaient sur son crâne au dessin parfait. La ligne du dos, les reins, l’ondulation de Salomé. Milos stupéfait de bonheur. Ses fameux yeux bien dessillés, pas vulnérables du tout. Passionné par la cause herero. Militant.
Ils partirent un peu vers le sud. Au cœur du Brandberg. Ils descendirent de voiture. Il leur fallut grimper dans la montagne. Japhet en tête. Le même horizon de matière formidable. Gizeh, Khéops au naturel. Un dédale de sphinx granitiques. Un ravin s’ouvrit.
– Le ravin de Tsisab, dit Japhet.
Ils frémirent à ce nom vaguement fabuleux. Surtout que des éboulis de roc cramoisis les enveloppaient. Au pied d’étraves mauves et concassées. Un arbre se dressa, au tronc blanc dans le charivari de pourpre et d’or. Ils allaient pour le moins déboucher sur l’Atlantide.
Devant la face d’une pierre, Japhet s’immobilisa. Ils savaient ce que cela signifiait et se hâtèrent pour regarder. D’abord toujours, cette impression d’aveuglement. La matière opaque. Des gribouillis peut-être. Ils cherchent, dévient un peu l’angle de vue. C’est Marine qui trouve, la première… Enfin Milos voit. Sept, huit silhouettes, dansantes, un peu contorsionnées, drolatiques. Incroyablement fessues. Croquées comme dans une bande dessinée. La croupe saille en bulbe, bosse projetée à l’arrière.
Japhet dit :
– School Girls !
Puis :
– Musician Girls !
C’était ainsi qu’on les avait baptisées. Une guirlande de gamines d’il y a 2 000, 3 000 ans. Déjà érotiques ? Initiées, danseuses ? Milos consulta son abbé Breuil et apprit qu’il avait peint une aquarelle des jeunes filles. Saisi leur gigotement de princesses nues.
L’abbé était flanqué de Miss Mary Boyle, son assistante écossaise, qui croyait aux fantômes. Au mitan de l’autre siècle, tous deux débarqués comme Tintin en Afrique. Le duo des cavernes. Une fidélité à toute épreuve. Le vieil abbé catholique de 70 ans cornaqué par sa secrétaire presbytérienne. Il ne faut sans doute pas imaginer quelque idylle ancienne et faunesque. L’abbé avouait, dans ses Mémoires, ne pas s’être intéressé au sexe, dès sa jeunesse. L’heureux homme ! C’était, entre Miss et lui, plutôt une collaboration assidue, une complicité de passionnés forgées au fil des fresques, des gorges, des grottes, des campements africains. Le vieux soudé à sa moins vieille qui lui donne un coup de main et l’éclaire de ses propres thèses scientifiques. Quelle vie ! Quand les curés s’ennuient dans les confessionnaux moisis où s’égrène l’antienne des mêmes péchés rancis. Pas de surplis, de rites réglés, de sermons. Mais la perpétuelle fugue dans les cavernes. Hosannah devant le dieu cornu ! Alléluia ! le bouc ithyphallique, la vulve de la femme-lionne ou bison ! Quand les curés débitent le catéchisme aux mioches impies : « Dis-moi tes péchés, Ursule, Japhet. Tout seul ou avec d’autres… Tu me réciteras quinze “Je vous salue Marie”. » Puis se ravisant : « Non ! Douze, car Dieu pardonne. » Breuil, lui, savait qu’Adam et Ève, c’était une image, qu’ils remontaient à des dizaines de milliers d’années. À Cro-Magnon, voire Neandertal et plus loin. Qu’ils rôdaient du côté du pithécanthrope, du sinanthrope, valsaient avec l’Homme de Java… À perte de vue, l’arbre de vie, sa fantaisie. Ce n’était pas très carré, très catholique. Les représentations d’Adam et Ève, dans l’histoire de la peinture, en prenaient donc un coup. Ils étaient beaucoup moins lisses et moins clairs. Moins découpés. Il n’y avait pas des pommiers partout. Peut-être que c’était un baobab, un fromager bien plus spectaculaire, qui avait offert à la faute un ombrage véritable. Ils avaient cueilli une mangue.
Au début du XXe siècle, où l’abbé commença d’explorer les cavernes, en pleine séparation de l’Église et de l’État, il ne s’agissait pas de proclamer un évolutionnisme trop abrupt. Il faisait donc son Darwin en douceur. Faufilé adroitement entre les affreux athées Émile Combes et Aristide Briand et les foudres du Saint-Office. L’Index ! L’excommunication dare-dare. En somme, son compromis était le suivant : il y avait la transcendance, Dieu tout là-haut ; et, en bas, l’immanence des cavernes marquée de diverses péripéties et successions d’espèces. Dieu, généreux, englobait ces vicissitudes savoureuses de toute la Création. Un point, c’est tout. Un film dont le metteur en scène, l’auteur, était Lui, l’Incréé. L’abbé ne faisait que remonter la bobine du scénario.
Ils avaient rendez-vous avec la Dame Blanche, une héroïne fameuse et capiteuse de l’archéologie dont Breuil avait fait son miel et Miss Boyle ses lubies. Ils marchèrent à travers un chaos rocheux. Des blocs de granit mastoc, empilés, dispersés, chamboulés. Ils remontaient le petit ravin de Tsisab : le sentier des léopards. Le lit du cours d’eau était à sec. Ils escaladèrent de nouveaux rocs et, là, un haut pan de granit semblait renversé, constituant une sorte d’abri ombreux, une grande bouche de mystère. Hélas l’ouverture était protégée par une barrière de fer. Des touristes japonais photographiaient tout ce qu’ils pouvaient, bien alignés, sur deux rangs, mitraillant. Marine demanda à Japhet de s’arrêter et d’attendre à l’ombre d’un acacia vert sur fond d’ocre rouge.
Au bout d’un moment, les importuns se trissèrent. Et ils contemplèrent la fresque de la Dame Blanche qui avait déchaîné les imaginations. Milos avait lu un livre de Breuil rien que sur elle : The White Lady of the Brandberg. Une énigme, un beau délire interprétatif dont Jean-Loïc Le Quellec avait analysé la construction arborescente dans La Dame Blanche et l’Atlantide. La saga du mythe était passionnante, mais confrontés au réel, à l’archive brute, Milos et Marine n’arrivaient même pas à distinguer le personnage au milieu d’un grand troupeau plus visible d’oryx, s’il vous plaît, de gnous, gazelles, zèbres et chasseurs, guerriers rouges. Ce foisonnement de figures, toujours. Surgies du désert.
Elle se dessina doucement. Transparut, au cœur du cortège. Fantôme blanc, élastique. Ils se cachaient du soleil, se disloquaient, tendaient le cou. Milos ajustait le zoom de son appareil photographique mais le résultat n’était pas clair.
Breuil, lui, pouvait accéder directement à la paroi. On le hissait sur un bidon. Miss Boyle le soutenait, l’encourageait. Breuil, coiffé de son béret basque, derrière ses lunettes de curé, expert en archéologie. Il adorait la jeune fille blanche et ingambe. C’était en 1947, 48… Il appliquait des calques de papier sulfuré, copiait, notait, toujours en équilibre jonglé. Vieux curé acrobatique. Puis il reprenait tout à l’aquarelle sur des feuilles vierges. Un couple de photographes allemands accompagnait la Miss et l’abbé, Ernst Rudolf Scherz et Anneliese, son épouse. Juifs, ils avaient fui le nazisme en Afrique du Sud. Ainsi, le catholique, la presbytérienne et les Juifs s’entendaient à ravir. Loin des crimes de l’Europe. Collés à la paroi comme Michel-Ange au plafond de la Sixtine. Orientant leur Leica, leur Rolleiflex, campant leur caméra sur trépied. Industrieux, zélés. Boulimiques de la Dame farfelue. Campant à la belle étoile. Le curé mangeait peu, grignotait des biscuits, quelques fruits. On le disait économe, presque avare. N’avait-il pas été élève à Saint-Sulpice, suppôt de l’ascèse ou quasi ? Rien ne devait interrompre trop longtemps la récolte des figures. Au fond, l’identité des porteurs noirs, comment dire ?, des serviteurs, importait peu. Les archéologues déphasés ne s’intéressaient qu’à la Dame millénaire, immaculée. On est toujours injuste, à côté de la plaque. La misère est à notre porte, et on ne regarde le monde qu’à travers la lorgnette de nos lubies. L’égoïsme nous sauve la vie ! Qu’en dirait Breuil ?
C’était, c’est sûr, une fille étrange dans la pagaille des bêtes et des chasseurs-cueilleurs. Sa coiffure rousse ornementée de pierres et de coquillages. Sa casaque seyante, ses jambières. Son arc. Elle portait, à la main, une fleur blanche. Un poème. Une mysticité. Mallarméenne. Nervalienne. Mieux : de longues cuisses d’amazone ou de Diane, d’Isis. Miss Mary commençait à déconner, à torcher des hypothèses insensées dont Breuil se régalait. Tant le soleil martelait la tête. Dans le désert famélique. Propice aux songes. Aux cultes et mystères. Le béret basque de Breuil chauffait à soixante-dix degrés. Une friture de neurones crépitait dessous. Et puis toute science comprend sa part d’arbitraire, de projection, de déviation. Alors le curé et sa gouvernante savante ne se privaient pas d’halluciner. C’était bandant, cet androgyne, guerrière catapultée en Afrique. Breuil écrivait : « Le corps et les membres sont d’un être jeune, aux seins naissants rejetés sur les côtés. Une sorte de maillot moule étroitement les formes et une bande-ceinture barre le bas du tronc. Le visage, à la bouche délicate, légèrement entr’ouverte, est encadré d’une mentonnière blanche remontant vers l’oreille. La chevelure, brun rouge foncé, retombe en arrière, mais sans atteindre les épaules, certainement coupée carrément. Une ligne de perles part de l’oreille, laissant bouffer en avant une touffe à son sommet. Elle s’incurve en arceau renversé près de l’oreille et remonte verticalement vers la fontanelle. Aucun doute sur le caractère méditerranéen, et plutôt grec que crétois, d’un tel profil. »
Elle était vraiment mignonne, la Lady du bush. La garçonne rupestre. D’une coquetterie Art nouveau ou presque.
L’idée de génie de Miss Boyle et de Breuil était une analogie avec les femmes de Grèce, voire de Crète. Déesses ou combattantes du taureau lors de rituels de Cnossos. L’on voyait, sur la muraille trop restaurée du palais, des acrobates sauter au-dessus du dos du Minotaure. La Taurokatapisa…
– Mais qu’est-ce que tu baragouines, Milos ?
– C’est le nom grec du rituel du saut du taureau !
Oui, Picasso était carrément de retour. En bloc bachique. Milos et Marine ne l’avaient fui au bout des déserts africains que pour buter sur ses fantasmagories tauromachiques. La déesse blanche, pour lui, c’était Eva, Dora, Nusch la trapéziste, Lee, Marie-Thérèse surtout, sous le mufle du Minotaure transi, avide. Prompt à l’étreinte volée.
Des migrations minoennes expliquaient l’atterrissage de la fée belliqueuse sur la paroi d’un roc namibien. Voilà la fable dont on se gorgeait à l’envi. Et puis la thèse arrangeait tout le monde, car une telle sveltesse incandescente ne saurait convenir à une indigène san, bochiman, ou bantoue. La Grèce antique restait irremplaçable pour trancher de l’origine de la beauté. Ces archéologues n’avaient jamais contemplé des photos d’Ady Fidelin ! Plus proches d’eux, pourtant, des représentations des filles du cap offraient ce genre d’élégance gracile et impulsive. Mais on conservait un vieux fond de colonisateurs à préjugés du diable. Alors, c’était ancré, consacré, la Dame Blanche était grecque. Belle comme l’antique Artémis armée de son arc. Un grand débat avait éclaté sur son étui pénien – ou pas. Car si la belle était dotée d’un phallus, même discret, la thèse de la déesse blanche s’effondrait. Le premier découvreur de la peinture avait, en effet, précisé l’existence d’un pénis infibulé qui avait disparu ensuite des reproductions et commentaires. On ergotait. « Non, un pénis n’est pas placé comme cela, de travers. Elle n’en avait pas. – Si, c’en est un ! » La vieille question angoissante du genre ! Dès le début la thèse était battue en brèche par d’autres archéologues, qui se gaussaient des délires de l’abbé et de Miss. Car les Africains n’ignoraient rien de l’art de la coiffure ni de l’ornement. Nulle nécessité d’en référer aux Grecs.
N’empêche que Milos devait lire, sur le sujet, la synthèse d’un certain Raymond Lantier, datant de 1969. Vingt ans après, il persistait sur l’absence de pénis chez la dame, ce qui, du point de vue freudien, pour un mâle, est un progrès par rapport au déni œdipien. Dans une communication sur la vie préhistorique d’après les peintures rupestres d’Afrique, il reprenait les images de Breuil et de Miss Boyle, enjolivait tranquillement l’opérette archéologique, c’étaient de « petits groupes, Méditerranéens, Crétois ou Grecs, Sémites coiffés du bonnet babylonien ou phrygien, trafiquants, prospecteurs en quête de métaux précieux, étain, cuivre, or, de pierres fines, de bois rares. […] en des temps antérieurs aux navigations des flottes du roi Salomon […] et aux périples des Phéniciens vers le pays d’Ophir, ces peintures font connaître que des Européens et des Sémites sont venus en Afrique australe, y ont séjourné mêlés à des indigènes de petite taille […] dont ils se distinguent par leurs formes élancées, […] à face orthognate (sic) ou de type nettement européen. […] soutiens-gorge chez les femmes, tuniques frangées […], chevelure fauve ou rousse coupée “à la page”. […] la “Dame blanche” du Brandberg, une Grecque […] ».
Le tour est joué. C’est un pittoresque roman européen. Salammbô sexy recommence. Tout le monde se balade en soutien-gorge, d’un bord à l’autre du monde connu, déguisé, coiffé, phrygien ou babylonien. C’est carnaval et petits pages ambigus aux cheveux coupés à la Jeanne d’Arc. L’Européen, le parangon du beau, vient inscrire son image sur le rocher des Bochimans. Une déesse gracieuse, pénis improbable, une donzelle tauromachique.
Milos est venu en Afrique pour tomber sur la Cnossos de sa mère. Le cycle est bouclé. Personne n’échappera au mythe familial. Picasso signe.
Breuil y va de son lyrisme, aiguillonné par Miss Boyle. Il est parti des grottes du Périgord le plus noir. Il a erré dans les dédales des cavernes. Il se sentait appelé ! Vers quoi ? L’origine humaine ? Il a marché dans les galeries à la lueur des bougies. Comme le Minotaure aveugle de Picasso guidé par une petite fille. Il a vu moult figures de bêtes. Dans les replis les plus secrets, des vulves sont apparues, de bisonnes ou de lionnes, et des phallus d’hommes-cerfs. Tout un braille d’organes génitaux et de suaires immémoriaux. Le curé avait le cœur bien accroché. Il suivait sa voie, vers Dieu, le Créateur ? On ne pouvait pas encore trancher tant les arborescences des grottes divaguent sous la terre comme l’arbre de la généalogie de l’homme. Mais l’abbé ne se décourageait pas, suivait tous ces méandres de la bête et du pithécanthrope, jusqu’au roseau pensant, coiffé de son béret basque. Dieu auréolé au sommet. Fiévreux, il passait le cap de l’Afrique, entrait au désert comme Moïse ou le Christ. Dans les vallées de sable rouge, la table de la Loi l’attendait. Suprême icône de la Déesse. En préambule à sa grande saga de l’art pariétal, il écrivait qu’il revenait du fond de l’Afrique, où l’attendait « une très ancienne jeune fille. Éternellement elle y marche, jeune, belle et souple, d’une allure presque aérienne. Aux anciens jours, tous, parmi les siens, ont aussi marché pour contempler son image adorée […]. À travers les déserts, j’ai marché vers elle […], captivé par son incomparable grâce […] ». La sylphide de Chateaubriand. La Nadja de Breton. La Crétoise surréelle. Minoenne immaculée, en short ! (Précisent certains archéologues obsédés.) Comme Bardot dans Et Dieu créa la femme. L’abbé imaginait que les peuples de la savane venaient de loin adorer Blanche-Neige, la Diane, la belle Hélène, Isis… Future Marianne, en somme. Marine ? Myriam ?
Tout ce voyage pour retrouver le visage de sa propre mère. Dans la splendeur du palais de Minos. En plein désert d’Afrique !
Où donc est la vérité si la Dame Blanche n’est pas grecque ? Il y a désormais une interprétation à tout faire. Dès qu’on ne comprend rien, on conclut à une vision chamanique. Est-ce plus clair ? s’interroge Marine, perplexe, en plein désert. On explique l’inexplicable par l’inexplicable. Les chamans sont bien pratiques. À la moindre cabriole mi-animale, mi-humaine, c’est une hallucination chamanique. Des signes abstraits, bizarres, pectiformes, tectiformes (en forme de toit), gravés sur les parois. On lance d’abord des thèses rationnelles, ce sont des pièges pour les esprits malins ou des marqueurs d’identité ou des symboles de féminité. Les dingues évoquent la patte des extraterrestres, qui seraient des petits rigolos. Las de l’espace sidéral, ils adorent, donc, se nicher dans nos grottes, parmi les chauves-souris. Mais le chic est de déclarer, aujourd’hui, que tous ces mystères sont des créations de chamans. Une jolie fille, peinte en blanc, gambade en jambières dans la savane sèche, une fleur à la main, c’est chamanique. La main de ma sœur, c’est chamanique. « Le beau est toujours bizarre », disait Baudelaire. Le bizarre est chamanique. Lourdes, ça l’est. L’eucharistie, très. L’œuvre de Picasso est essentiellement chamanique. Marcel Proust, chaman de la mémoire ! Nicolas de Staël, prince chaman. Milos, un chaman errant. Breuil, un infatigable chameau de l’archéologie.
Dans la foulée, Marine révèle tout de go à Milos qu’un autre extravagant chaman est venu se balader pour de bon dans cette Afrique australe caniculaire. Un admirateur absolu, sinon de Nicolas, de Pablo. Un dandy qui ne se posait guère la question du genre, tant il était apte au travestissement et au rouge à lèvres épais. L’air sec le délivrait d’un asthme congénital. Un peintre.
– Je ne vois pas… bafouille Milos.
– Presque aussi connu que Picasso et peut-être plus révolutionnaire…
– Giacometti !
Marine s’esclaffe.
– L’Homme qui marche dans le désert, ce serait frappant ! Mais non, voyons ! Milos… C’est Francis Bacon. Vers 1950.
Marine explique que Bacon n’est pas venu en Namibie exactement mais juste à côté : en Afrique du Sud, en Rhodésie, voir sa mère et sa sœur… Fasciné par les bêtes souples et voraces. La grande vie carnassière… Les gueules béantes, dentues, éblouies de sang frais. La loi du fort et du furtif. Il adorait quand les brutes fauves étaient à demi gommées par les stries hautes des herbes de la savane comme le seraient les têtes de ses papes hurlant. La vibration d’une pelisse d’éternelle chaleur vrillait ses nerfs. Il admirait, paraît-il, non pas les White Ladies du coin, ni les Black, mais les policiers rhodésiens, découpés sur la transparence de l’azur, virils, moulés dans leur uniforme blanc, bottes et jambières de cuir lustré, cruels, autoritaires, fouettards à l’envi. White Policemen.
– On en mangerait ! N’est-ce pas ?
Milos bluffé, mirettes écarquillées. Bacon chez les Bochimans !
Ils voyagèrent aux lisières du Kalahari pour admirer les oryx.
Quand Milos vit l’oryx dressé dans la savane blanchie, il fut saisi par sa beauté. Sa toison fauve gris aux nuances dorées, rosées. Selon le soleil, l’éclat des dunes, l’ombre des acacias. L’oryx survit dans le désert. C’est l’antilope philosophale. Belle, ample. Plénitude de sa robe qui ondule. De longues bandes noires parcourent la ligne du ventre et du dos. Les jambes à demi gainées du même noir velouté, profond. Le visage masqué d’un large signe noir, triangulé, ovoïde à son sommet. La frange noire à la base des deux cornes hautes et saillantes, verticales.
– La belle oryx a des yeux de velours ! railla Marine.
Ce n’était pas la première fois que Milos se découvrait zoophile. Son choix de l’hybridité dans la peinture rupestre l’attestait. Mais l’oryx le fascinait. Dans la vapeur des mirages du désert, il flottait. Ou bien, tranchant, galbé, charnu, exact, sur fond de roc roux. Milos n’était pas le seul rêveur d’oryx. Ainsi ce poète arabe chantant la rencontre amoureuse : « Et soudain je vis [Hind], telle une oryx parmi d’autres oryx blanches […]. Une senteur de musc émanait d’elle. […] Au visage, elle a une broderie noire. » Peut-on être plus suggestif ? Milos se rappelait-il le bandeau qu’il plaçait sur les yeux de Marine, lors de leurs premiers ébats ?
Toujours l’oryx, pourchassé par une meute de chiens, la décime et s’en va « comme étoile, perle du ciel, filante, tête haute… telle ma chamelle ». C’est charmant ! Qui découvrira la constellation de l’Oryx ? On sait, même si ce n’est qu’imparfaitement prouvé, qu’une version primitive du fameux sonnet en X de Mallarmé comportait, outre l’onyx, le Phénix, le ptyx, le Styx, un oryx ! Oui, au masculin. En place des « licornes ruant du feu », on trouvait des « oryx ruant du feu ». Alchimique.
Même la Bible n’en peut mais. Dans la bénédiction ultime de Moïse, qui donc est gratifié de cet éloge : « Sa beauté est celle du taureau premier-né, ses cornes sont celles de l’oryx ; avec elles il frappera les peuples et les chassera jusqu’aux extrémités de la terre. » Certes, la version des cornes de rhinocéros est fréquente, mais celle plus rare des cornes de l’oryx est plus féconde.
L’oryx est la seule antilope capable de vaincre le lion. Voici la culbute de l’ordre naturel. L’oryx fait front. Le lion bondit, agrippe la fessue, lui ravage l’échine, la renverse dans la steppe. Tente de saisir le cou et de tuer sa proie, comme d’habitude, par un lent étouffement tenace. Mais la gazelle guerrière se cabre et pourfend le roi des animaux d’un fulgurant coup de cornes. Geste révolutionnaire. Sabre enfoncé au cœur.
L’éros de l’oryx. Au paradis des orages. Rimbaud, c’est avéré, évoque l’oryx dans un poème censuré par sa sœur. Une louange incestueuse, flanc à flanc. Haletants, au Kalahari doré. Museaux mêlés, muscs du Harrar. Un coït solaire à laisser pantois l’abbé Breuil qui le découvre peint sur un mur de caverne éthiopienne. Le fils du soleil entre les cornes de la gazelle.
Peu de gens savent que Flaubert fut tenté d’écrire, après Salammbô, une nouvelle épopée flamboyante : L’Oryx d’Ophir. Certains contestent et prétendent que ce fut une chimère de Théophile Gautier, voire de Huysmans. D’autres présument d’un tableau secret de Gustave Moreau, qui a peint déjà, comme on sait, Œdipe et l’Oryx.
La chair de l’oryx est profonde sous la braise de sa toison cendrée. Juteuse et sauvage. Ses cuisses enrichies de muscles bombés, gonflés de sang, s’écartent avec souplesse pour uriner sur les cactus. Ses fesses luxurieuses s’offrent dans la lumière ou dans l’ombre. Selon les goûts. Le feu de ses yeux doux et noirs darde quand elle vient de massacrer la meute infecte des clebs.
Milos racontait comme il aimerait vivre dans l’intimité de la farouche, nourrie de gousses d’acacias qu’il lui cueillerait. Apprivoisée, délices… venant à lui, cornes baissées. Son agenouillement nuptial et propice. La grotte ornée de son sexe sous la constellation du désert.
Sans doute finirait-il transpercé, valsé par un caprice furieux de sa fiancée. Sabré comme la meute. Mais le risque de l’oryx valait le coup.
Marine jalousait l’oryx, ce désir fantastique. Elle humait, à travers les formes élancées de l’antilope, la trace et l’odeur de Samantha. Une sorcellerie.
Les troupeaux bougeaient, leurs calligraphies se métamorphosaient, sans cesse, se volatilisaient dans l’excès de lumière et de mirages. Ils s’incarnaient dans l’oasis verte. L’oryx est un songe, une Arabie de désirs. Une Namibie priapique.
Nicolas de Staël, au désert, eût été secouru par l’oryx et sauvé du saut fatal. Ne parlons pas de Picasso, qui eût, tout à son aise, abusé de la beauté, lui ôtant son loup et ses jarretelles noires, la dessinant de travers, en contorsions cubistes, mi-Dora mi-chèvre. Oryx pleurant. Oryx, dite la Pisseuse. Peintre devant l’Oryx, son modèle. Oryx, au jardin, montrant son anus à deux vieillards. Viol de l’Oryx. Femme-oryx torero éventrant un taureau. Sexe de la Fornarina, dite à l’Oryx. Oryx se baignant, nue, essuyée par une servante chrétienne. Oryx de Guernica : saillie des mâchoires béantes, flanc percé d’un épieu. Oryx nue, se coiffant devant un miroir (ma préférée). Minotaure humant l’Oryx endormie. Quatre Oryx dans un bordel d’Avignon. On a perdu la cinquième. Qui a volé le fameux vase de Vallauris orné, par Picasso, d’une Oryx callipyge ? C’est Malraux, qui l’a offert au général de Gaulle, ce grand naïf. Bacon : cri de l’Oryx dans une cage de verre : Pope and Oryx.
Masque et beauté, Oryx et volupté.
Ils revinrent. Est-ce que le voyage nous guérit ? Sur le coup, il fouette la durée. Interlude miraculeux. Ensuite Milos déprima, retombé dans la vie coutumière. Lui manquait la foi constante du découvreur, de l’abbé Breuil toujours en quête d’un plafond décoré, ineffable. Il faut une seule passion pour unifier la vie, lui conférer un axe et l’aveugler sur le reste. Milos avait des impulsions et des caprices contradictoires. Il passait sur la muraille d’Antibes, devant l’atelier de Nicolas de Staël, et il pensait que ce paradis marin était le lieu même de la mort. Il se taisait mais Marine sentait l’effroi, une nappe de silence glacé. Leurs sens furent moins aiguisés. Milos retrouvait ses obsessions de cécité. Son angoisse du soleil et du regard mortel. Marine se désespérait en secret de ces obstacles recommencés.
Un jour, il ne résista plus à sa pente. Il erra autour de la villa de Jeanne et de Samantha. Il vit Jeanne dans le jardin affairée à sa sculpture. Comme Breuil à ses peintures magdaléniennes. Chacun était donc attelé à sa tâche, tranquillement, obstinément. Milos enviait tous ces humains. Les jours, les cycles se déroulaient. Sans qu’ils éprouvent l’épouvante du temps, sans qu’ils entendent le roulement du tambour de la mort. Un leurre suffisait donc pour les rendre aveugles à l’insensé de leur condition. Il guetta. Jeanne passait des heures au travail comme Picasso dans ses ateliers. Les amantes comptaient moins que les tableaux qu’il tirait de leur substance. Vivre, c’était donc oublier. S’inventer une transe, entretenir sa flamme jusqu’au bout.
Il repartit et, dans les lacis du chemin, la Méditerranée surgissait, son écran de bleu cru taillé entre les pins noirs. C’était ainsi depuis des millénaires et, avec un peu de chance, cela durerait encore des éternités. Il se sentait seul et précaire. L’angoisse s’engouffrait en lui comme dans un château déserté.
Il revint. Il vit Samantha sur la terrasse. C’était comme si elle l’attendait. Il l’étreignit avec une frénésie morbide. Elle fut troublée par la métamorphose que ce désir monstrueux infligeait à son masque parfait. Une grimace le fripait, le déformait. Il en avait oublié ses yeux, qui lui mangeaient la face tels deux cratères d’azur fou.
Il commandait les figures, à l’inverse de leurs rencontres précédentes. Elle se prêtait avec curiosité à son invention, qu’elle découvrait. Son inspiration. Elle le regardait un instant, le devinait, comprenait et lui offrait ce qu’il lui demandait ou désignait. La prenait-il pour la White Lady du Brandberg ou pour Ady, la mulâtresse d’Antibes ? Quel été ? Son physique se prêtait aux jeux de miroir. Brune, d’une souplesse obscène. Ses fesses compactes, ouvertes au baiser. Ses cuisses, ses jambes si longues qu’elles se nouaient autour de son torse, ou son cou. En longues tresses de lianes musclées qu’elle maniait, serrait, desserrait. La huppe noire de son pubis sautait, se massait à son sexe, le pétrissait, le trempait. Quand il la pénétrait, elle lui demandait toujours de caresser son clitoris. Ou bien c’était elle qui le faisait, longuement, en ne le lâchant pas du regard, en suivant dans le sien les péripéties qui s’y déroulaient. Elle voyait ce qu’il ne voyait pas. Quand l’excitation montait en lui, sa prunelle était plus attentive encore. Elle étincelait. Jais noir et perçant. Alors il lui demandait de fermer les yeux tant il la sentait intrusive, inquisitrice, jouissant d’une sorte de voyeurisme pervers. Comme si elle l’avait déchiffré dans les profondeurs de sa caverne, dans sa préhistoire de désirs. Souvent c’était lui qui lui glissait un bandeau d’étoffe, soie ou mince lingerie, bride d’un string voilant une partie de la face. Masque d’Oryx. Car il voulait jouir dans la nuit.
Quand ils furent épuisés, elle reprit le récit de ses histoires de Picasso. De son roman avorté : « Je suis le Minotaure d’un été de bonheur, l’été de Guernica. »
Le Minotaure était le narrateur. Il contemplait les filles de l’été. Il les désirait. Dont celle qui était le moins en lumière : Inès Odorisi, femme de chambre au Vaste Horizon, Esméralda rieuse qui allait suivre Picasso à Paris, dans l’appartement des Grands-Augustins, et le servir jusqu’à la fin. En duo avec l’étrange Sabartés au regard triste, camarade de jeunesse de Pablo, qui deviendrait le secrétaire, le janissaire, le gardien sourcilleux. L’Œil qui protégeait le regard sacré du maître. L’accès au sanctuaire. Sabartés était au guichet, laissait passer ou interdisait le Styx. Inès préparait les repas de l’Ogre et des élus. Sabartés savait tout. Ainsi que le chauffeur Marcel, autre zélé consacré, autre confident, cruellement chassé, en un éclair, sous prétexte qu’il avait emprunté et accidenté l’Oldsmobile de Picasso en allant à Deauville, sans lui demander. Crime !
C’était une enceinte autour du Minotaure, de vestales et de prêtres idolâtres. Aliénés à la solde du sultan. Sabartés échangeait avec le maître dans une langue secrète, du catalan crypté, un baragouin d’images, de raccourcis, d’ellipses, d’énigmes…
– Tu exagères, Samantha !
Et elle de se récrier, torse nu, cambrée à outrance, de marteler qu’elle n’exagérait rien. Ils s’envoyaient des messages d’espions, d’agents secrets en danger de mort, de sphinx catalans, de détenteurs de vérités fatales. Mais là où le bât blessait, c’était la jalousie de Sabartés envers les compagnes de Picasso. Dora, Françoise… Il ne permettait pas qu’elles aient la haute main sur l’idole qui lui appartenait. Quand Picasso entrait à pas de loup, c’était Sabartés qui était réveillé d’instinct, lui ouvrait. Il entendait les menus bruits du maître. Il écoutait son sommeil. C’était une science, un instinct de chien et de chat, et l’intelligence de l’eunuque de harem. La vigilance du porte-coton de Versailles. Les Grands-Augustins ou le Topkapı du Vieux, son Alcázar, le pigeonnier de la peinture qui dominait les toits de Paris. C’est vrai qu’au même endroit fut perché le grenier du « Chef-d’œuvre inconnu » de Balzac. Derrière le moucharabieh de son maître, la belle Inès voyait venir sur la cité les premières hirondelles du Sud.
Sabartés aurait pu être le Saint-Simon de son sire. Il n’égrena que quelques souvenirs assez discrets, sans foncer dans les plumes du Poussah. Picasso finit par exaucer la vieille promesse qu’il lui avait faite de le peindre en grand d’Espagne. Il tenait souvent les gens par des promesses qu’il ne respectait pas ou très tard, après bien des circonvolutions. Comme Dieu agite le paradis qui n’existe pas sous le nez des idéalistes qui l’adorent. Sabartés, pas peu fier, eut donc, par un caprice du ciel, son cocasse portrait lunetté, chapeauté, bigorné de boules et bosses, à gorgerette blanche et plume bleue. Le nez à part, les yeux ailleurs. Une caricature picaresque et dissociée. Un grand d’Espagne qui a l’air d’un dindon à fanons, préposé aux besognes grotesques.
Avec une sorte d’autorité accusatrice, Samantha déclara :
– Picasso manipulait sa cour. Il en était ainsi de ses collectionneurs, qu’il jouait les uns contre les autres. Sabartés, sur ses ordres, les faisait attendre à sa porte et se succéder comme de vils courtisans.
Kahnweiler et Vollard, rivaux dès le mythique Bateau-Lavoir, ce Versailles des taudis et des Vénus du ruisseau, où ils furent les premiers à voir Les Demoiselles d’Avignon. Picasso s’amusait à entretenir chez les deux acheteurs la terreur de la disgrâce. Mais le redoutable et placide Kahnweiler arrivait par sa patience inlassable à venir à bout des caprices, des colères et des calculs du Calife. Ce n’était pas un hasard s’il avait été un des premiers à reconnaître, en 1907, les Demoiselles monstrueuses, contre les intimes Apollinaire, Braque, Max Jacob, hérissés de dégoût. Il s’était montré plus fort que ces génies de la Table Ronde qui n’avaient pas perçu le Graal. Dès l’origine, dans l’antre déglingué de l’Assommoir de Montmartre, Kahnweiler avait flairé à travers le froid humide et zolien, sous l’odeur de linge de corps naturaliste, cet effluve de féerie, cet éclair d’une suie miraculeuse. Gertrude Stein fut appâtée, elle aussi. Sa massive silhouette de virago de western et de ruée vers l’or aimantée par la cabane en forme de cornue qui lui renvoyait la même bouffée d’alchimie.
– Comme j’aurais voulu être là ! Dévoiler les idoles sacrilèges des Demoiselles, leurs faciès de massacre. Le voir, lui, dans l’élan de sa jeunesse visionnaire, avant qu’il se transforme en patriarche cruel et manipulateur.
Ainsi, l’Ogre mort agissait encore, tel un vampire qui revient dévorer le cœur de la belle captive. Samantha était sous la griffe du dieu défunt que sa folie ne cessait de faire ressusciter, d’activer tel un poison.
Elle poursuivit son récit du Bateau-Lavoir.
Tous étaient saisis par l’aura du baraquement suprême à la dérive de bohème, par les nuits de lune, les matins de givre et de charbon, quand volent les nuées d’hirondelles de mai. C’était le berceau de Moïse, où, entouré de fétiches d’Afrique et d’Asie, sous la verrière du toit, le petit Belzébuth espagnol et trapu œuvrait à son harem des bas-fonds, à ses catins catatoniques. Elles inauguraient – qui l’eût alors dit ? –, dans ce bastion où la Commune avait défendu ses deux cent vingt-sept canons, le séisme du Siècle de Picasso.
Alors, deux guerres plus tard, au cours desquelles il avait dû fuir ou se cacher, Kahnweiler, cet Allemand qui adorait la France, était là, comme au tout début. Sur la Côte d’Azur ou aux Grands-Augustins, il attendait que le maître lui concède une entrevue, lui vende un tableau… Il s’endormait sans bouger, tel un menhir. C’était comme dans les contes, racontait Samantha, pleine de malice. Les souris du Grenier de Paris venaient sur son dos, les belles araignées, les loirs. Les maîtresses déposaient sur sa tête leurs soutiens-gorge et leurs culottes, le prenant pour un bronze. À la fin, il raflait la mise à force de minéralité. Picasso déboulait avec un tableau, il le happait. Caméléon souvent confondu à la muraille, aux tapisseries. Qui aurait scruté l’enfilade des œuvres aurait trouvé, niché entre deux Dora tarabiscotées, ce visage de Martien magistral de Kahnweiler, impassible, intelligent et sûr de son fait.
Samantha se tut, rêveuse… Elle continuait de voyager dans ce royaume de féerie nocturne et solaire, avec son Soliman, sa cour, ses héros furtifs ou tenaces, ses muets, ses reines, ses concubines et ses vizirs prêts à tout, sauf au meurtre du Malin qu’aucun n’avait jamais osé commettre. Ce qui est le plus grand mystère de la tyrannie. Le tyran tue beaucoup, sans pouvoir imaginer sa mort.
Elle sortit du songe et dit :
– Picasso se levait tard, comme les putains. Il travaillait au long de la nuit, pourchassait l’image dans les ténèbres comme les chouettes et les hiboux qu’il aimait. Comme les grands fauves, tous prédateurs nocturnes. Le Minotaure se rencontre à minuit. L’heure où finit l’extase de Cendrillon et où la vie des vampires s’envole. L’avenir est à ceux qui sortent de leur lit à midi. Ils possèdent, comme il l’a magnifiquement déclaré, « un soleil dans le ventre aux mille rayons » qui les éclaire.
Milos, alors, lui demanda :
– Samantha, pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de Marie-Thérèse lors de cet été essentiel ?
– Elle n’était pas là, il l’avait abandonnée, cette fois, dans une ferme prêtée par Vollard, une de ces cages dorées des demeures et des châteaux qu’il réservait à ses ex quand il voulait être tranquille et en posséder une nouvelle.
Ses cages pour les colombes aux Grands-Augustins ou à la Californie. La belle cage du XVIIIe de Dora à Ménerbes. Trop vieux, il ne pourra abandonner aucune nouvelle maîtresse au château de Vauvenargues. Pourtant le donjon eût été idéal pour une belle captive. Une muraille perdue, crénelée, dans la montagne, en face de la Sainte-Victoire. C’était si austère, avec tant d’escaliers abrupts autour du célèbre grand meuble noir, que Jacqueline Roque préféra retourner avec Pablo à Mougins. Mais c’est dans le désert de Vauvenargues que Picasso est enterré avec Jacqueline, sur la terrasse du château, face au couchant qui finit par tout engloutir, et sous l’égide d’une statue de bronze : La Femme au vase. Une figure primitive, courte, ventrue, visage à l’ovale vide, sorte d’oiseau, d’Horus préhistorique offrant au bout d’un grand bras un vase flûté.
Il aurait mis en cage son royaume d’animaux, de taureaux, de femmes répudiées, de fables cruelles, de collectionneurs enchaînés, de sortilèges, de fantaisies, de reliques et de poussières sacrées, de dessins oubliés, de gravures, de photos, de manuscrits secrets, de statuettes, de carnets, de talismans… C’était un sédentaire enraciné dans ses trésors. Ali-Baba dont la succession sera un pataquès oriental aux cinquante mille pièces. Il lui suffisait de toucher de sa main la moindre paperasse jetée au panier, la plus fine allumette, pour qu’elle devienne un totem. Un électricien retraité et rocambolesque qui avait soutiré, jadis, quelques buvards dut faire face à la vendetta du clan. On lui expliqua que ces miettes étaient toutankhamontesques.
1927, son forfait mémorable, le quasi-enlèvement de Marie-Thérèse, nouvelle Europe, devant les Galeries Lafayette. Nul besoin de se transformer en taureau immaculé. Jupiter, c’est moi !
Son œil de prédateur capte l’adolescente et lui promet le paradis immense. « Il m’a simplement prise par le bras et m’a dit : “Je suis Picasso ! Vous et moi allons faire de grandes choses ensemble.” » C’est une légende qu’elle a elle-même racontée. D’autres versions existent. Il la voit sortir du métro. Saisi. Sidéré par la sylphide sportive. Il lui dit : « Mademoiselle, vous avez un visage intéressant, je vais faire votre portrait. » Il lui donne rendez-vous pour le lendemain, il l’attend, il la désire. Elle vient. Il est médusé par le galop de l’athlétique fille blonde, âgée de 17 ans. Il a 45 ans. C’est elle qu’il veut, qu’il désire, effréné comme il ne l’a jamais été. Il la ravira. Il va l’adorer, jouir à perdre haleine de ses courbes puissantes. La dessiner dans le plus grand secret, se contentant de signaler son sillage par les lettres « M T » inscrites sur les tableaux. Tatouage sibyllin que personne ne décrypte. Il se tait sur sa liaison ardente. Le Minotaure et la Mineure formidable. Picasso passible des tribunaux. Ils se cachent au château de Boisgeloup, le bien-nommé. Elle va passer ses vacances dans une pension à Dinard. Il y court, lui aussi, avec Olga, son épouse, la danseuse des Ballets russes dont il s’est lassé. Il quitte la plage où joue Paulo, son fils, avec sa mère. Il s’approche des grilles de la pension. Il rôde, le voyou sexuel. Il épie. Il aperçoit la jeune fille au milieu de ses pareilles, primesautières. Rieuses. Il agrippe la grille. Il grille de désir, l’affreux frelon ! Et quand, avec ses camarades, elle va innocemment à la plage, entourée de duègnes, il est posté, il lorgne. Il n’en peut plus de la regarder dénudée, sa vie au soleil. Elle joue et jongle avec un ballon. Sous les yeux d’Harpagon. La cassette de son sexe d’adolescente. Il l’entraîne dans une cabine de bain. Pillard boulimique.
– Milos, Dinard, c’est la période de Picasso que Francis Bacon préfère. La plage, les baigneuses, les extraordinaires joueuses au ballon, filiformes et distendues, mantes religieuses ou libellules, avec leur petit trou du cul noir dans l’enfourchure ailée, les distorsions, l’invention. Bacon cloué d’admiration devant les héroïques calligraphies corporelles de Pablo. Il est subjugué par la cabine de bain, la clé !
Milos riait en écoutant Samantha chanter ces héros de la libido.
Mais la pauvre Olga va trinquer. Pablo va bientôt la représenter en harpie dentue, mante religieuse dardée. Gueule d’Olga. Gale d’Olga. Il avait pourtant commencé par des tableaux d’elle assez niaiseux. En Arlésienne, ça tue ! Des chromos morts et jolis. Et voilà qu’il retrouve son génie dans la cruauté. Carcasse d’Olga jalouse et cannibale. Olga perce d’un stylet le cœur de Marie-Thérèse. Elle le dévore à belles dents.
Il dresse des sculptures de Marie-Thérèse incroyables. Des têtes géantes en ronde-bosse que personne n’oserait. Il fabrique les fétiches, la nuit. Pas d’électricité dans les écuries abyssales du château de Boisgeloup où il a installé son atelier. Il s’éclaire d’une lampe à pétrole et puise dans les fantasmagories de l’ombre projetée de la tête de Marie-Thérèse.
Milos pensa à l’abbé Breuil des cavernes, éclairé à la bougie pour démasquer les figures d’Altamira.
Picasso sculpte de grands disques ovales et pleins, le front se prolonge vers le nez énorme, phallique, enroulé. Un colimaçon formidable. Des têtes qui stupéfient, médusent. Laides et superbes.
Samantha s’exclama :
– Il ose. Milos, il ose !
– C’est terrible.
Il connaissait bien ces figures. Au musée Picasso s’exhibaient des échantillons de Marie-Thérèse qui vous cueillaient dans la lumière magnifique, les reflets de la mer. Têtes bizarres astronomiques et sexuelles. Telluriques et stellaires.
– Ce ne sont pas seulement des anamorphoses. Mais quand tu regardes la tête, c’est la partie pour le tout, tête-bêche, le bas pour le haut.
– Une métonymie, dit Milos.
– C’est bien, tu as tout appris à l’école. C’est donc une tête fessue ! Un agglomérat de boules obscènes. Comme nous deux tout à l’heure.
Elle le toisa, effrontée :
– Oh, je sais que mes fesses sont moins belles que celles de Marine !
– Je t’en prie…
– Oui, rondes et charnues comme Picasso dessine les fesses de Marie-Thérèse.
Elle reprit la geste de la jeune amante et de l’Ogre. Le photographe Brassaï avait fait sa plus belle photo du regard cannibale en 1932. Samantha lut le témoignage du photographe :
– « J’étais fasciné par ses yeux braqués sur moi… “diamants noirs”… Contrairement à ce qu’on dit, à ce qu’on croit, constatai-je alors, ils ne sont ni anormalement grands ni anormalement sombres. S’ils paraissent énormes, c’est qu’ils ont la curieuse faculté de s’ouvrir tout grands, découvrant la sclérotique blanche – et parfois même au-dessus de l’iris – dans laquelle la lumière peut se refléter et jouer en éclairs. C’est l’évasement des paupières qui rend son regard fixe, fou, halluciné… D’où aussi que, dans les pupilles largement dilatées, l’iris brun foncé normalement paraît si noir. » La mirada fuerte, révéla Samantha, le regard du macho andalou. Fier, fort, prédateur. C’est très Sud, c’est très chaud, c’est du chiqué très mec, très torero.
Brassaï décrivait le château vide de Boisgeloup. Les salles désertes. Les écuries étaient la caverne des fresques de Picasso à son amante. L’Altamira de la mirada.
Les photos de l’époque montrent l’officielle Olga encore dans la course, les amis Kahnweiler, Louise Leiris, le fils Paul, le chien, le géant saint-bernard, Bob. La Sainte Famille.
Samantha se tut et le regarda. Une lumière mystérieuse dans les yeux.
– Un château peut en cacher un autre. Certes, personne n’a vu encore Marie-Thérèse, la dryade de Boisgeloup. Aucune photo n’existe de la jeune sorcière dans le château des années 30. Cette absence d’image est source de magie. L’interdit fortifie l’objet du désir. L’amante n’est nulle part. Toujours cachée, elle est présente partout. Peu à peu, en voyant les nouvelles œuvres de son mari qui prolifèrent, Olga comprend que l’envahisseur a subverti son esprit. Elle voit les têtes gigantesques. Un astre énorme s’est levé. Lunaire, merveilleux. Marie-Thérèse invisible est là. Victorieuse. Ainsi que dans les tableaux de liesse et de lauriers.
Samantha expliqua les deux pôles : l’intime, le corps peint, sa tiédeur voluptueuse.
– Ses courbes tactiles, ses orifices, sa rosée, Milos ! Marie-Thérèse, c’est de la rosée sur la chair. Un nu sur de la mousse. Une amande fleurie. Nu vert de face à deux fesses. Un déjeuner d’ogre sur l’herbe.
L’autre aspect : la sculpture.
– Alors les pulpes de l’alcôve disparaissent. Les têtes sont d’un autre ordre, cosmique et sacré. Il fait un saut dans la création. Il se hausse, il invente l’idole. La propulse dans une autre dimension. Milos, comme il est fort ! Il catapulte la petite chez les géantes. Elle devient titanesque, inaccessible, opaque. Elle n’appartient plus à personne. Tu vois, Milos, une tête de Giacometti, c’est notre douleur insondable, notre perte, notre cri muet. Notre pauvre visage taraudé de nuit.
Et ils se regardèrent dans un effroi commun.
Mais les têtes de M T de Boisgeloup, c’est la plénitude d’un mystère, le rayonnement d’une beauté surhumaine, d’une déesse sexuée, bouche bée, au nez arrondi, phallique comme une trompe d’animal mythologique. Têtes toutes-puissantes et globales comme les planètes dont nous ignorons encore le nom.
Marie-Thérèse nue galope le long des froids couloirs. Un volcan érotique. Fontaine de sexe, de formes intarissables. La jeune déesse sous toutes les coutures. Élancée, la danse de ses courbes à l’infini. Ovale, sinueuse, enchantée. Blonde. Bleutée. En spirale. Fantastique torsade jumelant fesses, seins, sexe dans leur boucle charnue. Sorte de fille-poulpe à pulpes multiples, et fentes en proue et poupe, dans le même lacis. Regard panoramique sur la sirène polymorphe. On sent toujours chez Picasso le fantasme outrepassant les limites, la divagation folle.
Marie-Thérèse en corolle paradisiaque. Ève tellurique. Rose, écarquillée, au jardin vert, exhibant son anus rond et noir. Nu dans un jardin. Muse à l’anus. Paul Rosenberg avisant le portrait s’exclame : « Je ne veux pas de trou du cul dans ma galerie ! »
Samantha, tentatrice, lui souffla :
– Il paraît qu’on sentait l’odeur de son trou du cul…
Ce n’était pourtant qu’un anneau rigolo, un œillet de malice sans réalisme sexuel. On peut préférer Marie-Thérèse endormie sous l’œil du Minotaure. Surprise dans son sommeil. Nubile. Dévoilement mystérieux de l’astre dans sa rayonnante beauté. Vénus dans le cercle de la nuit cachée.
Marie-Thérèse dilate et multiplie la joie créatrice de Pablo.
« Un soleil aux mille rayons », répétait Samantha, médusée par le magnétisme du soleil.
Sa force centrale est là, entière, intime. Elle flamboie comme un narcissisme originaire, sans défaut. Le feu dans la caverne de Malaga, que nourrissent, à l’unisson, le père et la mère pour l’enfant-roi.
Voilà qu’il dessine le viol de Marie-Thérèse et chamboule le chaos de ses bosselures divines. Tout un troupeau de fesses et de seins, cul par-dessus tête, dans la fête cannibale. Fresque des grottes de son désir. Comme s’il voulait tout voir, tout prendre à la fois. Dans un plan panoptique où le corps livre son foisonnement infini. Boulimique, il recommence la bacchanale, les esquisses du festin de Goya. La posséder enfin, tout entière et partout simultanément. Avide, halluciné.
Au bois jaloux (ce serait l’origine de Boisgeloup), il collectionne aussi toutes sortes d’ossements qui le fascinent, de bêtes, moutons, chèvres, rhinocéros. Mais nul crâne d’oryx. Os vivants. Ramures originaires. Racines. Il adore la chair jusqu’à son socle radical. Dans le hall du château trône un crâne d’hippopotame. Milos se sentait de pleines affinités avec le peintre-paléontologue.
Il est le seigneur du château. Au faîte de sa passion pour Marie-Thérèse, à Boisgeloup, il peint Grand Nu au fauteuil rouge, présence et pléthore de chair, trésor de femme offerte, fente du sexe, seins gorgés, arche des belles cuisses violonées. Harmonie érotique. Hymne du désir. Et Femme nue dans un fauteuil rouge, architecture d’os fondamentaux, puissant puzzle élémentaire. Il invente les os en majesté. Drapé de reliques nues. Le corps est un sanctuaire. À religion, à sacrilège. Le cul est l’autel d’un culte des cavernes et des forêts.
Quelle est cette photo de Marie-Thérèse, avec son petit chien Dolly, couchée, en robe à rayures relevée, exhibant ses jambes fines, l’allongement de ses cuisses de nageuse, souplesse d’ondine ?
Samantha s’arrête, elle souffle, elle caresse son ventre bistré de soleil, rebrousse son pubis humide, à demi rasé. Une gorgée de semence lui dévale l’intérieur de la cuisse. Elle sourit, allonge le doigt, goûte.
Il bande de nouveau. Elle le tient. Elle le glisse dans sa main. Elle lui dit qu’il est beau comme un cierge, bien droit. Plus beau que le nabot Pic.
Plus tard, ils ont bu pas mal de vin. Elle ricane soudain et reprend :
– Quel cirque quand même il nous fait, Milos ! Quand je pense à ses têtes de Minotaure amant et violeur… Elles m’ont toujours fait un peu rire. L’énorme caboche de taureau abruti de désir emmanchée, comme ça, sur le buste d’homme. Un masque de kermesse. Une simagrée grotesque. Oui, bien sûr, la belle et la bête ! Barbe-Bleue de Boisgeloup, dans les écuries du château sadien.
Il connaît les images de Marie-Thérèse pâmée sous la charge du monstre. On la retrouve bientôt apaisée, charmante, chapeau de paille, sourire. Rescapée du carnage. Auréolée de ses courbes. Air de flûte. Le peintre et son modèle. Lui, barbu et nu comme Jupiter, elle, couchée, le regarde, sous une couronne de fleurs. Elle est sa sirène d’Ulysse, sa féerie de Brocéliande, son Isis du Nil. La Fornarina de Raphaël, l’Odalisque d’Ingres… L’Origine de Courbet, l’Hélène Fourment de Rubens. Il ne se prend pas pour rien. Le pire, c’est qu’il n’a pas tort. Dans les écuries, il se voit en Hercule de la chair de Marie-Thérèse, grand patriarche large, musculeux, Moïse michelangelesque. Taureau d’Europe et de Pasiphaé. Dans la « Suite Vollard », il se rêve et se peint en Dieu buriné, serein et beau comme un seigneur majestueux. Lui, le nain fripé, aux yeux en billes d’agate. Il se sublime en Père des pères d’avant Œdipe, l’enlaçant aux seins gonflés. Le pubis de la belle boucle comme la chevelure de son maître. En femme torero elle gît au flanc d’un cheval éventré. Toutes ses sarabandes tauromachiques. Chevaux de Guernica pourfendus, éviscérés, à l’agonie. Sadique, il répète la tuerie, se régale du charivari sanglant. Elle finit par le conduire par la main, tenant une bougie, guide du centaure ou du Minotaure aveugles. C’est ainsi que le grand mâle achève son épopée. Hagard, dans la main d’une fillette qui voit mieux que lui et le mène par le bout du nez.
Samantha sourit et dit d’une voix douce :
– Aveugle, il se voit, Milos, n’aie pas peur, aveuglé à force. Confronté à l’énigme qu’il ne peut pas regarder de face. Quel Sphinx, quelle question ? Lui qui prétend voir tout. Tel serait le secret de sa lyre.
– Et en 1937 ?
– Milos, un cycle s’est effectué, d’une dizaine d’années. Désormais, il adore Dora. La brune, l’intellectuelle, l’Espagnole. Il lui adresse le spectacle de Guernica. L’été vient. Ils descendent à Mougins. L’été de Guernica. Toujours lui. Marie-Thérèse reste seule avec Maya, la fille qu’elle a eue de Picasso. Il les relègue dans la ferme de Vollard, au Tremblay-sur-Mauldre. Picasso a été obligé de céder le château de Boisgeloup à Olga, l’ennemie qui le harcèlera jusqu’au bout. Elle fut si belle. La plus pure beauté blanche aux yeux noirs. Reniée pour Marie-Thérèse qu’il abandonne à son tour. Il les quitte. On dit qu’il ne s’est pas remis de la mort précoce de sa sœur, à 8 ans. Qu’il la recherchait partout, de femme en femme. C’est trop beau ! On dit qu’il a été traumatisé, à 20 ans, par le suicide de son ami Casagemas, impuissant, trompé par Germaine, la Parisienne volage qu’il aimait. Et que, depuis, lui, Yo, Picasso, ne veut pas défaillir mais garder le contrôle sur les femmes. Il piquera la belle au mort. Presque sous les yeux d’Odette, son amante d’alors. Un cambrioleur sans vergogne, sans limites.
Moi, je crois qu’il s’est tout permis en naissant. Un droit sur tout, d’usurpateur, comme il dit. L’emprise par sa peinture virtuose. Droit à la razzia des femmes, des arts, des formes. Donc, il a couru vers d’autres enchantements sans rien renier de son amour pour Marie-Thérèse. Sans cesse il lui répète qu’il l’aime, qu’il n’aime qu’elle, tout en partant. Picasso, c’est l’amour sans contradiction. Peut-être plus sincère que tricheur. Égoïste absolu. Il jure, il ment, il manipule. Il dit sa vérité polymorphe comme sa peinture. Capable de supplier, de pleurer pour posséder le cœur d’une femme, capable de tout pour la larguer. Papillon à trompe monstrueuse. Contrefaçon de Don Juan avec sa tête de Sganarelle burlesque.
Oh ! Viens, Milos ! Mon pâle Milos. Toi, tu es pur. Tu n’as rien à voir avec le macho andalou, le cinéma qu’il fait avec son œil de singe. Toi, tu as les yeux de l’Azur. Viens, entre mes cuisses, entre mes fesses. Marie-Thérèse n’est qu’une laitue. Moi, je suis le corps de la liane le long de laquelle glisse le beau serpent du péché.